ACHILLE, LES OISEAUX, LA SERRURE ET LE TROU …

Par le trou de la serrure.

 

Les oiseaux joyeux étaient partout …

En ce temps là la nature entrait dans la ville; pas de frontière visible entre La Calle, les forêts de chênes lièges, la mer et les eaux douces avoisinantes. Pas de zone commerciale à la périphérie, industrielle non plus. En fait, pas de périphérie au sens urbain du terme. Les jardins étaient campagne, la campagne était leur prolongement naturel. Seuls quelques alignements potagers, le plus souvent pas très droits, à l’Anglaise, pouvaient laisser à penser que des hommes domestiquaient un peu, très peu, la nature. Les plages elles aussi étaient sauvages, pas de « front de mer ». Parfois même, les chemins et les routes qui menaient aux embruns n’allaient au sable; au pire, ils, elles bordaient les plages et disparaissaient à la vue des baigneurs assoupis à l’ombre d’un parasol de fortune piqué dans le sable chaud. Hors « Le trou de Madame Adèle », on avait le choix entre la plage de « L’usine », de « L’île Maudite » et quelques autres criques miniatures, minuscules croissants chauds sans noms. Ces dernières peu fréquentées étaient le refuge des gamins qui chassaient le Gobi, petit poisson qui peuple les flaques cachées dans les anfractuosités des rochers battus par la mer. Le soir peu avant le coucher du soleil rouge, les gosses fatigués par leur journée de vadrouilles et de pêches diverses aimaient à se planquer pour mater les couples d’amoureux pas transis qui se roulaient patins et mains fureteuses à l’abri de l’aplomb des rochers. La soirée avait été bonne quand les tandems surpris dans le cours de leurs ébats fuyaient, pantalons aux chevilles et corsages dégrafés sous les jets de pierre des enfants. Ces soirs là, ils apprenaient peu des emportements, des transes de la chair moite, trop chauffés et refroidis à la fois qu’ils étaient par les agitations jugées ridicules des fessiers à demi nus. Les pommettes rouges ils revivaient la scène cent fois et riaient jaune. Ambiguïté de cet âge qui oscille entre désir naissant et dégoût des humeurs épaisses.

Dès le milieu du printemps les jeudis étaient leurs plus belles journées. Levés tôt, ils fonçaient sur les devoirs pour s’en débarrasser au plus vite histoire de se retrouver au fond d’un jardin sauvage, entre soi, à l’heure où le soleil ouvre grand son œil jaune de cyclope éberlué, au ras des forêts de chênes lièges qui montent en pente douce vers les hauteurs de la ville. Noël dernier, une carabine à plomb nickelée, qu’il fallait plier en deux pour la charger, était tombée dans les baskets d’Achille. Il aimait le bruit que faisait dans sa poche la boite de fer sonore remplie de champignons de plombs mous et striés à la base. Le Père Noël guerrier avait aussi pourvu Marco d’un engin similaire, noir mat et plus puissant. Alors ils partaient à la chasse aux oiseaux. Cruels et pervers, ils adoraient le bruit sec de la détonation suivi du sploutch écrabouillant du projectile qui disloque chairs tendres et os fragiles ainsi que le petit nuage de plumes qu’irisait la lumière du contre-jour, juste avant que le chardonneret, la mésange ou le serin, ne dégringole, désarticulé de sa branche. Ils s’assoyaient en tailleur devant le volatile palpitant et se repaissaient salement du spectacle de la mort. Un sentiment de toute puissance malfaisante les prenait aux tripes. Parfois c’était long, l’oiseau n’en finissait pas d’ouvrir et fermer le bec, son petit œil noir roulait sous la paupière translucide comme s’il était étonné que les garçons aient succombé au vertige. Quand la petite flamme quittait l’œil minuscule du roitelet l’air se figeait, la lumière devenait plus crue, les couleurs saturaient, bavaient parfois comme si l’arrêt progressif de ce souffle indécelable désolait les anges et leur brouillait la vue. C’est du moins ce qu’Achille ressentait, qu’alourdissaient un peu plus encore les pierres coupantes qui lui griffaient la poitrine un instant. Marco, habitué des chasses aux sangliers de l’automne avec son père, rigolait et fourrait la petite chose dans le sac commun, continuant à fouiller les arbres à la recherche de la prochaine victime. Souvent, Achille prétextait une envie pressante pour s’éloigner un moment. C’est à cette époque qu’il se mit à rêver de chutes interminables dans le noir absolu, comme si la faucheuse, l’enroulant dans sa robe de suie grasse, l’entraînait dans un horrible plongeon térébrant. Et dans ses cauchemars glauques la même odeur écœurante le révulsait, ce fumet lourd, douceâtre, ces molécules épaisses qui ne le quittaient plus, enfoncées au plus profond de sa mémoire, cette puanteur que la mort putréfiante dégage partout où elle passe. Achille se méfiera toujours dès lors des femmes chantournées de noir dont les voiles crissants croyait-il, vous séduisent pour mieux vous ôter la vie du bout de leurs ongles rouges et effilés. Jusqu’au jour où il s’apercevra que la couleur des atours ne change rien à l’affaire et qu’à trop donner d’amour on se fait flouer.

En milieu de matinée, quand la stridulation des criquets devenait électrique, quand la chaleur tombait comme une lave cuisante ils regagnaient la grotte fraîche sous les rochers, se fumaient une tige à deux les pieds au frais dans les vaguelettes mousseuses. Chacun revivait en silence le plaisir trouble des petites vies prises à la vie. L’un mimait les gestes, accroché au fusil absent, imitait le son de l’air comprimé qui propulsait le plomb mortel, le bruit mat des chairs froissées, singeait l’affolement de l’oiselet mourant, écarquillant les yeux et s’écroulant terrassé dans un chuintement final. L’autre le sourire crispé faisait mine d’en rire. Puis ils oubliaient et parlaient à voix basse du mystère des filles qu’ils rêvaient de pétrir convulsivement. Une fois l’excitation de la mort et de l’amour charnel retombées ils s’équipaient. Masques et tubas, palmes fatiguées et fusils-harpons, armés comme des ninjas aquatiques ils plongeaient dans les eaux claires. Les premières minutes les purifiaient des miasmes terrestres, les lavaient de leurs plaisirs malsains. Tout était fraîcheur, silence et pureté dans l’émeraude liquide. Le bruit régulier de leur respiration les apaisait. La vie grouillait sur les fonds changeants, flottait paisible, ou dérivait lentement. Le velours des coraux recouvrait et gommait les angles des roches entre lesquelles les tâches blanches des zones sableuses dessinaient un paysage harmonieux. Le binôme cherchait entre les langues vertes des algues ondulantes les poissons de roche agiles qui s’y cachaient. De temps à autre l’un d’eux piquait, harpon pointé à bout de bras, dans un brouillard de bulles vers un poisson fuyant qu’il remontait gigotant au bout de la tige de métal qui le transperçait. Quand le froid les gagnait ils retrouvaient leur grotte et tremblaient longuement, recroquevillés sur le sable poudreux et tiède dans lequel ils se roulaient en riant. Quand la chasse avait été maigre ils pêchaient de gros oursins à la fourchette, qu’ils remontaient et posaient dans des casiers de bois léger garnis de plaques de liège arrachées aux chênes-lièges. Les grosses boules vivantes, hérissées de piquants cassants leur laissaient aux mains des épines profondément enfoncées qui les agaçaient des jours et des semaines. Puis ils faisaient un feu de bois mort, cuisaient leurs oiseaux squelettiques et leurs poissons minuscules, ouvraient leurs oursins, et s’en délectaient avec du pain rassis ramolli à l’eau. Petite clope enfin pour finir comme des hommes …

Tony habitait la Caserne des Douanes. Un petit Corse à la peau mate et au regard ourlé de longs cils de fille. Mais fallait pas le chercher, il avait le sang chaud et la susceptibilité à fleur de poing. Et surtout, oui surtout, Tony avait deux grandes sœurs, des vieilles de plus de vingt ans, longues lianes brunes, yeux de ciel et hanches huilées qui faisaient baver les morveux de treize ans qu’elles ne voyaient même pas. Quand ils discutaient en bande, comme des conspirateurs d’opérette dans un coin de la cour de la caserne il n’attendaient en fait qu’une chose : l’apparition des deux filles, maquillées et vêtues de robes mouvantes, descendant les escaliers. A chaque marche, le balancement de leurs hanches rondes envoyait de droite à gauche les plis espiègles de leurs courtes jupes légères. Sous leurs chemisiers à bretelles, leurs jolis seins oblongs se riaient de Newton et ballottaient à chacun de leurs pas. Elles savaient bien que les merdeux bavaient à les voir ainsi descendre lentement; c’est bien pourquoi elles prenaient plaisir, regard perdu à l’horizon, à accentuer ondulations suggestives et tremblements mammaires. Bouches pendantes les gamins rêvaient en bavant. Les premiers temps Tony se fâchait et menaçait de leur casser la gueule. Il tenta même de leur interdire la cour mais rien n’y fit ! Comme des huîtres à marée basse ils s’accrochaient, attendant la vague montante qui les submergerait de plaisir. Un jour Tony qui n’arrivait pas à sauver son honneur – sauf à n’avoir plus un copain – leur proposa un marché honnête, histoire de garder le contrôle, de mettre un peu de beurre dans les relations et de se graisser un peu les rognons au passage. Le jeudi, à l’heure de la toilette, en l’absence de ses parents, il leur proposa la location du trou de serrure de la salle de bain ! Dix centimes les quinze secondes pour l’une, ou trente centimes pour les deux, en deux fois quinze. Durée maximum, indépassable, dûment chronométrée et non renouvelable le même jour. Il fit un carton ! Planqués en paquet sous l’escalier, chacun leur tour ils montaient pieds nus, se glissaient à genoux devant la porte et mataient jusqu’à la dernière seconde, à se crever un œil. C’était au petit bonheur la chance … Ils entrapercevaient furtivement un bout de culotte rose, un fragment de cuisse, les plus chanceux croyaient deviner un buisson noir furtif, frisé ou raide c’était selon, mais ça allait si vite qu’ils peinaient à en garder l’image en mémoire. Sous l’escalier ils avaient du mal à garder le silence tant l’attente leur semblait interminable. Une fois, la séance terminée, ils s’évertuaient, échangeant leurs souvenirs tous frais, à reconstituer le puzzle. Cela leur faisait des rêves à la Picasso pour la nuit. Patiemment ils attendaient le jeudi suivant dans l’espoir de récolter d’autres morceaux de l’énigme. Les semaines avaient beau s’empiler, ils avaient beau se ruiner, ils n’y parvinrent jamais. Tony lui, certain que son petit commerce resterait florissant dépensait sans compter. Généreux, il leur offrait force P4 et des valdas à gogo … C’était Byzance et Tony en était le Nabab !

Depuis quelque temps, le soir,

Loin au delà des collines,

On entendait le bruit sourd des canons

Qui résonnait lugubrement,

Et faisait taire les oiseaux …

Dans la tête d’Achille l’antédiluvien les obus du passé ont déchiré la nuit. Le rayon opalescent de la lampe irise la robe du vin, pâle comme un soleil de Vermeer, de reflets vert tendre. Au cœur du cristal Achille a plongé, emporté par le courant puissant du souvenir. Il nage dans les eaux claires d’une méditerranée qui fleure bon la pêche blanche arrachée à l’arbre du jardin. Le petit frisson délicieux qui lui frisait l’échine tandis qu’il courait, loin du lieu de son forfait d’enfant, le traverse à nouveau. Étrangement au fond de l’eau de vin translucide, il revoit les paysages d’Afrique, respire des parfums exotiques d’ananas crus, de fines senteurs de citrons mûrs et d’agrumes frais, de raisins, de pêches de vigne, de poires et de cette fleur d’oranger qui l’enivrait jadis dans les allées interdites des orangeraies blanches. Par les trous de sa serrure nasale, la réglisse en volutes infimes clôt le bal des arômes.

Une gorgée de ce pur sauvignon « Aubaine » 2010 de Jonathan Pabiot, Pouilly-Fumé délicieusement frais né sur lies fines et marnes calcaires lui truffe la bouche. Pure sphère, la matière cristalline enfle doucement sous sa fine pellicule grasse puis diffuse lentement ses fruits mûrs – de l’ananas exotique et subtil à la chair fondante des pêches blanches, du jus du citron doré à la poire juteuse – qui lui affolent les papilles que caressent longuement en finale la craie fine, la pulpe de citron poivrée de blanc. Achille, immobile, savoure à n’en plus finir la chair parfumée de ces fruits d’antan. Comblé il se lèche les lèvres et le sel fin qu’il y recueille le replonge une dernière fois dans les eaux d’émeraude d’antan …

Dans la salle de bain flottante,

De sa mémoire évaporée,

Les filles perlées d’eau fraîche

Rient à jamais,

Gaiement …

EDOUMOCHÉETICONE.

Commentaires
  • Marie dit :

    Mater les filles par le trou de la serrure et les amoureux au clair de lune…Rites masculins de passage entre l’ enfance et l’ adolescence à une époque où Internet laissait les mômes devenir “grands” sans brûler les étapes. Et les filles?…matées consentantes ou victimes abusées? Je laisse à Achille et ses copains la presomption d’innocence malgré la préméditation!!!lol!

  • Marie dit :

    Très sympa ce récit. La description de la campagne me rappelle mon enfance. Très agréable !

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