Littinéraires viniques » 2016 » septembre

ANSELME ET CORALIE.

Portrait d'un vieillard et d'un jeune enfant, Ghirlandaio - 1490

Portrait d’un vieillard et d’un jeune enfant, Ghirlandaio – 1490.

—-

Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—-

Le “M en U” planait et planait, plongé dans une méditation profonde qui l’entrainait aux confins de Lui-même. Quadrature du cercle, qu’il pouvait seul dans l’univers infini réaliser. Lui qui par essence est sans limite, sans âge, sans commencement et sans fin. Les avatars du premier, du second et du troisième rang avaient pour mission, de mettre scrupuleusement en œuvre le Plan, en gestation constante, du “M en U”. Pour le “M en U”, ce qui est contradictions, oppositions, oxymores apparents, n’a aucun sens, car il est le centre de l’union parfaite!

Le petit Prince était une hiérarchie à lui seul dans ce système implexe, il pouvait, au gré de l’évolution, et au nom de l’amour, l’un des axes principaux autour duquel le Plan s’articulait, aussi parfait que la structure d’un nautile, intervenir partout et n’importe quand. Cela lui était facile puisqu’il n’était soumis, ni au temps, ni à l’espace, comme le sont encore et pour longtemps, ces pauvres humains préhistoriques!

Or donc, de ce point de vue, le petit prince était vraiment un Prince. Non pas un prince de pacotille avec couronne rutilante et fourrure de lombric sauvage, non, pas un prince dit de sang, à la mode de nos dynasties consanguines, mais un Prince (principio) au sens premier du mot. Un Seigneur au Service. Le petit Prince suivait toutes les âmes vierges lancées dans la très longue aventure de l’espèce humaine. Un travail gigantesque, quand on sait combien les bipèdes sont superficiels, versatiles et dangereux, pour leurs semblables comme pour eux-mêmes. A la différence des avatars un peu laxistes, l’enfant blond était un interventionniste, de temps en temps, il accélérait les évènements, freinait, ou lançait dans le jeu de quoi “consoler, aider … “, un peu, ces pauvres âmes sur le chemin. Avec le temps, qu’il ne connaissait pas mais dont il voyait les effets sur ses “ouailles”, il s’était attaché à certains couples écrasés par un karma très lourd, le fameux karma de “l’inaccessible étoile”, et les aventures douloureuses de ces âmes particulières lui mettaient les larmes aux cils. C’est pour ceux-làb et pour ceux-là uniquement, qui luttaient vie après vie, ne se décourageant pas et tenant bon le cap, qu’il donnait de petits coups de pouce. Imperceptibles. C’est ainsi qu’il avait apaisé Génevote, guidé Gelsomina, protégé Agakuk de l’ours, consolé Wahiba trahie par la nuit noire, et surtout, veillé, tout en les caressant du bout de son sourire lumineux, sur Splendide le chat tigré et Merveilleuse la Persane.

Pendant que les âmes migraient de vie en vie, le petit Prince connaissait l’ineffable félicité de l’éternité. Du moins ce fut ainsi pendant des millénaires, jusqu’à ce jour nouveau, jusqu’à ce lever de soleil, semblable aux millions de ciels rosissants qu’il avait vécus …

Oui, ce matin là qui n’était pas le premier matin du monde, le vieux soleil, mais il y en avait eu d’autres avant celui-là, se désengluait de la nuit, une nuit comme les nuits précédentes, noire, impénétrable aux regards de chair, une nuit à ne jamais finir. Les étoiles pâlissaient, les premiers rayons de l’astre rasaient les montagnes, jouaient entre les feuilles des arbres agitées par la brise du lever, et dans les vastes plaines, aux quatre coins du monde, les humains ouvraient péniblement les yeux sur les épreuves à venir.

Anselme tutoyait le siècle, il avait quatre vingt seize ans bien écornés. Cela faisait des lustres qu’il vivait seul, il avait bien eu une femme dont il n’avait gardé aucun souvenir, un météore qui avait traversé sa vie, pour disparaître un soir d’été dans la sacoche d’un conducteur de train à vapeur. Une erreur d’aiguillage se disait-il en riant. Anselme aimait sa solitude, il vivait dans une masure à la sortie d’un village. Un si petit village que la sortie faisait aussi office d’entrée. Un jardin anarchique séparait son logis de la rue, il y cultivait un peu, de quoi se mettre une carotte sous la dent, et des fleurs aussi, plus ou moins sauvages, qui poussaient au hasard. Il jetait les graines sous le vent, vent de sud, de nord, d’est ou d’ouest, et son jardin vivant changeait de visage tous les ans. Deux poules et un coq lui donnaient quelques œufs, le coq était sacrifié à Noël et lui faisait table pleine jusqu’au jour de l’an. Anselme menait une vie taiseuse et frugale. Il était seul au monde. Souvent il s’asseyait sur un banc de bois brut, sous un auvent, contre la façade de la maison, Hiver comme été, il y passait des heures, les yeux fermés, il laissait libre cours au torrent d’images et de pensées qui lui traversaient l’esprit. Sans jamais s’y opposer. Au bout d’une heure, parfois de plusieurs heures, le flux faiblissait et son regard intérieur perçait les brumes de l’ego. Sur l’écran de ses paupières closes, il voyait apparaître, perché sur la branche d’une étoile, un petit bonhomme aux grands yeux de pierre précieuse qui le regardait sans faire un geste. Longtemps. De temps à autre, quand il avait perdu la notion du temps et de sa propre existence, l’enfant blond, d’un geste large, lui envoyait une pluie d’étoiles colorées qui éclataient sous son crâne. Dans ses membres engourdis par l’immobilité, une chaleur réconfortante l’envahissait. Ces jours là, il lui arrivait de passer un jour et une nuit sur son siège, insensible à la chaleur, au froid et à la pluie. Seule la faim parvenait parfois à le tirer de sa torpeur.

Coralie, huit ans, passait tous les jours devant la maison du vieil homme. Elle s’arrêtait un moment, et observait Anselme aux yeux fermés qui souriait. La petite était solitaire, certes elle avait les amours des enfants de son âge, maman, papa, et ses peluches, mais à l’école, assise sur un banc, elle regardait, sans participer, les jeux bruyants des autres enfants. Elle n’avait pas d’amis, et entretenait avec les mioches des rapports ad minima. Non pas parce qu’elle se sentait différente, mais parce que c’était sa nature. Coralie était petite, menue pour son âge, ni belle, ni disgracieuse, elle avait un petit air réfléchi, des yeux dorés, le nez en trompette, et un visage constellé de tâches de son sur une peau laiteuse. Comme un ciel à l’envers. Etonnament ses cheveux, légèrement bouclés étaient noirs.

Un soir après l’école, Anselme, assis sur banc, les quinquets pour une fois grands ouverts sur le monde extérieur, lui fit un sourire accompagné d’un petit signe de la main. L’enfant s’arrêta, franchit spontanément la barrière ouverte du jardin et s’assit sans un mot à côté du vieillard. A le voir chaque jour planté près de sa porte, elle se sentait comme lui, autre, à l’écart dans la cour de l’école. Anselme tourna son visage vers elle, ému par le geste de la petite fille. Il sortit de sa poche un éclat de quartz rose, qu’il avait trouvé à ses pieds après la dernière manifestation du petit Prince et le posa dans la main de l’enfant. Le quartz, malgré le ciel gris menaçant, rutilait dans la menotte de Coralie. Ses yeux se levèrent, innocents et interrogatifs vers le vieil homme, puis elle fut comme hypnotisée par la pierre dont la lumière se reflétait sur son visage, et éclaircissait son regard qui passa du doré à l’ambre translucide. Elle ne voyait plus que ce fragment de quartz, et souriait béatement, sans être intriguée pour autant, aux images étranges, aux silhouettes en foule, qui défilaient à toute vitesse sur la surface lisse du cristal de roche. Tout cela lui semblait naturel. Le soir en se couchant elle regarda à nouveau la pierre rose, la lumière qu’elle émettait pulsait dans le creux de sa main, elle l’embrassa et la cacha sous l’oreiller. Et s’endormit comme une enfant sage.

Elle rêva toute la nuit. Elle marchait dans la rue, une étoile la suivait, le ciel était d’azur, mais elle était visible comme en pleine nuit. Puis elle se retrouva au pied de hauts remparts; dans une maison, à peine visible derrière un moucharabieh de bois sculpté, une belle femme brune aux grands yeux noirs la regardait, et lui disait des mots qu’elle n’entendait pas. Des murs chaulés remplacèrent les remparts, une jeune femme aux cheveux voilés, très pâle, allongée sur un bat-flanc, murmurait des mots silencieux, le regard perdu au-delà du plafond de sa cellule. Un moine au visage de cire se penchait sur elle. La gisante se tourna vers l’enfant et lui sourit. Coralie baissa les yeux, ses jambes étaient courtes, épaisses, elle ne reconnut pas ses mains grosses et larges aux doigts boudinés. Elle nageait maintenant, se noyant à moitié dans une eau salée, agitée de vagues courtes, sous un soleil ardent qui ne la brûlait pas. Un ours blanc, gigantesque, jaillit d’un trou, elle le regarda, pas inquiète du tout, à l’abri du froid cinglant sous son anorak de peau de phoque. Dans un amas de décombre, deux jeunes gens enlacés dormaient ? Le jour pointait dans la chambre de Coralie perdue au milieu de ses peluches. Juste avant que la langue de soleil, qui courait sur son lit, ne la réveille, un petit bonhomme blond assis dans le ciel lui tendit, du bout de sa canne à pêche, une grande fleur rouge ourlée de jaune. Elle la prit du bout des doigts et se réveilla. Sous l’oreiller, sa pierre rose était toujours là. Quand elle la fit glisser vers elle, la pierre était chaude et vivante.

Le lendemain après midi elle se hâta vers la maison d’Anselme. Elle le trouva, les yeux clos, immobile sur sa banquette de bois. Quand elle s’assit près de lui, il ne parut pas l’avoir remarquée. Alors elle lui prit la main et y déposa le quartz rose. Les doigts d’Anselme étaient glacés et violacés. La pierre grésilla, passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel puis s’éteignit soudainement. La tête du vieillard tomba sur son épaule. Coralie comprit qu’il était parti, elle n’en fut ni surprise ni effrayée, simplement très malheureuse comme si elle même était morte. Ce fut une immense douleur, bleue comme les glaces du grand nord. Elle glissa entre les mains croisées d’Anselme la grande fleur rouge ourlée de jaune, que le petit garçon de ses rêves lui avait donnée la nuit précédente pour la consoler, et lui dire aussi quelque chose qu’elle n’avait pas compris. La vieille âme de Coralie était si petite !! Elle pleura longtemps, des larmes d’enfant, de ces larmes qui coulent à flot. Là-haut, le petit Prince ne souriait plus.

Quand elle arriva chez elle, la nuit tombait, ses parents étaient aux quatre cent coups, des voisins les avaient alertés au sujet de ses visites suspectes chez Anselme, ce vieux bizarre, assis sur son banc à longueur de temps. Il devait guetter ses proies sans doute? La police était là. Deux inspecteurs l’interrogèrent longuement à propos du vieil homme. Ils lui posèrent des questions étranges que Coralie ne comprit pas.

UNE CHÈVRE.

13692307_10206563935322606_1489229520_o-copier

La chèvre psychédélique de La De.

—-

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

Barbiche au vent joyeux la petite chèvre blanche

Au poil doux et soyeux, sabots fins, jolies hanches

Broute, broute, dévore des buissons d’immortelles

Aux longs pétales d’or, au pied des fières dentelles

Du bel Alta Rocca aux rocailles dressées

La jolie en béguète la panse dilatée.

—–

Elle grimpe et grimpe encore en croquant les bouquets

Sous le soleil radieux, elle arrive au sommet

En bas très loin la mer et ses moutons tous blancs

Comme sa robe claire et les marais salants

L’air pur des cimes l’enivre, elle ne voit pas que vient

Un beau pelage fauve sur le dos d’un grand chien.

—–

Mais la pauvre se trompe, c’est d’un loup qu’il s’agit

Une bête dantesque venue de Poméranie

Le monstre la regarde et se met à gronder

La biquette tressaille elle regrette son berger

La chèvre s’est sauvée au travers des taillis

Sûr de lui le loup fat a bien été surpris.

—–

Mais le grand Pastore à force d’enjambées

Sur ses cuisses puissantes a gagné le sommet

Bianchetta la chevrette adossée au rocher

Toute la nuit durant ses cornes ont bataillé

A force de se battre le loup s’est épuisé

Et d’un coup d’escopette u pastore l’a tué.

—-

Là-bas dans les vallées, près de l’Alta Rocca

La chevrette est célèbre, elle a su résister

Assis sur un rocher, entre ses mains halées

Un morceau de brocciu, des châtaignes séchées

Pasquale se régale, le soleil s’est couché.

Demain il fera jour croassent les corbeaux

IL EST LE TRAIN.

13199536_10206155729557717_285400808_o

Le tchou-tchou de La De.

—-

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

Il est le train,
Qui entre dans ta gare,
En crachant sa fumée,
Éclairé comme un phare,
Heureux, épuisé.
—–

Qui crisse,
De tous ses freins,
Pour ne pas s’écraser,
Et hurler,
Tout au fond !
De ton con.

—–

La route a été longue,
Et les rails tordus,
Souvent l’ont blessé,
Giflé, écorché,
Au vif de son âme,
Qui crie,
Comme un corbeau
Plumé.

—–

Puta madre,
Si fort que ça le cloue,
Sur sa croix renversée.
A cheminer si près,
A hurler dans le vent,
A être dépecé,
Sans l’avoir jamais,
Trouvée.
Écartelé.
—–

Mais viens !

Il t’appelle, te hurle,

A mort proche,

Te dis, percé

Comme une broche,

Sur ta peau
De pauvre loche
Écervelée.

—-

Retrouve toi,
Ivre de joie,
Enfin bercée,
Empalée.

—–

Dans tes yeux,
Plus pervers
Que la cloche,
Qui sonne son trépas,
Son ombre passe,
Nage aux eaux
Profondes de tes lacs
Énamourés,
Que ses mains caressent,
Sous les pixels dorés.

—–
Réveille toi folle,
Dans ta gare,
A l’écart,
Des trains bondés,
Il vient faire,
La farandole,
Dans ton cœur brisé.
—–

Il est le train fou,
Pendu à ton cou,

Comme un coucou,
Hibou,
Genou,

Cailloux
Coupants.
—–

Dans la vitrine,
Obscure,
L’obsidienne a brillé,
Le quartz s’est brisé
Zemon a ricané …
—-

Jamais.

HAÏKUS 22

haikus-mix-22

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

LE VOYAGE A CHAVÍN DE HUANTAR.

El Lanzon

El Lanzon de Chavin.

—-

 Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

À la fin du IIe millénaire avant notre ère, dans les Andes du Nord du Pérou, le centre cérémoniel de Chavin de Huantar apparaît comme un carrefour culturel entre plusieurs traditions issues de la côte, de la montagne et du versant amazonien des Andes. Entre 1200 et 200 avant J.-C. les prêtres de Chavin forgent les principaux modèles de civilisation qui caractériseront les différentes cultures pré-hispaniques du Pérou jusqu’à la conquête espagnole du XVIe siècle.

Daniel Levine. Professeur à l’université de Paris IV-Sorbonne.

—–

Le gymnase était vide. Dehors le vent aigu sifflait, il faisait quelque chose comme moins vingt sept degrés Celsius. A l’intérieur, l’air chaud pulsait. Un souffle monocorde. La température montait difficilement à quinze degrés. Idéal.

Dix ballons disposés tous les deux mètres. De son pied gauche il s’efforçait de placer la balle dans la lucarne opposée du but de hand-ball, de l’autre côté de la salle. Les yeux fermés il sentait sa patte gauche, la visualisait comme une main, souple. Quand il se déciderait à frapper, elle s’enroulerait autour du ballon, lui donnerait un effet qui le ferait tourner sur elle-même, de la gauche vers la droite, un mouvement de toupie qui dessinerait une trajectoire courbe, parfaite, et la boule de cuir irait se loger dans l’angle supérieur du but, gauche ou droit, selon la position de départ. Puis il respirait lentement, choisissait, soit l’intérieur, soit l’extérieur, soit le coup de son pied, s’élançait, et shootait le plus sèchement possible, en prenant le cuir en dessous, mais pas trop, au ras du sol. Le contact de la balle, qui s’écrasait un peu quand il frappait, il adorait ça ! Le bruit aussi, un bruit un peu gras, un peu lourd. Penché vers l’avant, il suivait le boulet du regard. Invariablement, il tirait un peu trop haut. Le cuir claquait contre le mur, au ras de la barre du but. Une détonation, qui brisait le silence, et passait, à peine le temps d’un dixième de seconde, au dessus du sifflement obstiné du vent glacial.

Cela faisait bien deux heures qu’il s’acharnait. La sueur coulait dans son dos, ses muscles étaient chauds. Le bonheur. Le grand lycée était vide. Février. Vacances.

Une bourrasque soudaine arracha le toit, la neige s’engouffra. Le monde explosa. Armael se retrouva sur le dos. Au-dessus de lui, le ciel de coton blanc lui tombait sur la tête. Mais il n’avait pas froid. Il crut à un accident vasculaire, il perdait la tête et le sens commun. Ou alors la folie s’emparait de lui. Armael – il détestait son prénom angélique et se faisait appeler Romain depuis toujours – s’affola, s’ébroua, mais une force douce le maintenait sur le dos, collé au sol. Ce n’était plus un enfant, il venait d’avoir quarante ans. De taille moyenne, il avait le teint mat, l’œil noir, et le cheveu taillé court. Bien planté sur ses jambes, c’était un homme solide et sportif, au mieux de sa forme. Pourtant ce qui lui arrivait le déstabilisait. Il eut envie d’appeler sa mère, son père, envie de pleurer, de crier. Puis il perdit conscience humaine ordinaire. Sans toutefois sombrer tout à fait dans le néant.

Romain hurla de terreur, il souffrait abominablement. Son corps lui semblait écrasé, écrabouillé, entre deux pierres de meule. L’espace avait disparu, c’était comme s’il s’était resserré autour de lui, comme s’il lui comprimait la poitrine. Romain respirait à petites goulées courtes pour ne pas étouffer. La pression devenait si forte que ses côtes craquaient. Son crâne allait exploser, il en était certain, et cette perspective le plongeait dans une peur extrême. Son cerveau allait fondre, gicler en gerbes grasses, blanches, chaudes, là, maintenant, il ne savait plus. Sa peau se mit à brûler atrocement. Autour de lui, il voyait défiler à vitesse maximale toutes les couleurs des arcs-en-ciel. Cela lui rappela les années psychédéliques de sa toute jeunesse. C’est donc ça la mort se dit-il, une désintégration progressive, le corps qui fulmine, seul un brin de conscience affolée vit encore, je vais m’éteindre d’un coup comme une étincelle. Mais quand ? Cette incertitude le terrorisait, plus que la certitude de disparaître à jamais. Romain hurla de plus belle, les yeux au bord de la rupture, la bouche grande ouverte, les cordes vocales au sang. Pourtant il n’entendait rien, la pression, la vitesse augmentaient, il eut le sentiment d’être une balle de chair saignante au sortir du canon d’un revolver.

Puis tout devint d’un vert éblouissant, il sombra, ou du moins le crut-il.

Le chant des oiseaux le réveilla. Des chants mélodieux inconnus. Allongé sur le sol herbeux, il vit très au-dessus de lui la cime de grands arbres agitées par un vent léger. Romain se redressa sur un coude, une longue mèche de cheveux, longs et noirs, lui caressa la joue. Cela le fit sursauter. Que se passait-il, où était-il? Ce bandeau de tissu blanc qui lui enserrait le front ? Cette étrange tunique de tissu grossier qu’il portait ? Ces sandales de cordes tressées ? Le vague souvenir d’une tempête de neige brutale, un toit qui s’envolait, le froid, son corps prêt à éclater, ces couleurs violentes qui défilaient, lui traversèrent l’esprit.

“Athualpa, lève toi, il faut repartir”. Romain leva les yeux, deux hommes vêtus comme lui, même tunique de coton grège, même cheveux noirs et longs, même bandeau blanc, le regardaient d’un air neutre. Ils parlaient une langue étrange qu’il ne connaissait pas mais qu’il comprenait. Il leur répondit en français, “je me suis bien reposé, nous pouvons repartir”. Ils acquiescèrent en souriant. Debout, au milieu d’une clairière épaisse située sur un haut plateau, les trois hommes levèrent la tête vers la grande montagne qui cachait déjà le soleil. Derrière la cime de Chavin de Huantar, la Cordillère blanche dont les sommets aux neiges aveuglantes, étincelantes, tutoyaient les six mille mètres, paraissait encore plus infranchissable.

Les trois pèlerins gravirent, attaquèrent, l’ultime montée vers les temples au travers de la forêt dense, inhospitalière. Ils avançaient, courbés, haletants, dans la végétation luxuriante, s’arrêtant souvent pour reprendre souffle. Ils sortirent de la forêt, comme d’une prison. Un paysage d’herbes rases et de bouquets d’arbustes malingres, un paysage désolé succédait à la l’exubérance. Le ciel réapparut, vaste, d’un bleu d’encre, pommelé de nuages d’altitude. Tout là haut, ils crurent enfin apercevoir un peu des temples vers lesquels ils marchaient depuis des jours, comme des âmes en attente des dieux. La pente raidissait encore, le sentier allait tout droit vers le sommet. La montagne semblait s’enfoncer dans la chair ouatée du ciel, jamais ils n’avaient été plus proches des mystères.

Athualpa et ses deux compagnons, brûlant leurs dernières forces, arrivèrent au pied d’une gigantesque forteresse de lourdes pierres. L’édifice, flanqué de deux constructions aussi massives, mais plus basses, dessinait un “U” ouvert sur la forêt et la vallée, comme s’il leur tendait les bras. Au centre, une vaste cour carrée, au sol de terre battue, entourée de murets sculptés dans la masse, était vide. Le fort vent d’altitude faisait voler leurs cheveux et leurs amples robes de tissu.

Armael et Romain, tous deux à l’étroit, relégués, emprisonnés, dépossédés de leurs consciences propres, s’ébrouèrent. Tout encore endoloris par leur étrange voyage, ils se frayèrent un chemin dans l’esprit exalté d’Athualpa. Par les yeux de leur autre, qui était pourtant aussi eux-mêmes – et cela les intriguait grandement -, ils virent la grande cour, l’étrangeté des lieux, ces grands blocs de pierre, taillées au cordeau, des pierres grandes comme des camions, parfaitement alignées, jointes, emboitées, une vraie muraille, titanesque, impressionnante. Au dessus de la cour, au centre de ce qui leur sembla être un sanctuaire monumental, s’ouvraient deux grands yeux noirs, insondables, deux puits térébrants forés par des êtres sans nul doute cyclopéens, deux portes encadrées par des colonnes sculptées. Des sortes de têtes, mi-humaines, mi-animales, ponctuaient, à intervalles réguliers, la haute façade rectangulaire de l’édifice. Les figurines grimaçantes achevèrent de les désorienter, mais Athualpa les musela brutalement, les renvoyant dans la glu de son cerveau. Ils crurent étouffer. Alors Armael terrassa Romain et surgit du fond des fonds des espaces inconnus. Athualpa tomba à genoux, comme si, envouté par la magie ambiante des lieux, il se mettait à prier. Armael tonitrua, son rayonnement était si fort que les yeux de Athualpa virèrent à l’or incandescent. Armael se dressait devant lui, son corps luminescent l’aveuglait, sa cape blanche volait autour de lui comme une mandorle mouvante, son visage de pure albâtre le regardait, ses yeux de jade bleu, très doux, contrastaient avec sa voix assourdissante qui résonnait dans le corps d’Athualpa, à lui briser les os. “Je suis l’ange terrible incarné dans ton corps, ne me renie pas !!!”. Puis il disparut. Les deux autres guerriers, impressionnés par l’attitude d’Athualpa dont le visage maintenant semblait manger la terre, se prosternèrent à leur tour.

Un bruit sourd et profond de conques marines retentit dans le silence ambiant, une basse obstinée, traversée de notes plus aigües, qui leur vrilla les tympans. Les trois hommes relevèrent la tête. Deux êtres effrayants, du haut des marches du temple, les regardaient. Leurs visages n’avaient plus rien d’humain, leurs yeux profondément enfoncés, grassement maquillés de noir les terrifièrent. De larges traces de terre blanche, rouge, verte, ocre, à moitié mélangées les unes aux autres, encadraient leurs bouches démesurées, peintes de rouge sang, dont sortaient de grandes dents, pointues comme des crocs de fauves. Leurs mains, peinturlurées elles aussi, étaient griffues comme celles des grands jaguars des forêts. Dans leurs atours bigarrés, sous les masses de collier d’os et de pierres multicolores qui pendaient à leur cou comme des rivières tumultueuses réverbérant les rayons du soleil au zénith, on eût pu croire que les forces de la nature, mêlées à celles des animaux les plus sauvages, les avaient engendrés. A leur côté, d’autres prêtres, la tête levée vers les cieux, soufflaient de toutes leurs forces dans des coquillages sculptés et peints. Les trois hommes, pétrifiés, ne bougeaient plus. Leurs lèvres tremblaient, ils psalmodiaient un chant inaudible, qui leur était inconnu la seconde d’avant, et dont ils ignoraient le sens. Quelque chose les transportait.

Alors ils furent emmenés. Les trois pèlerins gravirent le grand escalier noir et blanc. A la suite des prêtres hallucinés, ils entrèrent, passant entre les deux colonnes décorées de félins, de serpents, de caïmans et de rapaces stylisés, dans le ventre ténébreux du temple. Très vite le noir absolu les avala, la peur les submergea, l’exaltation aussi. Les prêtres avançaient lentement dans le dédale des couloirs souterrains. Sans aucune hésitation. Leurs yeux écarquillés, leurs pupilles dilatées à l’extrême, voyaient comme en plein jour. Puis dans les canaux profonds qui irriguaient les fondations, les eaux de la terre matricielle chantèrent la douce mélopée des sources naissantes. La musique des eaux cristallines qu’exacerbaient les pierres, le sol et les plaques d’anthracite qui obstruaient les ouvertures sur l’extérieur, apaisa l’angoisse glaçante qui enveloppait Athualpa et ses compagnons. Un sorcier noir au visage difforme, à la bouche affaissée, grimaçante, déformée par les trois dents monstrueuses qui la remplissait toute entière, assis sur un trône de pierres, balbutiait un chant monocorde, guttural, une salive épaisse coulait à la commissure de ses lèvres et tombait en longs filaments blanchâtres sur sa blouse cérémonielle. Sur sa tête, comme une couronne vivante, un serpent annelé de rouge et de blanc, immobile, reposait. Autour de son cou s’enroulait un reptile charnu, d’un gris brillant, ocellé de vert bronze et de terre de sienne. Entre ses longues griffes, noires comme l’ébène, polies, luisantes, pointues comme des dagues de femmes, il tenait un coquillage sacré rempli d’une décoction de cactus San Pedro. Agenouillés devant l’officiant, ils avalèrent le breuvage puis, à l’aide de canules ornementées, on leur fit inspirer une poudre fine.

Athualpa cria. La mescaline lui brûla les sinus, un feu ardent lui déchira le crâne. Les pierres alentour se disloquèrent, les murs tanguèrent, il eut peur d’être enseveli, écrasé par le poids du temple. Le monde ordinaire vacilla, les bords de l’espace se consumèrent puis le temple s’effondra. Il tombait, une chute sans fin, vertigineuse, comme un regard dans le chatoiement crépusculaire d’un Soulages. Son corps, allongé, immobile, à demi éclairé par la lumière grise  reflétée par les miroirs d’anthracite qui avaient été dégagés des ouvertures, ne laissait rien paraître des épouvantements que son esprit endurait. Sous sa robe, des reptiles multicolores s’étaient lovés, d’autres grouillaient en paquets, enlacés à ne plus les distinguer. Puis la chute tourna à l’anéantissement, il voyageait au cœur des secrets de l’âme humaine, là où nul être vivant, jamais, n’a accès. Il y vit mille nuances de noir, indiscernables par la vision ordinaire. Sa glande pituitaire était en surchauffe, son corps calleux irradiait, son cerveau gauche prenait les commandes. Alors il eut accès aux révélations insupportables qui le conduisirent aux confins de la mort, à la connaissance suprême, il plongea dans sa propre infamie. Son visage suait à longues rigoles, son vêtement fut bientôt trempé, la morve coulait grassement de tous ses orifices, jusqu’à ce qu’il se soit vidé de toutes ses humeurs. La puanteur gagna toutes les galeries du temple, mais les prêtres en transe, insensibles aux pestilences, les yeux clos, marmonnaient continûment une complainte étrange, grave et rauque à la fois. Leur chant tremblé accompagnait le voyage infernal des initiés en partance.

Les trois initiés se réveillèrent en même temps. On les conduisit jusqu’à la salle principale, là où convergent les galeries souterraines. Le bruit des eaux devint assourdissant, les conques marines les accompagnaient puissamment. Devant eux, plantée en terre comme un poignard, se dressait une haute lame de granit, la lance monolithique, “El Lanzón”. Gravé en creux dans la roche, un personnage anthropomorphe, aux mains et pieds griffus, à la chevelure serpentine, à la face de félin enragé, monstrueux et menaçant, les regardait en dansant. La grande pierre ne bougeait pas, mais l’être surnaturel,  fusion du spirituel, de l’imaginaire et du réel, semblait se détacher, prendre vie aux yeux des trois humains pétrifiés. Athualpa, encore sous l’effet des drogues ingurgitées et inhalées, s’allongea face contre sol. Les eaux souterraines continuaient à bruisser dans les entrailles de l’édifice. Athualpa crut qu’un serpent gigantesque, incarnation de toutes les abjections qu’il avait entraperçues, se coulait dans la galerie obscure. Le chant crissant de ses écailles contre la roche dure se rapprochait. Les conques marines, au summum de leur puissance, accompagnait la progression du reptile géant. Son visage se crispa, il crut mourir d’effroi. Puis le silence revint. Les prêtres relevèrent les pèlerins. De la partie supérieure du Lanzòn, éclairée par la lumière du jour qui tombait de la brèche ouverte dans le plafond de la salle, du sang chaud se mit à ruisseler jusqu’à la bouche déformée du dieu danseur. Sur la plateforme supérieure, un homme au visage maquillé de blanc pur, la gorge tranchée, s’écroula sur le bord d’une vasque. Son sang jaillit à gros bouillon jusqu’au trou creusé dans la pierre. Derrière le sacrifié, un prêtre au visage écarlate, leva sa lame de pierre sanglante vers le ciel. L’infernal spectacle du danseur démoniaque aux crocs écarlates, ajouté aux effets distordant des stupéfiants, déstabilisa définitivement Athualpa. Qui s’écroula, évanoui.

Romain frissonna. Allongé sur le sol glacé du gymnase silencieux, il ouvrit les yeux. Devant lui les ballons alignés attendaient qu’il veuille bien. Sa tête était douloureuse, il se passa la main sur le front. Un peu de sang tâchait ses doigts. Une petite coupure, due à sa chute sans doute, quand il avait glissé au moment de frapper la balle. Au dehors le vent s’était calmé, la neige avait cessé. Romain, prit deux pas d’élan et shoota. Le ballon fila, trajectoire parfaite, dans la lucarne droite.

UN CHAMEAU.

13664344_10206546607449420_1805636655_n (Copier)

L’Othello de La De.

—-

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

Blatérant et flânant, naviguant sur les dunes

Un chameau s’ennuyait bien plus qu’à Pampelune

Une bosse penche à gauche l’autre sur la droite

Et personne ne sait quand lui prend de tourner

Dans ses grands yeux navrés le reflet des mirages.

—–

De la scatologie à l’eschatologie ?

Quelques pas les séparent, pense le philosophe

Pendant que sa mâchoire mâchonne un bout de bois

Volé près d’une tente où dort un marocain

Un berbère abruti par le soleil tueur

Un bout de bois d’argan à la fine saveur

—–

Ses grandes dents carrées derrière sa lippe molle

Ecrasent le bois tendre, on dirait une folle

Dans son manteau de poil égaré au désert

Othello le chameau n’a besoin de personne

Il ne dit jamais rien, il rumine en silence

L’envie d’une pomme rouge à se caler la panse.

—–

Le grand ciel bleu de Prusse est vide comme l’estomac

Du chameau philosophe. L’image d’un grand pré

Qu’il ne verra jamais, là-bas à l’horizon

Bien sûr il n’est pas dupe, ce n’est pas un melon

Mais il donnerait cher pour tondre le gazon

Othello a la dalle du côté de Vierzon.

—–

Les palmiers sont si grands qu’il a l’air d’un gros rat

La palmeraie déjà ? Il n’a rien vu venir

Il pensait en marchant aux sonnets de Shakespeare

Jamais il ne s’inquiète, ne tombe dans l’effroi

Ses grosses pattes souples le mènent et il les suit

Il se fiche du tiers du quart et du demi.

—–

Blatérant et flânant, naviguant sur les dunes

Un chameau s’ennuyait bien plus qu’à Pampelune

Une bosse penche à droite l’autre tombe éplorée

Et personne ne sait quand lui prend de tourner

Ce soir il s’est trompé, il pensait à Voltaire

La falaise était haute il n’a même pas souffert.

LE CHANT SUPRÊME DU SAVAGNIN IMMÉMORÉ…

Kate Paulin. Triste reflet.

—–

Une bouteille oubliée, disparue dans la cave de sa mémoire.

Du Domaine de la Pinte, cet Arbois Savagnin 1994 de l’ancien âge, où nul de ceux qui labouraient leurs vignes et rejetaient les intrants, ne se savaient clairement Biologiques, où d’aucuns qui regardaient la lune et fouettaient leurs lambrusques aux orties magiques, ne s’imaginaient Biodynajamaïques, où les quelques méconnus qui accompagnaient au chai leurs raisins, ignorant les artifices et laissant faire l’alchimie des levures qui ouataient les baies, ne se proclamaient Nature matures… Oui en cette année 1994 donc, si proche dans le passé et si lointaine dans l’esprit des choses du vin, la Terre connaissait à peine le réchauffement climatique, les banquises étaient solidement arrimées, les glaciers ne se vautraient pas dans la vanille et rasaient le fond des vallées de leurs dents aiguës, les méduses en nappes n’attaquaient pas de leurs filaments urticants la peau halée des bimbos en string, et cette putain de couche d’ozone qui s’en va tant et qui revient à n’y plus rien comprendre, foutait une paix royale et démocratique aux bons peuples du nord, innocents et repus qui surconsommaient à bourses rabattues et à couilles factices, en toute joyeuse inconséquence.

Pourtant quelques signes, déjà, étaient à lire. Nos Princes intègres l’eussent pu. Car cette année là, ça massacrait à tour de machettes fraternelles au Rwanda. Dans l’indifférence générale, le très plébéien mouvement Taliban, né de l’accouplement monstrueux entre un Tityus discrepans et une Latrodectus atritus – fraîchement émigrée de Nouvelle Zélande par le truchement d’un conteneur bourré de kiwis – venait d’éclore et commençait à répandre sa terreur ténébreuse sur les terres Afghanes. Le Mexique tremblait dans l’ombre du Popocatepetl éructant, à Gaza, Arafat au sourire si doux et aux poches si pleines du pain de son peuple, engraissait comme un porc hallal. A l’opposé du spectre humain, Georges Cziffra reposait son violon, le foie de Bukowski rendait sa vésicule à Wenchangdijun, Paul Delvaux lâchait ses pinceaux à poils et – chancre bubonique sur le gâteau fielleux du désespoir – Jean Carmet vidait sa dernière fillette de Beaujolais…

Une année comme tant d’autres, semée de perles noires, éclairée de quelques pulsations lumineuses cependant. Ironie du sort, sur les rivages conquérants pour l’heure du continent Américain, la naissance de Justin Bieber redonnait à l’humanité insouciante l’espoir d’un monde meilleur.

Enfouie, reléguée tout au bas de la pile, recouverte par les jeunesses successives de ses consœurs insolentes, la rombière n’était plus qu’une vieille favorite décatie délaissée, presque répudiée dans le coin le plus sombre du harem vinique. Son maître volage, séduit par les charmes toujours renouvelés de ses rivales en fleur, l’avait négligée. Elle était à l’abri, définitif croyait-elle, de la lame aiguisée du sommelier étincelant. Jamais elle ne connaîtrait cette vrille espérée et pénétrante qui lui écartèlerait l’opercule, cette tige voluptueuse qu’elle avait rêvé de serrer dans les replis tendres de son bouchon de liège timide, sous l’alliage fragile de sa capsule ductile. La douleur de cet abandon, longtemps l’avait meurtrie. Bien des années, elle avait pleuré des gouttes de son vin précieux qui avaient coulé le long de son col, et tâché, en les agaçants, les ventres rebondis de ses rivales souriantes. Puis son chagrin avait tari au fil du temps…

Il y avait maintenant belle luette, qu’elle s’était installée dans le confort irrémédiable d’une solitude acceptée. Dépassé le temps des regrets, elle croyait avoir maîtrisé l’implacable Chronos. Dans le silence poussiéreux de la cave qui la protégeait désormais de toute lumière, elle se sentait reine apaisée. Elle était l’élue de Bacchus, elle qui avait dompté le temps et, pour toute éternité, était entrée au royaume – inaccessible pour le commun de ses paires – de l’immortalité. Dans son sarcophage de verre, son liquide précieux était lentement, insensiblement, entré en Sagesse, donnant à la rusticité sauvage de son Savagnin originel, la grâce, que nul jamais ne pourrait savourer, de l’immuable et irrévocable perfection.

Dans le silence admirable de ses entrailles fluides dans le secret desquelles elle sentait pousser l’Émeraude de la Table éponyme, elle chantait avec l’Ange qui lui avait laissé sa part, la gloire du Jura…

Un soir de hasard sans pitié, la main d’Artaban l’a saisie par le goulot pour l’extraire avec précaution de la pelisse de fils noirâtres, qui l’avait si longtemps soustraite au sort ordinaire de tous les flacons à boire. Extirpée de son long sommeil, elle a senti la lame patinée de son couteau, puis la blessure froide de sa queue de cochon qui lui explosait le bouchon. L’air frais lui lava le col des miasmes emprisonnés et caressa, en le réveillant, le vin. Elle n’eut qu’une fugace poignée de secondes pour comprendre que son rêve d’immortalité se brisait. Sa liqueur coula le long du toboggan de cristal labile et remplit le verre à moitié. Elle sut alors qu’elle connaissait le bonheur de se donner, que le fouet de l’air était bon, qui la cinglait de bulles vives et joueuses. Vivre pour mourir du plaisir d’un autre était son destin. L’illusion de l’impérissable était vanité. Elle fut heureuse de «traminer» ainsi.

Dans le verre d’Artaban, au cul épanoui de Vénus Hottentote flaccide, ce vin revenu de nulle part brasille d’une mystérieuse opalescence. La lumière chaude de la lampe basse tension exalte l’or, l’ambre profond et le rayon de la ruche oxydé par le soleil d’août. Respectueux pour une fois, il se penche sur le disque fluorescent, lentement. Patiemment, il attend que l’élixir veuille bien… Manifestement ravi d’avoir quitté les jupes, trop mystiques à son goût, de sa mère bouteille qui se prenait pour la moitié de Marie, ragaillardi par l’air frais qui lui a lavé le jus, le jeune vieillard lâche ses gaz odorants. Chaud comme le bronze fondu des réminiscences de l’ancien été, c’est un parfum complexe et ravissant qui lui chatouille la couche glomérulaire. De subtiles touches de caramel salé, de gentiane, de bouillon de légumes verts, puis de miel, de mirabelle mûre, de noyau de fruit, de cannelle, de noix, d’encaustique, de sucre candi, d’angélique confite, de gomme arabique et de réglisse en bâton, intimement mêlées au vieux rhum de l’âge, montent en nuages invisibles du ventre de verre ouvert. Au bout de l’inspiration, comme un clin d’œil rapide, une pointe de curry lui titille les cellules mitrales. Heureux comme un Pape priapique, il entrouvre la bouche sur le buvant du Saint Graal d’un soir. Alors là, foutre d’hérétique, c’est une boule, une pelote, une sphère, un globe, une mappemonde de chairs fondues qui se déploie comme un plaisir crissant, enroulant ses papilles consentantes et derechef conquises. Le gras des années a donné à la matière du vin une sensualité débordante, faite du sucre extravasé de la prune chaude, du miel doux, de la dragée de communion, de la réglisse, qu’équilibrent avec bonheur les amers nobles, les épices et la fraîcheur des marnes bleues du lias après que la nuit est tombée…

A regret vient la coda. Le temps a repris son pouvoir et ce vin, qui s’était cru liqueur d’Éternité, bascule à regret dans la béance suspendue d’Artaban. Ce sont ses larmes noblement amères, le sel de ses regrets, le poivre blanc de ses sursauts et les dernières étincelles de silex de sa vie, qui tapissent sa bouche surprise. Mais Ô stupeur, après que la finale a perdu sa queue, la voila qui revient le surprendre, comme si l’ange du vin, regrettant de le laisser ainsi orphelin, voulait lui caresser l’âme – de ses belles ailes douces aux plumes de chocolat noir, de réglisse délicate et de drupe de prune, grasse de soleil – une dernière fois…

Dieu, qu’après la mort la vie est belle…

ETRANSMOPORTITEECONE.