Littinéraires viniques » Odilon Redon

BACH, OLIVIER ET LA TUNIQUE…

Odilon Redon. Tête de Christ au serpent.

 

Le seize Septembre 1953, sortait aux États Unis le premier film en Cinémascope de l’histoire du Cinéma…

«La Tunique» d’Henry Koster, le Péplum aux deux oscars, révélait au cinéphages le rouge velours de la Tunique du Christ crucifié sur les hauteurs du Golgotha. Deux cent ans plus tôt, Bach composait «La Passion selon Saint Jean» dont le chœur d’entrée rougeoie de toutes les douleurs échues, actuelles et à venir de l’Humanité en folie. Dans un abandon d’une profonde humilité, «Le Fils fait Homme» brûle tous les pêchés du Monde, expiant, comble de l’amour, les noirceurs humaines en se sacrifiant sur la Croix après avoir retiré ses actifs de cette p**** de banque Irlandaise, que Pierre qui finira Saint, lui avait conseillée. Vingt sept ans après «La Tunique», Lennon John mourrait, assassiné par un de ces ordinaires abrutis idolâtres qui traînent leurs navrantes impersonnalités au pied des podiums scintillants. Depuis lors, l’«Imagine» de l’utopiste myope s’est délité, les rêves de paix, de fraternité et autres foutaises, déclenchent de très saines crises de fou-rires, dans les corbeilles fleuries des bourses débordantes de vanité. Les nouveaux maîtres du monde sont d’habiles proctologues, aux longs doigts huilés.

La jeune femme, à l’entrée du cinéma, lui sourit, d’un de ces sourires dont la puberté fatale prive les hommes. Le meilleur de la femme se conjugue au temps de l’enfance. Le petit se faufile, musaraigne agile, frôlant pieds et jambes, le nez sur le nombril des spectateurs qui sagement font la queue, en rangs bien alignés. Dès qu’il aperçoit la dame, sa fée dominicale, rassuré, il plisse du nez – il sait qu’elle aime ça – découvrant une double rangée de dents folles, plantées en foule, trop grandes pour sa bouche d’enfant. Collé aux jambes gainées de nylon, il en caresse machinalement la surface fine, tendre et rêche à la fois, tandis que l’autre main agrippée aux hanches rondes de l’ouvreuse, il attend – traversé par une émotion douce qu’il ne comprend pas encore – d’être poussé, d’une tape tendre dans le dos, au cœur des ténèbres délicieuses de la salle. Sa place habituelle est souvent libre, au milieu du premier rang. Comme une petite souris agile, il grimpe sur la tranche du siège et ne bouge plus, les bras croisés comme à l’école. La salle, pleine comme œuf, de Pâques à Trinité, caquète, gazouille, en croches aigües, rassurantes et cacophoniques. Les rires perlés des femmes roulent en triolets cristallins sur le chœur de basse continue, que tiennent sans faillir les feutres gris anthracite, qui coiffent alors les hommes endimanchés. La tête levée, l’enfant peine à embrasser toute la largeur immaculée de l’écran qui palpite, opalescent, comme l’œil du merlan mort que maman fait trembler au coin de la cuisinière, dans l’eau écumante d’une casserole frémissante. Le soir, au fond du lit qu’il marque à peine de son poids d’oiseau fragile, il ferme les yeux, attendant que l’arc-en-ciel des couleurs mouvantes de ses souvenirs de l’après midi, surgisse de la pulpe lumineuse et fragile qui blanchit le revers de ses paupières closes. Les peurs immondes, les monstres gluants disparaissent alors, d’un coup, dans l’obscurité épaisse de la chambre tiède. Errol Flynn, l’éternel flibustier, ferraille avec Tyrone Power le Zorro de tous les Zorro. De belles femmes éplorées dont les peaux translucides palpitent sur la nacre de l’écran, se lamentent en les regardant. Toutes ont la main sur la bouche et les yeux remplis de larmes épaisses qui coulent en vagues chaudes.

Sans s’en douter, il découvre la jubilation qui est au bonheur ce que la fellation est à l’amour. Là-bas, dans le lointain inaccessible et proche, une femme qui n’est pas encore née, insouciante, passe à côté de sa vie.

Le dimanche à l’église, dans sa culotte courte de velours, il se pique aux épines du martyrisé d’ivoire qui saigne, hiératique, sur sa croix de faux bois. Marie, la Mère Céleste en robe bleue, Bernadette sous sa cape de bure châtaigne, et toutes les Saintes avec elles, s’animent, pour se mêler derrière l’Autel au combat des Pirates et des Indiens.

Plus tard, bien tard, il découvrira, expérience funeste, la passion dont il mourra.

De la même étrange façon, aux premières notes de Bach, l’Autel, le Grand Souffrant et sa cohorte d’Élues, l’écran, Errol, Tyrone et ses sbires, toutes ses peurs mystiques, comme tous ses ravissements de pellicule, courent en sarabande fantasque sur l’écran vif de sa mémoire dès qu’il ferme les yeux pendant la messe.

Étrangement cela revient quand dans la transparence de son verre, il retrouve la pourpre de la Tunique, cette couleur Bourgogne du cinémascope de son enfance.

Pour ce Mas Jullien 2002, la tunique inonde la robe de sa pourpre, chaude, veloutée, lumineuse. Les seuls et uniques Languedoc de ce millésime, je les avais dégustés – hors le Mas – en compagnie d’une doublette infernale, au pied du Pic Saint Loup. Abominable souvenir vert. Hic et nunc, en revanche, le nez, déjà, et c’est beaucoup, part dans les tours, dès qu’il se penche. Des effluves en profusion, fondues, qui donnent une impression d’apogée du vin. Il est là, accompli, et se donne. Une première note, goudronnée, ouvre le bal odorant. Ensuite, la cerise mûre, le thym, le ciste, la réglisse, apparaissent généreusement. En élégance. La garrigue est magnifiée par le fruit. Un nez de velours! Que le Languedoc peut, quand il est conduit par Olivier Jullien, être beau, subtil, racé. Deux jours de carafe ne l’épuisent pas. Stable, c’est le mot, avec beaucoup de classe. Une impression lactée à l’attaque qui laisse place au cassis puis à la myrtille et sa pointe d’acidité. À la messe des sens, le corps du vin transparaît au travers d’une matière conséquente, construite sur une foultitude de petits tanins réglissés et crayeux. Le vin s’étale, s’installe, et nul ne s’en plaindrait. La finale est à la hauteur. Longue, elle s’épuise lentement, en douceur et fraîcheur.

Je me dis alors, que sur un grand millésime du Mas, Jésus me serait apparu, en culotte de velours bien sûr, et Bach aurait déchaîné sa passion, loin, là-bas, dans mon cœur d’enfant…

«Celui qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égard, ni patience». René Char.

 

EITEMOMITISSAESTCONE.

LA FAILLE DU TRENTE DEUX DÉCEMBRE …

Odilon Redon. Le coquillage.

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Elle vit le jour, de nuit, un trente deux Décembre…

Entre deux mois et deux années, donc. Dans le creux des mondes, de l’espace et du temps. Sans âge elle était, tous les âges elle avait. Consensuelle et inadaptée. Frigide et torride, froide mais volcanique. Toute chose et son presque contraire. On l’appela Maryam, comme la mère d’Îsâ. Elle naquit brune comme olive du Néguev, vive comme un cristal taillé, dure comme la pointe d’un kriss, tendre comme un secret murmuré, piquetée de petites graines de chocolat au lait, comme un cœur griffé. D’une beauté à la frontière des codes, selon que la lumière voulait elle paraissait ange ou sorcière. Intense ou fuyante, vibrante ou glaciale, entière et dissociée. Condamnée par son entièreté et ses balancements à la solitude altière des hautes cimes battues par les vents sidérants. Elle s’accrocha à l’enfance comme l’arapède à son rocher ne voulant pas quitter l’abri paisible des rives maternelles. Mais la vie plus forte que ses désirs d’innocence, à jamais en fit la liane épanouie que les hommes regardent. Sabra furieuse, elle les déchiqueta, les piétina, les mordit au cœur sans jamais pouvoir s’en débarrasser, obstinés qu’ils étaient à vouloir l’aimer. Plus d’un y laissèrent leurs armures, leurs rutilances, leurs opiniâtretés…. Dans ses veines coulait le sang de l’exception et des rivages d’outre méditerranée, mêlés, qui faisait d’elle une amante brûlante sous ses griffes aciculaires…

Elle portait à la hanche, dans l’ombre de sa taille, le signe maudit de sa naissance étrange, une étoile minuscule, pentagramme délicat, bleu, battant comme un sang de veine à la gorge d’une mésange mourante. Une étoile filante à la queue historiée qui courait sur la courbe joufflue de sa fesse ronde à la façon d’une traînée ardente. Solitaire elle serait, hautaine, riche du désespoir des âmes intransigeantes et des élans étranges de celles que l’on ne peut comprendre. Elle s’en repaissait à la nausée, ruminant à jamais les bromes acides de son étrangeté et survolait sa vie, voletant rarement, préférant planer au hasard des rencontres dans les contre-allées, au pied du mur de ses impasses cultivées.

Le sang de la vigne, l’eau divine qui ruine les êtres boursouflés de peu, la prit un soir étrange, une nuit de langueur, de mélancolie profonde, accablée qu’elle était par les douleurs de sa vie, par les bouillonnements indicibles de ses contradictions urticantes. Les jus subtils des vignes nobles l’apaisèrent, lui entrouvrant les portes d’une rédemption possible. Ils lui apprirent sa différence, lui enseignant les leurs, lui murmurant au palais les délices probables, les finesses infinies des terres de bon, les forces telluriques et les énergies invisibles des astres. Comme elle ces vins de belle compagnie étaient doublement nés, agis, nourris, et ne devenaient « un » qu’aux palais bénis des êtres modestes de haut lignage cachés sous les guenilles ordinaires des humains de ces temps … Intuitivement elle comprit qu’elle tenait là boisson à sa mesure. Les élixirs d’entre deux, liens liquides entre ciel et terre, comme elle pures émanations de l’union des mondes, ennoblirent sa vie.

Un soir de maraude, en des lieux qui ne sont qu’évanescences, toiles improbables et sans reliefs, elle croisa une vieille âme rompue de vies anciennes, au cœur et au cuir couturés, boucanés par les sels des tempêtes violentes et des amours déçues. La nuit était profonde, seuls les écrans aux yeux livides et morts trouaient le silence térébrant de leurs lueurs glauques et clignotantes. Absalon perçut à l’immédiat le frôlement de leurs âmes, communiant dans la reconnaissance de leurs souvenirs communs. Au même instant il sut que rien n’était possible tant ils se ressemblaient, comme issus d’un même aimant dont les deux pôles se repoussent. Maryam se déchaîna très vite, s’acharnant, allumelles brandies, à le déchirer, le crucifier tant et plus, jouant de tout, arguant de rien, esquivant, repoussant, revenant … Il lui fallait tuer ce double qui savait tout d’elle sans jamais l’avoir vue. Elle distilla ses plus subtils poisons, darda ses flèches les plus acérées, à chaque volée décochée elle en recevait qui lui revenaient en miroir. Elle trouva refuge, au bout de ses attaques, dans un silence hautain qu’elle rompait de loin en loin, ne sachant finir car elle était elle même sans fin. Elle voulait à tout prix rester la seule et supprimer l’unique atma capable de la percer ainsi. Son besson. Mais chaque coup qu’elle lui portait l’affaiblissait elle même ! C’était un jeu étrange et dérisoire que ces deux êtres semblables, si subtils que leurs joutes grossières les rendaient pitoyables.

Du bout du troisième œil Absalon la visitait. Elle sentait sa chaleur sous sa peau et les picotement tendres de ses baisers inévitables. Elle avait beau se secouer comme chienne sous morsures de puces, elle n’en pouvait mais. Ses secrets il perçait, comme un goujat goulu que la faim dévore, à l’intime il s’abreuvait, sous sa douche il était l’eau qui la régénérait après qu’elle ait abusé de plaisirs vains qui la laissaient plus morose que pantelante. Elle payait le prix de son orgueil. Sa rage ne le décourageait point, sa lame aiguë n’entamait pas l’inclination qui le portait vers elle. Que pouvait-il perdre, lui qui n’avait rien à gagner, que la reconnaissance de l’avoir débusquée cette entêtée, à l’autre bout des fibres … qui le niait ?

Une nuit qu’il voguait au soleil aveuglant d’entre les mondes hors du corps qui l’abritait de jour, insensible aux aléas, en vacance des contingences de l’incarnation, les anges lui firent don d’un tapis plus léger encore que duvet de colibri, de cachemire et de soie sauvage tissé par leurs doigts de lumière. De la couleur des vins qu’il aimait tant. Le vent des douceurs l’emporta vers Maryam qui le crossa de ses poings mauvais pour en faire une loque à essuyer les boues qui tachaient ses chausses. Elle ne manquait pas d’y cracher chaque jour son mépris, et les plus infâmes glaires de ses humeurs méphitiques…

Un soir, une nuit qu’il n’en pouvait plus d’entendre son autre l’humilier, Absalon au bout de sa constance plia genoux. Il comprit enfin que les cieux ne voulaient pas. Qu’il lui fallait accepter, se convaincre qu’elle ne l’aimât point …

Il suait à grosses gouttes à son réveil …

De son cauchemar il émergeait,

Livide, exténué.

Oeil hagard

Et bouche buvard …

Ne lui restait en mémoire que l’image tremblante d’un coquillage fragile, de nacre douce et de chairs roses enfouies qui battait comme fièvre quarte à ses tempes douloureuses. Il lui fallait bannir ce moment, il fallait que se dissolvent dans les lumières électriques du réel nocturne ces moments de stupeur qui le laissaient exsangue, meurtri, tremblotant et muet.

Sur le cuir, vieilli par les nuits de veille, de son vieux bureau, son lit d’infortune, compagnon de ses égarements crépusculaires, luisait l’incarnat sombre d’un l’élixir odorant qu’il ne se souvenait plus d’avoir versé dans ce hanap de cristal éblouissant à portée de sa main. Le liquide, crème de délices, palpitait et portait à l’entour les fragrances odorantes des pivoines épanouies. Le vin était profond comme lac de montagne rougi par un soleil expirant. Au centre du vortex que son poignet creusait en agitant le verre, il vit le trou noir funeste qui l’avait aspiré au cœur des impossibles. Au bord du disque mouvant le cercle violet d’un espoir l’apaisa. Le temps ferait son œuvre comme il le fait aux jus sombres des vieilles vignes. Absalon ferma les paupières sur le bleu veiné de rouge de ses yeux fatigués.

Et se mit à voler parmi les champs de mûres, les bosquets de framboises, le cœur des fraises, les buissons de cassis, et les fragrances grasses des meilleurs cuirs. Les épices aussi. Le sang fruité du raisin mûr déplissa le carton pâteux de sa bouche à la première onde qu’il accueillit entre ses lèvres sèches, inondant ses papilles de sa douceur fraîche. L’équilibre parfait du breuvage le remit d’aplomb, il se laissa emporter par la vie qui revenait. Les lambrusques bruissaient au zéphyr de Bourgogne en cet automne 1998, alors que l’intuition l’envahissait et qu’il riait à l’humour du sort qui n’en manque jamais. Il avala le baiser des « Amoureuses » comme il avait poussé son premier cri naguère ! Sur les vignes de Chambolle, il planait comme le Grand Duc, son autre, au cœur des ténèbres. Par ciel interposé il remercia Robert Groffier qu’il ne connaissait pas pour ce vin de paradis, plus soyeux qu’ailes d’Anges qui bruissait dans sa chair, exaltant jusqu’à la dernière de ses cellules, chantant en chœur avec son âme retrouvée, avec l’humilité des hommes qui enfantent ces vins de résurrection …

A l’autre bout du lien, Maryam frissonna…

Avec le temps, va, rien ne s’en va…

EMOTIMORTECONE.

ACHILLE ET LE SANG DE SOPHIE …

Odilon Redon. Le rêve. Odilon Redon. Le rêve.

 

Le lendemain de cette étrange nuit Sophie ne parut pas …

Dans leur casemate les blouses blanches s’agitaient plus qu’à l’ordinaire et tiraient des gueules d’enterrement. Sur le coup de onze heures Achille rentrait épuisé comme à l’accoutumée de sa longue course dans le parc, quand le grand patron (celui qui l’avait autorisé à courir contre l’avis des soignants du pavillon) se pointa. Marie Madeleine l’attendait dans l’entrée. Têtes basses et visages tendu, ils s’isolèrent illico dans le bureau de la belle Irlandaise. Cet événement électrisa l’atmosphère. On n’avait jamais vu les psys traverser la pièce commune comme ça, sans un geste, un bonjour, un petit mot pour l’un, un sourire pour l’autre. Rien de plus déstabilisant pour les pensionnaires du « C » qu’une entorse au rituel. Et qu’elle soit le fait des « psys », ces très chers et indispensables chefs-pères-mères-prescripteurs-confidents-infantilisants, accentuait gravement le malaise qui gagnait. Élisabeth se traînait, pauvre trotte-menu, d’un bout à l’autre du bâtiment, ouvrant et refermant nerveusement son vieux baise-en-ville rouge, cherchait de droite à gauche une infirmière disponible, ne demandait plus ses clopes inlassablement et pire ne psalmodiait même plus à voix basse son incompréhensible mantra. Sur le banc qui jouxtait le bureau des soignants beaucoup s’étaient serrés bras liés, à douze pour huit places, comme des hirondelles sous la pluie.

En face dans le bocal, derrière la baie vitrée, Olivier hagard et humide se collait de tout son corps à la vitre, mains et pieds écartés, moitié Saint Sébastien au martyr, moitié sangsue. Ses mains grasses et sales qui s’agitaient convulsivement, ses grosses lèvres baveuses écrasées comme deux limaces accouplées, son ventre énorme sur le point d’exploser et son gros nombril creux prêt à lâcher des flots de merde, finissaient d’apparenter la scène à l’Enfer de Bosch. Même ses gros yeux globuleux exorbités touchaient la vitre, Olivier poussait et le verre tremblait. Il parlait à même la baie et ses borborygmes se noyaient dans un flot de salive épaisse échappé de ses lèvres qui descendait en ondulant vers le sol comme un escargot gluant. Au bout d’un moment il se mit à naviguer d’un bout à l’autre de la paroi de verre, ses dents crissaient, la vitre devenait de plus en grasse, la bave s’étirait en filets sales se mélangeant à la crasse et à la sueur. Puis il se mit à bramer d’une voix rauque, sinistre, graillonneuse comme un râle de mort, un beuglement qui n’en finissait pas. Pour finir il pissa abondamment dans son caleçon fripé, l’urine coulait le long de ses jambes en dessinant un delta odorant qui décrassait le bas de la vitre. Achille hypnotisé, le cœur au bord des dents, les sens bouleversés, regardait les cris et entendait la scène, il ne voyait plus distinctement, tout se mélangeait dans sa tête. Élisabeth s’était adossée à la baie, le visage d’Olivier s’était immobilisé au dessus d’elle au milieu d’une bouillasse opaque, ses deux grandes pattes écartées de chaque côté de sa tête comme s’il allait l’écrabouiller. Derrière la pâte marronnasse on ne distinguait même plus les reliefs du bocal.

Dans la salle des soignants les infirmières agglutinées n’avaient rien vu.

Achille finit par s’asseoir, ses jambes flageolaient, son corps ne voulait plus le porter et lui accaparait l’esprit, le protégeant ainsi de la culpabilité sourde qui commençait à le tarauder. Le repas défit le groupe qui s’éparpilla jusqu’au restaurant pour oublier, tous trop occupés désormais à bâfrer comme des chancres. Après le repas, Achille qui ne se sentait pas très bien s’arrangea pour isoler un instant Ondine de ses collègues. Et il apprit ce qu’il savait déjà. Confusément. Sophie, juste après l’avoir quitté, s’était déchiré les poignets. On l’avait évacuée discrètement, en pleine nuit. «Ne vous inquiétez pas» ajouta Ondine, «elle va bien». Obsédé Achille revivait la nuit précédente, ce moment de douceur et de sauvagerie tendre qu’elle lui avait offert ? Il s’en voulait beaucoup de n’avoir rien compris, d’avoir confondu offrande et désespoir. Sous l’os de son crâne lourd l’araignée grossissait, lui dévorait le cervelet, il entendait le bruit répugnant de ses mandibules au travail et ses cris gras de plaisir. Alors Achille s’en fut courir dans le parc. Il tourna toute l’après-midi, l’araignée contrairement à l’habitude s’accrochait et résistait à l’afflux des hormones. Oscar ne se montrait pas. A la nuit tombante deux infirmiers l’interceptèrent et le traînèrent presque de force jusqu’au pavillon. Une douche sous surveillance. Double dose de cachetons. Nuit noire.

Même l’araignée anesthésiée s’est tue.

Au dessus de la route qui mène au port Achille vole comme on nage le crawl. A grandes brassées il fend l’air, file au ras du sol, remonte, virevolte, la brise chaude de la mer proche l’apaise. Il rêve. Les distances et le temps, sont abolis, il revoit La Calle le village de son adolescence et plane sur les paysages de ses insouciances. Par flashes des images de chairs sanguinolentes perturbent son vol paisible mais d’un battement de palme il accélère, les efface et repart. Mais elles reviennent de plus en plus souvent pour s’imposer finalement et rougir la mer, elle enfle sous le vent qui s’est brutalement levé. Achille n’avance plus, le vent mauvais le chahute, les paysages s’assombrissent jusqu’à ce qu’il se retrouve à patauger dans la glaise gluante sous une pluie froide dans un champs désert. Il bascule dans le cauchemar, la terre collante l’alourdit, l’avale lentement, chaque pas est un calvaire, l’averse devient si forte qu’elle blanchit le paysage désolé, reliefs et horizon disparaissent. Achille à bout de force abandonne, dans un bruit de succion atroce le sol l’engloutit. La boue l’aspire toujours plus jusqu’au fin fond des entrailles de la terre. Il traverse roches, nappes d’eaux et caillasses meurtrières sans effort, jusqu’à se retrouver au plein centre du cœur en fusion de la planète. L’or liquide l’entoure sans le consumer, il nage cette fois par le seul effet de sa volonté, à nouveau son esprit se calme. Mais le magma gonfle soudainement et l’expulse violemment. Achille déboussolé, endolori, surprit par ces brusques revirements a fermé les yeux et s’est recroquevillé sur lui même. Sous ses paupières des étincelles multicolores crépitent, le souffle court il gémit, il lui semble rouler sur un toboggan caillouteux qui lui rabote la peau. Au bout de la pente il tombe à l’eau comme une pierre lourde et s’enfonce dans la mer. Continuant à nager au milieu d’une forêt d’algues molles agitées lentement par de violents courants qu’il ne sent pas, Achille ondoie dans les eaux tropicales, traverse des bancs de poissons multicolores, croise de grandes tortues vertes qui le regardent de leurs yeux globuleux. Entre ses jambes ondulent d’interminables serpents annelés, le long de vertigineux tombants des gorgones rouges déploient leurs éventails, une colonne de langoustes en procession se déplace entre les coraux. Il respire profondément et le silence cliquetant de la mer l’apaise. Il ne sait plus qu’il rêve quand un dauphin au corps fuselé apparaît. L’animal tourne autour de lui jusqu’à presque le toucher. Son regard vif le fixe, il fonce droit devant, pirouette, revient jusqu’à lui et repart. Achille comprend qu’il l’invite à le suivre.

Ensemble ils traversent de grandes plaines sablonneuses ridées par les courants, se faufilent entre de hautes colonnes de coraux qui montent vers la surface comme autant de gratte-ciels baroques, ils survolent des épaves anciennes colonisées par le peuple grouillant des mers, des cathédrales de rouille figées pour l’éternité. L’eau est d’un bleu cristallin que les rayons diffractés du soleil animent d’ombres mouvantes et de lumières aveuglantes. Soudain, au détour d’un pylône de calcaire gigantesque qu’habitent de grosses murènes tachetées aux gueules jaunes largement ouvertes, par un effet conjugué des puissants courants, l’eau se brouille, la visibilité baisse, le sable tourbillonnant mange la lumière et devant lui danse, à peine visible, la silhouette blanche de Sophie dans une longue robe translucide qui souligne ses formes parfaites. Éberlué, le souffle court, Achille s’approche. Des myriades de minuscules poissons translucides aux teintes électriques l’entourent. Ses yeux sont clos, elle sourit à demi ; sous les pansements qui bandent ses poignets sourd un sang écarlate, un sang artériel qui se dilue autour des poissons bleus aux ventres d’albâtre comme autant d’écailles rutilantes sur l’opalescence éclatante de sa robe hyaline. L’image fugace d’Isadora Duncan dansant lui vient à l’esprit, le chagrin le submerge, il suffoque et se réveille en sursaut.

Dans la nuit noire sa tête cogne comme un bourdon sous le battant.

Le lendemain Sophie est revenue, pâle comme Ophélie. Sur son visage exsangue flotte un sourire tremblant. Achille en la voyant s’est tu. Elle lui a souri. Son regard s’est éclairé comme un lagon sous le soleil …Cette nuit il fait plus noir que jais – une nuit fuligineuse – la lune a déserté le ciel d’occident, les nuages funèbres roulent en masses furieuses sous le noroît qui siffle en rafales aiguës. L’hiver pluvieux a enchâssé la ville dans ses rideaux de pluie. Il revient de son voyage dans le passé et peine à ouvrir les yeux. Le fantôme de Sophie se dissout lentement et l’aigue-marine de ses yeux pâlit enfin. Le rubis grenat rutile dans son écrin de cristal fin. Le temps n’a pas marqué la robe du vin dont le disque paisible rosit à peine sur ses bords. Ce vin des riches terres de Gevrey-Chambertin va le revigorer, il le sait et ce premier cru «Les Goulots» 2003 du Domaine Fourrier le réchauffe déjà. Les parfums de ce jus dense depuis longtemps emprisonnés débordent du verre et jouent avec ses narines. En cavalcade, des touches de framboises mûres, de fruits rouges à l’eau de vie, de cerises juteuses, le ravissent. Puis leur succèdent des notes empyreumatiques, la muscade, la terre humide, les sous bois, le cuir gras et la girofle. Un nez fondu, complexe. Que l’avalée, affamée par ces souvenirs harassants, confirme quand le vin lui emplit le gueuloir de sa matière conséquente, elle enfle sur la langue, roule et libère un flot de fruits rouges mûrs enrobés dans les mêmes épices qui lui ont charmé le nez ! Le vin ne faiblit pas, glisse dans sa gorge en lui laissant en bouche sa trame de tannins fins parfaitement polis. Le souvenir du vin dure et perdure quand les épices, les fruits et la réglisse, refusent obstinément de le quitter, tout comme le souvenir lointain de Sophie qui danse et s’enroule aux lianes marines sous les eaux troubles agitées par les courants …

 

EDÉMOVASTITÉECONE.

SOUS LE PLAFOND D’ACHILLE …

Odilon Redon. Araignée qui sourit.

 

Achille n’arrivait pas à démarrer …

Collé au siège de sa voiture, à la nuit tombante en cette fin d’automne, comme une sardine dans sa boite, figé, hébété, cloué, il avait beau mobiliser toutes ses ressources il ne savait plus. Une seule phrase lui tournait dans la tête, aussi stupide qu’obsédante, «araignée dans ta tête, araignée dans ta tête …». C’est ce «ta» qui l’inquiétait ; mais qui pouvait bien lui parler, alors qu’à l’habitude il pensait, comme tout le monde (?) sans utiliser de pronom personnel et surtout moins encore à la deuxième personne ? L’étrange chant ne cessait pas, comme une incantation douce qui lentement l’immobilisait sur ce parking. Puis vinrent les suées, fortes, inondantes, qui viraient à la glace tant il faisait froid. La pluie ruisselait sur son pare-brise et brouillait le paysage monochrome. Le monde lui aussi suait. Il lui fallut bien trente minutes pour se calmer un peu et trouver le courage de lancer le moteur. Les deux kilomètres qui le séparaient de chez lui n’en finissaient pas, il se gara trois fois, le pouls à la folie. Quand il ouvrit la porte de ses pénates c’était comme s’il revenait au monde. Un peu. Les jours suivants il tenta, maladroit et fragile, de faire illusion et travailla en pilotage automatique. Quelques regards étonnés qu’il croisa, vite détournés, lui dirent que son malaise transparaissait quand même. Les matins d’après il eut de plus en plus de mal à s’extirper de son lit collant. C’était comme s’il avait fondu, comme s’il n’arrivait pas à se rassembler. Ses nuits étaient si blanches qu’il y voyait comme en plein jour. L’araignée souriait, fidèle, et gringottait sa comptine sans jamais faiblir. Par instants la petite bougie de sa conscience vacillait, il lui semblait fondre et couler dans les draps, la ritournelle tournaillait dans sa tête ouatée, c’était comme si son corps se vidait, comme si le sourire de l’araignée l’aspirait et lui suçait lentement les chairs Pour ne laisser, exsangue, qu’un sac de peau flasque et fripée sur le lit.

Une boule d’angoisse sous un drap.

Un sale matin il ne décolla pas. Immobile, les ailes visqueuses et la viande ramollie, il fut incapable de se lever, il ne pouvait plus que sanglouiller en silence. L’entourage s’effraya, il y fut totalement insensible et se recroquevilla sur l’angoisse magmatique qui le tenaillait sans jamais faiblir. Par moment il exhalait et grelottait. Il resta prostré chez lui plus d’une semaine, volets clos et lumière éteinte. A essayer de pondre deux idées à la suite. A chercher à se désengluer. Mais plus il luttait plus l’angoisse le gagnait. Elle s’était installée, elle avait pris le contrôle de son être, elle s’était épandue jusque dans ses cellules, comme le lisier sur la plaine. L’araignée marionnettiste avait enroulé son pantin dans sa toile, elle pouvait en faire ce qu’elle voulait.

Un ami médecin posa un diagnostic sur son trouble : «Dépression sévère» ! Rédigea une ordonnance longue comme une vie en lambeaux. Achille eut l’intuition, comme ça, un coup de tonnerre entre deux susurrements de l’arachnide, qu’il lui fallait s’éloigner, partir vite, ne pas se laisser digérer et s’occuper sérieusement de cette foutue prédatrice. Une semaine plus tard il taillait la route, contournait Paris, dans une semi somnolence humide qui lui gelait le front et les reins. Il ne respirait plus qu’à petites bouffées courtes.

A l’hôpital, il entra, indifférent, confus et rassuré à la fois …

Ses proches l’y laissèrent. A regrets larmoyants pour eux. Mais à son plus grand soulagement. L’araignée, néanmoins, continuait son lent travail, chuchotait sans répit : « araignée dans ta tête, miammiam …. ». Oui depuis peu elle avait ajouté ce « miam » dégoûtant à son cantilène et ce chuintement grasseyant l’écœurait et le paralysait au fur et à mesure que le temps passait. Littéralement, sous sa peau, il se liquéfiait. Seuls ses os le tenaient encore.

Une infirmière, plutôt matrone, l’accompagna jusqu’à sa chambre. Une cellule blanche sobrement meublée. Spartiate. Un lit étroit, un coin toilette, une armoire, une table et deux chaises. Ni petite, ni grande. Elle avait la bonne taille, celle qui rassure sans étouffer. La blouse blanche eut le bon goût de parler peu et ne lui donna rien d’autre que des explications matérielles sur l’organisation des journées. Sans rechigner, le soir il avala ses premiers cachets. Neuf. Trois fois trois. Bleus, blancs et rouges. Achille ne sourit même pas et s’endormit comme un bébé. Vu du ciel le pavillon « C », ressemblait à une étoile à trois branches, trois couloirs qui donnaient sur les turnes. Au bout de chaque bras du poulpe, les douches. Le centre du pavillon rassemblait les salles communes. Une grande pièce à vivre où les malades prenaient ensemble le petit déjeuner ou se distrayaient – enfin ceux qui en avaient encore le goût -, et un local attenant séparé par une baie coulissante et vitrée, le fumoir. Un bocal puant, toujours embrumé, garni de trois divans et de fauteuils assortis. Couleur chocolat, adossés aux murs, gris de nicotine, sous un plafond marronnasse. Dix huit chambres au total au fond desquelles se terraient dix huit cloportes plus ou moins en détresse. Dont Achille meurtri.

Le troisième jour il rencontra la psychiatre du pavillon. Une Irlandaise ronde aux pulpes harmonieusement distribuées, rousse à la peau laiteuse et grivelée, dont le léger accent charmant le berça. Engourdi par la chimie qu’il avalait, docile et silencieux, il avait la comprenoire en sourdine et des réflexes de paresseux. Il se perdit dans ses yeux verts comme les algues en prairie des mers Philippines. Il lui semblait plonger dans les eaux claires, il se laissa charmer par sa voix de sirène. Béat, il dit amen à tout, d’un hochement de tête léger. Satisfaite, elle souriait. Et lui aussi.

Niaisement, la mâchoire légèrement pendante.

Au bout d’une semaine à bouffer du « bleu-blanc-rouge », un matin qu’il se réveillait engourdi, cheveux d’oursin, bouche pâteuse et conscience alanguie, l’envie de courir le prit violemment. Le copieux petit déjeuner avalé, il enfila en trébuchant un jogging (en hôpital psy le jogging fait office d’uniforme !) et se dirigea vers la sortie. Il courut une heure par sentiers et chemins feuillus dans les allées du parc fermé de l’hôpital. Il se brûla les poumons, se gorgea le corps d’air frais et d’acide lactique, il fila comme si il avait le diable aux trousses, secouant l’araignée qui se cramponnait à sa toile. Elle continuait à chantonner tant bien que mal, les griffes serrées sur ses neurones à demi asphyxiées. Mais elle hoquetait sous le vent et sa complainte envoûtante avait un peu perdu de sa scansion.

A son retour une brochette de blouses blanches l’attendait !

De la réprobation dans le regard, sourcils froncés et mains crispées dans les poches. Mais comment ! «On» sort sans rien dire ! Pour courir en plus ! Pas question, il «lui» faut du repos. Du REPOS ! L’infirmière chef parlait et les poulettes autour de la poule mère hochaient la tête en cadence. Achille lui n’y comprenait rien, il reprenait son souffle.

Les médocs le tenaient encore bien.

Deux plombes du matin, l’heure du changement. D’heure. Deux fois l’an. Mais pas cette nuit. Une nuit noire de néant. D’hiver, de vent qui souffle, de giboulées sauvages qui font chanter les tuiles. A se blottir comme un hérisson dans son nid. Achille le descabellé ne dort pas, il se souvient de cette parenthèse douloureuse et jubilatoire à la fois. Qu’être enfermé, parfois c’est travailler à sa liberté. Et qu’à descendre on ne peut que remonter. A débrouiller l’écheveau de sa vie on prépare son futur. Poil au fémur.

Sous le cône de lumière bilieuse Achille fait son narcisse dans le cristal qui diffracte les rayons de la lampe jusqu’au cœur du vin en flamme. Les reflets soulignent la brillance rubis du jus et caressent les franges roses qui le bordent. Son disque est calme comme un mont que rougit le soleil levant. Montcalmès, accouché en 2005 sur les Coteaux du Languedoc, le fixe de son unique œil paisible. De la panse bombée du verre immobile, des effluves – crème de cerises et prunes mûres – lui ravissent déjà l’appendice. Aux parfums fruités, que le temps passé dans l’espace confiné du sarcophage de verre n’a pas tués, se mêlent des fragrances suaves d’humus et de champignons crus. Et comble de promesse l’élixir lui caresse déjà les salivaires. Épices douces et poivre fin les exaltent.

Achille lève le coude et porte le fragile buvant aux lèvres. Le toucher de bouche frais et soyeux le ravit, ce baiser, aussi goûteux que délicat renvoie en enfer ses souvenirs douloureux. Une chair ronde se déploie au palais, enfle, comme une coulée de larmes de joie au coin de ses paupières, gonfle à n’en plus pouvoir puis libère un flot de fruits mûrs que la cerise couronne. Le vin s’étire, c’est une soie sauvage gorgée de chocolat chaud, de café fumant, d’épices et de poivre. Sans jamais faiblir. La fraîcheur s’installe comme la brise l’été, le jus dévale l’après luette pour lui réchauffer le cœur et l’esprit. De sa bouche le jus s’en est allé sans vraiment la quitter, il lui laisse au palais l’organsin de ses tannins fins et polis et le désir immédiat de s’y rouler à nouveau.

Achille reste pensif néanmoins,

Le sourire venimeux de l’araignée,

N’a pas fini de le tourmenter …

 

EDÉMOCÉTIRÉCOBRÉNE.

L’ENFANCE TUMULTUEUSE DE NATACHA …

Odilon Redon. Portrait de Violette Heyman.

 

Au petit matin, les yeux mouillés …

Natacha s’est réveillée. S’est extirpée de sa couche nocturne, lasse, étonnée par ces eaux qui s’écoulent sans qu’elle sache pourquoi. Comme si les grands lacs transparents de ses yeux d’émeraudes fragiles se vidaient de leur envie de vivre. Autour d’elle la chambre est calme. Le petit jour par les volets entrebâillés s’invite comme une fumée grise. Derrière le léger renflement de son nombril un grand creux douloureux, comme une boule noire, la brûle. Le thé chaud qu’elle boit à petites lapées prudentes ne la calme pas. Elle a beau masser d’une main douce son ventre plat les braises continuent de couver et de mordre. Sous la pluie tiède de la douche elle s’est accroupie puis s’est recroquevillée, ses bras entourent ses genoux, sa tête disparaît entre ses jambes mais sans plus de succès. Assise à la fenêtre, elle attend que ça passe. Cette angoisse qui la tord n’est pas la sienne, elle le sait mais ne peut lui échapper. Bientôt au dessus des toits le ciel s’éclaire et le soleil de Juillet éclate en mille aiguilles qui lui transpercent les yeux malgré ses paupières mi closes. Puis l’astre qui rosit au travers des brumes matinales se fait câlin et la console, la caresse et lui dit quelque chose de doux qui ressemble à l’espoir. Natacha ne bouge pas, écoute et son corps se détend. Les images anciennes des violences traversées se dissolvent.

Au milieu des grimoires épars Achille travaille sa Leçon. Et le soleil se lève aussi pour lui derrière les murs gris de cette pièce aveugle. Mais il ne le voit pas. Sa main court sur la feuille, aligne en pattes de mouches serrées ce que le ciel lui dicte. Spectateur incrédule, il se tait, obtempère humblement, obéit aux mots qui se bousculent, aux idées qui se lient entre elles, s’ordonnent sur le papier et dont il ne peut croire qu’elles sont les siennes. Sa vie durant il sera animé par quelque chose qui le dépasse à chaque fois que les mots le prendront. C’est toujours un émerveillement. Nouveau. Un cadeau. Alors, il ne bouge pas de peur que le miracle s’estompe, que le fil de soie se rompe. Et quand il se relit, il sent bien qu’il n’y est pour rien, que c’est comme ça. Alors il baisse la tête, est heureux comme un enfant et remercie l’indicible. Le temps a disparu. Pour lui, il s’est fait éternité et ne le trahira pas. Le temps pourtant viendra – il le sait et cette certitude lui plaît – où le temps le crochera, le prendra entre ses aiguilles et l’emportera hors du temps, pour un temps. Pas de fourbe camarde, pas de faux de pacotille, qu’un passage, un saut, un changement de temps, souriant. Il quittera son présent pour un autre et sera simultanément au passé. Celui des autres, plus le sien. Puis le temps aboli reprend sa course, celle du présent de cette Leçon à finir d’écrire, avant que de la dire. Va falloir qu’il soit plus que parfait. Au plexus comme un cri qui l’appelle en sourdine mais ce n’est pas encore le temps du futur proche. Ni celui du passé simple, juste après l’épreuve.

Alors il tend le bras et franchit la porte vers le jury …

Le jour où Zlatan et Marina tombèrent sous les rafales du poteau d’exécution, Natacha qui avait un an se retrouva dans un orphelinat crasseux de Mostar. Les vengeances d’après guerre les emportèrent ensemble, main dans la main et cœurs hurlants « Natachaaaa ! ». Ils s’écroulèrent d’un coup fracassés à jamais dans les yeux de l’enfant. La bâtisse délabrée, au toit crevé par endroits, abritait une centaines d’enfants entassés dans un grand dortoir aux murs humides couverts de salpêtre et d’excréments séchés en tags aléatoires, que les jours et les nuits surtout, modifiaient. Vêtus de hardes malpropres les gosses de tous âges végétaient, sevrés de soins et d’amour. La chance avait jeté Natacha dans un coin de la pièce à l’abri relatif des vents coulis qui perçaient les fenêtres disjointes. Deux ans durant elle passa de longs moments de prostration complète, qu’interrompaient au hasard des jours quelques rudes matrones aux gestes mécaniques. Ces nourrices silencieuses les nourrissaient tant bien que mal selon les pauvres arrivages. Une camionnette bruyante apportait la maigre manne et réveillait les petits semi comateux qui se mettaient à s’agiter puis à crier. La survie de Natacha était toute entière attachée à ces moments de goinfrerie pavlovienne, aussi brefs que peu satisfaisants. De temps à autre, une jeune femme maigre, filiforme, aux grands yeux noirs fiévreux, s’asseyait au bord de sa couche et psalmodiait à voix presque inaudible d’étranges mélopées ; du bout de ses doigts sales, elle caressait mécaniquement la joue de l’enfant perdue. Cette tendresse régulière la sauva de la mort, tout autant que les rares cuillerées d’infâme brouet qu’elle dévorait en grognant comme une jeune louve. Un couple de Français en mal d’enfant l’adoptèrent deux ans plus tard. La petite marchait à peine et tombait souvent. Le petit homme chauve et la grande femme blonde l’arrachèrent à l’orphelinat en courant presque, emmitouflée dans une épaisse couverture de laine chaude. D’instinct Natacha s’était jetée dans les jupes de Rosine qui en fut toute bouleversée.

Léon Lepetit n’était pas grand. Roux, le crâne en melon ceint d’une couronne de cheveux fins, il fut à moitié chauve très tôt. Ses grandes mains fines et puissantes à la fois surprenaient chez cet être de complexion délicate, comme s’il y avait eu une erreur au montage et qu’une pièce destinée à quelqu’un d’autre lui avait été greffée. A l’école on l’avait surnommé « La Paluche », le moindre haussement de ton l’effrayait si fort qu’il ne connut qu’ordres et hurlements sa scolarité durant. Léon prit la suite de son horloger de père qui lui avait inoculé la folie des cliquetis, des roues dentelées, des ressorts à spirales et des carillons sonnant en légions tonitruantes à longueur d’heures. Il officiait solitaire et discret dans sa boutique minuscule, « L’Heure des Amours Sonne Toujours … » – nom qui faisait s’arrêter les passants et lui valait une bonne clientèle féminine – au milieu d’un fatras de mécanismes complexes, d’aiguilles rouillées, d’horloges éventrées que ses grandes mains agiles ranimaient à l’aide d’outils étranges et disparus qu’il maniait comme un chirurgien des âmes mourantes. Suisses, Allemandes, Anglaises, Italiennes, Comtoises, il les défloraient toutes, tournevis ardent, pour leur redonner vie. Un jour de grand froid qu’il travaillait, doigts gourds et maladroits, sur un mécanisme délicat, une grande jeune femme, mince comme une lame de ressort, est entrée. Rougissante, pâle, elle lui demanda d’une voix un peu cuivrée qui surprenait s’il pouvait sauver la petite Kuckulino de bois rose, complètement disloquée dont elle tenait précautionneusement le petit coucou triste dans sa main fermée. Léon que les femmes indifféraient jusqu’alors et dont il évitait au quotidien le regard, plongea dans les ondes gris pâle qui l’interrogeaient, subjugué par les pétales de roses qui flottaient dans la lumière radieuse de ces yeux là. Elle avait un visage de fennec, des billes immenses ourlées de longs cils battants au dessus d’un nez de poupée de porcelaine sous lequel brillaient des dentelettes d’ivoire, entre deux lèvres rose églantine palpitant des mots qu’il n’entendait pas. Le gris perle de ses iris était piqueté de tâches dorées, mauves et cistes, qui bordaient une pupille de jais brillant, étrange et profonde, qui l’engloutit à jamais. Léon dut faire un gros effort pour retrouver l’ouïe. Elle pleurnichait en parlant de sa pendulette, cadeau de sa grand mère, à laquelle elle tenait plus qu’à tout. Le ciel inspira Léon quand il s’entendit répondre qu’il ne pouvait rien pour la mamie mais qu’il ferait tout pour sauver la pauvre Kuckulino malade. Rosine, c’était son prénom, Sablier son nom, éclata d’un rire en cascade de pâquerettes qui finit d’enchanter l’horloger des carillons en perdition. Léon l’épousa et Rosine aussi ! Ce qui est rare, la plupart du temps l’un épouse quand l’autre est épousé. La pendulette rose orna l’un des murs de l’appartement lilliputien au dessus du magasin. Ils eurent beau s’activer, rien ne vint et la faculté consultée confirma leurs craintes, Rosine ne pouvait pas d’avoir d’enfant et les rares vibrions de Léon, plus qu’anémiés, n’étaient pas très actifs ce qui n’arrangeait rien … Des années passèrent en combats procéduriers mais l’adoption sur le sol Français traînait sans aboutir. Léon et Rosine se tournèrent vers l’étranger deux mois plus tard Natacha se jetait dans les jupes de Rosine …

La petite fut heureuse, elle courait de la boutique à l’appartement en claironnant les mots du jour. C’est ainsi qu’elle su dire « Coucou ! » avant Papa et « Ding-Dong ! » juste après Maman. Les parents bavaient d’amour devant cette beauté en bouton, vive et enjouée, qui sombrait parfois dans une langueur étrange. Elle se pelotonnait entre les coussins du divan, repliée en elle même, les quinquets clos, marmonnant les mots d’une comptine inconnue de ses parents, qui respectaient, souffrant en silence, les absences de l’enfant.

Le poids qui lui courbait l’échine, qui la clouait aux peurs anciennes qu’elle ne parvenait pas à identifier, soudainement l’a lâchée. Comme une montgolfière en panne, elle sent l’hélium du présent lui redonner le souffle sans qu’elle comprenne vraiment. Mais le soulagement lui suffit, l’air qui gonfle sa poitrine lui dénoue le plexus et les nuages épais qui l’engluaient se dissolvent. Natacha, de peur de s’envoler s’accroche au dossier d’une chaise. Et sourit au visage de l’homme qui la fixait au soir d’hier quand, sans qu’elle le veuille, elle s’est mise à ne danser plus que pour lui. Elle le voit, plus net que sa propre image dans la psyché de sa chambre, qui dévale une volée d’escalier couvert de sueur et riant aux éclats …

Natacha l’attend déjà.

Au débouché de la rue

Achille se fige,

Interloqué.

Et sombre,

Comme un navire mort,

Dans ces yeux liquides,

Qui lui disent,

Viens-t-en vite,

Et me visite …

Achille l’archaïque est loin, bien loin, présent pourtant, auréolé d’ambre liquide, comme un quark invisible au coeur d’un monde perdu dans l’infini. Il a chaud, très chaud. Comme Achille au sortir de la salle d’examen, son front perle finement. Comme lui, il descend en courant l’escalier, pousse la porte et respire profondément l’air tiède de ce petit matin du 14 Juillet. L’Archaïque s’est oublié au point d’avoir totalement perdu conscience de la réalité nocturne, aveugle au cône de corpuscules fauves qui l’éclaire et l’isole du néant de la nuit. La puissance du passé lointain est telle qu’il ne sent plus sous ses doigts le contact du clavier, sous ses coudes non plus le toucher velouté du vieux cuir vert bronze de son bureau. Le souvenir puissant de Natacha, l’étrangeté de cette rencontre, l’aveuglement d’Achille le jeune, l’amour total qui les absorbera, la brièveté et la mort du très beau, de l’exceptionnel sentiment qui les aura unis ou presque, remontent du passé plus que décomposé avec une force intacte qui le sidère un long moment. Quand il rouvre les yeux, la lumière l’éblouit et la vue de la robe noire du vin dans sa combe de cristal l’apaise. Il soupire de soulagement, puis d’aise; se rapprochant du verre il découvre le grenat profond du jus limpide et son liseré rose. « Côte dorée » du Domaine de l’Aiguelière, Montpeyroux 2000, le regarde, sans ciller. Lentement il émerge du cauchemar ancien et se penche sur le lac circulaire du présent revenu.

Un présent, complexe comme le bouquet qui monte de la surface du vin. La cerise confite par l’âge se mêle aux fumet de l’encens, les épices orientales, au cacao, au café noir des hauts plateaux de l’espérance opiniâtre, au cèdre en majesté, après que les fragrances de pivoine matinées d’une touche subtile de jasmin s’épanouissent puis s’envolent. Et les fruits rouges et mûrs, aussi. La messe continue en bouche entrouverte quand la fraîcheur du vin lui dit que la vie transforme avant de tuer. La matière du jus, de puissance moyenne, souple et gourmande, lâche ses tannins très fins polis par la patience et lui parle du travail accompli. Le vin s’étale et séduit, puis en milieu de bouche l’acidité le relance longuement, jusqu’à ce que qu’une sensation crayeuse s’installe en finale, accompagnée d’une légère pointe asséchante …

C’est que la vie,

Parfois dessèche

Ceux que les difficultés

Rebutent,

Et qui croient,

Tout savoir,

Trop tôt.

Comme si !!!

 


EMOFATITUMCONE.