Littinéraires viniques » 2017 » février

ODETTE ET LÉON.

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Renoir. Danse à la ville. 1883.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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“Accordéonne moi” lui dit-elle.

Sa taille était si fine qu’il desserra son étreinte de peur de la briser, mais elle posa sa main sur la sienne, alors il la saisit plus vivement. Odette se cambra en souriant, à croire qu’elle s’offrait en ce dimanche de juin. Les bras ouverts, on eût pu imaginer sans peine un cygne délicat, d’autant que sa large robe blanche flottait autour de son corps gracile comme un léger plumage. Ils partirent à tourner, ils touchaient à peine le sol, les escarpins blancs et les vernis noirs s’entendaient à merveille. Léon relevait la tête, bombait le torse, sa chemise blanche le disputait à l’immaculé de la robe d’Odette, sa moustache noire en guidon de vélo tranchait sur son visage pâle en lame de couteau, son costume noir strict et près du corps le grandissait encore. Autant loin l’un de l’autre, sans être insignifiants, ils n’étaient rien moins que de physionomie agréable, autant quand ils étaient ensemble, et plus encore quand ils valsaient, ils s’embellissaient l’un l’autre.

En ce mois de Janvier 1914 il faisait un temps sibérien, glacial et sec. Le gel tenait la France entre ses serres acérées depuis Décembre. Le ciel de Paris était enfariné, les rues presque désertes, mais les cafés étaient pleins, les poêles à charbon ronronnaient, les salles froufroutantes sentaient le chocolat bouillant, la crème de lait et les gâteaux. Odette sirotait en soufflant sur la surface brûlante de son chocolat, avec des mines de minouche effarouchée. Ses lèvres fines grimaçaient sous la chaleur, mais elle avait tellement envie de sentir couler dans sa bouche le sucre de canne chaud mêlé à l’amertume du cacao, qu’elle trépignait presque. Elle avait posé son manchon sur la table. A gigoter ainsi, impatiente et gourmande, l’anneau tomba à terre sans qu’elle s’en aperçût. Elle avait le nez dans la tasse à savourer comme une chatte de concours, quand une voix interrompit sa régalade. Elle leva les yeux. Un grand échalas tenait son cylindre entre deux doigts, il souriait l’air satisfait derrière sa moustache en crocs luisante de cire. Elle le trouva dégingandé mais élégant. “C’est à vous ?” lui demanda t’il d’une voix charmeuse. Puis il éclata soudainement de rire. Odette, surprise, rougit. Alors il lui tendit un mouchoir blanc qu’il fit balancer au ras de son nez. Lequel nez avait trempé dans la tasse, et se trouvait ainsi décoré d’un petit chapeau de chocolat aux bords impeccablement ronds.

La conversation s’engagea, faite de petites choses de surface, des politesses appuyées, des banalités assumées, mais derrière le roucoulis léger, entrecoupé de rires de gorge, ils partageaient, à leur insu encore, quelque chose de plus subtilement délicat. Ils s’en aperçurent quasi ensemble, quand ils eurent de plus en plus de mal à tenir l’échange. Tous deux se turent en se souriant. La nuque leur piquait un peu, une boule, comme un chagrin doux, une émotion infiniment tendre, leur prenait la poitrine. Longuement ils se regardèrent, immobiles, tandis que le ravissement les gagnait. L’une emportait l’un qui emportait l’autre.

Ils se trouvèrent très beaux, séduisants, émouvants, attendrissants, ce qu’ils n’étaient pas plus que ça, au regard des gens qui peuplaient le café. Certains ne les virent même pas, encore moins les remarquèrent. Captifs l’un de l’autre, ils oublièrent le froid, le bruit des conversations, les rires des femmes et les exclamations des hommes qui faisaient leurs gommeux. Dans la tasse d’Odette le chocolat refroidissait. D’un geste machinal, du bout de sa cuillère, elle brisait la croute de crème qui coagulait et qu’elle léchait. Sans doute l’émotion qui l’envahissait, qu’elle cherchait inconsciemment à masquer. Sur sa lèvre supérieure, le chocolat dessina deux petites moustaches. Léon ne dit rien, mais il trouva cela charmant. Odette, le cœur serré par une émotion qu’elle n’avait jamais connue, était proche des larmes, elle s’excusa, prétextant un rendez-vous. Léon se dressa subitement alors qu’elle se levait, lui prit la main à la volée, la retourna, lui baisa la paume lèvres ouvertes. Odette rougit jusqu’aux racines, mais retira sa main doucement, un papillon lui chatouilla le ventre. Elle aima ça. Sur un rythme saccadé, d’une traite, sans respirer, il lui affirma qu’ils ne pouvaient pas ne pas se revoir. Il sentait bien qu’elle le savait. Il bafouillait de plus en plus, et les crocs de sa moustache avaient du mal à résister à la fougue brouillonne qu’il ne parvenait pas à dompter. La jeune femme, d’une voix claire qui l’étonna elle même, accepta. Le “oui” claironna, du moins le crut-elle, elle rosit, regarda à la ronde, personne ne bronchait, la volière, indifférente, continuait à piauler.

Le dimanche suivant ils se promenèrent longuement dans les rues, frigorifiés mais ravis de marcher d’un même pas. Des heures durant. A la tombée de la nuit, ils partagèrent un chocolat chaud en riant, échangeant leurs tasses, se donnant la becquée à la cuillère. Ils se quittèrent fébrilement. Les mains tendues, ils se séparèrent à reculons. Cela dura des mois. Un soir de juin, appuyés contre la rambarde d’un pont, ils échangèrent un long baiser, un baiser qui les dévorait intérieurement depuis des mois. Le lendemain les crieurs de journaux aboyaient l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand. Léon comprit que la guerre ne tarderait pas.

L’été arriva à toute allure, ils se baisaient tous les jours, partout à petits bécots tendres, furtifs, piquants. Parfois le désir était si fort qu’ils forniquaient par bouches interposées, à coups de grandes galoches appuyées, ou de très longs patins dévastateurs, mais ils ne franchirent jamais le Rubicon. Malgré le désir qui les rongeait, jamais ils ne purent s’aimer peau à peau. La jeune femme habitait encore chez ses parents, et Léon, bien que plus âgé, tenait à ce que les choses se fassent selon les règles, et ce faisant, se montrait plus respectueux qu’un nonce apostolique.

Juillet passa comme une flèche. Le trois août, l’Allemagne déclara la guerre, Léon était déjà mobilisé depuis le premier. Emberlificoté dans son uniforme garance et bleu horizon, il parvint à s’échapper un peu le deux au soir, le temps de passer une heure avec Odette, à l’abri d’un mur, à cent mètres de la caserne. Ils restèrent enlacés et balbutiants tout ce temps-là. Odette pleurait sans un sanglot, à larmes continues, ça ruisselait sur son visage comme s’il pleuvait à grandes eaux. Léon, blanc comme amidon, semblait avoir saigné deux jours durant, tant son visage était blême, il avait perdu de sa superbe, et les crocs de sa moustache, qui s’étaient affaissés, lui donnait un air de phoque malade.

La nuit de tous les malheurs tomba comme une faux. C’était un soir de lune noire, Paris était muette, les chats avaient déserté les gouttières. Odette ne dormit pas. Le lendemain à la gare, elle regarda, à demi étouffée par la foule, les volutes de fumée, noires et épaisses qui saluèrent lugubrement le départ du train pour le front. La foule compacte applaudissait, agitait des drapeaux tricolores, Mais Odette, le visage figé, les yeux creusés par le chagrin, ballottée par le peuple à la joie, cherchait désespérément, entre les voilettes et les chapeaux qui roulaient et tanguaient comme une houle démente, ne serait-ce qu’un tout petit bout du visage de son amour en partance.

Tous les jours, elle quittait sa chambrette du quinzième – elle avait quitté le logis de ses parents depuis quelques mois maintenant -, et traversait la Seine vers l’atelier de couture où elle faisait la petite main, à l’entrée du seizième arrondissement. Tous les jours, sur le pont des Mirages , elle s’arrêtait un instant. Les mains crispées sur la rambarde de ses souvenirs, elle parlait à voix basse les yeux fermés, la tête baissée, au coin de ses yeux une petite larme perlait souvent. Tous les jours en passant, elle confiait sa tristesse, son manque aussi, à la statue qui jouait de la trompette au pied de l’une des arches du pont. Elle croyait dur comme fer que son message s’envolerait, là-bas, loin, jusqu’au front.

En septembre 1914, Léon fut envoyé dans la Marne. Le doux Léon fut bien vite déniaisé et grelotta de peur à la première rafale. Le tremblement s’installa, et ne le quitta plus. Alors, à chaque repas, il buvait goulument à la gourde de gnôle que ses camarades faisaient circuler dans les rangs. En avril 1915 il partit à Ypres sous les gaz, en février 1915 ce fut Verdun qui l’enterra dans ses tranchées, il continua à suçoter la gourde avant chaque offensive. La nuit aussi, enveloppé dans sa couverture crasseuse, les pieds gelés, il tétait convulsivement le bidon d’alcool à brûler qu’il prenait soin de remplir au matin. L’alcool dur lui fouettait les sangs, il finissait par s’endormir sous le regard radieux d’Odette et courait avec elle dans les rues de Paris. En mai 1917, il atterrit au Chemin des Dames, le regard hébété et la carcasse amaigrie. Le fer continuait à pleuvoir jour et nuit. quarante neufs mutins furent fusillés le 4, Léon, abruti par la bistouille, obéissait comme un automate. Il tremblait tellement qu’il n’arrivait plus à écrire. Odette reçu une fois de ses nouvelles, en mai 1915. Trois mots griffonnés au crayon de bois sur un mauvais papier. Elle ne réussit à en déchiffrer que quelques bribes, son prénom, et le mot amour amputé de son “u”. C’est du moins ce qu’elle comprit.

Le 8 mai 1917, le sifflet du petit lieutenant au regard triste retentit dès l’aube. Léon, complètement confit dans son jus, l’échelle à peine franchie, fut découpé par une rafale de mitrailleuse. Il ne sut jamais qu’il était mort. Son corps, encore chaud, tomba dans la boue. Son torse, tranché à la taille, ne tenait plus à son bassin que par le dos de sa vareuse. La terre avala son sang.

Ces années durant, le samedi matin, Odette achetait au poulbot qui se tenait à l’entrée du pont un petit bouquet de fleurs qui lui faisait la semaine. Tous les jours elle s’appuyait un moment à la rambarde de fer. Après avoir murmuré son message d’amour à la trompette de la statue vert de gris, elle confiait au courant une fleur et se persuadait que Léon la cueillerait en souriant, au loin, quelque part sur le front.

Le 10 novembre 1917, elle apprit la mort héroïque de Léon, tombé comme un brave en défendant la patrie. Le lendemain matin, au milieu des parisiens en liesse, elle posa longuement ses mains, à l’exact endroit du garde fou où Léon, se souvenait elle, crochait les siennes. Puis elle enjamba la balustrade du pont des Mirages envolés, et sauta dans le fleuve. Sa grande jupe violette s’ouvrit comme une fleur au printemps, les passants eurent le juste temps de voir faseyer son jupon blanc. Elle coula à pic dans le flot protecteur.

UNE HIPPOPOTAME.

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La coquelippotame de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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C’est une grosse dame, Madame l’hippopotame,

On dirait un ballon qui flotte sur l’eau noire,

Une vieille danseuse qui aurait mal tourné,

Son tutu a craqué, on a du mal à croire

Qu’elle a virevolté sur les planches de Broadway.

Sous le soleil couchant, son cul, un gros tam-tam.

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Sa bouche, un nénuphar de taille démesurée,

Bâille quand elle émerge du lac Tanganyika.

Autour d’elle les grands mâles frétillent, quand ils voient

La belle bayadère et ses grands yeux dorés,

S’élever dans les airs et faire des entrechats,

Sa danse vaporeuse les met en  bel émoi.

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Le soleil au zénith, lui aussi est ravi,

Ses rayons rutilants se reflètent sur les eaux,

Sur les rives, tout autour, les animaux en fête

Font une longue ronde sous les ombres replètes,

Des stratus aériens et des lourds cumulos.

Les grands arbres se penchent et bruissent à l’envi.

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Puis le soir est tombé. Sur le velours des eaux

Des vaguelettes courtes se sont misent à ourler,

Sous la brise brûlante venue de la savane,

Un orage violent brusquement a grogné,

Une terrible pluie a noyé les troupeaux.

Les mâles ont entouré la belle courtisane.

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La dame est une gourmande, les costauds affutés,

Sous les assauts multiples, la donzelle a pleuré.

LA MUSIQUE A CESSÉ.

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Les abominations hypnotiques de La De.

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©Brigitte de Lanfranchi – Christian Bétourné. Tous droits réservés.

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L’as-tu vue ?

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La feuille de papier aux laitances cinglantes,

qui te nargue, lourde d’égarements à la dérive, je flotte le mors aux dents.

Nuque raide, neurones agonisants, leurs doigts gourds m’entourloupent,

où s’en vont les esquives, les miroirs tranchants, les soleils diffractés

bleus glacés aux rutilances monochromes ?

Esquisses déchirées. Flottent les ardeurs mortes nées sur les eaux

de mercure figé. Sidération brutale, le silence s’installe et la chatte

mauvaise a croqué tous les mots.

Pas de larmes à aiguiser au fil des têtes tranchées, de ventouses écaillées,

de cocons morts à visiter, plus de canaux serpentins vers les eaux taries

des deltas à l’instant disparus !

Palpitation lente du souvenir, indicible absence, silence putréfiant,

la toile lisse du sens absent a fini par gagner la soupente

des émotions claquemurées.

Dès l’aube des chiens courants

la musique a cessé sous l’os infranchissable de la boite à jamais close

des épaisseurs nocturnes, le balancement saccadé des hésitations cotonneuses

m’enveloppe d’incertitudes douces

et de parfums suaves.

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Abomination sulfureuse des extases frôlées dans le dédale

des impossibles.

What do you want to do ?

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ENTRE LES VIES.

L'œuvre, commandée par Étienne Chevalier à Jean Fouquet, fut exécutée vers 1450.  Ce diptyque est un concentré d'influences flamandes, italiennes et gothiques. Ainsi les détails du trône et de la couronne de la Vierge, le portrait d'Étienne

Fouquet 1450. Vierge à l’enfant entourée d’anges rouges.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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La mort survenait souvent la nuit. Bien sûr pas toujours, mais quand même. Personne n’a jamais su pourquoi, sauf peut-être l’enfant blond assis sur la branche droite de l’étoile.

Alors, après le dernier souffle, nul ne sait ce qu’il advient.

Les âmes disparaissent dans les abimes des mystères, pour reparaître, enfouies au tréfonds d’êtres nouveaux, enrichies par les vies qu’elles ont quittées, habillées de neuf. En silence elles palpitent, guident les nouvelles consciences, sans que celles-ci ne puissent même s’en douter.

La lune est blanche cette nuit. Pas blême, ni rousse, pas même gibbeuse. Les cieux, que les yeux de chair ne percent pas, sont de jais, d’encre noire, de basalte fondu. Un vent d’altitude souffle à découper les montagnes, mais sur terre nul ne le sent. Les rues de la ville sont désertes, au cœur de la nuit le froid sec est tombé. Alors le grand vent, le souffle surpuissant de l’exosphère, a lancé vers le sol  un peu de sa force surhumaine. La terre aime le vent, il lui nettoie la peau, lui caresse le ventre qu’elle a si rond, il la lave des miasmes humains, ces crasseux inconscients.

Asha la grande louve noire s’est matérialisée au centre de la ville, au pied d’une statue équestre. La grande place est figée, les lampadaires se sont éteints d’un coup quand elle est arrivée, le temps s’est arrêté. Sous sa pelisse de poils drus l’animal ne craint ni le vent ni le froid. Invisible aux regards des hommes pétrifiés par le temps interrompu, elle trottine le long des artères dépeuplées, nulle ombre ne la suit. C’est que la bête est morte il y a bien longtemps, là-bas, dans une grotte sèche de la montagne des Esprits entre les bras caressants de Tala l’indienne défigurée. Asha tourne, vire, d’une rue à l’autre, ses yeux de citrine percent les murs. Elle s’arrête parfois, on dirait qu’elle sourit, lève la tête, ses narines humides frémissent, puis elle reprend sa marche chaloupée. Asha sait où elle va. Elle ira s’allonger, langue pendante, sous cette fenêtre aux volets de bois blanc clos pour la nuit. Elle fermera les yeux, sa langue rouge dansera au rythme de son souffle. Appuyée contre le crépi du mur, elle ne bougera plus – on pourrait, mais nul ne peut la voir, la croire morte.

Le ciel est brillant comme il ne l’a jamais été, absolument pur, l’air nocturne est si cristallin que les étoiles sont plus grosses qu’à l’habitude. Elles brillent d’une lueur étrange, vibrent comme des diamants en plein soleil. Sur la branche de l’étoile polaire, le petit prince des âmes, les genoux serrés entre les bras, a rangé sa ligne. Penché à presque tomber il regarde Asha. Il hésite à sourire, l’instant est grave, il réfléchit un instant puis il comprend et se met à rire de bon cœur. Le conteur facétieux, ignorant des subtilités supérieures, écrit sans se soucier, il se moque bien de savoir que la grande  louve ne devrait rien avoir à faire ici, qu’un animal n’entre pas dans le grand cycle ! Mais le blondinet est joueur, il aime tout ce qui va dans le sens de l’amour. Asha poursuivra sa mission.

La louve s’est allongée, elle respire régulièrement, sa langue corail pend sur le côté droit de sa gueule, ses crocs luisent sous la lune écarquillée. Rien ne bouge alentour, la ville est engluée dans la gelée, épaisse mais invisible, du temps arrêté. Et dans ce pur suspens, cet espace hors dimensions, derrière les volets blancs de sa chambre noire, le conteur d’histoires dort comme une oreille sourde. Cela fait des jours qu’il n’a rien entendu, qu’aucune image ne lui est apparue, qu’aucune phrase ne lui a taraudé la conscience, ces phrases étranges qu’il ne construit pas, qui apparaissent comme ça, n’importe comment, n’importe où, ces phrases dénuées de sens immédiat qui s’imposent  à lui comme des nécessités auxquelles il ne peut échapper. Le plus souvent, c’est une courte phrase sibylline, une suite de mots, elle lui colle au cœur, à la peau, le perturbe. Il a souvent tenté de lui échapper ou alors de la modifier un peu, mais c’est impossible, les mots de cette phrase ne font qu’un, ils ne cèdent pas, font bloc, lui grattent les neurones, il ne pense plus qu’à ça. Alors il met plume à terre, biffe, barre, renie tous les efforts qu’il a faits. Le conteur est lâche, impatient de poursuivre l’histoire, il capitule, et cette foutue phrase ! Ces foutus mots ont le dernier mot, il les aligne. Alors la phrase crie victoire, se met à scintiller sur la page blanche de son écran, le conteur souffle, heureux il s’élance.

Cette nuit il n’en est rien, c’est Asha la messagère qui conduit la danse. Les images en foule percent les murs, glissent comme des eaux de couleur entre les mailles distendues du temps, des eaux tantôt brûlantes, parfois tièdes ou glacées s’introduisent silencieusement dans la chambre-refuge, rampent insidieusement sur le parquet de bois clair, s’enroulent autour des pieds du lit, éclatent en bouquets multicolores jusqu’au plafond, s’ordonnent, s’agencent, se mélangent, prennent sens, se tiennent par la main, font une ronde folle sur les murs noirs de la chambre endormie, puis, l’Ouroboros constitué, le serpent de la naissance, de la mort et de la renaissance, ondule sous la couette jusqu’au corps abandonné. De la louve allongée au pied du mur au conteur, les mystères interdits se diffusent, pénètrent le bonhomme, nourrissent son esprit. Et son âme enfouie se pâme.

Au dehors, le ciel est rouge sang, des espaces s’entrouvrent, en jaillissent, qui se tordent et s’emmêlent, des rubans multicolores, la passementerie des histoires humaines, le camaïeu des civilisations disparues, tous les états de la vie, des origines au plus lointains futurs, se rejoignent et s’unissent. La musique des sphères retentit. Cela dure l’éternité d’une poignée de secondes du temps humain.

Enfin, la louve se relève, hurle longuement. Elle tremble, se dilue lentement, les opales de feu de ses yeux pâlissent en dernier. Comme un mirage aux confins du désert, elle disparait. Le jour se lève, les fenêtres s’éclairent, la vie reprend son cours ordinaire sur la terre.

Le conteur s’est réveillé, son esprit, embrumé par les cauchemars de sa nuit qui n’en finissent pas de se dissoudre, s’éclaircit. Il s’est assis devant son clavier, ses doigts courent sur les touches, il est heureux, les images se télescopent sous ses paupières, il écrit.

“Lui” vient de mourir sous les crocs du lion dents de sabre affamé. Son âme grossière s’envole hors du temps, elle file comme une flèche d’or. La gorge éclatée par un fauve, l’âme de “Elle” l’a très vite rejointe. Toutes deux, côte à côte mais ignorante l’une de l’autre, se retrouvent dans l’inconnu de l’ailleurs. Là-bas, aux abords de la nurserie dans laquelle reposent des milliards de bébés dans leurs berceaux de bois précieux, entourés et choyés par une flopée de robots aux grandes ailes blanches emplumées, se dresse une espèce de grand cloître translucide aux fibres parcourues d’éclairs intermittents. Dans l’immense édifice blanc, nichées par couples, les âmes reposent, endormies. Sur chacun des duos, au chaud d’alvéoles dissemblables irrégulièrement disposées, veille un robot aux grandes ailes rouges empennées frémissantes. Entre ces sortes d’anges et les âmes, reliés par des filaments luminescents, se noue un dialogue silencieux qui peut durer le demi-temps d’un soupir de cil, ou plusieurs siècles de temps humain selon le travail nécessaire et l’âge des âmes. Plus elles sont vieilles, plus elles  ont vécu de vies, plus cela va “vite”. Pour les très jeunes âmes de “Elle et Lui”, le travail est immense. Guidées par les puissances aux ailes écarlates, elles vont devoir comprendre le sens de leur première vie. Dans leur alvéole-cocon, elles se débattent, passent du rouge d’andrinople au violet foncé, noircissent, durcissent par instant. Alors les génies se parent de teintes douces, se font gorge de tourterelle, ocre tendre, ambre clair, vert amande, ou rose de quinacridone velouté et apaisant. Les grands anges écarlates émettent aussi des guirlandes de sons, cristallins ou mats comme le bruit léger de la pluie sur l’étang, le souffle du vent d’été dans les feuilles des arbres au soleil couchant, les pleurs des fontaines au printemps, ou encore, quand les jeunes âmes colériques se rebellent à ne plus pouvoir rien entendre, les chérubins, dont la patience est infinie, prennent une couleur cuisse de nymphe, en susurrant à voix de velours la psalmodie assourdie des incarnations finissantes.

“Elle et Lui” travaillèrent cent siècles. Après qu’ils eurent accepté, compris leur première expérience cruelle, après qu’ils eurent décidé, en accord avec leur guide, du choix de leur prochaine vie, le réceptacle dans lequel ils reposaient s’éteignit. Le robot infatigable, aux grandes ailes rouges empennées, tour à tour, ange, puissance, génie ou chérubin, s’en est allé se poser sur le bord d’une autre couche. Il se penche.

Sur la branche droite de l’étoile polaire, le petit prince a levé ses yeux de pierres précieuses, il perce les profondeurs insondables, son regard prend la teinte claire du soleil levant, sourit, de son index droit jaillit une fontaine lumineuse. Dans la nurserie du bout des espaces, les âmes rassérénées de “Elle et lui” se glissent dans les corps boudinés de deux bébés endormis dans leurs berceaux de bois précieux. Bientôt, les robots aux grandes ailes blanches emplumées, déposeront Paul et Virginie sur le grand toboggan qui les enverra, très loin dans le temps, atterrir en douceur, très exactement le quatre vingt seizième jour du Simois de Lumen.

Le conteur aux yeux fatigués a mit le point final à son incompréhensible histoire. Il se lève et s’étire. Les yeux citrine de Asha la grande louve noire peinent à le quitter.