DIANE ET AGAMEMNON.

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Gustave Moreau. Galatéa.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Nul n’a jamais su comment ils s’étaient retrouvés enfermés dans cet espace surchauffé. Pas même eux deux.

Ils ouvrirent les yeux au même instant, nus comme au premier jour, allongés, non loin l’un de l’autre, dans une chaleur humide qui leur luisait la peau. Le regard noir de Agamemnon rencontra les aigues marines de Diane. Elles brillaient d’un feu ardent, on eût pu croire que le feu de la toison touffue, qui l’embellissait de la tête jusqu’aux épaules, se reflétait jusque dans ses yeux. Et les aigues marines de Diane scrutèrent le puits sombre des yeux de Agamemnon. Regard noir, si enténébré, qu’elle ne distingua pas l’iris de la pupille. Elle frissonna.

Le boa constrictor qui s’était enroulé autour d’elle, des chevilles à la gorge, l’adornait toute entière d’un tissu d’écailles vivantes, ondulantes, qui lui faisait parure d’automne, sable, parsemée de lacis d’ivoire vieilli et de chocolat noir. La tête du serpent aux yeux clos s’était nichée dans le cou de la jeune femme, jusque dans l’épaisseur odorante de sa broussaille bouclée. Elle ne parut pas étonnée. Pourtant elle fut surprise, et sa main tressaillit quand elle se posa sur la peau froide du reptile. Agamemnon, sidéré par le spectacle, étrange, émouvant et si beau, de cette splendeur blanche et rouge dans son brocart vivant, en oubliait de respirer.

Diane observait cet homme robuste, à la carnation bistre, dont les rares zones de peau visibles étaient recouvertes d’un velours de poils couleur charbon, drus, lustrés, un peu inquiétants, comme si l’homme était lentement infesté de l’intérieur par les eaux montantes de la mort. Le corps fauve, tacheté de fleurs de fourrure couleur palissandre, d’un jaguar alangui, reposait en travers de ses hanches, dans sa gueule entrouverte le félin tenait le poignet droit de l’homme, sans le serrer vraiment. Ses crocs blancs, comme deux aiguilles d’ivoire ancien, brasillaient sous la lumière irradiante qui semblait surgir d’un ciel dissout dans la substance des choses. Le bout de sa langue humide pendait entre ses dents aiguës, comme un pétale de rose embrumé d’aiguail au petit matin d’un automne rêvé.

Leurs regards ne se quittaient pas, se reconnaissaient croyaient-ils, mais sans s’être jamais vus. Le monde organique s’éveilla doucement, des oiseaux pépiaient, criaillaient, roucoulaient dans les feuillages… des feulements rauques glissaient au ras du sol, invisible tant il disparaissait sous d’épaisses couches de roches dures, de branchages, de feuilles et d’humus. D’étranges chuintements gras sourdaient, des cliquetis, des craquements, des bruits inconnus arrivaient de toutes parts. Lentement ils sortirent de leur engourdissement.

Diane se demandait ce qu’elle faisait là, dans cet appareil, elle ne se souvenait de rien sauf de son prénom.

Pourtant, la veille, à la tombée de la nuit, elle courait en bord de Tamise. Du casque collé à ses oreilles coulait une musique forte, violente et rythmée, un rock à rendre sourd, un ouragan sonore qui roulait dans ses veines et cadençait sa course. Courir à perdre haleine, courir pour se débarrasser un temps du stress de sa vie de femme très affairée, solitaire et cruelle. En rentrant elle s’était longuement douchée, séchée, crémée, parfumée, avant de se glisser entre ses draps de soie, dans son grand lit de bois précieux, au fond de son loft, quelque part dans un quartier huppé de Londres. Demain très tôt, pensa-t-elle, dans son bureau haut perché, la finance internationale l’avalerait à nouveau. Elle prit un somnifère, suivi d’un grand verre d’eau.

Agamemnon regardait de tous côtés, perplexe il réfléchissait, cherchait dans son souvenir, mais rien ne remontait à sa mémoire, il ne se recordait plus de rien, excepté son prénom. Sous ses yeux clos, de grandes étendues de couleur blanche, molles, lisses, sans limites ni aspérités, informes, angoissantes, défilaient lentement.

Pourtant, la veille, le chef des Achéens contemplait pensivement les remparts de Troie qu’il attaquerait bientôt. Le ciel était noir comme les enfers, aucune étoile ne scintillait. Seul sous sa tente, il songeait à Clytemnestre, à ses trois filles, à Iphigénie surtout qu’il avait failli devoir immoler pour calmer la colère de la déesse Artémis. Mais au moment du sacrifice, Artémis, calmée, avait remplacé la jeune vierge par une biche.

Le grand roi s’allongea sous les épaisses fourrures, il soupira et ses yeux se fermèrent. Demain l’assaut serait rude.

Leurs cœurs battaient comme des purs-sangs affolés, ils respiraient comme des forges attisées par le grand vent des terreurs immémoriales, ils se regardaient, sidérés, incrédules, ne sachant plus qui ils étaient, ce qu’ils faisaient là, nus et sans défense, et quel était ce lieu étrange, touffu, dense, humide et chaud, oppressant, illuminé par cette lueur invisible qui ne faisait pas d’ombre ? Autour d’eux, une forêt épaisse, des arbres gigantesques autour desquels s’enroulaient des lianes torturées qui grimpaient, rampaient, s’accrochaient aux buissons, aux troncs, étalant de grandes feuilles dont la couleur verte allait du jade au Véronèse, en passant par l’anis, le sinople, l’olive et le bronze, des feuilles rondes, réticulées, des feuilles de toutes formes, de toutes tailles, mouillées, mates, brillantes, cirées, comme si toutes les forêts tropicales de la terre s’étaient rassemblées dans cet espace exotique. Ils avaient peine à se mouvoir, la végétation luxuriante semblait impénétrable dans ce royaume végétal aux limites indiscernables.

Les deux êtres avaient beau regarder de tous côtés, ils ne voyaient qu’une masse céladon au-dessus de leur tête, la canopée formait un nuage feuillu compact, insondable, et le ciel, qu’ils cherchaient désespérément, était invisible. Pourtant, il faisait jour autour d’eux comme en plein soleil ! Un son grave, profond, doux et velouté leur parvint, qui les calma. Pas une mélodie, non, quelque chose d’étrange et apaisant, comme une basse ostinato. C’était comme si la respiration paisible, chaude, réconfortante, de l’exubérante frondaison, distillait dans leurs veines, leurs esprits, et jusqu’au fond de leurs âmes inquiètes, la chaleur réconfortante du soleil disparu.

Alors le reptile et le jaguar disparurent dans la végétation. Diane et Agamemnon se rapprochèrent, leurs peaux collantes et palpitantes étaient à se toucher. Pourtant leur nudité ne les troublait pas, leurs mains se nouèrent, ils souriaient comme seuls peuvent sourire ceux qui ont oublié leur ego.

Alors ils perdirent jusqu’à la perception de leurs limites corporelles. L’une et l’un se fondirent l’autre dans l’une. Une multitude de gros bourgeons dodus surgirent simultanément dans la verdure, éclatèrent, libérant profusion de fleurs multicolores et chatoyantes, délicates, fragiles, ou exubérantes, plantureuses, pulpeuses, charneuses, qui exhibaient leurs pétales versicolores, leurs habits chamarrés, leurs textures grasses ou poudreuses, leurs grâces bigarrées. La basse ostinato se tut. Lui succédèrent les eaux chaudes d’un Duduk Arménien à la voix de bronze miellé, dont les notes, rondes comme les hanches tremblantes des danseuses orientales, enturbannées aux sonorités liquides assourdies des tabla Indiennes, leur embrasèrent les os, les sangs, jusqu’à ravir leurs âmes.

Puis les embruns des mers anciennes, des fleuves et des rivières, l’odeur des fourrages, le musc des fauves et des savanes, des terres brûlées par le soleil, les parfums épicés des souks et des marchés, les essences de tous les continents, toutes les fragrances de la création, s’unirent aux beautés qui les entouraient. Ils crurent à ce moment toucher à la félicité absolue.

Entre eux un bloc de bois précieux, magnifiquement sculpté, se matérialisa, incrusté de bronze, d’or, d’éclats de lapis, de larmes d’obsidienne, d’éclairs de quartz rose, d’esquilles de malachite, un cube parfait, richement ouvragé, qui tournait sur lui-même. Au centre du chef-d’œuvre, derrière de fines parois de cristal, on apercevait une sphère creuse, taillée dans la masse, d’où rayonnait un chatoiement d’intensité variable qui passait par toutes les nuances de l’arc-en-ciel.

Enfin la scène pâlit, ce fut comme un mirage qui s’affaiblissait progressivement, quelque part entre les mondes perceptibles par les yeux de chairs, comme une scène inventée, un rêve inimaginé, un cauchemar, effrayant comme un chandelier d’argent noirci dans une crypte introuvable. Puis il y eut un grand bruit chuchoté, une implosion invaginée, un trou noir qui engloutissait tout ce qui n’avait peut-être pas été. Et les profondeurs infinies des espaces éternels réapparurent. Et les étoiles immobiles continuèrent leur ronde céleste. Les âmes explosèrent en milliards d’étincelles fulgurantes. Qui voyagèrent, invisibles, jusqu’à ce que …

Dans la douceur de ses draps, le corps de Diane frémit imperceptiblement, ses doigts se crispèrent, puis elle s’étira dans son sommeil finissant, sa main gauche remonta lentement de son ventre à sa bouche entrouverte, elle respirait maintenant comme un bébé qui tète en poussant de petits cris aigus. Une gerbe d’étincelles l’entoura.

Agamemnon avait rejeté la couverture loin au milieu du grand tapis qui rougissait le sol, Talia la servante l’avait aussitôt ramassée. Assise dans l’ombre au fond de la tente, elle le regardait dormir en serrant la fourrure contre son ventre. Cette nuit là, son roi, dont le repos était toujours agité, qui hurlait parfois, qui arrachait les draps au plus fort de ses cauchemars, lui, qui pleurait en criant le nom d’Iphigénie, cette nuit d’avant l’assaut, n’avait pas bougé. Allongé sur le dos, le corps détendu, il souriait. L’aube grisait, au-dessus des remparts de Troie, la lumière sourde du petit matin pointait. Talia, assoupie, ouvrit un œil quand Agamemnon se mit à hoqueter rapidement. Son corps tremblait, ses lèvres balbutiaient des sons crémeux qui éclataient en bulles moirées sur ses lèvres mouillées. Les flammes grasses des bougies mourantes perçaient encore un peu les ténèbres, une salve d’étincelles crépitantes jaillit en bouquet autour du lit, elles disparurent à l’instant où le premier rayon du soleil levant éclairait le visage du roi.

Diane traversait à grands pas la place immense qui conduit aux tours sinistres, elle avait dormi comme un plomb au bout d’une ligne. Et ce matin, le cœur chargé d’un espoir inhabituel, elle se demandait quelle pouvait bien être cette nostalgie sans nom qui lui chatouillait la conscience. Et cette chaleur douce qui réchauffait son ventre d’ordinaire si froid ? Elle pressa un peu plus le pas, les temps n’étaient, ni à la mélancolie, ni aux mollesses du cœur. Ses talons sonnaient la charge enivrante de la journée à venir.

Agamemnon décida de surseoir à l’assaut pour se consacrer aux dieux. Il demanda qu’on lui apportât des femmes, et pria à longs sanglots sur leurs ventres blancs. Une courtisane rousse à la peau d’albâtre demeura près de lui la journée entière, il s’employa à l’honorer régulièrement. Quand la nuit fut tombée, il sortit de sa tente, le camp brillait de mille feux, et sur les cuirasses polies des gardes qui l’encadraient les étoiles du ciel se reflétaient. L’une d’entre elles clignotait. le grand roi des Achéens frissonna malgré la chaleur accablante.

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