ODETTE ET LÉON.

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Renoir. Danse à la ville. 1883.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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“Accordéonne moi” lui dit-elle.

Sa taille était si fine qu’il desserra son étreinte de peur de la briser, mais elle posa sa main sur la sienne, alors il la saisit plus vivement. Odette se cambra en souriant, à croire qu’elle s’offrait en ce dimanche de juin. Les bras ouverts, on eût pu imaginer sans peine un cygne délicat, d’autant que sa large robe blanche flottait autour de son corps gracile comme un léger plumage. Ils partirent à tourner, ils touchaient à peine le sol, les escarpins blancs et les vernis noirs s’entendaient à merveille. Léon relevait la tête, bombait le torse, sa chemise blanche le disputait à l’immaculé de la robe d’Odette, sa moustache noire en guidon de vélo tranchait sur son visage pâle en lame de couteau, son costume noir strict et près du corps le grandissait encore. Autant loin l’un de l’autre, sans être insignifiants, ils n’étaient rien moins que de physionomie agréable, autant quand ils étaient ensemble, et plus encore quand ils valsaient, ils s’embellissaient l’un l’autre.

En ce mois de Janvier 1914 il faisait un temps sibérien, glacial et sec. Le gel tenait la France entre ses serres acérées depuis Décembre. Le ciel de Paris était enfariné, les rues presque désertes, mais les cafés étaient pleins, les poêles à charbon ronronnaient, les salles froufroutantes sentaient le chocolat bouillant, la crème de lait et les gâteaux. Odette sirotait en soufflant sur la surface brûlante de son chocolat, avec des mines de minouche effarouchée. Ses lèvres fines grimaçaient sous la chaleur, mais elle avait tellement envie de sentir couler dans sa bouche le sucre de canne chaud mêlé à l’amertume du cacao, qu’elle trépignait presque. Elle avait posé son manchon sur la table. A gigoter ainsi, impatiente et gourmande, l’anneau tomba à terre sans qu’elle s’en aperçût. Elle avait le nez dans la tasse à savourer comme une chatte de concours, quand une voix interrompit sa régalade. Elle leva les yeux. Un grand échalas tenait son cylindre entre deux doigts, il souriait l’air satisfait derrière sa moustache en crocs luisante de cire. Elle le trouva dégingandé mais élégant. “C’est à vous ?” lui demanda t’il d’une voix charmeuse. Puis il éclata soudainement de rire. Odette, surprise, rougit. Alors il lui tendit un mouchoir blanc qu’il fit balancer au ras de son nez. Lequel nez avait trempé dans la tasse, et se trouvait ainsi décoré d’un petit chapeau de chocolat aux bords impeccablement ronds.

La conversation s’engagea, faite de petites choses de surface, des politesses appuyées, des banalités assumées, mais derrière le roucoulis léger, entrecoupé de rires de gorge, ils partageaient, à leur insu encore, quelque chose de plus subtilement délicat. Ils s’en aperçurent quasi ensemble, quand ils eurent de plus en plus de mal à tenir l’échange. Tous deux se turent en se souriant. La nuque leur piquait un peu, une boule, comme un chagrin doux, une émotion infiniment tendre, leur prenait la poitrine. Longuement ils se regardèrent, immobiles, tandis que le ravissement les gagnait. L’une emportait l’un qui emportait l’autre.

Ils se trouvèrent très beaux, séduisants, émouvants, attendrissants, ce qu’ils n’étaient pas plus que ça, au regard des gens qui peuplaient le café. Certains ne les virent même pas, encore moins les remarquèrent. Captifs l’un de l’autre, ils oublièrent le froid, le bruit des conversations, les rires des femmes et les exclamations des hommes qui faisaient leurs gommeux. Dans la tasse d’Odette le chocolat refroidissait. D’un geste machinal, du bout de sa cuillère, elle brisait la croute de crème qui coagulait et qu’elle léchait. Sans doute l’émotion qui l’envahissait, qu’elle cherchait inconsciemment à masquer. Sur sa lèvre supérieure, le chocolat dessina deux petites moustaches. Léon ne dit rien, mais il trouva cela charmant. Odette, le cœur serré par une émotion qu’elle n’avait jamais connue, était proche des larmes, elle s’excusa, prétextant un rendez-vous. Léon se dressa subitement alors qu’elle se levait, lui prit la main à la volée, la retourna, lui baisa la paume lèvres ouvertes. Odette rougit jusqu’aux racines, mais retira sa main doucement, un papillon lui chatouilla le ventre. Elle aima ça. Sur un rythme saccadé, d’une traite, sans respirer, il lui affirma qu’ils ne pouvaient pas ne pas se revoir. Il sentait bien qu’elle le savait. Il bafouillait de plus en plus, et les crocs de sa moustache avaient du mal à résister à la fougue brouillonne qu’il ne parvenait pas à dompter. La jeune femme, d’une voix claire qui l’étonna elle même, accepta. Le “oui” claironna, du moins le crut-elle, elle rosit, regarda à la ronde, personne ne bronchait, la volière, indifférente, continuait à piauler.

Le dimanche suivant ils se promenèrent longuement dans les rues, frigorifiés mais ravis de marcher d’un même pas. Des heures durant. A la tombée de la nuit, ils partagèrent un chocolat chaud en riant, échangeant leurs tasses, se donnant la becquée à la cuillère. Ils se quittèrent fébrilement. Les mains tendues, ils se séparèrent à reculons. Cela dura des mois. Un soir de juin, appuyés contre la rambarde d’un pont, ils échangèrent un long baiser, un baiser qui les dévorait intérieurement depuis des mois. Le lendemain les crieurs de journaux aboyaient l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand. Léon comprit que la guerre ne tarderait pas.

L’été arriva à toute allure, ils se baisaient tous les jours, partout à petits bécots tendres, furtifs, piquants. Parfois le désir était si fort qu’ils forniquaient par bouches interposées, à coups de grandes galoches appuyées, ou de très longs patins dévastateurs, mais ils ne franchirent jamais le Rubicon. Malgré le désir qui les rongeait, jamais ils ne purent s’aimer peau à peau. La jeune femme habitait encore chez ses parents, et Léon, bien que plus âgé, tenait à ce que les choses se fassent selon les règles, et ce faisant, se montrait plus respectueux qu’un nonce apostolique.

Juillet passa comme une flèche. Le trois août, l’Allemagne déclara la guerre, Léon était déjà mobilisé depuis le premier. Emberlificoté dans son uniforme garance et bleu horizon, il parvint à s’échapper un peu le deux au soir, le temps de passer une heure avec Odette, à l’abri d’un mur, à cent mètres de la caserne. Ils restèrent enlacés et balbutiants tout ce temps-là. Odette pleurait sans un sanglot, à larmes continues, ça ruisselait sur son visage comme s’il pleuvait à grandes eaux. Léon, blanc comme amidon, semblait avoir saigné deux jours durant, tant son visage était blême, il avait perdu de sa superbe, et les crocs de sa moustache, qui s’étaient affaissés, lui donnait un air de phoque malade.

La nuit de tous les malheurs tomba comme une faux. C’était un soir de lune noire, Paris était muette, les chats avaient déserté les gouttières. Odette ne dormit pas. Le lendemain à la gare, elle regarda, à demi étouffée par la foule, les volutes de fumée, noires et épaisses qui saluèrent lugubrement le départ du train pour le front. La foule compacte applaudissait, agitait des drapeaux tricolores, Mais Odette, le visage figé, les yeux creusés par le chagrin, ballottée par le peuple à la joie, cherchait désespérément, entre les voilettes et les chapeaux qui roulaient et tanguaient comme une houle démente, ne serait-ce qu’un tout petit bout du visage de son amour en partance.

Tous les jours, elle quittait sa chambrette du quinzième – elle avait quitté le logis de ses parents depuis quelques mois maintenant -, et traversait la Seine vers l’atelier de couture où elle faisait la petite main, à l’entrée du seizième arrondissement. Tous les jours, sur le pont des Mirages , elle s’arrêtait un instant. Les mains crispées sur la rambarde de ses souvenirs, elle parlait à voix basse les yeux fermés, la tête baissée, au coin de ses yeux une petite larme perlait souvent. Tous les jours en passant, elle confiait sa tristesse, son manque aussi, à la statue qui jouait de la trompette au pied de l’une des arches du pont. Elle croyait dur comme fer que son message s’envolerait, là-bas, loin, jusqu’au front.

En septembre 1914, Léon fut envoyé dans la Marne. Le doux Léon fut bien vite déniaisé et grelotta de peur à la première rafale. Le tremblement s’installa, et ne le quitta plus. Alors, à chaque repas, il buvait goulument à la gourde de gnôle que ses camarades faisaient circuler dans les rangs. En avril 1915 il partit à Ypres sous les gaz, en février 1915 ce fut Verdun qui l’enterra dans ses tranchées, il continua à suçoter la gourde avant chaque offensive. La nuit aussi, enveloppé dans sa couverture crasseuse, les pieds gelés, il tétait convulsivement le bidon d’alcool à brûler qu’il prenait soin de remplir au matin. L’alcool dur lui fouettait les sangs, il finissait par s’endormir sous le regard radieux d’Odette et courait avec elle dans les rues de Paris. En mai 1917, il atterrit au Chemin des Dames, le regard hébété et la carcasse amaigrie. Le fer continuait à pleuvoir jour et nuit. quarante neufs mutins furent fusillés le 4, Léon, abruti par la bistouille, obéissait comme un automate. Il tremblait tellement qu’il n’arrivait plus à écrire. Odette reçu une fois de ses nouvelles, en mai 1915. Trois mots griffonnés au crayon de bois sur un mauvais papier. Elle ne réussit à en déchiffrer que quelques bribes, son prénom, et le mot amour amputé de son “u”. C’est du moins ce qu’elle comprit.

Le 8 mai 1917, le sifflet du petit lieutenant au regard triste retentit dès l’aube. Léon, complètement confit dans son jus, l’échelle à peine franchie, fut découpé par une rafale de mitrailleuse. Il ne sut jamais qu’il était mort. Son corps, encore chaud, tomba dans la boue. Son torse, tranché à la taille, ne tenait plus à son bassin que par le dos de sa vareuse. La terre avala son sang.

Ces années durant, le samedi matin, Odette achetait au poulbot qui se tenait à l’entrée du pont un petit bouquet de fleurs qui lui faisait la semaine. Tous les jours elle s’appuyait un moment à la rambarde de fer. Après avoir murmuré son message d’amour à la trompette de la statue vert de gris, elle confiait au courant une fleur et se persuadait que Léon la cueillerait en souriant, au loin, quelque part sur le front.

Le 10 novembre 1917, elle apprit la mort héroïque de Léon, tombé comme un brave en défendant la patrie. Le lendemain matin, au milieu des parisiens en liesse, elle posa longuement ses mains, à l’exact endroit du garde fou où Léon, se souvenait elle, crochait les siennes. Puis elle enjamba la balustrade du pont des Mirages envolés, et sauta dans le fleuve. Sa grande jupe violette s’ouvrit comme une fleur au printemps, les passants eurent le juste temps de voir faseyer son jupon blanc. Elle coula à pic dans le flot protecteur.

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