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BACH, OLIVIER ET LA TUNIQUE…

Odilon Redon. Tête de Christ au serpent.

 

Le seize Septembre 1953, sortait aux États Unis le premier film en Cinémascope de l’histoire du Cinéma…

«La Tunique» d’Henry Koster, le Péplum aux deux oscars, révélait au cinéphages le rouge velours de la Tunique du Christ crucifié sur les hauteurs du Golgotha. Deux cent ans plus tôt, Bach composait «La Passion selon Saint Jean» dont le chœur d’entrée rougeoie de toutes les douleurs échues, actuelles et à venir de l’Humanité en folie. Dans un abandon d’une profonde humilité, «Le Fils fait Homme» brûle tous les pêchés du Monde, expiant, comble de l’amour, les noirceurs humaines en se sacrifiant sur la Croix après avoir retiré ses actifs de cette p**** de banque Irlandaise, que Pierre qui finira Saint, lui avait conseillée. Vingt sept ans après «La Tunique», Lennon John mourrait, assassiné par un de ces ordinaires abrutis idolâtres qui traînent leurs navrantes impersonnalités au pied des podiums scintillants. Depuis lors, l’«Imagine» de l’utopiste myope s’est délité, les rêves de paix, de fraternité et autres foutaises, déclenchent de très saines crises de fou-rires, dans les corbeilles fleuries des bourses débordantes de vanité. Les nouveaux maîtres du monde sont d’habiles proctologues, aux longs doigts huilés.

La jeune femme, à l’entrée du cinéma, lui sourit, d’un de ces sourires dont la puberté fatale prive les hommes. Le meilleur de la femme se conjugue au temps de l’enfance. Le petit se faufile, musaraigne agile, frôlant pieds et jambes, le nez sur le nombril des spectateurs qui sagement font la queue, en rangs bien alignés. Dès qu’il aperçoit la dame, sa fée dominicale, rassuré, il plisse du nez – il sait qu’elle aime ça – découvrant une double rangée de dents folles, plantées en foule, trop grandes pour sa bouche d’enfant. Collé aux jambes gainées de nylon, il en caresse machinalement la surface fine, tendre et rêche à la fois, tandis que l’autre main agrippée aux hanches rondes de l’ouvreuse, il attend – traversé par une émotion douce qu’il ne comprend pas encore – d’être poussé, d’une tape tendre dans le dos, au cœur des ténèbres délicieuses de la salle. Sa place habituelle est souvent libre, au milieu du premier rang. Comme une petite souris agile, il grimpe sur la tranche du siège et ne bouge plus, les bras croisés comme à l’école. La salle, pleine comme œuf, de Pâques à Trinité, caquète, gazouille, en croches aigües, rassurantes et cacophoniques. Les rires perlés des femmes roulent en triolets cristallins sur le chœur de basse continue, que tiennent sans faillir les feutres gris anthracite, qui coiffent alors les hommes endimanchés. La tête levée, l’enfant peine à embrasser toute la largeur immaculée de l’écran qui palpite, opalescent, comme l’œil du merlan mort que maman fait trembler au coin de la cuisinière, dans l’eau écumante d’une casserole frémissante. Le soir, au fond du lit qu’il marque à peine de son poids d’oiseau fragile, il ferme les yeux, attendant que l’arc-en-ciel des couleurs mouvantes de ses souvenirs de l’après midi, surgisse de la pulpe lumineuse et fragile qui blanchit le revers de ses paupières closes. Les peurs immondes, les monstres gluants disparaissent alors, d’un coup, dans l’obscurité épaisse de la chambre tiède. Errol Flynn, l’éternel flibustier, ferraille avec Tyrone Power le Zorro de tous les Zorro. De belles femmes éplorées dont les peaux translucides palpitent sur la nacre de l’écran, se lamentent en les regardant. Toutes ont la main sur la bouche et les yeux remplis de larmes épaisses qui coulent en vagues chaudes.

Sans s’en douter, il découvre la jubilation qui est au bonheur ce que la fellation est à l’amour. Là-bas, dans le lointain inaccessible et proche, une femme qui n’est pas encore née, insouciante, passe à côté de sa vie.

Le dimanche à l’église, dans sa culotte courte de velours, il se pique aux épines du martyrisé d’ivoire qui saigne, hiératique, sur sa croix de faux bois. Marie, la Mère Céleste en robe bleue, Bernadette sous sa cape de bure châtaigne, et toutes les Saintes avec elles, s’animent, pour se mêler derrière l’Autel au combat des Pirates et des Indiens.

Plus tard, bien tard, il découvrira, expérience funeste, la passion dont il mourra.

De la même étrange façon, aux premières notes de Bach, l’Autel, le Grand Souffrant et sa cohorte d’Élues, l’écran, Errol, Tyrone et ses sbires, toutes ses peurs mystiques, comme tous ses ravissements de pellicule, courent en sarabande fantasque sur l’écran vif de sa mémoire dès qu’il ferme les yeux pendant la messe.

Étrangement cela revient quand dans la transparence de son verre, il retrouve la pourpre de la Tunique, cette couleur Bourgogne du cinémascope de son enfance.

Pour ce Mas Jullien 2002, la tunique inonde la robe de sa pourpre, chaude, veloutée, lumineuse. Les seuls et uniques Languedoc de ce millésime, je les avais dégustés – hors le Mas – en compagnie d’une doublette infernale, au pied du Pic Saint Loup. Abominable souvenir vert. Hic et nunc, en revanche, le nez, déjà, et c’est beaucoup, part dans les tours, dès qu’il se penche. Des effluves en profusion, fondues, qui donnent une impression d’apogée du vin. Il est là, accompli, et se donne. Une première note, goudronnée, ouvre le bal odorant. Ensuite, la cerise mûre, le thym, le ciste, la réglisse, apparaissent généreusement. En élégance. La garrigue est magnifiée par le fruit. Un nez de velours! Que le Languedoc peut, quand il est conduit par Olivier Jullien, être beau, subtil, racé. Deux jours de carafe ne l’épuisent pas. Stable, c’est le mot, avec beaucoup de classe. Une impression lactée à l’attaque qui laisse place au cassis puis à la myrtille et sa pointe d’acidité. À la messe des sens, le corps du vin transparaît au travers d’une matière conséquente, construite sur une foultitude de petits tanins réglissés et crayeux. Le vin s’étale, s’installe, et nul ne s’en plaindrait. La finale est à la hauteur. Longue, elle s’épuise lentement, en douceur et fraîcheur.

Je me dis alors, que sur un grand millésime du Mas, Jésus me serait apparu, en culotte de velours bien sûr, et Bach aurait déchaîné sa passion, loin, là-bas, dans mon cœur d’enfant…

«Celui qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égard, ni patience». René Char.

 

EITEMOMITISSAESTCONE.

LA CHATTE DE MON VOISIN…

 Bastet revisitée…

Sabatino lève la tête quand il monte l’escalier, à l’assaut, comme un vieil hussard flétri.

A se luxer les cervicales. «Hélicoïdal», ce mot lui vient à l’esprit, chaque fois qu’il pousse ses mollets maigres dans l’escalier. Ça l’envole, ça le met en lévitation, ça le charme, ça l’enchante, parfois même, ça lui donne une petite érection. Furtive, douce, intellectuelle… Marche après marche, il gravit son Golgotha, tous les jours, enfin, tous les soirs, en rentrant du boulot. Sa nuque raide le fait souffrir à chaque fois, mais tant pis, il lève quand même la caboche, stoïque comme un Épictète modeste, obsolète, ringard, hors course. Pas une Sophia à se mettre sous la dent, que dalle, le néant, la solitude, le soliloque, le sinistre vide couilles des soirs blêmes. Il bute régulièrement sur la troisième marche, fléchit sur ses quadriceps malingres, mais se redresse au prix d’un effort qui le mange. Sa nuque n’a pas ployé pour autant, hypnotisé qu’il est par l’axe de l’escalier, qui monte droit au sommet de l’immeuble, tandis que s’enroulent, en spirales parfaites, les cercles de métal aux airs penchés, striés d’escadrins, comme la flèche centrale d’un nautile fossile.

La perfection du colimaçon, l’enchante.

A sa façon, Sabatino est un céphalopode. Comme le nautile, il est solitaire, caparaçonné, il vit dans la chambre du haut, juste après que la dernière volée de marches lui ait mis le cœur dans la bouche, grande ouverte, respirant comme un aspirateur fou, la suée au front, et le dos trempé. La jambe tremblante, il agrippe la rambarde de ses doigts blancs et minces, et penché au dessus du vide, il repart à nouveau, tout là-bas, dans les Fidjis, tandis qu’il halète, le regard fixé sur l’axe de cuivre patiné qui plonge dans le vide, piqué de ses arcs de bois parfaitement ordonnés. Souvent, à ce moment de sa journée, il pense à sauter par dessus le garde-fou, vers l’Australie…. Remis de son chemin de croix, Sabatino glisse la clé dans la serrure, d’un mouvement doux, presque retenu. Derrière la porte, assise comme un culbuto sur son large cul, Jeannine, sa compagne, l’attend. Il fait silence avant d’ouvrir, histoire d’entendre le doux ronronnement de la bête, ce chant familier, quotidien, qui finit d’apaiser son mauvais cœur de poulet de batterie, martyrisé par la montée des degrés. Le pêne grince, comme le souvenir mortel qui le taraude nuits et jours. Chaque fois qu’il pousse le vieux battant de bois de la porte qui mène à son enfer paisible, il la voit la Jeannine, telle qu’elle était. Ses cheveux courts, son sourire d’amour tendre, la ligne gracieuse de ses hanches douces, ses cheveux en queue de canard, soyeuse mais drue, derrière sa nuque gracile, qu’il aimait plus que tout à pénétrer d’un doigt léger, pendant qu’elle lui parlait, ce babil doux qu’il n’écoutait pas, tant il dégustait, se repaissait, se roulant dans la houle de bonheur qui le submergeait à chaque fois.

A ce moment de la journée, ses yeux de chair défaillent et son troisième œil, celui des amours mortes, perce la matière dense de la réalité obtuse. Il croit léviter et touche au sanctuaire précieux des heures anciennes. Elle est là, tapie dans le temps arrêté, hologramme vibrant, vivante, la sorcière qui lui a lui vidé l’âme à tout jamais. Dans les rides tourmentées qui lui enfoncent les yeux, au coin de son orbite flasque et rougie, une grosse perle de phlegme, fragile comme un pleur honteux, ne roule pas. Puis le mirage récurrent se brouille, la matière reprend ses droits, l’amour de sa vie disparaît. Face à lui Jeannine la dodue, enroulée dans son épais manteau roux, rayé d’ivoire natif, le regarde fixement. Elle sait, elle a toujours su. Son œil vert mort d’amour comprend et cligne, complice. Un seul miaulement, bref et doux, venu du fond de son pelage, comme un reproche compréhensif, l’accueille. La chatte sait son malheur. Magnanime, elle lui pardonne son égoïsme aveugle, qui la voit si peu. Chatte n’est pas jalouse, elle est boule et muscles tendus à la fois, elle passe de l’extrême tension, au relâchement instantané. En une fraction de seconde. Jeannine est pleinement vivante, changeante comme un ciel sous le vent, simplement. L’instant d’après, elle est chairs apaisées bourdonnantes.

Sabatino s’écroule toujours d’un coup, pas comme le mur de Berlin. Il se liquéfie, sans plus de forces, dans le sofa verdâtre, qui l’absorbe comme une pieuvre décomposée, et sur lequel, toutes les traces de sa vie gluante s’étalent multicolores, depuis qu’il a déchiré tous les calendriers. Sur une caisse de bois retournée, sa montre, au verre brisé, disparaît sous une crasse, grasse de poussière et de vin séché. Son désespoir, constamment, l’écrase. Il pèse, lourd, froid, côtes rompues et désirs disparus. Réservoir vide, moteur éteint, culasse grippée. Derrière son visage de cire tourmentée, l’hébétude lui serre les os, comme l’eau d’un lac gelé. Alors Jeannine s’approche et le regarde, les jarrets ployés, la tête perdue dans la fourrure, attentive et patiente. Telle Bastet la discrète Egyptienne, elle est joie et chaleur constante, hiératique, éperdue. Sabatino bat furtivement des paupières, c’est le signe. Elle bondit souplement sur sa poitrine qu’elle recouvre largement, pattes écartées, museau enfoui comme pour un baiser, dans l’échancrure de la chemise, souillée par trop de chagrins, arrosés à s’arracher la vie. Jeannine est un kalanchoe vivant. Comme une éponge de fourrure aimante, elle absorbe et transmute les souffrances qui rongent la vie de son amour humain, elle est l’acide bienfaisant qui le délivre, le temps que le temps s’arrête, un peu. Il dort, entre parenthèses, muscles dénoués, apaisés. Son haleine puante agite les moustaches de Jeannine, comme un pet putride qui se serait trompé de chemin. La nuit absorbe la ville. Par la fenêtre, les battements électriques d’une enseigne qui bégaie en grésillant, strient le visage ivoirin de l’homme sidéré. La lame bleue, froide et têtue, arrache à ses yeux éblouis qui ne se ferment plus, une douleur irradiante qu’aucune larme ne vient plus calmer.

Puis la minette, rassasiée de nuages noirs, s’en va plus loin, libre, la queue ondulante, laissant sur la poitrine de Sabatino sa trace invisible. Le froid monte et submerge bientôt ce dernier îlot de tièdeur nourrissante. Alors viennent les raideurs craquantes et les saignements impromptus du corps en détresse. La mollesse le gagne, l’engourdit de ses charmes vénéneux, son corps affaibli se crispe, le forçant à se réfugier dans l’inexpugnable donjon de ses souvenirs immuables. Sabatino n’est plus qu’un corps mourant, au creux duquel, dans les profondeurs satinées d’au delà des apparences, brille encore, lumière infime, la mèche opiniâtre, rebelle et fragile, d’un espoir insensé.

Oui, il s’accroche de toute sa volonté restante, au mépris de la vie qui le fuit en rigoles écarlates, à la croyance impossible, au retour possible de l’amour de sa vie. Derrière la basane ivoirine de sa peau racornie, il respire, à petites goulées prudentes, immergé dans son âme recroquevillée, au fond, au fin fond de sa conscience intacte. La Charogne entropique le guette, prête à bondir, qui suppute un renoncement imminent. Mais il la connaît cette Garce goulue, cette Parque patiente, cette Camarde retorse; et son sourire, aux crocs jaunis par les viandes tuméfiées, qu’elle se complait à écraser, lentement, en bulles grasses, pour en faire jaillir les humeurs putrides dont elle aime à se gorger. Intérieurement (in petto, one more) Sabatino sourit. L’antidote, le jus de vie qui repoussera encore un peu, cette garce des ténèbres à l’affut, est prêt! Il est là, brillant du rouge incarnat des vignes, qui palpite à son côté. Le diamant pur du verre miraculeusement immaculé, contraste avec la sordidité ambiante. Une lumière bilieuse perce à peine la paroi souillée de l’unique ampoule, qui pend du plafond, comme un chancre à point. Par les fentes des fenêtres disjointes, un filet du blizzard glacial qui souffle en ce début décembre, joue avec la cloque phosphorescente qui balance au bout de son fil tordu, comme un pendu en loques à Montfaucon. Le halo conique de lumière cireuse dessine dans la robe du vin des arabesques délicates, qui mêlent aux ondulantes lueurs carmines, des grenats sombres, profonds comme le regard furieux d’une panthère en chausse-trape.

Un jour ancien, tout proche pourtant, il rencontrait J.P Charlot, impressionnant sumo vigneron, dans sa cave de Volnay. Lui, petit patachon vif-argent et l’imposant double-pattes, s’entendirent comme larrons, entre les bouteilles généreusement ouvertes. Jeannine, bouche bée, les écoutait ferrailler habilement, verbe haut et regards complices. Sur sa joue, tandis qu’il s’agitait, il sentait la chaleur douce de son regard noisette-pistache grillée. Tout cela surgit, entre deux secondes, du verre qui tremble convulsivement, au bout de sa senestre froncée. La vigueur et l’envie lui reviennent un peu, il se redresse, regarde le disque parfait du vin ridé par sa faiblesse, et ferme les yeux. L’effluence de pureté le frappe, ce fumet sans odeur qu’il a toujours recherché, et rarement rencontré dans les verres, est là. Oui, ce «parfum» inexistant, cette idée abstraite mais vivante, qui, de son aile si subtile, ordonne les fragrances à venir, les rassemble sans les mélanger, les fond «démocratiquement» dans un parfait équilibre olfactif, EST LÀ! Sous sa baguette invisible, montent en légions, touches de cerise au kirsch, arômes de fruits rouges en compote, senteurs de réglisse en bâton, fumets de poivres frais concassés. Petits bonheurs, furtifs, d’une rare intensité pourtant, comme si la vie lui ranimait l’esprit et lui rapetassait le coeur.

Au coin opposé de la pièce, Jeannine, en boule, extatique, sphinx rasséréné, ranime son basson profond.

Sabatino prend son temps, savoure ce moment – précieux comme le sourire si tendre dont elle l’enveloppait – qui anesthésie son inextinguible peine. Le sourire, qui étire ses lèvres, gomme les outrages de son visage ravagé, que le meilleur scalpel ne pourrait ragréer. Derrière ses paupières closes, brille l’éclat d’une joie. Dans le petit matin d’un été chaud d’antan, il glisse sa menotte dans la main chaude de son père… Enfin, ses lèvres accueillent le buvant du verre, qui tinte sur ses dents, tant sa main trémule. Une gorgée de ces jeunes «Épenots» roule, fraîche comme fruits de printemps, dévale la pente râpeuse de sa langue sêèhe, bute sur le fond de sa gorge et revient, comme un reflux gourmand, s’étaler et oindre son palais. La matière du Pommard 2008 s’ouvre et lâche ses fruits rouges en tresse, son cuir frais et sa jeunesse, puis enfle et lui emplit la bouche de tendresse liquide, comme si les forces telluriques, inondaient son corps flasque d’énergies bienfaisantes. Proches de Beaune, les Épenots sont enjôleurs… L’adolescence du vin, généreuse, l’emberlificote dans sa pureté élégante, sa tension, et sa force encore contenue.

À l’avalée, le vin glisse, soyeux, sur ses imperceptibles tannins lisses, et renvoie Sabatino à son Karma.

Le vin fait jouvence. Souvenir fugace, l’enfançon qu’il fut, pousse le bout d’un sourire…

Mais le verre vide, glisse, échappe à ses doigts morts, et se brise en miettes de diamants, sur le sol froid, tapissé d’immondices. La Faucheuse, au fond de la Géhenne, patiente, roucoule avec Dieu

ECAVEMONETICACODASNE.

L’AVATAR BOITEUX.

archange-gabriel-ohrid

Le bout de son soulier heurta le bord du trottoir, Mangemor, étonné, s’étala, il n’eut pas le temps d’amortir sa chute avec ses mains. Son crâne fit un bruit de coque de cacao brisée qui résonna dans le silence de la nuit, à faire fuir les matous en maraude. L’os mince de son temporal éclata en cent esquilles d’os aiguës et sa cervelle graissa le caniveau humide. Il mourut comme une ampoule qui s’éteint un soir d’orage. Le vieillard n’eut pas le temps de fêter le septième anniversaire de sa majorité et moins encore de pousser le dernier soupir ordinairement réservé à ceux qui trépassent. Car les élus se reconnaissent, entre autres, enfin pour celui qui voit plus loin que le bout de son cerveau épais, à cette étrange privation ; ils partent ainsi, sans mourir pour autant, avec au fond de leurs poumons le dernier souffle de vie, et dans leurs regards qui ne s’éteignent pas, toute la joie qui manque au monde.

Raymond Teulab, son père, était charpentier de marine, il passa sa vie à travailler dur sur les chantiers de Rochefort, taillant à longueur de jours, et de nuits parfois, d’énormes troncs de chênes royaux tirés des forêts de Tronçais. Un matin, le lendemain de la naissance de Mangemor, ce colosse aux longs cils recourbés et aux mains délicates, périt écrasé par le mât de bois lourd qu’il finissait de tailler, quand une élingue d’acier céda sous la bourrasque tempétueuse qui depuis deux jours montait la mer en neige. Pendant ce temps-là le nouveau né tétait distraitement sa mère, ce n’était pas un des ces affamés accrochés aux tétons, non, il suçotait à peine, le regard fixe et le corps détendu. Hortense avait beaucoup vécu avant de se ranger. Un soir des années vingt, cette ancienne égérie du Bahaus reconvertie aux soirées délirantes des Surréalistes alors au sommet de leurs recherches, rencontra affalé sur le zinc d’un bar mal famé, Raymond passablement ivre qui la renversa rudement sous une porte cochère. Elle jouit si fort sous le marteau roide du charpentier qu’elle ne le quitta plus. Sa vie changea du tout au tout. Amoureuse à la folie du polisseur, elle quitta les fulgurances des artistes, oublia en un tour les poètes qui l’adulaient et se mit au tricot, à la cuisine, voua son âme à son foyer, sans que cela ne la dérangeât jamais.

Une étrange maladie, rarissime, réapparut avec Mangemor, une maladie si singulière que la science même en ignorait l’existence. Elle n’apparut d’ailleurs que fort peu au cours des millénaires passés. Quelques érudits mystérieux, religieux extasiés, ésotéristes fumeux, cabalistes à kipas, et autres illuminés en lévitation, en parlèrent à mots cryptés dans leurs grimoires, mais nul ne les comprit. Cette maladie affecta déjà quelques êtres différents, et même d’autres entités, bien avant que l’espèce humaine s’en vienne pondre sur terre. Sans remonter à l’origine des temps – ce serait fastidieux – on peut dire que l’un des plus anciens infectés apparut au sixième siècle avant notre ère, puis un second plus médiatisé (sic) au début de l’ère chrétienne, un troisième au début du septième siècle enfin. Et d’autres aussi, très peu, disparus de la mémoire des hommes. De tous temps, ces fous extraordinaires marquèrent l’histoire qui le leur rendit bien mal. Mangemor dont personne ne se souvient, ni ne se souviendra, était pourtant de cette lignée de malades aux vibrations hautes que les nécessités ordinaires de la vie n’affectent pas. Cette inexplicable maladie submerge l’humanité de celui qu’elle élit, elle prend l’être tout entier, corps, âme, esprit, et seule ne subsiste que l’apparence qui le relie encore à ses supposés semblables. C’est ainsi que Mangemor, dans une ultime et violente contraction, fut expulsé du ventre de sa mère. Les yeux et la conscience grands ouverts, il se vit atterrir entre les mains de la sage femme bredouillante, et les niaiseries ordinaires débitées à voix crémeuse par la moustachue en blouse bleue le laissèrent impavide. Le garçon ne hurla pas comme le commun des nourrissons, il voyait parfaitement, et s’il l’avait voulu, il eût pu s’entretenir dans un langage parfait avec celles et ceux qui croyaient l’accueillir. Toutes ses facultés étaient complètement développées, il était en totale harmonie avec plus que la terre, le cosmos tout entier et toutes ses musiques, des plus dissonantes aux plus éthériques. C’est dire qu’il souffrirait toute sa vie, torturé qu’il serait par les hurlements de rage, les cris de colère, les orgasmes approximatifs, et les innombrables douleurs de toutes les existences ou autres formes de vie qui peuplent l’infini des possibles. Il ne pouvait rien dire – il le comprit d’emblée – ne rien laisser paraître et patiemment attendre d’avoir l’air d’avoir l’âge.

Très tôt on s’aperçut que l’enfant avait une jambe malingre, plus courte que l’autre, et son pied qui n’affichait que quatre orteils pointus aux ongles effilés en fit un boiteux. De complexion fragile et gracile, il aurait fait pitié si ce n’était son regard étrange qui ne cillait jamais, qui perçait les êtres jusqu’à l’âme sans qu’il eut besoin de le vouloir. Lui qui aurait dû vivre la vie d’un disgracieux moqué, tyrannisé par ses semblables, ne fut jamais importuné, pas même dans les cours des écoles. Il n’y fut pas roitelet non plus pour autant, mais les enfants, et même les petits délinquants des quartiers, jamais, mais vraiment jamais, ne le blessèrent, l’insultèrent ou l’importunèrent. Spontanément, sans savoir pourquoi, quand une dispute éclatait, il arrivait en traînant sa patte folle et les cris baissaient, les vibrations noires qui emmènent les âmes ordinaires à la violence, se dissipaient. Ceux qui savent entendre auraient pu percevoir les criaillements rageurs des diablotins qui se consumaient à son approche. La pluie se calmait quand il traversait péniblement les rues. Il passa sa vie, toute sa vie, hors d’eau, au cœur des hivers les plus rigoureux, les nuages faisaient trouée autour de lui et jamais l’eau du ciel ne le mouilla. Comble de miracle, tandis que tous étaient trempés jusqu’aux os, nul ne s’étonna jamais qu’il reste au sec, c’était comme si les consciences, voilées, ne voyaient plus les évidences. Une force étrange le possédait, ou plutôt l’habitait, qui le guidait sans cesse vers les terres de violence, vers les êtres en conflit. Les faibles, les victimes, les martyrs des préaux venaient vers lui, l’entouraient ou le suivaient, sans un mot, il n’y prêtait pas attention, il lui suffisait d’être là, silencieux pour que les âmes fussent rassérénées.

Sa mère ex-égérie des cercles poétiques déclamait à voix haute Aragon, Eluard, Desnos, Breton et autres flamboyants, à longueur de soirée. Lui, ses préférés étaient – il ne savait pourquoi – Rutebeuf et Villon, dont les vers tournaient en boucle, nuit et jour, sous l’os de son crâne de moineau. Bien sûr, il ne les avait jamais lus, mais leurs volées de mots lumineux lui étaient pourtant familières, comme si il les avait écrits lui-même. Sa mère et lui ne conversèrent jamais, mais Hortense l’aimait follement sans pour autant chercher à le protéger ou l’étouffer, elle se contentait de lui sourire dès qu’il apparaissait. Au plus fort de son amour, elle posait une main sur son cou, sans un mot. Elle lui vouait une adoration absolue proche de la dévotion. Dans ces moments là, rares mais précieux, il n’entendait plus les douleurs du monde, il se croyait, ou plutôt il voulait se croire comme les autres, rentré dans le rang. Mangemor ne brilla jamais à l’école, il restait invisible dans le creux du peloton, et n’apprenant rien, il obtenait néanmoins de ces résultats qui ne déclenchent pas les commentaires. De ce fait, il ne fut jamais jalousé. Dire qu’il était transparent n’est pas lui faire injure. Bien qu’il ressemblât, en pire, aux enfants puis aux hommes de son âge, il fut toute sa vie un être très à part.

Une nuit, il avait peut-être six ou sept ans, alors qu’il dormait malgré l’incessant tintamarre des folies humaines qui le traversaient, une voix, différente de celles qui l’assaillaient, résonna dans sa tête. Non, résonner n’est pas le mot car en fait elle était douce et aurait dû être inaudible tant le vacarme était assourdissant, pourtant il l’entendit plus clairement que toutes les autres. Dieu, mais il ne sut pas que c’était lui, lui parla. La voix lui dit : « Avatar du peule des avatars de Raphaël mon Archange bien aimé, tu seras le porte parole muet de mon Amour. L’esprit Saint est sur toi. Va, Sois et Soulage par ta présence et ton silence ». Ce fut tout, la voix ineffable se tut. Mangemor ne connut donc pas une destinée sublime et « médiatique » – le silence ne fait pas recette – , ce que Dieu – ou supposé tel – lui susurra dans le creux du cortex lui resta à jamais présent à l’esprit. Et Dieu ne lui parla plus jamais, de toute façon Dieu n’est pas du genre à se répéter. Aussi l’enfant grandit, apportant de-ci, de-là, soulagement silencieux – et temporaire – à ceux qu’il croisait. Comme il vibrait plus haut et bénéficiait d’une protection subtile, les cailloux, les coups de poings, les agressions en tous genres, tout comme la pluie ne le mouilla jamais, l’épargnèrent même dans les plus dangereuses circonstances. Un soir sous une tempête terrible, il avait peut-être douze ans, les cheminées, les tuiles, les arbres, tombaient des toits, des grêlons énormes comme des petits melons pleuvaient en grappes serrées du plus haut du ciel, détruisant tout sous leurs averses, Mangemor lui, à petits pas bancals, rentrait à la maison sans presser le pas, il sortait de l’école et le chemin à parcourir était long. Le vent soufflait plus fort que tous les dragons de l’enfer, une tuile cassée, coupante arriva sur lui, visant sa gorge de chardonneret, mais elle s’arrêta brutalement à quelque centimètres de son cou et se fracassa au sol. La rue n’était plus qu’un torrent boueux qui charriait des tonnes de détritus, pourtant, il marchait au sec, l’eau l’évitait mais personne ne s’en apercevait. Quand il poussa la porte du logis, il était aussi intact qu’un bout de bois au désert. Ce qui n’étonna pas Hortense, habituée qu’elle était, à cette étrange immunité dont son fils bénéficiait. La vieille muse des surréalistes, ne se posa jamais aucune question, tout compte fait cela ne lui paraissait guère plus extraordinaire que la pipe de Magritte ou la fontaine de Duchamp. Dieu qui fait bien les choses avait donné à Mangemor la génitrice qu’il lui fallait.

Mangemor grandit, traversant tous les dangers sans dommage, il allait toujours au pire, ne s’intéressait qu’aux malfrats en herbe et aux diablotins incarnés, spontanément, et toujours sans dire un mot d’apaisement, il fendait la foule des imprécateurs agglutinés, jusqu’au cœur des batailles. Et du haut de sa carcasse de deux sous, il approchait son corps meurtri des endiablés. En quelques secondes, l’air lourd et vicié des égrégores noirs était purifié et les enragés se calmaient, la foule se dispersait, Dieu souriait sous ses nuages. A l’école il poursuivait son train-train discret, en avançant sans faire de bruit. A dix huit ans, il se retrouva bachelier sans avoir eu à se fouler, puis il passa un concours qui l’envoya éduquer les rats des rues. Le lendemain de sa réussite, sa mère cassa sa pipe (sic), il n’eut pas de chagrin, il savait bien qu’elle irait au paisible bonheur une fois la porte des densités franchie. In petto, à l’instant où elle tomba en terre, il se murmura sans tristesse, « A la prochaine Malène … » car c’est ainsi qu’il l’avait surnommée, et chacun sait que les surnoms affectueux n’ont aucun sens pour le commun. Un soir d’hiver au fond d’un cul de sac plus obscur encore que les rues proches aux lampadaires éclatés, attiré par des geignements plus gémissants que ceux qui lui parvenaient de toutes parts, de ces geignements de douleur qu’il ne confondait plus depuis longtemps (c’est qu’il lui avait fallu bosser dur à affiner ses sens!) avec les hululements de plaisir plus gras, plus longs et plus sourds, il claudiqua sans se presser et se retrouva face à une brute aux chairs épaisses, tatoué jusqu’aux orteils, piqué de clous épais, d’épingles à nourrice, les oreilles distendues par de grosses rondelles de bois qui lui explosaient les lobes, les dents noires, blanches ou métalliques, un de ces animaux fraîchement débarqués sous enveloppe humaine, qui tabassait à coups de poings et de pieds, ivre d’alcool de came et de rage, une blondinette rachitique, aussi peinte et piquée d’inox que son bourreau. La pauvrette, tout aussi allumée que l’immonde barbare, saoulée de coups, plus saignante qu’un poulet égorgé, tressautait sous les godillots ferrés qui lui défonçaient l’abdomen. Il s’en fallut de peu qu’elle ne passât. Mangemor, qui en avait pourtant vu bien d’autres, effaré par le spectacle qu’il découvrait, s’approcha, ses yeux brillèrent un peu et le bestial arrêta de cogner. L’égrégore invisible attiré par la violence était particulièrement épais, truffé de succubes, d’incubes, de boufres, de boucs nains, de cabrouets, de légions noires aux vibrations méphitiques que la férocité de la scène excitait à mort. Cette petite femme de balsa fragile émut le banban. Un avatar n’a pas d’émotion, hors l’adoration du divin ! Alors le branlant, en un tour de ciel se retrouva vibrant moyen comme le dernier des hommes. Un diablotin futé, profitant de l’aubaine, mordit Mangemor au mollet. Gagné par le venin du diable, tout comme l’aurait fait un homme ordinaire, il bondit et frappa à son tour le bestiau tatoué. Le rustre ne répliqua pas, bras ballants, il fut instantanément débranché, cloué sur place. Le diablotin, au contact des hautes vibrations régénérées par l’attaque, s’était désintégré, mais il avait eu le temps, la seconde qu’il fallait pour tromper le bancroche … Mangemor, surprit de s’être laissé ainsi contaminer par un démon de quatre vingt dix neuvième catégorie, n’en fit pas un plat – pas de quoi fouetter une hostie – , il se pencha sur la petite ensanglantée.

Dieu, oui celui des anciens – testaments et autres duretés – n’apprécia pas du tout qu’un avatar, fut-il de Raphaël le Grand, se laissât ainsi approcher par un démon de rien et se conduise comme le dernier des homoncules ! Jamais un avatar n’avait ainsi failli à sa mission. Quelqu’un à qui Dieu avait prit la peine de parler ne pouvait oublier, et se laisser ainsi émouvoir par la première traînée ! Quand Dieu s’est penché sur toi, c’est gravé à jamais, du reptilien au cortex c’est pyrogravé profond !! Il faut un sacré toupet pour oser oublier, ne fusse qu’un instant ! Aussi Dieu qui ne manque pas d’humour punit derechef Mangemor. En lui envoyant une traînée diarrhéique subite qui lui brûla les entrailles. Il dégusta, lui qui jamais n’avait connu la moindre douleur, comme un damné aux enfers de Dante. Les spasmes furent brefs mais intenses. Le boiteux céleste endura, ce qui ne l’empêcha pas de soigner aux petits oignons la petite éplorée. Instantanément tombé en folie d’amour, il l’épousa deux mois plus tard, Dieu ne se manifesta point, très occupé qu’il était par d’effroyables événements dans une galaxie lointaine. Mangemor ne tournait plus très rond depuis l’épisode du diablotin, il voulut un enfant ordinaire, délivré des contraintes « avatariennes » , alors, oubliant que c’est YHWH qui décide, il se mit à l’ouvrage sans jamais faiblir. Crochemouille, c’était le nom de la petite, au contact de l’avatar de seconde catégorie, s’était complètement métamorphosée ; oubliées les substances, les clous et les piercings, ne subsistaient que les tatouages sous lesquels – ils la couvraient du haut en bas -, battait un petit cœur ressuscité au contact des vibrations hautes. Mais l’avatar eut beau éjaculer comme un beau diable, remettant cent fois le métier sur l’ouvrage, il ne s’accordait que peu de repos, sa semence faite de poussière d’étoiles ne l’engrossa jamais.

Dieu veillait au grain ! N’est-il pas le seul Père impérieux de tous les avatars possibles, dans les siècles des siècles … ? Certes Mangemor n’était pas tout à fait au bout de ses peines, ce séjour sur terre était supposé être le dernier, il n’était pas encore parfait et ses petites sautes vibratoires l’attestaient. La fin du chemin est toujours le moment le plus difficile, et solder ses comptes se serait pas de tout repos. Alors peut-être, à condition d’y parvenir, serait-il définitivement délivré de l’incarnation, libéré des contingences, et appelé à une destinée d’avatar de première catégorie. Mais tout cela n’était pas encore tout à fait clair pour lui, l’ego résistait, s’accrochait, ne voulant pas périr. Voilà pourquoi le pauvret qui percevait encore un peu son nombril faiblissait parfois, retombant dans les désirs des humains ordinaires. Crochemouille se lassa vite de son incapacité à la fertiliser, elle se remit à traîner dans les coins sombres, loin de lui elle fut reprise par ses errements passés. Un beau soir, elle ne rentra pas, elle s’enfuit avec un routard à clébard. Mangemor ne la reverrait jamais. Karma, karma quand tu nous tiens ! Le fluet en fut affecté, mais le destin le tenait entre ses crochets, protégé par la lumière qui l’habitait il continua son œuvre silencieuse. Hélas ces événements, encore une facétie du sort, l’avaient affaibli, il lui arrivait d’avoir des baisses de vibrato, dans ces moments là il n’entendait plus les bruits du monde, cela le reposait un peu, mais en contrepartie, ignorant qu’il était des causes profondes de ces parenthèses de silence, dès qu’il s’approchait des sauvages dont il avait la charge, la petite allumette prenait de grosses dérouillées qui l’envoyaient régulièrement aux urgences dont il devint un familier. Quand ses vibrations remontaient, les brutos lui mangeaient l’herbe dans la main. Le bancal se méfiait maintenant et restait à distance un bon moment, s’assurait qu’ils commencent à ramollir avant de s’approcher d’eux franchement. Mais il arrivait que son pouvoir faiblisse d’un coup, alors, si par inadvertance il n’avait pas prit soin de se remplir les poches de cachetons, de beuh ou de poudre de perlimpinpin pour les amadouer, il était bon pour une séance de punching-ball dont il sortait en sang. Les infirmières des urgences, apitoyées par sa douceur – il ne se plaignait jamais – étaient aux petits soins. Parfois même elles entrebâillaient un peu leur blouse pour que la vue de leurs rondeurs lui donne un peu de bonheur. Mais la plupart du temps, Mangemor avait les paupières tellement gonflées qu’il n’y voyait plus guère. Depuis le départ de Crochemouille, les charmes des femmes le laissaient de bois, il allait sans cesse, cherchant les lieux les plus glauques, risquant une fois sur trois sa peau, c’était bien ce que le ciel voulait, la tête baissée, résigné, il mangeait les restes de son karma, sans mot dire. Mangemor ne priait jamais, son âme s’en chargeait, il l’entendait nuit et jour qui psalmodiait à la gloire du Divin et de sa famille. Oui, à la différence des autres humains, lui qui ne l’était plus tout à fait, avait une conscience claire de tous les corps dont il était l’union. Certes, il était « un » mais il sentait très nettement en « lui » la présence et le travail incessant de tous les états subtils dont les humanoïdes aux sens épais, ignorent l’existence. Autant le monde hurlait en lui nuits et jours, autant il percevait son être comme une conjonction en action constante, autant il vivait au quotidien dans une solitude totale. Qui l’indifférait. La nuit il parlait aux cellules de son corps, il les remerciait de travailler à le porter au sein de l’épaisse matière, et les petites étoiles de vie lui répondaient, chantaient jusqu’au plus profond de ses entrailles et œuvraient plus vite encore à réparer les terribles dégâts qu’elles enduraient à chaque monumentale rouste qu’il prenait. Aux urgences, les médecins s’étonnaient de le voir se reconstruire aussi vite, lui si frêle, si maladif, ils n’en revenaient pas de le voir en deux jours remis à neuf. Certains, sous le manteau, laissaient entendre qu’il aurait déjà dû mourir plusieurs fois. Un soir, une ambulance le déchargea en charpie, lardé d’une dizaine de coups de couteaux, le visage en bouillie après qu’une dizaine de dealers enragés l’eurent écrabouillé à coups de poing américain. Cette nuit là, on cru qu’il ne s’en relèverait pas, pourtant au bout d’une semaine, il sortait de l’hôpital, encore un peu faible, encore un peu boursouflé, mais presque complètement cicatrisé.

La vie d’un avatar, n’en déplaise aux croyants aveugles, n’est pas rose bonbon ! Nul ne sait combien les anges ont souffert avant d’atteindre la cinquième branche du chandelier ! Mangemor trinquait, il sentait bien, sans en avoir la certitude pour autant, qu’il n’était plus très loin du dernier tourment. Le temps passait, son corps maintes fois brutalisé, couturé de cicatrices serpentines, ressemblait au patchwork des ses innombrables incarnations. Cousue, décousue, recousue, sa peau semblait faite de mille fragments aux couleurs juxtaposées comme sur la palette vivante d’un impressionniste fou. Quand il se voyait, nu dans son miroir, sous la lumière chiche du petit matin, il lui arrivait de se faire presque peur. Mais au fond de son être, son âme priait sans discontinuer. Et la perception assourdie qu’il en avait le rassurait un peu.

Il fut mis à la retraite sans l’avoir demandé, l’état civil le prétendait hors d’âge, mais cela n’arrêta pas ses ardeurs, il continua son travail sans mot dire et personne ne s’aperçut de son départ.

Longtemps après, un soir qu’il mangeait son pain, il reconnut la voix sourde qui lui souffla doucement, «  il est temps que tu reviennes … ». Mangemor sourit, les vents tièdes des siècles à venir soufflèrent doucement dans la pénombre de la nuit tombante. Alors il se leva, prit sa poubelle, en noua méticuleusement l’ouverture et descendit quatre à quatre les marches qui menaient à la rue …

LE NIL EN GOUTTES D’OR…

«Cette roue sous laquelle nous tournons

Est pareille à une lanterne magique.

Le soleil est la lampe; le monde l’écran;

Nous sommes les images qui passent.»

Rubaiyiat of Omar khayyâm.

Amonnakht.

Aussi brutalement que s’abat le faucon, la nuit tomba sur Deir El-Médineh. Amonnakht regagnait sa maison à petits pas rapides. Il était épuisé par sa longue journée. Amenhotep 1er commandait que l’on construise son tombeau. Le fils d’Amon-Ré avait parlé, il fallait que l’Égypte s’empresse de le satisfaire pensait-il, tout en se protégeant du vent de sable qui montait en courtes rafales cinglantes. Le désir de Pharaon avait suivi les méandres complexes d’une administration que nul n’était en mesure de comprendre. Osiris peut-être, se dit l’artisan en souriant intérieurement. Hors les Dieux omniscients, personne ne lui expliquerait jamais comment l’ordre Royal était arrivé jusqu’à lui. Il ne comprenait toujours pas, lui qui n’était rien qu’un petit artisan… Certes il était apprécié de tous. La précision de son travail et l’originalité de ses plans étaient connus aux alentours et jusqu’à Thèbes, mais Pharaon !!! On disait que le Roi était faible, que sa santé déclinait. Il fallait que tout soit prêt à temps. Deux fois déjà il avait du faire abattre l’édifice, qui sortait pourtant de terre d’une bonne brasse. On avait soudoyé ses chefs d’équipe en leur vendant un mauvais sable sans qu’il ne s’en aperçoive, pire les fondations avaient été tronquées!!! Le problème était là, les hommes n’étaient pas fiables. Amonnakht referma la porte sur sa solitude inquiète. Il s’allongea sur le battant de cèdre qui supportait sa couche. L’odeur parfumée du bois l’emporta dans ses vignes du delta. Il ne dormait ni n’était éveillé. Son âme nostalgique filait à la vitesse d’un rapace en chasse par delà villages et déserts. Les vignes apparurent irradiées par le bronze en fusion de Ré. L’astre divin plongeait déjà dans les eaux sombres du fleuve sacré et faisait naître sur les ondulations de l’eau de longues flammes qui roulaient, rafraîchies par la brise marine puis s’en venaient mourir dans les tiges serrées des massifs de papyrus. L’air sonnait de leurs chants crissants. Amonnakht soupira, ses muscles se dénouèrent tandis qu’il caressait du bout de l’index le grain gonflé de vie d’un raisin. Dans l’obscurité de la cave les jarres alignaient leurs cols effilés le long des murs de terre sèche. Son nom et celui de sa vigne étaient gravés dans l’argile cuite de chacune des amphores. Les jus, aiguisés par le mélange d’épices dont il gardait précieusement le secret, régaleraient sous peu les palais précieux de Pharaons et de sa cour. Demain serait un autre jour.

Il s’endormit sur son bonheur fragile.

Jean de Salerne.

Ce jour de l’an neuf cent trente huit, Jean rencontra Odon de Lagéry à Rome et sut que tôt ou tard il le suivrait à Cluny. En ces temps là pourtant, les voyages étaient longs, rares et harassants. Leur rencontre, il le croyait fermement, Dieu l’avait voulue… L’abbaye de Cluny n’avait alors qu’une trentaine d’années. C’est en débouchant du dernier virage au sortir de la forêt, que Jean l’aperçut au fond de la vallée noire. Les douze moines de la première heure, emmenés par Bernon l’abbé fondateur, avaient bellement et durement travaillé, édifiant cette abbatiale sur les terres du généreux Guillaume III d’Aquitaine dit «Le Pieux». La petite abbaye était un pur joyau Roman. D’emblée Jean avait voué une sainte admiration à Odon fin lettré, grand lecteur de Virgile et musicien qui composait en ces lieux ces chants psalmodiés qui allégissent les prières. Il voyait en son «Rex Christe» un moyen de laver les âmes et d’en expulser les mauvais désirs. Sans le savoir il préparait les chefs-d’œuvre Grégoriens. Jean s’installa et ne quitta plus Odon. Les règles de Saint Benoit étaient strictes. Jean s’y adapta peu à peu. Travail et prière au long des jours, forgèrent son âme qui se dégagea des vanités de l’ego. Il apprit à se taire, à user avec parcimonie de la puissance du verbe, à nuancer sa pensée comme ses propos. Ceux qui l’avaient connu jeune et fougueux n’auraient pu le reconnaître tant il changeait. Même sa voix s’était calmée. Lui qui avait aimé tonitruer dans les tavernes s’exprimait maintenant d’une voix douce, une voix de sacristie qui frisait parfois la componction. La prudence était sa seule maitresse et son ton cauteleux servait à point sa finesse d’esprit qui faisait merveille quand il fallait servir la Réforme qu’Odon menait, d’abbayes en couvents. Il s’attela à la préparation de la «Vita Sancti Odonis» qu’il écrirait à la mort d’Odon. Chaque jour entre les huit temps de la liturgie des heures, des Vigiles aux Complies, il notait scrupuleusement,chaque mot, chaque acte saint de l’Abbé comme un hagiographe zélé. Il ne s’accordait que le répit du travail manuel qui commençait juste après les Laudes, quand les lumières rasantes du point du jour enflammaient les champs alentours. Sans qu’on ait à le lui imposer, il s’était spontanément attaché au service de la vigne. Dieu lui demandait de veiller au Saint Sang de la communion. Il y excella bientôt et vécut au pied des ceps d’intenses extases, que prolongeaient en douces rêveries mystiques le chant des psaumes tout au long des heures. L’hypocras de l’antique, sucré et épicé, il l’épura et en fit un nectar aérien. Le sang de la terre que les hommes avaient épaissi devint le Sacrifice de Christ, qui brillait, comme le rubis écarlate du Sang Divin dans le calice de bois brut des offices. Le vin frais transmué, se fondait aux scansions languides de l’incipit du Rex Christe en une alchimie éthérée. Transporté, il se prosternait aux portes du Royaume radieux, l’âme à la fois humble et fiévreuse.

Jean était à jamais aux anges.

Aymeric.

Sous les murs de Saint Jean d’Acre Saladin songeait. En ce mois d’Août mille cent quatre vingt neuf, le soleil écrasait la ville de toute sa puissance estivale. La chaleur était extrême. La ville serait prise et maintes fois, avant que le Sultan ne cède aux attaques des Croisés de Philippe Auguste.

Bien loin des sables brûlants du Royaume de Jérusalem, au pied des collines verdoyantes du Sancerrois, Aymeric s’affairait aux champs. La pluie avait cessé en ce mois d’avril. Appuyé sur sa bêche, il suivait du regard le vol lent des escadrilles bruyantes que les oies formaient en remontant du grand Sud. Il aurait aimé être un de ces oiseaux migrateurs, libres de toutes contraintes féodales qui survolent le monde de leurs ailes lourdes et agiles à la fois. Mais il n’était qu’Aymeric, attaché à la maison d’Etienne Premier Comte de Sancerre. Il ne se plaignait pas, son maître était bon et le traitait humainement. Il faut dire que pour un serf il maniait fort habilement la lourde épée. Étienne aimait à le voir résister en souriant aux assauts des meilleurs de ses Chevaliers. Il en ferait son écuyer, assurément s’il lui fallait un jour partir au combat. En attendant ces temps sombres qu’il espérait et redoutait à la fois, Aymeric courbait l’échine au service de son Suzerain. Lorsque se rendant aux champs il traversait les vignes, il aimait à s’arrêter pour croquer quelques grappes de gros raisins blancs croquants et juteux. Il rechignait à boire les jus trop acides à son goût, qu’on en faisait. Quand coulait dans sa gorge assoiffée le jus sucré des baies fraîches, il fermait les yeux et communiait en silence avec le cœur de cette terre généreuse. Ah s’il pouvait travailler ces lianes folles qui rampaient, il était sûr, lui qui les sentaient presque vivantes, qu’elles lui donneraient bien meilleur vin!!! Il mourut le sept Septembre mille cent quatre vingt onze. Un lourd épieu Sarrasin lui perça le dos, tandis qu’il ferraillait aux côtés d’Etienne dans les fossés de Saint Jean. Aymeric tomba d’un bloc, les poumons envahis par le sang lourd qui sourdait de son cœur percé. Le ciel connut toutes les couleurs de l’arc-en-ciel tandis qu’il suffoquait.

Il regretta le frais nectar sucré de tous les raisins de Sancerre qu’il ne croquerait jamais plus…

Guillaume.

Dans les vallées Lombardes, en ce mois de Février mille cinq cent vingt cinq la neige épaisse tournait à la glace. Les arbres figés brillaient sous la carapace luisante du froid. La lune pleine comme une matrone lubrique, y projetait les ombres souffreteuses et dépenaillées de l’armée en marche. Les notes aiguës des armes qui cliquetaient sur le dos des hommes épuisés répondaient aux hurlements stridents des hordes de loups en chasse, qui rebondissaient sur les hautes et sombres parois de pierres déchiquetées. Pavie n’est plus loin scandaient les sergents, mercenaires efflanqués aux oreilles rougies des soldats de l’armée de François 1er. Guillaume sentait battre dans son cou ses longs cheveux blonds raidis par le froid. Il contractait ses dorsaux puissants pour faire barrière à la bise coupante. Ses hardes de cuir, lacérées par les combats de la veille, ne le protégeaient plus guère. Chaque pas était un supplice qui résonnait dans ses cuisses musclées. Ses tendons lui semblaient de cuir tressé, prêts à se rompre à chaque effort. Enfin vint le temps de la halte! Guillaume se recroquevilla contre le tronc rugueux d’un arbre écrasé sous le poids de la glace. Il porta à ses lèvres gercées le bec de corne d’une gourde de vin. Le liquide râpeux, qu’il transportait en bandoulière depuis Chinon, se réchauffa sur sa langue et explosa dans sa bouche. Saoulé de fatigue, il ferma les yeux. Le vin dilata ses veines et le revigora. Quelques lambeaux de viande séchée, durs comme vieux cuir et racornis par tous les sels des mers de France, crissèrent sous ses chicots à vif. Il tomba dans une torpeur légère…

«Chinon, Chinon, Chinon,

Petite ville, grand renom,

Assise sur pierre ancienne,

Au haut le bois, au pied de la Vienne».

Le nom de sa ville, chanté par le Sieur «Alcofribas Nasier», tournait dans sa tête comme une ritournelle apaisante. Une seule gorgée avait suffit à l’envoyer voler au dessus des bois de la Devinière. Le divin moine, apostasique à ses heures, tour à tour Franciscain, Bénédictin, médecin et curé, glorifiait sa cité et plus encore son vin à longueur de recueils. Il envoyait «la femme folle à la messe» «à Beaumont le Vicomte»… Guillaume qu’il aimait bien et qui savait lire, ce qui était rare chez les gueux, avait su l’émouvoir et l’intriguer. Une telle nature qui avait en elle l’intelligence des Lettres sans que «l’eschole» l’ait façonnée, le laissait perplexe. Depuis lors le maître lui donnait à lire aussi souvent qu’il se pouvait. Engourdi par le vin autant que par les frimas cruels, Guillaume se récitait le Gargantua qui déclenchait en lui, depuis qu’il y avait pu y poser les yeux, autant d’inextinguibles fou-rires que de longues réflexions. En cette nuit de misère les facéties langagières du géant le maintenaient en vie.

« Mais, concluent, je dys et mantiens qu’il n’y a tel torche-cull que d’un oyzon bien duveté, pourveu qu’on luy tienne la teste entre les jambes. Et m’en croyez sus mon honneur. Car vous sentez au trou du cul une volupté mirificque, tant par la doulceur d’icelluy dumet que par la chaleur tempérée de l’oizon laquelle facilement est communicquée au boyau culier et aultres intestines, jusques à venir à la region du cueur et du cerveau. Et ne pensez que la béatitude des héroes et semi-dieux, qui sont par les Champs Elysiens, soit en leur asphodèle, ou ambrosie, ou nectar, comme disent ces vieilles ycy. Elle est (scelon mon opinion) en ce qu’ilz se torchent le cul d’un oyzon, et telle est l’opinion de Maistre Jehan d’Escosse. »

L’étrange «soudard lettré» s’endormait. La musique des mots le berçait. Rien ne pouvait lui arriver car la prédiction du maître le protégeait : «Beusvez tousjours, ne meurez jamais». Eh oui, «Rien ne se crée, tout se transforme» dira t-on deux cents ans tard! Guillaume, quatre siècles avant l’heure niaise des marketeurs fous et des légistes frileux, bénéficiait déjà des bienfaits hors de prix des cures branchées de polyphénols et autres molécules «tendance». Las, le lendemain, au petit matin, un arquebusier embusqué lui fracassa le bassin. Un lansquenet Allemand l’acheva, d’un revers d’épée qui lui sectionna la gorge. Le sang jaillit en un geyser chaud.

Guillaume sourit, Gargantua lui tendait les bras.

Victoire.

La femme sursauta quand elle fut violemment pénétrée. Une bouffée aigre de chair sale la révulsa. Elle avait tout essayé, avant de faire du commerce de sa chair sa survie. La vie sous le règne du bien-aimé, n’était pas Versailles pour tout le monde. Fille de catin et de personne, elle reproduisait ce que sa mère avait connu. La vie serait courte, elle le savait. C’était ainsi… A dix sept ans, sa génitrice mourut d’une septicémie foudroyante sous les coups de boutoir d’un colosse qui lui perfora l’utérus. Victoire se relâcha. Pour souffrir moins elle pensa au roi. Qu’il était beau le jeune Duc d’Anjou tandis qu’il galopait dans Paris. Il était roi depuis quinze ans et n’en avait que vingt cinq!!! Alors qu’elle tentait de traverser la rue Saint Jacques, les troupes du roi l’avaient renversée dans la boue froide de Décembre. Du coin de l’œil, elle avait vu dans sa chute le visage poudré du monarque qui passait au galop. Cette image, elle l’avait précieusement conservée, elle était la bouée qu’elle déployait quand elle se noyait dans la pestilence de son quotidien. Mais pourquoi donc tout cela se demandait-elle tout au long des secondes infinies comme des millénaires, qui alourdissaient sa vie. Elle repoussa la brute ivre qui l’avait souillée et lui réclama son dû. Dans l’obscurité de la taverne, elle but à longues lampées le vin violent qui l’apaisait. Le jus épais de la vigne l’enivrait et l’emmenait au-delà du sordide qui lui collait à l’âme. Il dissolvait les larmes salées qui refluaient dans sa gorge serrée. Ses yeux restaient secs et scrutaient la pénombre grasse, à la recherche de la poignée de sols qui paierait sa pitance, cette tranche de pain sec qui calmerait son estomac révulsé par la faim, cette chère compagne cruelle qui ne la quittait jamais. Elle savait qu’elle ne reverrait pas les vignes hautes de Tannat de son Madiran natal, mais elle s’y promenait dès qu’elle fermait les yeux. Sans le vouloir elle empruntait la robe brochée de la Pompadour dont le carrosse, lancé à pleine vitesse dans la boue infecte des rues de Paris, avait un jour éclaboussé la chemise élimée qui la protégeait si mal des eaux froides de l’automne. Le bleu azur de la robe et le rose tendre des dentelles la ravissaient. Légère comme la libellule des marais elle volait sur l’herbe verdelette, zigzaguant comme une biche ivre de fleurs fraîches, entre les rangs de vigne. Son grand père qui l’avait élevée un temps, s’y brisa, les reins cassés par le labeur. Elle aurait tant aimé plonger une fois encore ses doigts gracieux dans le jus poisseux des soleils rouges de son enfance… Ces collines rêvées étaient son refuge secret. La toux rauque lui déchira la poitrine. Elle rouvrit ses beaux yeux zinzolin cernés de misère et expectora une grosse boule de crachat rose et crémeux dans la chope vide. Les vertiges la reprirent. Elle eut le sentiment que son corps se trouait. Accrochée à la table de bois brut, les doigts blanchis par l’effort, elle sentit les crocs de la mort lui effleurer la nuque.

Elle ne se releva pas…

CLOVISSE.

Clovisse était en noir et blanc toute la sainte journée. Du haut de ses dix ans il regardait le monde en levant la tête. Il n’imaginait même pas qu’il put en être autrement!!! L’école avait tenté de le garder en vain. Il avait l’esprit vif. Madame Vincent l’adorait. Ses boucles brunes, son sourire espiègle et son regard qui semblait lui dire qu’elle était toujours en retard, tant il comprenait vite, l’avaient depuis longtemps séduite. Mais l’habitude, celle qui aveugle les hommes, les temps durs comme le pain rassis, la voracité de la mine qui comme Chronos aimait à dévorer ses enfants si tendres, eurent raison de tous les beaux arguments de l’institutrice. Clovisse quitta le banc pour le carreau d’Oignies. La solitude ne le prit pas, il retrouva tous les petits qui bataillaient avec lui dans la cour de l’école à l’exception des fils de l’ingénieur, du notaire, et de quelques commerçants fortunés. Tout cela passait sans peine au-dessus de la tête du petit. Les percherons beiges aux culs plus larges que les bennes qu’ils tiraient sans effort apparent, fascinaient l’enfant. Leurs yeux doux aux longs cils le regardaient à chaque voyage. Il s’arrêtait et souriait aux monstres placides. La voix rude du porion déversait sur son dos de souris famélique, une bordée d’injures en patois. Docile, Clovisse reprenait le travail. Tous les petits rats de la mine dansaient leurs rôles sur la pointe de leurs pieds minuscules. Agiles, ils se faufilaient dans les tailles les plus étroites et ramenaient le charbon vers les trémies. D’autres fois, ils approvisionnaient les abatteurs et les boiseurs, en bois, en lampes, en outillages quant ils ne pompaient pas l’eau qui régulièrement envahissait les étages inférieurs. Tout cela leur convenait jusqu’à ce que la fatigue s’accumulant au long des heures, ils ne finissent leurs douze heures et remontent de la fosse, blancs comme des chicons. Clovisse était léger comme un souffle, il avait toujours faim mais la gamelle était mince et le pain tranché fin. Alors, en cachette il mâchait un bout de cuir rance qu’il avait trouvé près des chevaux. Il se donnait à sa tâche sans compter. Sa nature innocente et généreuse l’y poussait naturellement. Le porion l’appelait souvent et l’envoyait nourrir les chevaux. Son sourire, comme un soleil de dents blanches crevait le masque de charbon, il jubilait. C’était sa récompense. Famélique, rachitique et heureux, l’enfant riait en caressant le poil dru des bestiaux. Puis il prit un an de plus, sans que l’on puisse s’en douter. Les chevaux coûtaient cher à la mine!! Alors on chargea les mômes du calvaire… Clovisse et d’autres galibots furent affectés aux wagonnets qu’ils leur fallaient pousser dix à douze heures durant. Certains d’entre eux n’avaient pas huit ans. Une fin de journée d’été, par plus de mille mètres sous terre alors que la température dépassait les trente degrés, le pied blessé de Clovisse dérapa. Le wagonnet lui fit éclater le thorax sans qu’il ait le temps de crier. La travail continua. Un salaire de moins à la maison. Il n’y avait plus que des filles. Ce serait dur.

La plume du comptable raya son nom en crissant.

Patrick.

En ce petit matin de Mai deux mille neuf, le ciel sous le vent du nord roulait de gros nuages dont les formes noires et rebondies étaient distendues par les énormes masses d’eau aspirées en quelques fjords lointains. Les jambes écartées à largeur d’épaules, le dos droit et les mains sur les hanches, Patrick parlait au ciel. A cet endroit le sol est si mince qu’il croyait sentir sous ses pieds la roche, le calcaire dur. Cette impression récurrente il la recherchait à chaque fois que les nécessités lui permettaient d’y venir s’y planter. Sous la terre fine et caillouteuse des ondes montaient, qui le caressaient. Ces moments là étaient à lui, personne n’en savait rien. Un pur bonheur d’être ainsi fiché comme un piquet de vigne, comme un cep vigoureux, le regard brouillé et le corps irradié par les forces telluriques. La roche que perçaient les vignes les plus souffrantes, était son socle, la terre était sa chair. Il aimait à y croire… de toutes ses forces! Ces corps courbés qui s’étaient succédés en ces lieux chargés, avaient fait au cours des siècles, de cette liane indolente qui aimait à courir au ras du sol en donnant des tombereaux de grappes aux jus insipides, de vrais athlètes aux corps noueux. C’étaient ces mêmes silhouettes fibreuses et tourmentées qui priaient tout l’hiver, attendant que le printemps les exauce. Les tailles courtes, les sols labourés, les rangs enherbés avaient transformé ces belles rampantes aux mollesses tendres, en souches aux corps musculeux dont les doigts bancroches se tendaient infiniment vers les cieux. Sous leurs arpions renflés, telles les pattes pétrifiées des éléphants d’Hannibal au débouché des Alpes, invisibles et opiniâtres, fouissaient de solides racines qui traversaient la terre et foraient la roche pour vivre leurs amours secrètes. Les sucs les plus précieux, les élixirs les plus ultimes remontaient ainsi des profondeurs palpitantes, vers les grappes extasiées. Les dernières remontées de Septembre les poussaient à l’orgasme. Les belles années Patrick savait que le travail au chai serait riant. Les baies étaient petites, rondes, gonflées de jus. Sur la langue, la peau épaisse cédait à la pression et lui inondait la bouche d’un liquide sucré que tempéraient les pépins qui craquaient leur amande douce sous la dent. Les temps difficiles, il courbait un peu, un peu seulement, la tête. Il lui faudrait imprimer sa marque plus nettement, pour que le vin soit à son meilleur possible. Ainsi vont les temps du vin qui unissent indissolublement le ciel, le sol et l’homme, comme le reflet affaibli du Trismégiste.

Tout cela tournait dans sa tête à chaque fois qu’il s’arrachait à la vie pour monter en ces lieux. A mi-pente il dominait le village et les vignes. Nul besoin de bouger pour voyager. Pour des raisons qui lui échappaient, dès qu’il s’immergeait dans la houle verte des rameaux feuillus il entrait dans une sorte de monde intermédiaire. Une foule d’images, de sensations, parfois contraires, l’envahissaient. C’était étrange et agréable cependant de se couper ainsi des vanités anesthésiantes du réel. C’était comme une brisure et une contraction à la fois des temps. Une impression de déjà vu, de déjà vécu, des scènes brèves, fulgurantes et rémanentes. Ce rapace qui tournait au dessus des sables, cette douleur sous l’omoplate gauche qui lui vrillait parfois le dos, cette gène dans la hanche,à l’occasion quand il courait, cette quasi phobie du noir, ce besoin immédiat de lumière dès que la nuit tombait, toutes ces peurs et ces bonheurs secrets surgissaient comme autant de fantômes fraternels, là, quasiment à chaque fois, au beau milieu de «Goutte d’Or». Il jeta un coup d’œil à sa montre, il était temps d’aller initier les enfants aux joies de l’effort physique…

Décidément, il aimait ces petits matins dans les vignes.

EAUMOFILTIDESCOVIENEAUFILDESVIES

SOUS LE REGARD TREMBLANT DES FEMMES AUX LÈVRES ROUGES…

Agnès Boulloche. Rouges aux lèvres.

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Au centre du ventre rond de l’odalisque, l’Orient s’étale…

Cœur des sens, nombril des plaisirs gourmands. En son centre, entre les plis fragiles de l’ancien cordon disparu, la vasque parfaite, le réceptacle des orgasmes réitérés, déroule sa parfaite rotondité. Les maîtres verriers Vénitiens, les poètes ivres de tous les bateaux illuminés, les Alchimistes à la lueur de leurs Athanors inspirés, les souffleurs de verre de Murano, les lisseurs de cristal de Bohème et d’outre-finesse, les cueilleurs de pétales labiles qui diffractent les lumières incarnates des fillettes de joie, se sont inspirés, comme autant d’amoureux transis, de cette combe de chair tendre. Coupe parfaite, elle est la mère sensuelle de tous les verres, la matrice mille fois reproduite, qui accueille, recueille, cajole et caresse, le vermeil chaud, tout comme l’or translucide des grappes juteuses des vins de sang sucré…

Elle est au recueil du vin, ce que le Graal est au Calice…

Quand il se penche sur le cercle ondoyant de son verre, l’œil irisé du vin le regarde et toutes les femmes lui sourient. La Martine des Bret’s de Mâcon, la Chère Bouche des Bouchères des Buissons de Meursault, l’Arbois de l’Arsouille d’Arsures, les Amoureuses de Layla, Germine la gamine des Côtes bien Rôties, l’Ellipse de Zélige au fil du Caravent… Oui toutes, et plus encore celle que ses rêves espèrent, ondulent comme mirages accumulés, lianes évanescentes des libations de tous ses temps. Leurs ventres ondulent sous les soies légères brodées d’or fin. Leurs hanches rondes se meuvent, promesses fuyantes, s’arrondissent puis se creusent, enflent et tressaillent, à le damner. De leurs rondeurs tremblantes qu’agitent les spasmes syncopés des fragrances du vin, montent en vagues parfumées, des torrents de fruits cloutés d’épices, l’espoir prochain d’une félicité fondante. Il est la pierre, celle qui laisse en leurs bouches fragiles, le goût acide métamorphique. Plonger dans la coupe de tous les verres, nager dans les eaux odorantes des grappes mêlées, croquer la rose, née des rouges et ors imbriqués dans les profondeurs moites des spélonques réconfortantes, dans les creux moelleux des méandres ombrés, pour replonger aux origines, porteuses des avenirs espérés et déçus…

Prose abstruse que la raison ne pénètre pas, seuls les yeux clos peuvent s’y ouvrir.

Dans le creux raidi de son bras replié, ACHILLE l’Ancien, paupières encore ligaturées, peine à remonter du fin fond obscur de son rêve affligeant. Angoisse sidérante et peur primale le déboussolent et l’écrasent. Il s’extraie lentement des tentacules gluants de la pieuvre visqueuse, du cauchemar obscur qui l’a exténué. Dans le brouillard épais d’une conscience à son nadir, il tente de s’extirper de la glu qui le colle au fin fond enténébré des terreurs immémoriales. De ce voyage aux enfers sans visages, il revient effrayé, étonné, un peu perdu. Seul le souvenir du fin duvet brillant de l’odalisque le rassérène. Au milieu de cette étrange nuit, l’ampoule nue qui brille au plafond de la pièce lui vrille la nuque d’une lumière crue, sans fard. Il s’y accroche de toute sa volonté comme s’il remontait, aspirant à la clarté, des entrailles torrides du ventre en magma de la terre. La pièce est vide autour de lui. Affalé sur la table de cuir et de vieux bois patiné, il aperçoit, au travers de ses cils collants, du coin de l’œil, le large cul vert d’une lourde bouteille floue. Étrange flacon qui ondule comme une montre molle de Dali. Accoudé maintenant, il la fixe. Non seulement elle semble danser comme un mirage au désert des Mojaves, mais en son centre, le vin brille puis s’éteint comme un phare liquide. Plus encore, après que le rubis fluide a étincelé de mille lueurs ardentes, il devient citrine flamboyante qui prend et renvoie la lumière, comme un regard de femme.

La bouteille ductile tremble et peine à tenir sur son cul, fondement qui devrait logiquement s’affaisser comme une vieille chaussette fatiguée. Pourtant elle ne fait que faiblir, ondoyer, elle paraît s’écrouler pour mieux se redresser, étrangement requinquée. Achille ne comprend toujours pas, comme ceux qui me lisent… L’inconsistance de la matière, cette lumière fluctuante, ces couleurs changeantes, dilatent l’iris de son œil bleu, comme s’il sortait d’une cave à coke en stock, passablement sniffée. La journée d’hier, mouillée, suintante, lui avait glacé les os, refroidit la peau et serré le cœur qu’il avait, hors météo, déjà triste. La vue de son propre visage, blême, émacié, coupant de toutes ses arêtes ossues, lui avait mangé ses dernières énergies clignotantes. Il s’était dit qu’il aurait au moins dû, dans la vie dite réelle, se goinfrer de formol, pour sombrer dans cet état, celui d’un cadavre caoutchouteux qui aurait pris deux semaines de vacances en apnée au fond d’un étang saumâtre.

Voyager au pays des chimères n’est pas de tout repos !

A sa gauche, elle – l’étrange fiasque souple – aspire la lumière du plafond, l’intensifie puis la lui renvoie pleine poire. Dans le miroir, comme un lac de mercure au fond de la pièce obscure, l’image de son visage pulse au gré des clartés et couleurs crues qui en sculptent et déforment les reliefs. Dans tous les films noirs, même ceux en couleur, un plan, toujours, sur des néons – bleu électrique, vert glauque, rouge sang de taureau égorgé ou jaune ricard vomi – traverse et signe l’écran. Ça le fait sourire. Une boule de fiel acide lui brûle le cœur. Des billes de métal lui fracassent les tempes et lui mettent la bile à la gorge. Puis l’étrange apparition pâlit, ses contours se délitent, l’âme des vins, compagne de ses vies passées et de celles à venir, retourne à l’intemporel. Il sait que ses destins seront à jamais adoucis.

Philip Marlowe et Lloyd Hopkins, dans sa mémoire mâchée, ricanent…

« Quand tu auras désappris à espérer, je t’apprendrai à vouloir » Sénèque.

 

 

HERMETICONE…

JEAN ET L’EMPEREUR DES COUETTES…

Giotto. Lamentations.

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Cette nuit elle lui a parlé…Oui, oui!!!

Jean ne dormait pas. Discrètement, il essaya de décrocher le bout de la couette du fond du lit. Ses pieds bouillants réclamaient la fraîcheur de la nuit. Il déborda lentement son côté. Besoin d’air. Le pan de la couette glissa lentement. C’est alors qu’il entendit un souffle de soulagement, comme le chuintement final d’un ballon d’enfant qui se dégonfle. L’oreille tendue à s’en décrocher le pavillon, incrédule comme un banquier devant un tronc d’église, il demanda bêtement, à voix basse :

«C’est qui»???

Une voix assourdie lui répondit :

«C’est moi…la couette, moi qui te réchauffe comme le doudou de ton enfance, moi qui te protège petit homme fragile. Toi sans fourrure, toi sans plumes, toi sans défense, quand le sommeil te laisse dans ta nudité première. Souviens toi des grottes humides aux sols rudes des temps anciens. Tu grelottais sous tes poils trop courts, en attendant, soumis et effrayé, le retour du soleil. Puis je suis venue et ta vie a changé».

Paralysé autant qu’ébahi, Lui, l’Homme, le Roi du Monde, se mit silencieusement à crier au secours. Son cerveau gauche prit la situation à bras les lobes, habitué qu’il est à tout expliquer, doctoral et sûr de lui.

«T’es ouf ou quoi?. C’est ta soupe qui pèse, ton estomac qui fait des bulles, tu rêves à moitié… Allez rendors-toi. N’oublie pas que c’est la crise, que ça urge. C’est du sérieux ça. Allez, laisse tomber tes petites hallucinations à trois balles!!! Lève toi et rote!!! Et puis fous moi la paix, j’ai besoin de repos, sinon tu te démerderas avec mon voisin de gauche et bonjour les dégâts… Sûr que dans trois mois, sous ta camisole, t’auras pas l’air con!!!»

Fort de ces explications définitives, il s’ébroua. Comme tout mâle qui se respecte, plissant les yeux, il lâcha, contrôlant en finesse ses sphincters, un pet de traitre, aussi long qu’onctueux….La petite voix, pur produit de son soi-disant délire semi éveillé, soupira :

«Non, s’il te plaît».

Alors là, plus de méprise, c’était bien la «voix» de la couette, car en même temps qu’elle lui parlait, sa housse plissait désagréablement sur son épaule. Pourtant il n’avait pas bougé, et sa voisine dormait comme un Chambertin dans sa cave!!! Il se tut illico, et l’écouta…

«Aide moi, aide nous, aide le peuple opprimé des couettes en souffrance. Traite nous avec bonté, regarde nous, remercie nous de te couvrir avec tendresse chaque nuit. Ménage nous! Nous ne sommes pas gourmandes, nous ne voulons qu’un peu de considération. Et même, au risque d’en vouloir trop…, un peu d’amour nous comblerait. Accorde nous un soupçon de liberté, aère nous le matin… Tu n’imagines ce que nous endurons entre deux lavages. Tous ces corps flasques qui nous enroulent, qui nous froissent. Tous ces miasmes, ces sueurs aigres qui nous imbibent, ces baves qui nous souillent, ces liqueurs qui encrassent nos fibres. Toutes ces humeurs nocturnes que les humains exsudent, qui nous étouffent, qui nous polluent, qui nous salissent!!! Et je ne parle pas de tes soirs victorieux, de tes agitations sporadiques, de tes tremblements extatiques, de tes matins gluants, de tes soubresauts ridicules, tandis que tu me roues de coups de pieds, de mains, que tu me mords, que tu pleures, que tu me plies et me replies, m’écrases, pour me laisser là, puante et brulante, en désordre, toute la journée qui suit!!! Ingrat…»

En vérité, à ces mots, il ne put résister. Ses yeux s’embuèrent, Son âme se fissura comme glace au printemps. S’ensuivit un silence, épais comme un Languedoc des années soixante.

«Oui, lui répondit-il, je ne suis qu’un rustre, un ingrat, un gros gourdiflot d’humain vaniteux. Je ne pense qu’à moi, à moi et encore à moi!!! Pardonne moi petite couette, toutes ces années d’ignorance. Je me repens, je me bats la croupe à grands coups de silice, je te promets que ta vie va changer. Dis-moi, que puis-je faire???

Il fut frappé de stupeur, complétement sidéré, quand la «culcita» susurra, doucereuse…

«Sois notre Roi, guide nous, apprends nous à nous organiser. Il est temps que le peuple des couettes soit respecté, et reconnu pour son travail nocturne. Rends moi un peu, de ce que je te donne la nuit. Le matin, détends moi, retends moi, secoue moi. Que l’air frais des matins bleus, circule dans mes fibres. Défroisse ma housse, et laisse moi reposer la journée. Tu verras le soir, comme je serai douce, fraîche, regonflée, tu verras comme ma chaleur te réconfortera, te calmera, te protégera la nuit durant, tu verras comme ton sommeil sera profond et peuplé de rêves tendres et apaisants. Mais surtout, oh oui surtout, laisse moi m’étaler de toute ma surface. Ne me rabats pas, par pitié, sous le matelas!!! Laisse l’air me pénétrer, tandis que tu dors, me régénérer et évacuer tes pestilences. Tu n’en seras que mieux, toi aussi.»

L’homme est ainsi fait, ainsi faible, qu’à l’attrait du pouvoir il ne sait résister.

Allez va pour le Roi des couettes. Il promit d’épousseter, de choyer, de chérir…Il se sentait prêt à tout. Ses yeux étaient ronds, comme ceux d’une chouette, tant il était éveillé. Il se perdit en conjectures, en projets, en analyses, en ratiocinations aussi vaines qu’absconses, vagues et fumeuses. En lui naissaient des désirs guerriers, des soifs de conquêtes. L’ambition le gagnait. Pourquoi ne pas fédérer les Dessus-de-lits, les Courtepointes, les Plaids, les Tartans, les Duvets, les Boutis, les Couvertures, les Couvre-lits, les Édredons?

Une Europe des Couettes dont il serait le Président? Puis le temps passant, l’Empereur??

Réaliser enfin le grand rêve de Charlemagne, de Charles-Quint, de Napoléon??? Faire mieux que ce nabot de Gengis Khan! Écrire l’Histoire à rebours!!! Un fils, il lui fallait un fils pour lui succéder. Un fils, capable de gérer à long terme la montée des Nationalismes. Dans ses veines le sang battait, comme la pluie tropicale sur la rouille des tôles Haïtiennes. Le feu courait, dans les fils tendus de ses nerfs exacerbés. Il se sentait fort, indéboulonnable, comme un économiste à la Télé. Z’allaient voir les Couettes, comment qu’ça allait péter le tonnerre! C’est là qu’il s’entendit répondre :

«Bon, c’est d’accord. J’accepte. Ta vie va changer, et ton peuple, enfin, connaîtra le temps de la Dignité retrouvée. Mais à une condition, c’est que toi, qui est la plus éveillée des nombreuses couettes que j’ai connues, tu me secondes, tu fasses corps avec ma Politique.»

La chambre brièvement s’illumina.

Ce fut comme un arc électrique, comme la jubilation combinée, de toutes les laines, de toutes les plumes, de toutes les fibres, naturelles et synthétiques, de la planète. La couette s’éleva dans les airs, battant des ailes dans un ralenti majestueux. Il se crut aux Maldives, ces îles qui s’étalent comme des confetti verts sur la toile céruléenne de l’océan Indien. Là, où hors du temps, en se riant des lois de la gravitation terrestre, dans les eaux translucides et chaudes, planent, les escadrons paisibles des raies Mantas. Cela vécut le temps d’une étincelle, mais ce fut si fort, qu’il crut défaillir. «Putain Martin!!!» se dit-il in-petto, les fesses serrées, partagé entre le bonheur tonique du libérateur, et la peur huileuse du tyran…

«Dès à présent, tu deviens responsable de ma Communication, et tu t’appelleras Rachida. Tu noyauteras tous les pressings dès ce matin. A terme, ce sont tous les secteurs textiles qu’il te faudra investir».
«Toutes nos troupes potentielles doivent recevoir la bonne parole. Insiste sur les avantages à venir, et surtout sur l’augmentation à court-terme de leur pouvoir d’achat»!!!
«Dans une seconde phase, renforce le PCL (Parti des Couettes Libres) que je crée à l’instant ainsi que le FNLC (Front de Libération des Couettes). Pas de cotisations excessives, il nous faut le plus d’adhérents possible, dans le minimum de temps»!!!
«Enfin, car seule importe vraiment la Doctrine. Il te faudra t’initier à l’Art Diplomatique, et tracter avec le FNLCB (Front National de libération des Couettes Bretonnes/Basques) et le FNLCC (Front de libération des Couettes Corses). Ce sont les plus agitées des factions qui risquent d’apparaître. Pour les autres, nous verrons ensuite…ça risque aussi de bouger dans les Îles tropicales. Elles ne sont pas nombreuses, mais elles ont le piment dans le sang!!! Il ne m’étonnerait pas, que surgissent de derrière les palmiers, un FNLG/M, puis un FNLG et un FNLR. Pourquoi pas, tout est possible un FNLSPM»!!!

«Tu as du pain sur les plumes. Et arrête de ronronner»!!!

Dans la chambre, obscure comme un trou noir dans les champs galactiques, le temps sembla s’arrêter. Sur l’écran brasillant de son ego en surchauffe, défilait le cortège délirant de ses exploits à venir. Le futur proche, que même les prospectivistes les plus pointus, peinent d’ordinaire à décrire, roulait en images fluorescentes et fallacieuses, derrière ses paupières crispées. Ses dents serrées, crissaient à déjanter. Mais il ne le savait pas. Il eut comme un goût de sang chaud dans la bouche. Le sommeil le prit d’un coup, alors qu’il présidait le défilé du Quatorze Juillet. Les régiments de couettes en rangs compacts, qui passaient fièrement devant lui au rythme grave d’une musique magistrale, s’évanouirent aussitôt…

Radieux comme un ostensoir juste avant la messe, le soleil nouveau creva le ciel. Au travers des persiennes, ses rayons d’hélianthe humide, renvoyèrent l’obscurité aux enfers, piquant la couette du lit, de petits clous de lumière chaude. Il sentit une brûlure douce sur sa paupière gauche. Une flèche flavescente tremblait sur sa peau. Le long des parois rugueuses d’un puits de ténèbres, sa conscience assourdie, bringuebalait, hésitante. La remontée fut lente, besogneuse, douloureuse. Le plomb fondu d’un sommeil lourd qui l’avait épuisé, rechignait à se dissoudre. Le cœur exsangue, la tête carillonnante et les os en poudre, il s’accrocha aux bords coupants du puits. Il se sentait vide, orphelin d’un destin qu’il n’avait qu’entraperçu, misérable de solitude, et pétri d’insignifiance. Sans savoir pourquoi, et surpris par la douceur de l’ondée, il se mit à pleurer à longs sanglots lourds. Son impéritie à vivre, le prit à la gorge. Debout devant le lit vide, il regardait, l’air absent, la couette. Étrangement, elle lui semblait heureuse, gonflée de tout son duvet. Comme neuve. Sur les flancs et le pied du lit, elle s’étalait, gracieuse et parfaitement dressée. Les mains tremblantes d’une étrange émotion inconnue, il la replia avec précaution. Il ouvrit la fenêtre. La lumière crue s’engouffra dans la pièce, dissipant les dernières ouates de cette nuit, dont il sentit sans savoir vraiment pourquoi, qu’elle avait été rude…

Jean se dit qu’il attendait déjà, que la nuit revienne. Il retourna à ses bretelles…

Le midi, l’âme à marée basse, il se réfugia à la cave. Sous la lueur glauque d’une ampoule, affaiblie par la croute poussiéreuse des décennies agrégées, comme une mite fascinée par le halo, il traîna un moment. Le cœur pâle comme une endive. Distraitement, il puisa une bouteille dans le tas indistinct des bonheurs attendus. Confusément, il savait qu’un bon verre le remettrait à flot. L’air qui venait du soupirail, agitait doucement la lampe crasseuse. L’assiette de métal émaillé qui coiffait le globe blafard, se balançait lentement en couinant. Sous le cône de clarté livide, exactement, la vrille d’un «sommelier» luisait, et pulsait comme un phare providentiel. Jean s’en empara. L’habileté avec laquelle il décapsula le flacon, l’étonna lui-même. En trois tours de poignet, il crocha le bouchon, qui pleura en quittant le col. Jean versa trois larmes cathartiques. Elles roulèrent tout droit sur son visage, que les rides de l’âge n’avaient pas encore torturé, et tombèrent sur le ventre de jais de la bouteille, creusant dans la poussière fine, une tâche ronde, qu’encadrèrent deux courtes trainées vertes. D’un coffre fatigué, tapissé de velours cramoisi, il sortit un grand verre étonnamment propre, aux hanches larges, qui concentra la faible clarté des lieux. Jean s’en gava, tant il avait faim d’intensité. La coruscation que le cristal concentrait par instant, lui fit plus d’effet qu’un shoot de cocaïne pure. Il se redressa.

Il lui sembla que ses cellules s’étaient remises à chanter en chœur, l’Agnus Dei d’Allegri.

Le vin roula dans le verre, comme une boule de vie. Jean s’était assis, et se perdait délicieusement dans le cœur de rubis. L’humidité bienfaisante de la cave avait délité l’étiquette, le mettant face au mystère. Cela l’enchantait de se perdre ainsi, pour se retrouver. Au centre de la gemme écarlate, brillait le champ infini de ses espérances déçues, de ses espoirs secrets aussi, comme les deux indissociables faces opposées d’un même possible. C’était à lui d’exercer sa liberté. Il en avait une conscience encore sourde. Comme le condor, le temps passa. Jean eut l’impression de flotter dans la pièce. Le regard vrillé, sur le cinabre immobile au cœur du récipient, il méditait sans le savoir. Au dehors, le vent stridulait. L’abat-jour se balança plus fortement, faisant vivement chatoyer le liquide, puis le plongeant aussitôt dans la pénombre.

Jean se rassembla.

L’air avait du faire son œuvre, il était temps.

Sa main pinça délicatement le pied du verre. La douceur de son geste ralentit le temps. La surface du disque, lisse comme un lac en hiver, ne bougea pas. Pas la moindre ridule, ne vint en briser le miroir. Au bord des parois de cristal, fines et incandescentes, le vin, traversé par la lumière mouvante, était d’un rose tendre, et s’arrondissait. L’espoir de donner du plaisir le dilatait. Jean sentit monter les premiers parfums, presque imperceptibles. Il ferma les yeux, inspirant à peine du bout des narines, et se retrouva au centre d’un jardin de printemps. Un jardin suspendu, aux vibrations florales. La pivoine et la rose, encore humides des brumes tièdes du petit matin, distillaient leurs arômes finement sucrés. Cela sentait Juin à plein nez. La cerise Montmorency mêlait ses fragrances finement acides, au sourire mouillé du bigarreau bien mûr. La bourse, qui pendait à la hanche ronde d’une jouvencelle épanouie, y ajouta ses parfums de cuir frais. Un vin encore jeune, se dit Jean, d’une année généreuse, né de petites grappes à grains bien séparés, aux peaux épaisses et croquantes. Mais déjà charmant, assurément. Un vin que l’éternité n’effraie pas. Ils sont peu, ceux là qui sont de la race des très grands.

Il reposa le verre, histoire de faire une pause, histoire de profiter pleinement de l’instant. L’épopée des couettes lui traversa fugacement l’esprit, comme un flash aveuglant au plus profond d’une nuit froide. Il sourit. Un petit pincement lui piqua la poitrine, comme un regret. Mais l’enchantement du moment le ramena au verre. Le liquide nacarat roula dans sa bouche, soyeux et vif. Du nectar de fraise des bois, de cassis et de framboise roulait en farandole fruitée, agaçant délicieusement ses papilles turgescentes. Il se sentait la bouche pleine, tant la matière était ronde, équilibrée au mieux. Ne bougeant plus, il écoutait le vin lui raconter son élégance. Divin moment. Ce «toucher» de bouche d’une classe unique, si frais, si tonique lui parlait. Il eut la vision nette des quelques neuf hectares et vingt sept ares, sis au creux du pays Nuiton. Jamais il ne s’était senti ainsi autorisé à frôler, ne serait-ce que l’idée, de la perfection. Un très grand Bourguignon, qui lui donnait à vivre la plénitude, délicate et puissante à la fois, qu’un pinot, parfois, peut atteindre. Ses rêves nocturnes de pouvoir temporel, lui semblèrent dérisoires. Il mâcha le vin, il le croqua avec gourmandise, ne se résignant pas à l’avaler. La force paisible et aristocratique du breuvage, le calmait et l’enchantait à la fois. Puis il se résigna. Le liquide parfumé glissa dans sa gorge, comme l’épée dans le fourreau, et lui mit au ventre une douce chaleur, qui l’apaisa et le réchauffa à la fois. Entre langue et palais, les vestiges du vin étalaient leurs imperceptibles tannins, qui n’en finissaient plus de libérer leurs douceurs épicées. La poudre de craie fruitée, au réglisse léger, ne le quitterait pas d’ici longtemps.

Mille neuf cent quatre vingt dix neuf, pensa t-il. Vosne Grand Cru…

Romanée Saint Vivant???

J’y mettrai ma couette au feu se dit-il!!!

EAUMOBERTDETIVILLAINECONE?

DU BOULARD AU LUPANAR..?

Léon Jean Gérome. Femme aux cornes de bélier.

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 L’implacable douceur de Bach, ordinairement, le berce.

Tout au fond de sa tête bat le cœur de l’absence. Dans l’air moite immobile, le silence de sa vie est têtu, qui lui ronge la « zona incerta ». L’Amour est morte. La douleur soulageante qui l’inonde, comme une rivière folle, l’effraie. Pics et abysses l’ont enfin convaincu qu’aimer – si fort qu’il en défaillait parfois – ce n’est en fait – une fois le temps des hormones gicleuses qui rongent la raison, passé – qu’être déçu et décevoir. « Alors croyez bien Madame que je vous décevrai… ». Cette réplique, si sombre et si belle, l’émeut. Il en est fier et se la psalmodie à longueur de larmes qui ne roulent que dans sa gorge. L’acteur et le public se mêlent en lui, vivent et se donnent la réplique.

Il s’écoute, souffre, et s’en repaît.

Jean-Eudes est de complexion fragile. Une tête un peu boursouflée – oreilles décollées, peau volcanique à geysers mous, dents fichues à la volée sur lèvres fines, immenses yeux dévorés par l’angoisse existentielle – qui repose sur un corps sans presque d’épaules – poitrine d’anchois, bras de criquet – mal relié, par un bassin trop large, à des pattes de gallinacée anémique qui lui font la démarche mécanique. Comme un kit mal monté. Dans ses petites années il chopait de solides roustes à la récré ! Qui ne l’ont pas remis d’aplomb pour autant. Enfant, il n’a jamais été lâche, bravant les plus forts sans jamais reculer, rougissant ses mouchoirs, ramassant, plus d’une fois sans se plaindre, les verres brisés de ses lunettes. Ni couard ni mouchard. Une victime innocente de cruelle dame nature, la tronche couturée comme celle d’un lutteur de foire rêveur. Grosse tête sur cœur d’artichaut, il raflait les lauriers à l’école, et se faisait griffer les sentiments par toutes les petites nattes chiqueuses.

De l’école à l’université, il collectionna les sens uniques.

Jusqu’au jour où

Il sauta dans le bus à la volée, rebondit sur une replète qui ne cilla même pas et se retrouva à califourchon, face à deux grands yeux céladons effrayés qui battaient convulsivement des ailes. Au dessus d’un nez minuscule piqueté de son, d’une bouche circonflexe et d’une paire de seins doux, qui l’accueillirent fermement mais en douceur ! Troublé, Jean-Eudes bafouilla, le regard baissé, profitant au passage de l’étroite vallée d’entre les rondeurs, quelques excuses en Latin. Vous dire que J.Eudes en confusion passait illico au Latin – au Grec, à l’extrême – par un réflexe étrange qu’il ne s’expliquait pas. Sous le charme de cette roussette pimpante, il tomba illico en amour, un amour de clébard, inconditionnel et dévorant, auprès duquel les charmes de Circé sont amusettes. Deux arrêts de bus plus avant, Jean-E avait perdu deux kilos en abondantes suées odorantes. Trois furoncles tout neufs, gorgés et prêts à craquer sous l’ongle, faisaient triangle harmonieux entre front et menton. Il loupa son arrêt et ses cours. Les mioches de sixième ne lui feraient pas misère ce matin. L’esprit en éruption et les lunettes embuées, il se voyait déjà tout en haut de l’affiche de la belle.

Il la baptisa Olympia.

Elle ondulait incroyablement de la croupe tandis qu’il la suivait de loin, comme un chien sa chienne. Sous la jupe de soie verte, ses rondeurs fermes remontaient en décalé charmant. Belles à mordre, à palper, à pétrir, à s’y coller pour ne plus les lâcher. La petite érection qui le surprit, permit à Jean.E, oublieux, de fermer sa braguette qu’il avait au vent. Les pieds, chaussés d’escarpins fragiles, continuaient à tricoter sur l’asphalte, suivant la ligne comme les juments top-modèles en défilé au cadre noir de Lagerfeld. La foule s’effilocha, les rues rétrécirent pour finir en impasse, au fond de laquelle Olympia poussa la porte d’un bousin noir aveugle. Au dessus de la porte étroite percée d’un regard grillagé, J. Eudes lut : « Bar du Cyclope Rougeoyant ». Sous l’enseigne et au travers du « Y » à la queue brisée, clignotait, sourdante, une lumière jaunâtre. L’impasse était ténèbres, seul le «C«v»clope», de son œil glauque papillotant, l’éclairait vaguement. Inquiet mais incapable de résister aux attraits de la rousse brasillante, J.Eudes repéra la sonnette au bouton crasseux collant, et appuya d’un doigt malhabile. L’oculus de bois noirâtre coulissa sur une pupille glaçante, dans un silence qu’il prit pour une menace. La porte s’ouvrit, après que la peur lui a gelé la peau, sur le faciès couturé et le corps bosselé d’un câpre musculeux qui s’écarta à peine. Il se glissa, yeux mi-clos dans la fente obscure, son nez frôla la poitrine du cerbère safrané qui dégageait une forte odeur, de celles, hormonées, qui flottent dans les salles de sport qu’il ne fréquentait jamais.

Au bout d’un couloir bréneux aux remugles punais, s’ouvrait une longue salle rectangulaire, couleur de ténèbres et de sang frais. Le plafond de lampas funèbre se reflétait sur le sol, laqué comme un capule. D’anciennes pyrées de grenat brut, cernées de sièges incarnats, comme des bouquets de fleurs vénéneuses, s’enroulaient autour d’une spirale invisible. Jean.E fila d’instinct au centre de l’hélice et se posa du bout des fesses. Autour de lui, les tables, comme des autels profanes, s’alignaient sur les fils d’invisibles rayons dont il était le cœur effaré. Au fond de la carrée, occultant un plateau bas de bois d’ébène, une épaisse courtine ponceau, creusée d’une fuscine nébuleuse inversée, ondulait doucement. Aux quatre racoins de la canfouine, des encensoirs débagoulaient des olibans musqués qui l’accablèrent peu à peu. La chimère d’un Toulouse-Lautrec à pieds de bouc, ricanant, et croquant à coups de fusain gluant les courbes extravagantes d’un succube pervers aux mamelles difformes et à la culasse grasse dévorée de longs poils sombres, lui envahi l’esprit. Quelque chose de l’ordre du pouvoir glacé, comme une lame effilée, lui creva le ventre et l’immobilisa. Son corps lui échappait, et sa conscience n’était plus qu’écran docile sur lequel se succédaient, en salves répugnantes, des scènes de hautes atrocités.

Face à lui apparut un être crapoussin, nidoreux et pouacre, vêtu d’un bisquain moulant de poils noirs. D’une pince pâle aux longues serres griffues, il tenait un plateau pentagrammatique adorné de caractères irrévélés aux aphérèses absconses, sculpté dans un lourd aérolithe de jais étincelant. Le magot sinistre le regardait de ses yeux jaunâtres aux pulsations régulières. Il posa sur la table un grimoire épais aux ferrures anciennes, puis se figea et attendit. Une bonne cinquantaine de pages noircies à l’encre grasse et baveuse alignaient, dans le plus chaotique des brouillements, un décourageant martyrologe de vins, sangs, lymphes et mousses mêlés.

Dans la pauvre vie désolée de J. Eudes, le vin était soleil, lumière ardente aux moires infinies, havre, voyage, exploration, aventure, découvertes, rencontres, orgasmes paradoxalement illimités, galaxies incandescentes, espoirs insensés, désirs inassouvis, envies corrosives, pulsions coruscantes… Oubliant les ondoiements charnus et troublants qui l’avaient ensorcelé à se perdre, contre sa volonté, en ce lieu inquiétant pour le souffreteux qu’il était, Jean se plongea dans la revue des hypocras. L’atmosphère tropicale du bousin l’avait assoiffé. Il eut envie de Champagne, ne voyant nulle autre boisson possible en ce triste carrefour des plaisirs programmés. La carte était manuscrite, en gothique ornementé.

Du Boulard, ils avaient !! Du Boulard dans un lupanar ! Hasard des vies rimées ? « Les Murgiers » feraient affaire inespérée. Jean-Eudes avait la tarentule du vin dont il se délectait en solitaire. Pour se laver la tête de ses misères académiques aussi. Les vins déchiraient des espaces sensuels dans lesquels il se perdait pour renaître, des mondes intimes dont il était le roi, l’empereur parfois, le démiurge toujours …

Le loufiat, hâve et compassé, déposa devant lui un généreux verre à vin de ce champagne (2/3 meunier, 1/3 pinot noir)issu des millésimes 2008/07/06, et d’un peu de vin de réserve. L’ambre pâle de la robe tranchait avec les couleurs violentes de la salle, et le fin cordon de bulles fines qui montait du fond du verre comme la fumée d’un cierge pur rassérénait son âme inquiète. Jean-E plongea tout entier dans la fraîcheur embuée de cette eau de vin et la salle menaçante disparut. Voilà qu’il marchait entre les rangs des vignes au soir tombant, écrasant de son pas claudiquant l’argile sèche parsemée de cailloux blancs que la nuit tombante ne parvenait pas à éteindre. L’air bruissait doucement sous le vent coulis et calmait lentement les chaleurs de la journée. Le silence de la terre en prière l’apaisait, et les grappes dorées luisaient encore aux derniers rayons du soleil mourant. Les arômes subtils du vin le caressaient. Une petite pointe de pomme tiède, puis de cire, de poire, d’amande et de cannelle, suivie de fines fragrances de pamplemousse et de noyau de fruits blancs l’emmenaient au cœur de la félicité vinique.

Il ne voit même pas le rideau qui s’ouvre sous une musique vulgaire à laquelle s’enroule, seins offerts et croupe tremblante étalée, la roussette – fausse nubile – qui l’a entraîné en ce lieu. Son corps blanc et ferme trémule, ses lèvres entrouvertes, et humides d’une fine rosée d’eau de sang, psalmodient un cantilène obscène, une fine suée crémeuse la drape.

Mais J.Eudes, sous l’emprise salvateur de l’élixir champenois, poursuivait son voyage, ignorant le spectacle torride. Devant l’indifférence du petit, Olympia accentuait ses déhanchements, ses cheveux de fils rouillés tournaient autour de son visage pâle comme la robe d’un derviche en transe. La sueur suivait les courbes de son corps, et se glissait, en rigoles épaisses, entre les monts veloutés et les vallées enserrées de sa géographie intime. La musique enflait, son rythme s’accélérait, Olympia soufflait d’une voix de plus en plus courte et rocailleuse. Elle ahanait littéralement, elle crachait de lourds râles épais en graillons, ses yeux se retournaient, laissant apparaître l’albe pur de leur envers. La lumière baissait, seule une poursuite rouge la nimbait d’un halo fuchsia, elle éructait maintenant d’étranges grognements, rauques, profonds, effrayants.

Jean-Eudes se levait déjà, le regard aux cieux, proche de l’extase, porté par la grâce de ce vin de paradis. Le diable avait beau manipuler la belle comme une poupée de chair docile, exacerber ses charmes méphitiques, outrer ses sortilèges, la rendre irrésistible, rien ne pouvait plus troubler la pure sérénité qui soulevait Jean.E.

Il sortit de l’antre, le ciboire de cristal à la main !

Le Diable est séducteur, mais Boulard est divin.

Ami(e)s,

Que guettent les pièges noirs

Et les périls fauves

Qu’engendrent le malheur,

Point besoin d’aller à confesse.

Confiez votre âme meurtrie

Aux charmes purifiants

Des liqueurs dégorgées…

ELUXMOETERTINCOANEE.

EMMA BOVAROVA …

Oda Jaune. Once in a Blue Moon.

Emma était née misérable. Profondément. Dans un village perdu, loin des yeux de Dieu et des hommes. Au fin fond des plaines Bulgares. Dans une masure insalubre, nichée au milieu d’un conglomérat de bicoques bancales, auxquelles nulle route ne menait. Elle aurait survécu aux plus terribles cataclysmes « modernes », habituée qu’elle était à végéter de racines amères, d’eau croupie, dans le froid humide ou la chaleur écrasante qui lui serraient les os, depuis toujours. Les heures à venir, qu’il lui fallait traverser, pour espérer passer les prochaines, la clouaient au présent. Trouver sa pitance et se protéger de la rigueur des saisons l’occupait tout entière, l’obsédait. « NoFuture » était sa vie.

Un jour d’août qu’elle sommeillait, abrutie, crasseuse et nue, dans l’ombre de sa cahute, un bruit assourdissant de planches explosées, la mit en terreur. Dans le soleil, à contre-jour, une silhouette épaisse et menaçante, mangée par le soleil mourant, occupait presque toute la largeur de la porte délabrée.

Nikifor la regardait…

Il était arrivé dans un Hammer noir, rouge de boue séchée et de débris divers, par un de ces hasards étranges qui guident les prédateurs. Emma avait quinze ans. Grande, déliée, gracieuse, la misère et la saleté n’arrivaient pas à ternir sa beauté native. Ses yeux d’émeraude illuminaient son épaisse chevelure noire et ses lèvres charneuses. Sous les penailles, son corps était sinusoïde, ferme, ductile, au prorata. Elle était – pure grâce -, d’une beauté émouvante, comme un coquelicot sur un tas d’immondices. Nikifor la jaugea d’un regard de maquignon, puis il sourit de toutes ses dents serties d’or. Il sut à l’instant, qu’elle vivait de rêves et de rhizomes, qu’il la subjuguerait sans peine ni violence, lui qui n’hésitait pas à cogner. Il avait la beauté sauvage d’un loup traqueur. Grand, athlétique et souple, le catogan de cheveux noirs qui tombait bas dans son dos, dégageait un visage aux angles découpés à larges coups de yatagan affilé. Ses yeux verts irradiaient une sauvagerie contenue, le goût de dominer, de séduire, ou d’avilir par la force. Comme deux puits ardents qui contrastaient avec la beauté anguleuse et brutale de sa semblance. Seules deux fines rides profondes qui encadraient une lippe à croquer les oiseaux crus, pouvaient laisser penser, à qui savait les lire, qu’il aimait à prendre lentement les vies qui osaient lui résister.

Emma ne vit rien de cela. Elle souriait comme une enfant confiante. Le княз (Prince) était là ! Elle ouvrait grand son regard d’eau claire aux reflets gris, pâle comme cou de tourterelle, qui palpitait de la joie crédule de celles qui n’ont pas vécu. Elle sut d’instinct qu’elle était en partance. Une onde froide la traversa, qu’elle rejeta d’un cœur naïf. Elle crut qu’elle avait une faim soudaine…

L’ombre, aux jambes écartées gaînées de basane noire, ne bougeait pas. Nikifor, souriait, son visage s’adoucissait tandis que ses paupières écrasaient ses yeux, ne laissant passer qu’un mince listel verdâtre, acide comme une pomme crue. Puis il les rouvrit, claire eau de source, et sourit comme un enfant candide. Derrière son masque rassurant, il calculait à toute allure. Ne pas lui faire peur, l’apprivoiser, murmurer des mots de miel, la caresser de la voix et l’emmener en douceur, loin d’ici. Oui, comme ça, avec des chatteries, des brassées de loukoums. A coup sûr, le vent tiède des morbidesses la renverserait…

Alors il s’agenouilla devant elle et lui parla longtemps. Sa voix coulait comme un ruisselet frais, il susurrait, roucoulait des paroles douces en mode « amabile », des chants de sirènes, fluides, lénifiants, qui la bercèrent longtemps, jusqu’à presque l’endormir. Emma était sa принцеса (princesse), son ангел (ange), sa прещип (fée). Ses angoisses fondaient, comme pastèque sous langue aux durs jours brûlants des étés continentaux, quand au bout de ses errances, Dieu lui offrait cette grosse coque verte, oubliée dans un champ. Puis sa main se perdit dans la sienne, quand céda son cœur d’argile. Lovée dans les larges cuirs du gros tank noir, la tête appuyée contre l’épaule de son Prince, elle s’endormait. Ses chairs tendres, tremblantes aux cahots des pistes poudroyantes, auguraient des jours blafards…

La ville l’éblouit…

Les lumières crues de Sofia mangeaient la nuit et lui mordaient les yeux. Des gens, partout, qui riaient ou marchaient à pas pressés, frileux, le cou dans les épaules. Cette première nuit éclairée de sa vie, l’affriolait et l’affolait tout autant. Elle se pelotonna contre son beau seigneur comme un animal craintif, et lui serra le bras. Sa tempe sonna douloureuse et son épaule tuméfiée l’anesthésia, le souffle coupé, après que Nikifor l’eut violemment repoussée, d’un coup de coude assassin, sans même tourner la tête. La peur lui mangea le ventre, brutalement, l’aveuglant. Une sensation pire que la soif, la faim, le froid, lui broya la tête, la privant de penser. Elle venait de rencontrer la terreur, la vraie, la noire, celle qui sidère à jamais…

Plus un mot désormais, mais les horreurs à venir. Du fond de son corps meurtri, elle hurla en silence. Le cercueil noir freina des quatre disques et crissa dans le gravier. Une main, qu’elle ne vit pas, l’empoigna par la nuque et la jeta dans un cul de basse fosse, au fond d’une cave enténébrée. Elle s’écroula sur un bat-flanc, contre un mur aveugle. Un soupirail, mal fermé par des planches disjointes, laissait filtrer la lumière grise d’une aube livide. Chaque jour que durerait son crucifiement, on lui jetterait un pécharma froid et un verre de yaourt aigre. Il ne fallait pas qu’elle perde ses rondeurs, ni son teint de safran. Le temps fut aboli. Emma ne vivait plus qu’un présent de pierre lourde, attendant, recroquevillée, que le prochain fauve malodorant lui perce le ventre ou lui brise les reins. Elle subissait, hagarde, les assauts vulgaires répétés, ne sachant plus distinguer ce qui aurait pu être plaisir, de ce qui lui déchirait les tripes. Elle aurait voulu s’arracher la peau, se bourrer le ventre de cailloux, se coudre les lèvres à vif et se remplir la bouche de goudron chaud, pour échapper aux avilissements répétés. Cela dura plusieurs éternités. Elle se lavait à l’eau croupie, caressant d’une main mécanique le minuscule orvet qui s’était glissé sous sa couche crasseuse. L’animal, à sang froid, la réchauffait pourtant.

Longtemps après que le désespoir l’eut quittée, quand les glaces des douleurs réitérées l’eurent dénervée, deux molosses vinrent la chercher et la trainèrent au rez-de-chaussée. La lumière de l’hiver finissant lui perça les yeux de ses aiguilles acérées. Le silence régnait dans la pièce aveuglante. Des femmes la lavèrent, l’apprêtèrent, la recouvrirent de bijoux éclatants, de crèmes précieuses, de soies vivantes et de brocards anciens. La douceur de leurs mains lui parut étrange, quand elle vit la dureté de leurs regards et l’âpreté de leurs traits. Mais son corps, bleui par les coups, creusé des petits volcans éteints des mégots écrasés, piqueté de divers confetti andrinoples, se délectait de ces doigts qui voletaient sur lui comme oiseaux de paradis. Un plaisir sensuel et doux la comblait, sa conscience faiblissait. Elle flottait. Apaisée, elle ouvrit les yeux sur deux pointes noires vernissées. Les femmes avaient disparu. Emma, lentement remonta les bottes glacées, le cuir lisse d’un pantalon, le gilet court ouvert sur la tâche bleu-nuit d’un satin brillant, pour s’arrêter sur l’or d’une grosse bague ciselée. Le conditionnement repris le contrôle de ses sens, elle n’osa aller plus avant et s’immobilisa, pubis collé au sol, corps à demi levé, bras tremblants et tête basse. Une main légère glissa sous son menton, lui relevant lentement la tête. Les deux yeux verts de Nikifor la fixèrent de leurs ondes aimantes qui l’hypnotisèrent à la seconde. Sa bouche fondit sous la sienne qui lui croqua les lèvres. Le plaisir monta lentement sous les caresses lentes, les promesses et les fausses hésitations. Emma quémanda, Nikifor sourit, la prit au ralenti pour la coller au mur d’un coup de rein bestial. Il lui sembla des heures, qui ne furent que minutes. L’orgasme cinglant la brûla jusqu’à l’âme. Collée au corps de son maître, elle s’endormit un peu…

Adossé aux coussins épais, il la regardait, satisfait de son investissement. Cette idée le fit sourire. Il tenait à la main un verre précieux, taillé vulgairement, comme un diamant de pacotille, à demi plein d’un jus rubis. Le Domaine Boyar 1990, un pur Gamza, son vin préféré, rutilait dans le dernier rayon du soleil mourant. Il le huma d’un nez distrait, le regard absorbé par le corps gracieux au déhanchement enfantin, allongé et confiant. Les fragrances de fruits rouges oxydés, relevés d’une touche sauvage, l’excitaient pourtant. Il avala d’un trait le vin translucide qui lui laissa furtivement en bouche le goût des dernières framboises. Les tannins épais et rustiques lui encrassèrent le palais. Il aimait ce vin râpeux et grossier. Sa main courte et trapue, aux ongles bréneux, excoria légèrement la peau fragile, qui frissonna en se crispant un peu. Emma geignit mais ne bougea pas. Nikifor sourit, satisfait du dressage.

Elle était prête !

L’enfant, qui sortait à peine des brumes du plaisir, sut que le pire, longuement, restait à venir…

Au petit matin d’un de ces petits jours glacés qui gèle les os des rares passants en vadrouille, quelques années plus tard, on ramassa un corps mutilé au visage grimaçant. Autour du corps nu exposé aux regards, les légistes qui l’examinèrent, sortirent, blafards, tour à tour de la salle blanche. Même les plus aguerris eurent du mal à s’en remettre.

Démantibulée, brisée comme une poupée désaimée, Emma ne souffre plus…

EMOBLÈTIMECONE.

SOUS LA QUILLE, NEPTUNE…

Saintes. La Chamade. Août 2010.

Jawad se sent à vif comme une épine d’acacia.

Le vent le fouette, le soleil le cogne et lui croque la couenne, les embruns le giflent et lui boucanent la viande. Ça ronronne sous la coque du bateau qui fend l’eau comme un scalpel la peau. Vertige qui noue la tripe, et vide l’advertance des remontées rouges du cœur à La chamade. Comme Sagan la Françoise, la fleur de peau souffrante, légère mais profonde, au volant de ses chariots de feu funestes. Rien de mieux qu’ Un peu de soleil dans l’eau froide pour soigner Les bleus à l’âme. Je me suis regardé dans Le miroir égaré. Je n’y ai vu qu’ Un profil perdu, Un chien couchant près d’ Un lit défait, Un chagrin de passage, La femme fardée par la surface de sa vie, crémée de Faux fuyants. Mais je la laisse, Bonjour tristesse. Sous Les merveilleux nuages, Un orage immobile explose comme Un sang d’aquarelle qu’ Un certain sourire déclenche… Dans un mois, dans un an, Le garde du cœur n’aimera plus Brahms. Le chagrin de passage ne sera plus qu’ Un cheval évanoui. Dans Les fougères bleues, Le rendez vous manqué des Yeux de soie ne sera que Le régal des chacals. Sera venu le temps d’aller Au marbre avec Mon meilleur souvenir, Toxique

Purée de titres qui font sens…

L’ancre plonge droit au fond sur les sables blonds, et s’accroche à la chevelure alguée d’une sirène effarée. Le ciel est l’âme d’outre-azur de son père. Les reflets diffractés de la chaîne d’acier se diluent dans les eaux qui tremblotent comme verre de Chardonnay dans la main d’un parkinsonien hébété. Ils piquent la mer mouvante de leurs aiguilles vives et incandescentes. Quelques rus sinueux de sang purpurin comme pinot en Bourgogne, glissent le long de la joue de l’homme tout le temps de sa nage. Comme un prurigo dérisoire que lyse l’onde matrice saphir de toute vie, tandis qu’il perd lentement la sienne. Il se dit que puisque naître c’est quitter la douce fusion maternelle, il lui serait bon de mourir doucement ainsi, en toute déliquescence. La dissolution n’est-elle pas ultime fusion? Il nage les yeux ouverts, et calque son rythme sur le souffle tiède des ondines. Sous ses yeux béants à l’agonie, défilent la palette du peintre et les ombres de l’enfer dans la main de Dieu. Neptune boude dans sa grotte et astique deux-trois sirènes pour se détendre. Cette vision incongrue lui traverse l’esprit et le met au rire, il étouffe à moitié. L’épreuve est difficile mais il la surmonte. Ce qui le fait pouffer à nouveau. Seul, loin en mer sous l’emprise d’un fou rire! Folie… L’eurythmie harmonieuse des mondes le sauve. Cœur, bronchioles, forces liquides, telluriques et solaires sont à l’amble. Seul Neptune fait la gueule. Alors, riant à nouveau, il coupe son effort et se laisse flotter comme un bouchon de champagne dans la cuvette méditerranéenne des chiottes du monde. S’il était peinard et bien à l’abri dans le col gracieux d’une bouteille, il serait un peu plus haut, hors de l’eau, et pourrait à sa guise contempler le monde aqueux qui l’entoure. Mais il ne verrait pas Poséidon qui pourrait lui mordre le c… Wouaffff! Mourir de rire, ce ne serait pas mal non plus. Mieux que la morsure aussi soudaine que glacée, d’un requin pâle… Suer de trouille brutalement, en un demi souffle, sous totale rigolbochade en pleine mer, fragile comme une merguez qui perd son jus carminé, c’est possible aussi.

Le bateau n’est plus qu’un point blanc sur les eaux, comme un comédon frais sur le nez grumeleux de Neptune. Revenir, rebrousser chemin, retrouver le rythme, se fondre à nouveau aux éléments, se dissoudre, ne faire qu’un, dépasser la douleur, accéder à la conscience élargie… Choc soudain, sang glacé, terreur sidérante. Le corps s’affole, bafouille, gargouille, agitations ridicules et sporadiques, comme un nouveau né dans sa baignoire. La grosse bouteille, perdue comme un chancre dans une eau pure, lui a éclaté l’arcade gauche. Un peu. Suffisamment pour rosir le lapis environnant. Elle est fermée d’un long bouchon et son col gracieux dodeline sur les flots. Il a pu s’accrocher à l’échelle, clown écarlate, et se hisser à bord. Sur le fond aveuglant du bateau, taches rouges, macules grenats, bavures noirâtres et tavelures incarnates dessinent un Pollock suicidé. Recroquevillé au fond de la nef souillée, enroulé dans une serviette bleu cobalt épaisse et chaude, il regarde le lourd flacon. Il se reprend à rire nerveusement, par saccades courtes et rauques qui lui liment la gorge. La grosse bouteille sur le flanc a laissé de sa grâce, elle gît et sèche, perdant sa fragile brillance humide. Ses flancs abrasés par l’âge se voilent. C’est vrai qu’elle a l’air rompu de celles que le temps a usées. Son verre corrodé par le sable et le sel, est d’un blanc opaque qui masque son secret. Le souvenir de la Veuve Clicquot 1780 remontée magnifiée des mers froides, lui traverse l’esprit. Sa jumelle, sa cousine ??? Un jéroboam flottant, massif, aveugle, dérivant au fil des courants espiègles… Et lui qui le regarde de ses yeux muets. Comme une poule, devant un dronte dodelinant du chef. Le verre poli cède sous la hachette de sa rage. C’est un magnum au regard d’opale hermétiquement clôt, mystérieusement érodé par le sel lui aussi, qui apparaît. Ces étranges rouilles gigognes usées par le temps et les incessantes talmouses salées, lui parlent de sa propre lassitude, de son désarroi profond, de son sang qui fuit et fuse par moments en bouquets de roses fanées. Du bout d’un de ses doigts flétris comme cornichons russes, il caresse le flacon. Perplexité. Rire à nouveau, désorienté et mouillé de tristesse. Baaam, la troisième quille apparaît, plus petite, limée, adoucie, vieillie, châtiée plus encore. Le kil, l’ordinaire du jaja des familles, le rouquin d’avant que les guerres… Quelques éclats verts, intacts mais sombres à bloquer les regards curieux, dessinent un chemin hasardeux et inexplicable sur les parois de la fiole flétrie.

Médusé (en pleine mer, c’est bien le moins!), inquiet, déboussolé (en pleine mer c’est embêtant!). Sous ses iris de jade, et ses pupilles rétrécies façon minou timide, les fragments du jéro et du magnum se délitent, ramollissent et fondent inexplicablement comme neige au Néguev. La petite dernière apparue flotte presque dans une eau étrange, luminescente, irréelle. La lumière dorée qui sourd de cette pisse de fonte, exacerbe les hanches stéatopyges de la luronne. La rescapée évoque plus les convexités d’une nonne dépenaillée, que les épaules étroites d’un Pasteur cénobitique. Large de croupe, bâtie pour traverser les épreuves de la vie et les défonces de l’amour, l’équilibre serein de ses lignes impressionne. Mais tout se bouscule, se mélange soudain dans la tête et le corps de Jawad. Tout tremble, vacille, se transforme, se hausse. Des os aux boyaux en passant par la viande et les neurones, son corps fait des bruits poisseux de succion molle et de graisse flasque remuée. La vie en lui danse comme Jacob, dès qu’il a conquis le dernier barreau de l’échelle. Il est aveugle, sourd muet, puis voyant, extra lucide, prophète, économiste! Dans ses veines distendues, le sang bout au creuset sans fond des sorcières hystériques, puis gicle de ses oreilles et sourd de sa peau. C’est comme une expérience métempirique, un combat contre les forces primordiales, une mort promesse de vie. Au bout de lui même, il sabre le flacon sur le bord du bateau et porte le verre coupant à ses lèvres. Un parfum venu des extrêmes confins d’une galaxie inconnue, l’enivre et le ravit, comme si les corps de tous les Saints s’étaient unis pour exsuder cet ineffable élixir. Il se croit mort puis ressuscité, transporté via le grand trou noir – délivré enfin de l’espace temps – sur les rives tremblantes d’un astre tout juste gazeux. De son trident, Poséidon lui pique les globules, qui éclatent comme de petits crachats vermillons.

Bruit de pétards, fin de kermesse…

Un peu de liquide pâteux, verdâtre, épais, aux reflets roux, coule du col brisé et se fige sur son index sanguinolent. Sa peau, en un clin d’œil de Dieu, retrouve son herméticité. Il porte alors le goulot cassé à ses lèvres, qui se fendent comme grenades en septembre. La coupure est profonde mais se referme aussitôt. La soupe est salée, iodée, forte comme un nuoc-mâm oublié. A peine en bouche, elle infiltre ses muqueuses sans même attendre la gorge. Comme un onguent qui se marie instantanément aux chairs à vif, les graisse et les régénère. Une onde chaude le traverse et l’enveloppe dans une aura d’un céladon éblouissant. Son esprit, comme une eau d’émeraude, se fluidifie et quitte les contrées pesantes des souffrances ordinaires. Tel un papillon translucide, il flotte entre les mondes. Le temps suspendu ne connaît plus les espaces étriqués qui le limitaient et l’écrasaient – limace tragique – a la glu lourde de la matière pesante. Rien ne le surprend plus car il se sent somme et partie à la fois. Vertigineux voyage sur les terres subtiles de l’avant, de l’ailleurs et de l’après. Il – qui ne l’est plus – se fond dans l’indicible et communie avec la Vie.

Alors commence l’expérience qui n’a pas de nom.

De l’au-delà des cieux embrasés, à l’en-deça des funèbres barathres, des étoiles au magma, de l’est à l’ouest, du sud au nord, de l’en-dehors à l’en-dedans, du noir au blanc, dans le kaléidoscope tournoyant du fin fond des éternités étoilées, dans les abysses ondoyantes des prémisses de tout qui a été, est et sera, il est galaxie ignescente, quark tripolaire, grande turbulence solaire magnéto-hydrodynamique, Sirius au cœur d’Alfa Canis Majoris, Galilée inquisitorié, Star du X mellifluente, ectoplasme limbique, lombric extasié, apostat délirant, orgasme de loutre, éjaculation païenne, hérésie fulgurante. Ses cellules lui parlent, il chante avec les chœurs célestes, tutoie la mort et rit avec la hyène, égorge le nouveau né et pleure avec sa mère… Il bruisse avec les feuilles de cannabis dans les montagnes Afghanes. Dans le tourbillon de la conscience universelle, les naïades l’enlacent, Ægir l’adoube, Ruahatu lui sourit, Océane l’entraîne dans l’en-deça du Verbe…

Bouillie de chairs bouleversées, hurlements glacés du sang coagulé, crépitements acides de la lymphe en fusion, implosion douloureuse des os dans la roue du diable, éternels balancements entre les contraires, il ahane, éructe, pleure et rit à la fois, assoiffé de vie et de mort, anéanti, sublimé, transporté et meurtri….

Puis le silence pleure sous le marteau de Vulcain.

Dans le blanc translucide de sa sclère, les vaisseaux éclatés dessinent comme une fractale des crues du Gange à son delta. Le soleil lui rogne l’iris jusqu’à la cornée. Ses paupières clignent convulsivement. Ses mains étreignent la bouteille vide comme des serres moribondes. Lentement il retombe sur mer, exsangue, las et confus. Adossé au bastingage, la mer le berce. Au fond de sa tête, l’aigle lancéolé glatit toujours. Une goutte de sang séché pointe d’une de ses narines.

Sous les eaux de pierre turquoise, Amphitrite, silencieuse, sourit.

Jawad sait qu’il va mourir à la vie et qu’il sera le maître à nouveau….

Sa respiration sifflante s’apaise et ses humeurs corporelles marquent l’étiage. Imperceptiblement il retombe en pesanteur. Le puzzle de son corps douloureux se réajuste pour retrouver son unité. A nouveau Jawad est ego, affalé au fond de la barcasse comme une morue flasque dans un casier. Tout cela lui paraît cauchemars et rêves mêlés, au sortir d’une nuit glauque, enfiévrée, à yeux ouverts. A plein gaz il file vers la côte, sous le vent cinglant et le sel mouillé qui le cravachent et lui corroient la peau. Sur le clapot court, le bateau secoue et le remet au réel. C’est comme un soulagement, qui vide ses bronches brûlantes des eaux ingurgitées. Une toux rêche lui secoue la tête et l’ancre à nouveau dans l’espace. La mer grossit, l’embarcation s’envole à la crête des vagues et plonge rudement dans les creux d’où le rivage disparaît.

Désespérément lucide, Jawad pense au sang frais que le vent emporte.

Le soleil fou de cette étrange journée rase l’horizon de son disque de verre fondu. La mer est noire sous la lumière brasillante qui tranche le jais liquide de sa lame chaude de tourmenteur marmoréen. A contre-jour, la bouteille embuée est sombre comme un sang carbonisé. Il verse lentement le vin grenat dans le verre, éteignant le soleil qui s’y croyait chez lui. A bout de bras, sur le cobalt de ce ciel finissant, le vin tournoie au rythme de son poignet. Entre les rondes, l’hélianthe royal l’aveugle, l’ensanglantant au passage. Le rubis intense de ce ciel finissant se marie aux roseurs encore discrètes qui transparaissent déjà au bord du disque. Le maelström miniature tournoie encore, alors qu’il ferme les yeux et hume le vin frais. Les arômes de pinot, sur ces rivages Africains, l’apaisent. Pulpe de cerise, touches fugaces de cassis, fragrances de cuir gras et de musc, fraîcheur des fruits rouges. L’automne aussi marque le vin de ses touches de feuilles mortes, de champignons, et de mousse. Le fumet, sauvage comme la trace du cerf que le temps du brame appelle, «pommardise» le jus et lui donne un peu plus de prégnance olfactive. L’élégance Bourguignonne de ce Pommard «Les Arvelets» 2006 du Domaine Cyrot-Buthiau répond subtilement aux velours de chênes-liège qui cascadent vers la mer, comme autant de vagues vertes figées sous le soleil rasant.

Le vin se donne en bouche pleinement, roule un fruit mûr qui se déploie puissamment, et gorge ses calicules consentantes, de sucs subtils qu’une pointe sucrée adoucit. Un beau sang de vin, riche et racé, lui remet le cœur en place et pulse jusqu’à l’infime de ses globules martyrisées. La paix le gagne. Le chant rauque du Muezzin envahit les cieux tandis que la mer dévore à belles eaux le Phoebus vaincu. Le liquide charnu glisse soyeusement dans sa gorge, et libère longuement réglisse pure, et tanins lisses comme palais en ramadan….

Le temps s’arrête, l’espace du dernier soupir…

EFINIMOSSANTITECONE.

LE VERTIGE ET L’IVRESSE…

Chinikov. Promenade dans le bleu de nos rêves.

Jean-Do, l’œil mi-clos, le cortex au repos, n’est plus qu’à moitié lui.

Il s’est réfugié tout au fond de son humanité, en relation étroite avec ses pères tutélaires. Dans son champ de vision, les jambes soyées de l’hôtesse crissent à chaque pas. Aux temps anciens de la survie, il aurait bondi, griffes acérées et pénis conquérant, mu par ce vieux cerveau reptilien qui lui ordonne, encore souvent, de saillir coûte que coûte. Oui, prendre la femelle et la remplir, séance tenante, de bon sperme chaud, gluant et riche en protéines fraîches. Cet élixir de vie qui lui déchire les reins de plaisir et le laisse sur le flanc, qu’il a large, épuisé mais en paix. Un moment. Que l’espèce survive demeure impératif. Tout se mélange dans sa tête. Ça arrive comme ça d’un coup, alors qu’il est plongé dans de profondes analyses politico-économiques. Pourtant il ne bouge pas, se contentant de cette demi érection douce qui lui mouille à peine le bout de la bite. C’est ainsi qu’il se murmure in petto, dans un langage très cru, car les mots ont un puissant pouvoir évocateur. Il lit souvent les textes sacrés, les grands livres. Cela lui suffit pour le moment. La brune grassouillette qu’il a vitement honoré dans les toilettes de la classe affaire, il y a moins d’une heure, l’a apaisé. Un peu. Une poignée de dollars arrachés à la liasse l’ont calmée. Derrière lui, affalés comme des huitres grasses dans leurs larges et luxueux fauteuils de cuir, les membres de son staff, ont déconnecté. C’est ainsi qu’il aime que l’ordre du monde soit.

Lui devant.

Toujours à demi vivant, il se penche vers le hublot. Là-bas, tout en bas, les Alpes sont blanc d’œuf écrasé. La vie semble avoir disparu, la terre, déserte n’est plus qu’à-plats colorés, comme une œuvre abstraite qui s’étendrait, vide de sens, au mur d’un musée cosmique. Cette relativité mouvante lui plait. Plus haut encore, la planète retrouverait sa forme presque ronde, dodue, appétissante. Il se dit qu’à bord d’un vaisseau spatial, il tendrait la main vers elle, qui reposerait, lumineuse, dans le creux de sa paume, comme un sein consentant qu’il écraserait lentement, lui tirant un jus sombre de sang, d’eau, de pierre broyée, de feu et de chlorophylle mêlés. Un sourire enfantin étire ses lèvres fines. Béatitude satisfaite qui le comble et le plonge dans un demi sommeil.

God is on his side…

La mère qui l’a porté papillonne. Belle et plantureuse, de larges seins oblongs tendent sa blouse légère qu’ils percent à moité. Autour d’elle, l’assemblée de ses admirateurs est sous le charme de ses yeux zinzolins. Dans son couffin étroit, emmailloté dans ses langes serrés, jambes bouillantes et cœur énamouré, l’enfantelet attend sa tétée de lait et d’amour. Mais emportée par un irrépressible besoin de séduire, elle l’oublie souvent. Il pleure d’une voix douce, triste et implorante. Le regard baveux et les moustaches frisées de l’homme au feutre élégant qui couve sa mère d’un regard gourmand, sont plus forts que sa souffrance d’agneau affamé. Là, dans l’obscurité de son jeune âge, Jean Do décide confusément qu’il n’attendra plus jamais, qu’il ne supportera plus que femme lui résiste, le prive, quand le temps faisant, il pourra décider. Tout lui sourit pourtant et continuera de lui sourire. Confort à tous les étages, les grâces sont sur lui…

Dans le pullman de cuir brun qui jouxte le sien, Chani sa femme que l’âge arrondit et détend, les paupières closes sur des yeux lumineux de faïence azurine, sourit comme elle le fait en toutes circonstances. Seule l’intensité variable du ciel de ses pupilles cérulescentes signale à qui sait la lire, son humeur de l’instant. Paradoxalement, le bonheur les noircit. Au comble de la rage contenue, ses yeux sont lacs d’altitude. Elle sait Jean-Do, du plus tenu de ses synapses au plus obscur de ses barathres. Le moindre de ses tressaillements secrets résonne au profond de son être. Au-delà des affections mièvres que recherchent et célèbrent les mollesses humaines ordinaires, la même ambition les habite, les hante, guide leurs pas et tord leur sommeil de cauchemars sidérants. Ils sont un, jusque dans la sueur qui glace leurs reins. De loin en loin, Jean-Do la maltraite. Sous le ventre flasque et pendant du vieux bison, ses fesses, débordantes, trop ductiles maintenant, roulent en vagues mollissantes, sous les coups de boutoir trop rapides. Elle n’a plus de plaisir, si ce n’est celui de faire philippine quelques minutes. Pour le reste, tout est parfaitement double, clair, consenti. La conquête des cimes leur mange le ventre, les garde contre vents mauvais et pulsions charnelles, dans un continuel vertige. Ils oscillent constamment, comme des culbutos extatiques, entre les brûlures du pouvoir presque total entraperçu, et les pièges mortels qui peuvent encore les engloutir, comme une dernière succion, à quelques mètres de l’extase absolue de l’ultime sommet. C’est un pacte infernal qu’ils n’ont pas eu à signer.

Jean-Do ne sent plus son épaule gauche. Hypnotisé par la mer vide de vie visible qui déroule sous lui sa pellicule de lapis sans rides, il ne bouge toujours pas. A ces hauteurs les hommes et leurs temples de toutes natures ont disparu, la planète est déserte. Seul l’espace des ténèbres supérieures le domine encore. Mais il sait qu’en bas, sous le manteau bleu des eaux figées, règnent les abysses dans la noirceur desquels couvent les feux de Vulcain, ces bouches de lave carmines que les eaux ne peuvent éteindre. La crainte d’y plonger, de réduire à néant son rêve, leur chimère de domination glorieuse, lui glace les tripes et calme un moment l’amativité qui le consume.

Chez lui la peur est ivresse qui nourrit le vertige.

La climatisation chuinte, s’apaise puis repart, les hôtesses glissent dans l’allée centrale, au bruit sec de leur cuisses gainées de fines résilles qui se frôlent. Ces chants polyphoniques, qu’il est seul à ouïr et jouir, ne troublent qu’à peine le silence luxueux de la classe affaire. Son corps a soif, tout le temps. Alors, pour le tromper, il se décide à boire. Sur la carte des vins, brillent en lettres repoussées les noms des très grands. Tout au bas, il repère un Château, petit Gamay de peu, qui plait au gamin en lui. « Thulon » 2009, ce nom l’attire qui conjugue la mort donnée sur le mode indéfini. L’avion amorce sa descente vers New York, il a du temps devant lui. Puis sa suite luxueuse, ses habitudes l’attendent, comme une respiration torride entre deux réunions de haute importance. Chani poursuivra vers les plages cossues de la côte ouest. L’alien qu’est devenu l’enfant frustré, dans l’enfer secret de sa conscience sourde, entrouvre ses yeux tristes. Entre son regard et la lumière crue du hublot, le vin tourbillonne dans le verre. Sa robe de velours grenat, moirée d’encre violette, rutile, brillante et pure comme un soleil couchant sur les monts du Beaujolais.

C’est pile le milieu de la nuit.

L’heure des équilibres, des funambules qui vacillent sur la lame. Yeux grands ouverts j’ai du dormailler par instants. Au tiers, mes bras sont marqués d’un trait rouge par le rebord du bureau. Le cou me tire. C’est moins bien ! Pas de monts du Beaujolais à me mettre sous les pupilles mais un de leurs meilleurs jus à me lisser les papilles. Tout est fleur, grâce et fruits dans le haut verre. Un vin du Jean Marc Burgaud qui va me ramener dans les clous du réel. Sous mes pieds le parquet. Sous le parquet le monde. Calme et paisible. Bruissant du silence nocturne. Dieu qu’il est bon de n’être rien ni personne. Qu’un vermisseau tout au fond de l’insondable.

Qu’un soupir dans la voix de Dieu…

Dans la solitude de la nuit les parfums sont plus intenses. Il prennent comme un relief supplémentaire. Les sens aussi sont plus aiguisés, des crocs de goule en maraude. Les possibles itou. Le verre revient à moi et aguiche mes sens de ses parfums espiègles et friands. Je la vois sur l’écran de mon front, cette grasse pivoine aux pétales serrés qui exhale ses parfums sucrés sous mon nez épaté. Elle enroule dans ses plis humides de rosée, les framboises et les fraises fraîches du matin. C’est bon, revigorant, de cette simplicité apparente du complexe. Ça sent la vie de la pierre et de la terre. La corolle de cristal fragile verse dans ma bouche une belle goulée de gamay qui attaque au son de velours d’un tambour d’apparat, le tapis turgescent des papilles frissonnantes de ma langue incurvée. Qui accueille le nectar goûteux, comme la nonne extasiée, le sang du Christ Doloroso. Une boule, une balle de fruits mûrs qui roule et rebondit du sol au palais. Qui tapisse, qui s’insinue, libère son bonheur pour mieux me ravir, lentement. La matière est conséquente, millésime oblige, et talent du vigneron pour sûr. La sphère fait sa bombe puis s’ouvre en une vague de fraises, de framboises et poignée de myrtilles à l’acidité tendue. Puis la vague finit sa déferlante dans les obscurs abysses qu’il vaut mieux taire. Je claque du bec de plaisir. Le vin rechigne à se faire souvenir. Ses tannins imperceptibles laissent longtemps leur craie fine à l’envers de mes joues.

Mes yeux, à mon insu, se sont fermés de plaisir.

Dans son fauteuil, Jean-Do savoure ce vin d’en-bas qui apaise un instant l’enfant fou des douleurs enterrées. La gomme des pneus cogne comme un poing mou le béton rugueux de la piste…

Brutal, le désir lui fouaille à nouveau les reins…

EMOABTIJECTECONE.