Littinéraires viniques » Fauré

EMMA BOVAROVA …

Oda Jaune. Once in a Blue Moon.

Emma était née misérable. Profondément. Dans un village perdu, loin des yeux de Dieu et des hommes. Au fin fond des plaines Bulgares. Dans une masure insalubre, nichée au milieu d’un conglomérat de bicoques bancales, auxquelles nulle route ne menait. Elle aurait survécu aux plus terribles cataclysmes « modernes », habituée qu’elle était à végéter de racines amères, d’eau croupie, dans le froid humide ou la chaleur écrasante qui lui serraient les os, depuis toujours. Les heures à venir, qu’il lui fallait traverser, pour espérer passer les prochaines, la clouaient au présent. Trouver sa pitance et se protéger de la rigueur des saisons l’occupait tout entière, l’obsédait. « NoFuture » était sa vie.

Un jour d’août qu’elle sommeillait, abrutie, crasseuse et nue, dans l’ombre de sa cahute, un bruit assourdissant de planches explosées, la mit en terreur. Dans le soleil, à contre-jour, une silhouette épaisse et menaçante, mangée par le soleil mourant, occupait presque toute la largeur de la porte délabrée.

Nikifor la regardait…

Il était arrivé dans un Hammer noir, rouge de boue séchée et de débris divers, par un de ces hasards étranges qui guident les prédateurs. Emma avait quinze ans. Grande, déliée, gracieuse, la misère et la saleté n’arrivaient pas à ternir sa beauté native. Ses yeux d’émeraude illuminaient son épaisse chevelure noire et ses lèvres charneuses. Sous les penailles, son corps était sinusoïde, ferme, ductile, au prorata. Elle était – pure grâce -, d’une beauté émouvante, comme un coquelicot sur un tas d’immondices. Nikifor la jaugea d’un regard de maquignon, puis il sourit de toutes ses dents serties d’or. Il sut à l’instant, qu’elle vivait de rêves et de rhizomes, qu’il la subjuguerait sans peine ni violence, lui qui n’hésitait pas à cogner. Il avait la beauté sauvage d’un loup traqueur. Grand, athlétique et souple, le catogan de cheveux noirs qui tombait bas dans son dos, dégageait un visage aux angles découpés à larges coups de yatagan affilé. Ses yeux verts irradiaient une sauvagerie contenue, le goût de dominer, de séduire, ou d’avilir par la force. Comme deux puits ardents qui contrastaient avec la beauté anguleuse et brutale de sa semblance. Seules deux fines rides profondes qui encadraient une lippe à croquer les oiseaux crus, pouvaient laisser penser, à qui savait les lire, qu’il aimait à prendre lentement les vies qui osaient lui résister.

Emma ne vit rien de cela. Elle souriait comme une enfant confiante. Le княз (Prince) était là ! Elle ouvrait grand son regard d’eau claire aux reflets gris, pâle comme cou de tourterelle, qui palpitait de la joie crédule de celles qui n’ont pas vécu. Elle sut d’instinct qu’elle était en partance. Une onde froide la traversa, qu’elle rejeta d’un cœur naïf. Elle crut qu’elle avait une faim soudaine…

L’ombre, aux jambes écartées gaînées de basane noire, ne bougeait pas. Nikifor, souriait, son visage s’adoucissait tandis que ses paupières écrasaient ses yeux, ne laissant passer qu’un mince listel verdâtre, acide comme une pomme crue. Puis il les rouvrit, claire eau de source, et sourit comme un enfant candide. Derrière son masque rassurant, il calculait à toute allure. Ne pas lui faire peur, l’apprivoiser, murmurer des mots de miel, la caresser de la voix et l’emmener en douceur, loin d’ici. Oui, comme ça, avec des chatteries, des brassées de loukoums. A coup sûr, le vent tiède des morbidesses la renverserait…

Alors il s’agenouilla devant elle et lui parla longtemps. Sa voix coulait comme un ruisselet frais, il susurrait, roucoulait des paroles douces en mode « amabile », des chants de sirènes, fluides, lénifiants, qui la bercèrent longtemps, jusqu’à presque l’endormir. Emma était sa принцеса (princesse), son ангел (ange), sa прещип (fée). Ses angoisses fondaient, comme pastèque sous langue aux durs jours brûlants des étés continentaux, quand au bout de ses errances, Dieu lui offrait cette grosse coque verte, oubliée dans un champ. Puis sa main se perdit dans la sienne, quand céda son cœur d’argile. Lovée dans les larges cuirs du gros tank noir, la tête appuyée contre l’épaule de son Prince, elle s’endormait. Ses chairs tendres, tremblantes aux cahots des pistes poudroyantes, auguraient des jours blafards…

La ville l’éblouit…

Les lumières crues de Sofia mangeaient la nuit et lui mordaient les yeux. Des gens, partout, qui riaient ou marchaient à pas pressés, frileux, le cou dans les épaules. Cette première nuit éclairée de sa vie, l’affriolait et l’affolait tout autant. Elle se pelotonna contre son beau seigneur comme un animal craintif, et lui serra le bras. Sa tempe sonna douloureuse et son épaule tuméfiée l’anesthésia, le souffle coupé, après que Nikifor l’eut violemment repoussée, d’un coup de coude assassin, sans même tourner la tête. La peur lui mangea le ventre, brutalement, l’aveuglant. Une sensation pire que la soif, la faim, le froid, lui broya la tête, la privant de penser. Elle venait de rencontrer la terreur, la vraie, la noire, celle qui sidère à jamais…

Plus un mot désormais, mais les horreurs à venir. Du fond de son corps meurtri, elle hurla en silence. Le cercueil noir freina des quatre disques et crissa dans le gravier. Une main, qu’elle ne vit pas, l’empoigna par la nuque et la jeta dans un cul de basse fosse, au fond d’une cave enténébrée. Elle s’écroula sur un bat-flanc, contre un mur aveugle. Un soupirail, mal fermé par des planches disjointes, laissait filtrer la lumière grise d’une aube livide. Chaque jour que durerait son crucifiement, on lui jetterait un pécharma froid et un verre de yaourt aigre. Il ne fallait pas qu’elle perde ses rondeurs, ni son teint de safran. Le temps fut aboli. Emma ne vivait plus qu’un présent de pierre lourde, attendant, recroquevillée, que le prochain fauve malodorant lui perce le ventre ou lui brise les reins. Elle subissait, hagarde, les assauts vulgaires répétés, ne sachant plus distinguer ce qui aurait pu être plaisir, de ce qui lui déchirait les tripes. Elle aurait voulu s’arracher la peau, se bourrer le ventre de cailloux, se coudre les lèvres à vif et se remplir la bouche de goudron chaud, pour échapper aux avilissements répétés. Cela dura plusieurs éternités. Elle se lavait à l’eau croupie, caressant d’une main mécanique le minuscule orvet qui s’était glissé sous sa couche crasseuse. L’animal, à sang froid, la réchauffait pourtant.

Longtemps après que le désespoir l’eut quittée, quand les glaces des douleurs réitérées l’eurent dénervée, deux molosses vinrent la chercher et la trainèrent au rez-de-chaussée. La lumière de l’hiver finissant lui perça les yeux de ses aiguilles acérées. Le silence régnait dans la pièce aveuglante. Des femmes la lavèrent, l’apprêtèrent, la recouvrirent de bijoux éclatants, de crèmes précieuses, de soies vivantes et de brocards anciens. La douceur de leurs mains lui parut étrange, quand elle vit la dureté de leurs regards et l’âpreté de leurs traits. Mais son corps, bleui par les coups, creusé des petits volcans éteints des mégots écrasés, piqueté de divers confetti andrinoples, se délectait de ces doigts qui voletaient sur lui comme oiseaux de paradis. Un plaisir sensuel et doux la comblait, sa conscience faiblissait. Elle flottait. Apaisée, elle ouvrit les yeux sur deux pointes noires vernissées. Les femmes avaient disparu. Emma, lentement remonta les bottes glacées, le cuir lisse d’un pantalon, le gilet court ouvert sur la tâche bleu-nuit d’un satin brillant, pour s’arrêter sur l’or d’une grosse bague ciselée. Le conditionnement repris le contrôle de ses sens, elle n’osa aller plus avant et s’immobilisa, pubis collé au sol, corps à demi levé, bras tremblants et tête basse. Une main légère glissa sous son menton, lui relevant lentement la tête. Les deux yeux verts de Nikifor la fixèrent de leurs ondes aimantes qui l’hypnotisèrent à la seconde. Sa bouche fondit sous la sienne qui lui croqua les lèvres. Le plaisir monta lentement sous les caresses lentes, les promesses et les fausses hésitations. Emma quémanda, Nikifor sourit, la prit au ralenti pour la coller au mur d’un coup de rein bestial. Il lui sembla des heures, qui ne furent que minutes. L’orgasme cinglant la brûla jusqu’à l’âme. Collée au corps de son maître, elle s’endormit un peu…

Adossé aux coussins épais, il la regardait, satisfait de son investissement. Cette idée le fit sourire. Il tenait à la main un verre précieux, taillé vulgairement, comme un diamant de pacotille, à demi plein d’un jus rubis. Le Domaine Boyar 1990, un pur Gamza, son vin préféré, rutilait dans le dernier rayon du soleil mourant. Il le huma d’un nez distrait, le regard absorbé par le corps gracieux au déhanchement enfantin, allongé et confiant. Les fragrances de fruits rouges oxydés, relevés d’une touche sauvage, l’excitaient pourtant. Il avala d’un trait le vin translucide qui lui laissa furtivement en bouche le goût des dernières framboises. Les tannins épais et rustiques lui encrassèrent le palais. Il aimait ce vin râpeux et grossier. Sa main courte et trapue, aux ongles bréneux, excoria légèrement la peau fragile, qui frissonna en se crispant un peu. Emma geignit mais ne bougea pas. Nikifor sourit, satisfait du dressage.

Elle était prête !

L’enfant, qui sortait à peine des brumes du plaisir, sut que le pire, longuement, restait à venir…

Au petit matin d’un de ces petits jours glacés qui gèle les os des rares passants en vadrouille, quelques années plus tard, on ramassa un corps mutilé au visage grimaçant. Autour du corps nu exposé aux regards, les légistes qui l’examinèrent, sortirent, blafards, tour à tour de la salle blanche. Même les plus aguerris eurent du mal à s’en remettre.

Démantibulée, brisée comme une poupée désaimée, Emma ne souffre plus…

EMOBLÈTIMECONE.

ACHILLE ET L’ENFANT …

Marianne Stokes. la vierge et l'enfantMarianne Stokes. La Vierge à l’Enfant.

 

C’est l’heure …

Achille s’ébroue. Du mal à décoller de sa couche qui le réchauffe. Landonne ne va pas tarder. Deux semaines qu’il esquive, louvoie, emmuré dans un silence buté, la tête prise dans un ciment épais, collant, qui lui englue les neurones dans une sauce épaisse, une béchamel grasse, une soupe de légumes broyés à la moulinette émotionnelle. Il sent bien que son plexus qui irradie nuit et jour une chaleur brûlante le bloque, l’empêche, comme si le passé délétère ne voulait pas remonter, de peur de se dissoudre, de disparaître à la lumière crue de sa conscience claire. Alors il s’assied à chaque fois face à la dame, le dos droit sur sa chaise, jambes croisées, serrées à se faire mal aux génitoires. Visage fermé comme celui d’un enfant capricieux, tête baissée il se perd dans la contemplation des chaussures noires de cette femme si patiente, se noie dans le cuir verni, se dissout dans les boucles argentées qui les ornent. Achille se dilue, s’échappe, se ferme de peur de mourir. Cela vient de loin, il le sent bien, quelque chose d’avant la parole, d’avant les premières idées, du temps très ancien, archaïque des premières croyances élaborées d’instinct au creux de son ventre de bébé en pleurs. Mais il repousse ces émotions, ces idées confuses, comme si les reconnaître le tuerait, le renverrait à l’avant vie, petite tête agitée au bout d’un spermatozoïde à flagelle, qui grimpe, qui grimpe …

Nan bredouille l’enfant en hurlant qui s’agrippe de toute la force de ses petites mains potelées aux barreaux du lit blanc. C’est qu’il est puissant l’enfantelet, il tient Achille par la nuque et lui écrase le cœur de toutes ses forces décuplées par la rage de survivre. Ce cœur en purée incarnate, chaude, dégoûtante, coule dans sa poitrine, l’étouffe, le paralyse, s’immisce en grumeaux paralysants jusque dans ses extrémités, lui transforme la verge en pousse de radis, lui broie les tripes et lui crame le ventre. Achille se recroqueville tant bien que mal, un goût métallique de vieux sang séché lui mange la bouche. Le soupir d’un enfant au cœur gros s’échappe de sa bouche, malgré lui. Landonne le regarde, son regard brille mais pas trop, ce qu’il faut pour qu’il ne sente pas sollicité mais discrètement encouragé cependant à dire ou non. Mais qu’il lui est difficile de se redresser, de lever la tête et de regarder le visage de cette femme ! Rien à voir avec Marie-Madeleine, avec cette rousse charnue, charnelle, bandante. Impossible de la regarder d’un œil spermatique, de jouer la séduction, de faire la voix sourde, de la fixer dans le blanc des seins jusqu’à la faire bafouiller, tant et tant qu’à la fin les obus pointent, prêts à craquer!!! Non, Landonne a quelque chose de sexuellement neutre pour Achille, quelque chose de doux, de réconfortant, son corps n’est pas fait de courbes audacieuses, de défis à l’équilibre, de sucs succulents, il est même un peu massif, mal dégrossi, d’un bloc, mais rassurant. Sa mise n’est pas triste, elle est vêtue élégamment pourtant mais elle ne sent pas le cul. Elle dégage des vibrations douces, à s’y blottir, elle l’apaise, l’autorise à se taire, à attendre, c’est bon .

Achille a regagné sa tanière, son antre, son refuge, il s’est allongé la nuit venue, nuit sans lune, silencieuse, effrayante, sidérante. Fœtal, poings serrés sous le menton, dos courbé, genoux sur la poitrine, il fait son œuf sous sa coquille de laine chaude, il bout, macère dans son jus, renifle, cherche des odeurs qu’il ne retrouve plus, si proches mais oubliées. Sous l’os épais de son crâne obtus, dans son hémisphère gauche Descartes pontifie, analyse, dissèque, relie, écarte, juge, soupèse. En vain. Les brumes du passé, enfouies sous les injonctions, les interdits, les refoulements, les reniflements du mental, sont floues, insaisissables, comme des fumerolles, comme les mirages au désert. Achille patauge dans l’indicible comme un chien lourdaud. Alors il respire, lentement, longtemps, avant de s’endormir …

L’ourson n’a plus qu’un œil, mais un œil au regard étonné plein du regret de qui lui arrive, lui qui n’est que pur amour, il ne dit rien et sa bouche qu’il n’a pas reste close. Sous les gencives édentées de l’enfant qui le mord, il subit. Sa peau pelée, au poil arraché, n’est plus que tissu élimé, prêt à craquer, mais l’ourson, compagnon des douleurs, aime à mourir ce petit bout de chair rose qui le martyrise pourtant. Tant et tant, tant et plus, qu’à la fin il cède. Un peu. Et la paille rêche qui pointe du petit trou au creux de son flanc griffe l’enfant. Et nounours verse les larmes absentes de sa souffrance sur la joue rebondie du bambin qui piaille. Le bébé trépigne de joie mauvaise quand craque le bras gauche de la peluche qu’il l’agite convulsivement. La paille éparpillée dans le petit lit blanc lui fait la couche de l’enfant de Noël. Dans le grand lit d’à côté, ça gémit, ça soupire, ça se retient pourtant. Alors soudain les cris aigus de l’enfant en terreur éclairent la chambre.

Dans son lit d’adulte Achille gémit dans son sommeil, ses mains s’agitent sur le vieil ours disparu. Ses propres cris le réveillent, corps tendu, douloureux. Il se lève comme un automate un peu rouillé et se dirige au radar vers les toilettes. En traversant le couloir il se traîne, maladroit comme un automate rouillé, ses genoux cognent contre la porcelaine et sa vessie pleine obstrue sa conscience en demi sommeil. Et le voilà penché vers l’œil en pleurs qu’il regarde, un peu hagard, du haut de ses trois ans. Maladroit il se met à pisser comme un enfant qui vise le fond de la cuvette. Il lui semble ne tenir en main qu’un appendice minuscule, fragile et tremblant. Il est là, debout sur ses jambes, d’adulte pourtant, il le sait bien, qui contemple du fond de son âge le jet de gouttelettes très pâles qui giclent sur les parois lisses de la céramique. Comme autant de petits soleils jaunes remontés d’un hiver lointain qui se suivent en guirlande lumineuse, la pisse des soleils couchants coule en flots drus qui éclatent en écailles de lumière crue et sonore sur les chiottes immaculés. Ce matin Achille rejette tous les soleils de tous les soirs de sa vie. Ce soir une intuition aveuglante le frappe, il pissera tous les soleils levants, morts et perdus depuis le jour de sa naissance. Achille pisse les temps à l’envers et cela le soulage. Autant que sa vessie qui soupire de plaisir. Dans l’eau croupie des gogues l’araignée à demi noyée se débat, ses pattes crochues glissent sur la céramique humide, elle couine et menace toujours, pourtant …

Ce matin Landonne a changé de tenue, elle s’est recouverte de feuilles d’automne, aux pieds ses chaussures marrons parfaitement cirées attendent qu’Achille veuille bien. C’est à chaque fois pour lui une douleur immense de lever la tête, de regarder dans les yeux cette femme paisible, cette femme si patiente qui ne demande rien. Le temps passe inexorablement. Entre ses mains serrées Achille compte les secondes de sable de ce temps si précieux qu’il s’obstine à gâcher. Ses lèvres s’entrouvrent parfois, balbutient un peu d’air en bulles, mais aucun mot articulé ne sort d’entre ses mâchoires crispées. Le temps s’étire comme une patte molle sous un rouleau enfariné. Les chaussures brillantes de Landonne sont immobiles. De temps à autre elle décroise les jambes pour les recroiser à l’inverse, on dirait les aiguilles d’une horloge invisible qui marque les minutes lentes, elles lui disent que le présent n’est qu’un leurre, qu’il est impossible le retrouver le temps passé, le temps imparfait de son passé pas simple. Il a beau serrer les doigts très fort, le passé dévore le présent, le présent n’existe pas.

Achille n’a pas pu, il s’est levé l’heure échue, s’en est allé sans avoir pu relever la tête. Il se sent lourd comme un sac d’éclats de pierres. Et noir de rage intérieure. D’un coup de tête rageur il veut ouvrir sa porte. Elle claque violemment contre le mur et rebondit, joueuse, pour lui ouvrir le front.

Achille a chaussé ses bottes de sept lieues, il fonce dans les allées, dérape sur les herbes mouillées, se griffe aux branches basses qui laissent sur ses jambes des limaces de sang et de lymphe. Le vent qui s’est levé le fouette et le freine. Sous ses côtes meurtries son cœur s’affole, quitte sa poitrine et s’envole comme un soleil blessé. Sous son crâne en surchauffe un tambour sauvage imprime le rythme sourd de la montée à l’échafaud. A courir au-dessus de ses forces son regard se voile, ses chairs crient, ses tendons sont à la rupture, ses jambes moulinent son désespoir. Le vent redouble, il croit entendre l’enfant hurler dans les branches. Oscar ne se montre pas, seul, immensément seul Achille trace sa route. Une dernière racine qu’il ne peut éviter le jette à terre, il s’écroule d’un bloc, son front heurte la terre grasse et trace un sillon dans les feuilles pourries, un goût de champignon lui envahit la bouche, il étouffe à moitié, se débat, crache et se retourne sur le dos, jambes flasques, haletant. Le ciel gris vire au rouge, les chants des oiseaux cessent, le vent tombe lui aussi, les sons du monde s’éteignent, il ferme les yeux, la peur le déchire.

Éberlué, n’en croyant pas ses yeux qui ne voient plus, pétrifié par les deux grands yeux bleus qui le regardent plein de rage et de fureur, Achille ne bouge plus. C’est un éclair blanc, aveuglant qui le dessille, lui déchire le cerveau.

L’araignée est un enfant !

Achille le désintégré rit en silence sous la pluie jaune qui inonde son bureau. Sa lampe se fout bien du temps qui passe, elle lui donnera le jour au creux de ses nuits blêmes jusqu’à son dernier rayon. Montlouis, à moi ! Ce qui le fait ricaner plus encore. A regarder la robe d’or fin de ce vin qui lui renvoie les feux vifs de la lampe, il se calme un peu. Son rire mouillé s’affaisse, comme lui, alors qu’il se souvient de sa chute douloureuse, de cette révélation sous le ciel rouge qui s’est éclairé jadis avant que la mort l’emporte. Quand l’araignée a mué, quand l’enfant s’est montré. Ce petit con puissant, assis ce soir, très sage, juste contre lui. Un pauvre môme devenu alcoolique depuis qu’il l’incite à sucer le goulot. Rires ! Tous deux se marrent. Le vieillard et l’enfant. Achille lui fourre sous le nez le lac d’un vin clair, ce chenin « Les Tuffeaux » 2009 de François Chidaine, un vin de tendresse pour célébrer les retrouvailles nocturnes et graves du vieillard et de l’enfant. Sous la fleur d’acacia l’enfant éternue, il salive quand le miel parfumé le caresse, quand le jus mûr lui offre son très fin botrytis, il sourit ; et s’affole un instant, avant qu’Achille ne le calme de la main, quand la cire de la ruche lui fait croire aux abeilles piqueuses, et salive quand la mangue et l’ananas, en fragrances sucrées, lui montent aux narines. L’enfant sourit à nouveau, Achille a larmoyé. Mais le jus frais coule dans sa bouche, les fruits jaunes que la pêche a rejoints, gonflent, soyeux et mûrs sur sa langue aux papilles fatiguées, puis la cire des abeilles, le miel léger, le poivre blanc dansent et rient comme l’enfant ébahi sous la caresse goûteuse de ce vin qu’il ne boit pas. Achille a fermé les yeux et ceux de l’enfant quand le jus, gagné par la fraîcheur, coule dans sa gorge. Sur leurs langues turgides, le tuffeau, le poivre et la réglisse s’éternisent …

Achille a posé,

Sur les épaules frêles

De l’enfant blond

A demi endormi,

Légèrement,

Son bras …

 

ERASSÉMORÉTINÉECONE.

AU SOMMET DU SAUT, LA DOUCEUR DU DOLCETTA DE L’AUBE…

 Fra Angelico. L’Annonciation.
 

 

  J’ai planté quelques bulbes de «Vinum bonum laetificat cor hominis», oubliés depuis le crépuscule des Temps, au fin fond des greniers redondants de ma vie moderne. Dans mon Jardin Secret. Là, à l’abri des vapeurs méphitiques qui me nettoient le cervelet – à le rendre transparent, fade et mimétique – luttant contre les forces contraires et submergentes des «FrontsdeBoucs» et autres «Twoisillons» anémiés, qui gazouillent à perdre becs et ongles, le long des allées convenues du «conformisme à la mode» (magnifique pléonasme en fait si l’on y regarde bien), parcimonieusement arrosés par les eaux tièdes des fleuves malingres et déminéralisés de la Précaution et du Bien-Penser associés, ils se réchauffent difficilement au Soleil mourant du tissu social bafoué. Ils croissent petitement, assourdis par les croassements assourdissants des «Winners» conquérants, et les puérils enchantements des «Datings» à la petite minute. L’Univoque Médiocrité des Petits maîtres à gouverner, pèse de tout le poids mièvre de sa puissance affichée, sur leurs jeunes coques sidérées.

Surmonteront-ils ces épreuves harassantes, et remettront-ils au jour, la joie de fouler encore les chemins de traverse, contre miasmes et diarrhées? Leurs enfants que j’espère rebelles, le vivront peut-être un jour, tandis que depuis quelques lustres, siècles ou millénaires, je sucerai la racine des derniers pissenlits à disparaître…

Je leur souhaite néanmoins, de connaître encore longtemps, les petites joies des vents coulis, des ruches prolifiques et des baisers soyeux.

Pendant ce temps – que les Itinérants de la Com hystérique déchirent à coups de quenottes, blanchies sous les brosses à reluire – quelques obscurs s’accrochent à leur amour du vin, comme autant de papillons téméraires face aux vents mauvais de la déréalisation ambiante. Sur les pentes abruptes des collines Piémontaises, le Sieur Sottimano «Ti amo imo pectore », soigne les enfants de sa vigne. Les chants cristallins des rouge-gorges amoureux, ponctuent sa tâche, de leurs ariettes mutines. Les rangs anciens de «Còtta», pointent vers les cieux leurs griffes crochues, que les premières feuilles fragiles, adoucissent. «Cùrra», et «Pajoré», chenus, courbés sous la mémoire de leurs vendanges passées, remontent au bout de leurs bras raccourcis, la sève nouvelle, puisée tout en souffrance (la vigne est de «culture» Judéo-chrétienne…), au tréfonds des sols avares. La nature vit sa vie, lentement, comme il se doit… Je ne connais pas Andréa, si ce n’est, ce que m’en ont dit mes amis, dont un sang mêlé (mi-bouchon-Lyonnais, mi-Corléone) et un amateur à poil doux, absolument fiables. Or donc, comme je les aime, je les ai crus, et j’ai pris leurs dires, pour amour comptant. Or donc bis, un homme fin, généreux – même plus que très – simple, qui vous invite à la table familiale, s’il vous sent sincère. Goûtez ses vins, ils vous en parleront.

La sinusoïde fleurie est mon chemin préféré et ce sera ma seule concession à l’attitude scientifique! École buissonnière et fourrés, fourrés de nids de plumes d’oiseaux et d’oies blanches, chemins de traverse qui vont droit aux essentiels. Contre-allées latérales, qui ne quittent pas le droit chemin, mais le bordent et jamais ne le prennent. Flâneries au ralenti, versus le temps des impatiences fébriles, des priorités et du rendement, sans engagements réducteurs, sans chapelles révérées, sans gourous enamourés. À la recherche effrénée mais lucide, d’une Liberté qui se refuse, d’un idéal, dont la force est d’être à portée, mais jamais tout à fait…

Mais il est temps de me lancer à la conquête du «Sommet du Saut» – traduction, vérifiée es-qualité – du dialecte Piémontais «Bric del Salto», qu’Andréa me donne à boire en Dolcetto d’Alba 2008. Petite douceur de l’aube? Je n’en vois qu’une, la hanche ronde et douce sur laquelle ma main au ralenti, aimerait à se poser tendrement, au réveil.

Les étiquettes d’Andréa sont sobres, pas du genre «je m’la pète comme les œufs». Noir sur crème, et fin liseré doré. Rien de très top-tendance-nom-original-à-la-con! Une sobriété, qui laisse au vin tout son mystère. Et rien de tel que le mystère, pour me fouetter les sens et l’imagination. Le congé doré, qui ajoute au charme discret de ce flacon Buñuelien, me pousse, à ces rêveries indolentes que les siestes estivales inspirent.

Sur le terroir de Neive, les très vieilles vignes de dolcetto, donnent à la robe de la douce, une profondeur pourpre intense, dont hélas manquent bien des regards, plus proches des janthines pélagiques à flotteur muqueux, que des yeux mauves de Madame de Guermantes. Ainsi va le monde, qu’il faille chercher la vie dans les yeux du vin… Discrets, introduisez-vous dans ces soirées «Wine-victims» qui sont au vin ce que le Rap est à Fauré et rassasiez- vous des jacasseries branchouilleuses des caracoles charmantes, somptueusement souquenillées, qui pullulent en ces lieux sans âme, et polluent la Toile de leurs remarques insipides et de leurs commentaires creux. Dans les rangs des vignes, au soleil déclinant, quelques pies à queue noire jacassent elles aussi. Elles se jettent-set-et-match, aussi niaises qu’affamées sur les gouttes d’or, que le soleil joueur, pose sur les tiges folles des herbes mouillées.

Un vin de mûre, sous les deux appendices, puis de cerise et de fruits rouges en foule, avec une myrtille, une seule au bout de l’olfaction et de la bouche – goutte subreptice d’acidité – qui perce la trame d’une matière conséquente, du bout de sa vivacité. Un jus fluide, glissant, qui imprègne le palais du bonheur de boire. À l’avalée, étrangement le vin est en suspens. La finale est remontante, riche de tannins serrés mais mûrs qui gratifient la bouche, après que la réglisse a passé, d’une légère et élégante amertume.

Au sommet du saut, le temps s’arrête, l’athlète suspend son vol et tutoie les Anges.

Comme s’il entrait en éternité…

Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !

Suspendez votre cours :

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours !

 

ESAUTMODETILANCOGENE.