LAS VEGAS CITY.

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Las Vegas from the sky.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Burt roulait depuis des heures en provenance de Los Angeles. La Buick verte filait au milieu du désert. Sous le soleil éclatant la tôle brillait comme une pomme crue au verger. Pour la dixième fois au moins, il avait tout quitté pour tenter à nouveau sa chance sur le Strip. Au Cæsars Palace précisément, l’un des plus anciens établissements de cette “fucking city” de tous les hasards. Burt n’avait jamais dérogé, le Cæsars Palace était son casino fétiche et le demeurerait, jusqu’à ce qu’il fasse, une nuit faste dont il rêvait souvent, exploser la banque de ce temple mythique. Sous son stetson à large bord il suait à grosses gouttes, pourtant il roulait toutes vitres ouvertes, mais le désert de Mojave, impitoyable, le tenait entre ses mâchoires de feu. L’interstate 15 tranchait les sables clairs du paysage désolé, droite comme une lame noire, étroite comme la langue de basalte du diable ricanant qui le guidait. Cette image terrible, ce diable a la peau rocheuse, gueule ouverte et langue de bitume roide, revenait elle aussi, sans cesse, au cœur de ses nuits insomniaques. Sa vie oscillait ainsi, entre espoirs insensés et cauchemars terrifiants. Alors il trimait comme un fou, se tuait à la tâche, prenait tous les risques pour accumuler de quoi saupoudrer sa route vers le paradis des chimères. Chacun des grains de sable de cette terre aride et désolante brillait comme pépite d’or fin.

Carolina ondulait au rythme saccadé de “La Grange”. Elle dansait accrochée à sa barre, ses petits seins d’ivoire aux tétins noirs ne bronchaient pas, ses hanches étroites soulignaient sa croupe joufflue entre lesquelles une ficelle de tissu rose se perdait. Son contrat prenait fin bientôt. Tout en se balançant elle se demandait ce qu’elle deviendrait. A trente cinq ans sa carrière de pole danseuse touchait à sa fin. Au mieux elle se dégoterait un boulot de femme de chambre, un boulot de misère. Au pire elle accepterait quelques soirées avec des texans bouseux en goguette. Elle les connaissait bien les éleveurs de bêtes à cornes, un peu rustres, mais généreux et inoffensifs après une soirée bien arrosée.

ZZ Top assurait. Sur les riffs rageurs qui lui faisaient trembler le ventre Carolina se donnait à fond, elle tournait autour de la barre, se cambrait, ses fesses mafflues s’agitaient devant les groins des hommes aux visages rouges de désir. Les billets verts tendus par les mains avides s’accrochaient en grappes à son string pinky. Quelques doigts parfois la frôlaient, certains se posaient un dixième de secondes sur ses cuisses, mais la fille, comme une anguille, s’échappait en souplesse, le regard dur et le sourire éclatant. Les hommes aux regards glaireux battaient des mains en cadence, lui lançaient des invitations sans équivoques qu’elle n’entendait pas. La routine. Son corps faisait le job, mais sous le casque coiffé court de ses cheveux aile de corbeau son esprit s’évadait. Cela l’aidait beaucoup. Elle se voyait courir dans la prairie grasse de son enfance au Wyoming. L’herbe haute lui arrivait aux genoux, dans le vaste enclos, non loin de la ferme, la jument bai et son petit paissaient paisiblement. Pendant ce temps, insouciante, elle cueillait avec application une brassée de fleurs multicolores qu’elle agençait en un gros bouquet odorant. Ziggy le poulain la surveillait du coin de l’œil. Quand elle disparaissait à demi sous les beautés en pétales, il quittait sa mère, galopait vers elle en hennissant et cherchait à croquer les corolles appétissantes. Carolina s’enfuyait en riant, poursuivie par le yearling joueur qui la poussait du bout de son museau de velours gris. Un jour qu’elle jouait ainsi, une colonne de fumée noire s’éleva du corps de ferme en flamme. Ce jour là son enfance prit fin.

Le stetson suant repoussé vers l’arrière et le bolo à tête d’aigle desserré, Burt entra dans le hall immense qu’il connaissait par cœur. Louer pour trois nuits la 1555, sa chambre fétiche, ne lui prit qu’un instant. La chance planait, il la sentait lui chatouiller le sommet du crâne qu’il avait à moitié chauve. Il aurait quarante ans le lendemain, il comptait bien fêter ça au bar, les poches gonflées de “Franklin” neufs et craquants, à se gorger de  Bourbon sec ou de Rye glacé, puis s’en aller dormir au comble du bonheur sur son épais matelas de billets arrachés de haute lutte aux coffres du veau d’or. Oui Burt était comme ça depuis vingt ans, depuis 1966 date de l’ouverture du Casino, périodiquement il quittait tout, persuadé qu’il allait faire fortune en trois tours de Black Jack et quelques tables de poker, ponctués de séances de bandits manchots pour se détendre les méninges et faire tomber la pression.

Après sa longue journée d’acrobaties érotiques, Carolina, assise haut perchée sur un tabouret, buvait une eau gazeuse au Shadow Bar. Non loin d’elle un grand gaillard en chemise de cow boy riait, parlait fort à la barmaid court vêtue qui lui souriait machinalement. Burt avait déjà perdu la moitié de son pécule, alors il buvait des coups pour se redonner du courage. Sous sa chemise de jeans, cravaté de son bolo porte chance, un crâne de bœuf à longues cornes, il sentait malgré l’air climatisé une rigole de sueur chaude qui coulait dans son dos. La chance allait tourner, il le sentait bien. Deux fois déjà, à un point près, il avait failli faire un gros coup au Black Jack. Au poker aussi il était passé près du jack pot, pour un brelan de valet contre son brelan de dix ! Ce n’était pas le moment de faiblir.

Une violente odeur de tubéreuse lui chatouilla le nez. Il se retourna vers la fille brune qui venait de quitter son tabouret pour s’asseoir à côté de lui. Elle souriait en le regardant, un drôle de sourire triste, désenchanté. Une bien belle femme se dit-il, tout en se demandant ce que pouvait bien être cette cendre grise qui flottait dans son regard cannelle ? Ils parlèrent un peu, enfin Burt surtout, Carolina se contentait de le détailler l’air de rien. Ses moustaches grisonnantes à la gauloise, sa mâchoire carrée, ses dents blanches, son attirail de gardien de vaches, ses grands battoirs calleux surtout, ne lui déplurent pas. Et cette candeur d’enfant qui luisait dans ses yeux gris l’émut un peu. L’image de ces mains puissantes lui tenant très fort le bassin la fit frissonner. Elle eut envie de se pencher devant lui. Burt avait peu l’habitude des femmes, il fut vite au bout de ses compliments à deux sous, de ses blagues de vacher aussi. Dans le brouhaha du bar le silence s’installa entre eux. Carolina souriait légèrement, elle flottait au-dedans. La présence de ce grand gaillard maladroit et pataud qui la regardait gentiment, sans arrières pensées lourdement apparentes, lui faisait du bien. Elle poussa un soupir de bien être en souriant un peu plus, quand un individu chapeauté, vêtu d’un pantalon à grands carreaux et d’une veste d’un bleu électrique à donner mal au crâne, s’interposa entre le colosse et elle. La liasse de billets qu’il tenait d’une main désinvolte bruissa à deux centimètres de son visage, l’homme la lui promit contre une petite promenade à l’étage. Il ne put en dire plus. Burt, sans bouger de son tabouret, le tenait crocheté, veste et chemise tordues d’un demi tour de main, sa poigne puissante lui avait coupé net le sifflet. L’intrus gigotait, ses pieds ne touchaient plus le sol, ses cheveux teints débordaient de son chapeau de travers, il ressemblait maintenant à une tomate trop mûre, son bolo raccourci lui sciait la gorge, il hoquetait. Burt relâcha sa prise, l’homme s’écroula sur ses bottes. Carolina fut surprise par la rapidité avec laquelle le cow boy avait réagit. Son visage avait grisé, deux rides profondes lui creusaient le visage et ses yeux bleus clairs viraient au bleu noir des profondeurs. Mais dès qu’elle le regarda, son regard redevint lagune, une vague de douceur transforma instantanément sa physionomie.

Carolina, émue aux larmes, remercia Burt d’un imperceptible battement de paupières, ses lèvres tremblaient, le texan lui caressa la joue du bout d’un doigt en lui tendant les clés de la Buick. “Je joue mes derniers dollars, je rafle la mise et je vous rejoins” lui dit-il, “nous irons voir le soleil se lever sur Sunrise Moutain”.

Les lumières de la ville étaient si puissantes que le ciel aveugle était d’un noir profond. Les yeux levés, accoudée à la voiture, la jeune femme cherchait les étoiles. Dans le ciel si pur du désert de Mojave, elles devraient scintiller comme jamais pensait-elle. Alors elle attendit patiemment qu’elles percent les ténèbres. Petit à petit le ciel s’éclaira. Au dessus des Sunrise l’étoile polaire apparut la première, puis l’immensité du ciel se mit à clignoter. Soudainement un éclair puissant et silencieux fendit la voûte, une zébrure violette zigzagua entre les étoiles et se résorba au-dessus de Alpha Ursae Minoris. Alors la polaire devint aveuglante tandis qu’une pluie d’éclats de lumière tombait lentement autour de Carolina.

La roue tourna une dernière fois, cliqueta longtemps, la boule hésita longuement puis roula sur le trois. Blanc comme un linceul Burt se leva et se dirigea vers le parking. La voiture démarra. Ils s’en allèrent vers les montagnes. Carolina posa doucement sa main sur le genou de Burt. Ils partirent d’un même éclat de rire joyeux.

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