ACHILLE EN ASSOMPTION …

Rembrandt. La Leçon d’Anatomie.

 

Achille sortit de l’hôpital un matin de grande froidure …

Le corps fragile et l’esprit dégagé. Quelque peu meurtri encore dans son corps mais le cœur léger, bien décidé à quitter les terres arides du paraître et les rives fangeuses de l’ego. Plus jamais il ne laisserait impressionner par les angoisses existentielles. Par les robes empesées du statut social, le respect de la hiérarchie indiscutable, les mirages de la réussite matérielle, non plus. Intuitivement il regarda dès lors le monde froidement, cherchant l’humain derrière les convenances étroites et les titres. Derrière la pompe il voyait la sueur, les boutons et les poils, cela l’amusait et le rassérénait à la fois. A percer les défenses, il s’exerça. En toutes circonstances désormais il traversait sereinement les épreuves et l’image des corps dénudés, exposés sans que jamais ils se sachent dévêtus, débarrassés de leurs atours futiles, l’émouvait grandement et l’amenait à l’empathie. Sourd aux discours de circonstances, Achille cherchait la vérité des êtres et leur souriait tendrement.

Le chirurgien rondouillard et son nœud papillon furent décontenancés quand il les appela « Monsieur », les regarda dans les yeux sans détour, leur demanda en riant franchement si leur petite bedaine ne les fatiguait pas trop, à opérer debout à longueur de jours. Le praticien comprit alors qu’un humain de chair et d’os lui parlait fraternellement. Son regard changea, accommoda, perdit de sa distance, il sourit. Fort de cette expérience positive et du tour sincère qu’avait pris la conversation, Achille décida d’appliquer définitivement la « méthode ». Mais la première approche ne donnait pas toujours l’effet escompté, d’aucuns s’arc-boutaient et se crispaient sur leurs positions sociales, peinaient à sortir de la relation officielle, alors Achille composait mais revenait par trois fois à la charge. Pas plus. C’est ainsi qu’il se dégagea des relations conventionnelles, des amicales de-ci, des copains de-ça, sans insolence ni provocation, proposant à ses semblables de parler sincère, sans armure, simplement, entre frères de race humaine. Il continuait à respecter les hiérarchies des genres, mais refusait de baisser la tête, rejetait la condescendance et laissait le mépris aux âmes fragiles. Plus jamais il ne poserait le petit doigt sur la couture de son pantalon. Certes il sut très vite qu’il ne ferait pas « carrière », il en fit le deuil, joyeusement. A ne pas jouer au jeu des faux semblants il se constitua un copieux portefeuille d’ennemis qui n’eurent pas la joie de l’être, car il refusait de les considérer comme tels.

A n’être pas mort, il reprenait vie …

Les jours, les mois, les années par paquets se délitaient, «ré» avant «mi», «sol» après «fa». A mettre sa petite manière en œuvre entre les murs de la classe, il s’efforça ; à petites touches légères et colorées il modifia les relations, évitant toute démagogie et gardant en toutes circonstances un haut niveau d’exigence pour lui, pour les mômes aussi. Achille regarda les ados dans les «yeux de l’être», ils apprécièrent, il lui fallait garder l’équilibre sur la corde raide des relations, rester le maître à l’autorité reconnue sans se réfugier dans l’autoritarisme aveugle ordinaire. A faire son funambule sous les vents contraires, il s’exerça. De remettre sur le métier cent fois son ouvrage, il accepta, pansa ses plaies, soigna ses bosses, ne baissant pas la garde, n’évitant jamais les questions. Les années fuyaient toujours plus sans qu’il s’en aperçût et sa vie était à force d’être remplie. Sans faiblir il déshabillait les êtres et lui même avançait nu, sans masque.

Achille le gourdiflot faisait son psy …

Une nuit d’après un jour comme les autres, tard le soir il avait préparé ses cours puis corrigé son lot de copies. Achille s’était couché épuisé et avant même de s’en apercevoir il s’endormit comme on meurt. Sa conscience s’éteignit sans avoir le temps de décroître, sans qu’aucun de ses délicieux rêves éveillés habituels ne le tienne un instant à la frontière du sommeil. La salle était blanche, opalescente, le décor vibrait, comme une de ces images savamment floues qu’aimaient les « Hamiltoniens » des années 80. Achille n’avait plus ni froid ni chaud, ni faim ni soif, il flottait au-dessus d’une table d’inox glacée et brillante, autour de laquelle des blouses bleues s’agitaient comme des équarrisseurs aux scalpels aiguisés. Les lames tranchantes, à chacun des mouvements au ralenti des découpeurs, reflétaient la lumière aveuglante. Une clarté parfaite sourdait du ciel blanc de cette salle sans plafond, étrangement elle ne produisait aucune ombre. Les hommes se parlaient en travaillant mais Achille n’entendait rien et cette surdité l’angoissait. Au dessus du drap blanchâtre qui recouvrait un corps parfaitement immobile, bras et jambes serrés, un visage dépassait à peine, d’une pâleur ivoirine, traits détendus et yeux clos. Le sien. Cette vision finit d’affoler Achille qui tournait autour de la scène comme un derviche fou. Mais les émotions le quittaient lentement, sa perception se modifiait, la scène au dessous de lui le concernait de moins en moins et le ballet des humains affairés l’indifféra peu à peu. C’est alors qu’un autre règne lui apparut.

Autour des médecins légistes qui maintenant entaillaient les chairs du cadavre qui fut le sien, des êtres lumineux aux radiances vives et changeantes tournaient comme des vortex invisibles et silencieux. Chacun d’entre eux guidaient les mains des hommes en blouses bleues. Autour d’Achille déconcerté qui contemplait la scène, une foule d’êtres indistincts psalmodiaient des chants, doux comme des litanies mille fois répétées. Leurs timbres cristallins le charmaient, bientôt il machicota avec eux d’étranges pulsations, aiguës comme des trilles d’oiseaux que la pièce du bas réverbérait. Un sentiment de paix détachée, comme un bonheur sans fin, linéaire et doux le remplissait peu à peu. Il ne voyait plus comme un humain, il percevait l’extérieur et l’intérieur à la fois, il n’était plus qu’une caisse de résonance colorée au creux de laquelle il vibrait en harmonie avec les espaces, avec tous les mondes, du plus dense au plus subtil. Les cris de souffrance des humains le troublaient encore un peu. Mais de moins en moins. Le sentiment d’impuissance qu’il avait connu dans son corps de chair avait disparu. Une acceptation sans limite, mêlée de compassion s’installait tandis qu’il ressentait à la fois la souffrance des torturés, le désarroi des abandonnés, la faim des affamés, la douleur des martyrs en sang, partout sur la terre ronde et dense. En arrière plan les ondes d’amour qu’émettaient ses frères en esprit, autour de lui et jusqu’aux confins d’étranges cercles de vie sans formes, le nourrissaient, le soutenaient, l’exaltaient en douceur. Bientôt son ancien corps de chair éviscéré ne fut plus qu’une bouillie rouge, ses organes découpés gisaient sanguinolents dans des bacs de couleur. Dans une salle attenante, ceux qui furent ses proches étaient en larmes, écroulés sur des bancs de bois brut. Autour d’eux ce n’étaient que lumières chatoyantes qui pénétraient leurs corps sans qu’ils en aient conscience et les berçaient comme des caresses invisibles au profond de leurs êtres. Petit à petit Achille distinguait dans les courants lumineux multicolores des formes subtiles, sans contours vraiment distincts mais qui formaient pourtant des entités fluctuantes et séparées. Par moments elles se réunissaient pour ne former qu’une masse éblouissante qui brillait de mille couleurs dont certaines lui étaient inconnues. C’était comme une vague infinie, une marée immense qui s’enroulait autour des mondes, par instant, au bout de sa ronde, elle retombait en milliards de gouttelettes incandescentes sur les humains en tribulation. La beauté de ce spectacle incomparable le ravit, au point qu’il se glissa dans le flot rutilant pour y disparaître. Sans pour autant perdre conscience de son unité Achille eut l’advertance d’un tout dont il n’était plus qu’une infime cellule. Il en fut transporté, emporté dans un orgasme paisible et sans fin, au-delà des mots et des sens humains.

Une chaleur humide lui mouilla les reins, il hoqueta, respira par saccades comme s’il étouffait, ses yeux larmoyèrent, ses doigts étaient gourds et brûlants, gros comme des saucisses boursouflées, des piqûres multiples lui traversaient le corps, il gigotait en bredouillant des mots mâchés. Ses yeux s’ouvrirent d’un coup sur le jais de la chambre, une peur violente lui nouait les tripes, il ne savait plus ni qui, ni où il était !

Ce rêve de mort de soi et de vie retrouvée l’obséda des années durant.

Dans la nuit épaisse une cloche sonnait minuit. Achille le presque trépassé, immobile sur son siège, semblait endormi. La pièce, son bureau, baignait dans un silence ouaté au centre duquel le cône de lumière de sa lampe rayonnait de mille étincelles de poussière flottante. Achille avait le regard vague de celui qui s’envole éveillé vers les mornes mondes morts des souvenirs. Son visage affichait une expression de stupeur muette qui contrastait avec la douceur de son regard bleu. La robe jaune d’or qui luisait au ventre du verre posé sur le bord de son bureau de cuir vieux bronze répondait à l’ambre de la lampe qui coulait sur les épaules d’Achille comme un miel d’acacia liquide. Ces couleurs chaudes contrastaient avec l’obscurité du monde endormi alentours. Achille tourna la tête vers la fenêtre noire mangée par la nuit. L’ordinateur ronronnait. Sur les flancs ronds du cristal à long pied une buée fine donnait au vin doré un aspect satiné, presque velouté. Entre les fines gouttelettes Achille scrutait le cœur blanc de lumière diffractée du nectar. Ce soir c’est un Vouvray moelleux du millésime 1989, du Domaine Claude Villain aujourd’hui disparu qui l’avait emmené sur les terres évanouies d’un de ces vieux rêves que l’on n’oublie jamais. Un de ces rêves «étrange et pénétrant» qui vous marquent la peau au fer ardent d’une vieille nuit de braise. Le disque du vin s’est calmé, sur les parois de cristal le jus gras a laissé d’étranges dessins ésotériques. Sur les flancs du verre Achille revoit le visage de cet homme qui l’avait, voici longtemps, entraîné sous les tuffeaux épais de sa cave et lui avait des heures durant, pour le plaisir du partage et de la sympathie spontanée, débouché de vieux vins qui dormaient sous les toiles noires des champignons accumulés par le temps. Titubant un peu, Achille était remonté des entrailles de calcaire, la tête ébouriffée, la bouche marquée par les fruits disparus, la dentelle légère et le tuffeau croquant. Les bras chargés de ces bouteilles de 1989 dont il vide ce soir la dernière, bien des lustres après que Claude a disparu.

Un Vouvray à l’ancienne, 12°. Oh rien de galactique à la façon des nectars inabordables mais un très bon vin qui respire la sincérité quand au nez il se donne, fleurs et fruits entrelacés. Et cette note de sucre candi qui revient en bouche au milieu des pêches, fruits secs et autre miel. Une matière délicate comme la chair tendre des temps anciens, quand sur la peau des belles le jus coulait, frais et odorant … Bouche exquise d’une Marquise à l’haleine vive dont le baiser désaltérant vous laisse la bouche radieuse, le tuffeau entre les dents et l’envie de lui mordre la bouche à nouveau, puis encore et toujours. C’était le temps des moelleux gracieux et désaltérants …

Achille lève les yeux

Mais n’aperçoit plus

Au noir du plafond,

Les vortex aux chants si doux.

Il est encore vivant.

ECHAMOTOYTIANCOTENE.

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