Littinéraires viniques » Christian Bétourné

ACHILLE L’ACHILLÉEN …

Delacroix, femme d’Alger

 

Le ciel était d’azur mais les regards voilés.

Une crainte, comme une gaze fine, recouvrait la terre et les êtres. Qui grisait le ciel, affadissait l’air, refroidissait les eaux. La terre d’Algérie épuisée par la guerre était en train de prendre feu. Et ce feu gagnait les cœurs. Et les enfants étaient touchés par la violence latente, par le sang qui suintait entre les portes de leur insouciance. Achille « à fleur de peau » de ses quinze ans le sentait bien, sans trop comprendre. A l’école les bagarres étaient moins tendres, les derniers coups n’étaient plus retenus. Entre les amis d’hier la distance s’installait. Au loin comme auprès les attentats se multipliaient. Des grenades explosaient la nuit contre la caserne des douanes à deux pas de la maison. La mère tremblait. Dans les journaux la barbarie s’étalait à tous les coins de page. Tous se sentaient trahis. Camus n’était plus là. La folie, comme une charogne verte, planait sur l’ocre de ces terres superbes et jurait de la calciner bientôt. Dans les deux camps on se rendait coup pour coup au mépris de tous et de tout. Dix sept mois de fanatisme et de démence sans limites exacerbèrent la haine aveugle qui courait dans les airs, comme la peste jadis. La fièvre noire pervertit les cœurs comme elle tortura les chairs.

Achille en fut à jamais marqué, comme un veau sous le fer.

L’année 1961 passa comme un éclair funeste. En classe, Achille qui ne sortait plus que peu et jamais bien loin, se consola dans le travail. Il découvrit les plaisirs forts des lectures harassantes qui l’emmenèrent au ciel des douleurs transmutées, des voyages immobiles et des éducations pas banales. Balzac le transporta, Stendhal le grisa, et Flaubert l’aida à jeter sa gourme aux toilettes. Quand les émotions pleines et le coeur rassasié il n’en pouvait plus, Alexandre Dumas l’entraînait en de folles aventures et le calmar géant de Jules Vernes le plongeait au fond des océans. Il trouva dans cette vie une manière d’équilibre qui conjuguait ses peurs, des mondes imaginaires qui le formèrent. Un peu.

Car rien ne vaut la vie …

Marco, n’était pas loin, rien qu’un jardin à traverser. Aussi de temps en temps ils avaient le droit d’aller chez l’un ou l’autre sans traîner trop loin. Ils avaient un ami, un troisième larron surnommé « Med ». Mohamed était son vrai prénom, si commun qu’ils l’avaient raccourci. Med était maigre et très grand, fragile comme un roseau des lacs, brun, les yeux noirs et la moustache naissante qu’il surveillait tous les matins dans le miroir. Quelque chose d’un chien errant dans la démarche, les hanches un peu de côté. Un garçon brillant et fier qui leur tirait la bourre à l’école, à coups de demis points gagnés ou perdus de haute lutte. Ces trois là se respectaient et s’estimaient. « Avant », quand ils allaient chez lui, sa mère qui n’était pas muette ne parlait pas. L’éducation de par là-bas. La maigreur de son garçon l’inquiétait, alors elle le bourrait de pâtisserie dont ils profitaient ensemble. Par poignées ils bâfraient comme les morts de faim qu’ils n’étaient pourtant pas; mais à ces âges on bouffe des cailloux, des sauterelles, des asticots aussi – sur les pêches trop mûres – dont ils tiraient la queue pour les croquer avec des mines dégoûtantes ! Le petit frère de Med, bonhomme tout rondouillard, rigolait à pleurer en les voyant faire et les regardait comme des dieux. Puis ils partaient deux rues plus loin à l’abri d’un auvent abandonné dont les lambeaux jaunes et bleus claquaient au vent comme des pavillons dérisoires. Ils sortaient d’une poche une clope tordue à moitié vidée qu’ils partageaient, penchés les uns vers les autres pour masquer la fumée. C’était bon et l’âcreté du mauvais tabac se mariait délicieusement aux miettes sucrées qu’ils décrochaient entre leurs dents à grands renforts de suçons disgracieux. Rivaux, complices et amis, ils se moquaient de leur soi-disant différence que parfois d’aucuns pointaient. Au fil du temps, les railleurs, nez sanglants et zoeils pochés, ne bafouaient plus. Avec ses os de cigogne Med n’allait pas à la castagne, les deux autres s’en chargeaient. Quand la mère, surprise par leur arrivée n’avait pas prévu les baklawas, les zlabias et autres sfoufs, ils s’en allaient marauder autour de la boutique du marchand de beignets. En début de journée, le petit commerçant M’zabite décrochait et rabattait la grande planche qui tenait à la fois lieu de porte et de table, puis il sautait dans son échoppe, redescendait comme une chèvre à courtes pattes, fixait les pieds à la table, d’un bond plongeait à nouveau dans sa tanière et se mettait à l’ouvrage. C’était l’affaire d’une bonne heure avant que les premiers beignets tout chauds, larges cerceaux dodus, gonflés, dorés et blanchis au sucre à gros grains, n’atterrissent en rebondissant à peine dans les grands plats qui recouvraient l’étal. Alors là c’était la pêche miraculeuse. Du coin de la rue ils balançaient en le faisant tourner comme un lasso un gros fil de palangrotte lesté d’un plomb moyen et garni d’un très gros hameçon à trois branches. Une fois le beignet croché ils le ramenaient à eux d’un coup sec de l’avant bras. Le beignet planait comme un fresbee qu’ils interceptaient en souplesse. En moyenne ils en chopaient deux avant que le M’zabite, courtes pattes à babouches, fou de rage, ne déboule en hurlant pour les courser la pique à bout de bras, sans son cheval, comme un hussard dérisoire. Mais les gosses détalaient et le semaient facilement.

Mais tout ça c’était fini et Med leur manquait.

La peur des représailles éloignait les amis. Achille et Marco avaient taillé des matraques dans de vieux bois durs et ne se promenaient plus qu’armés, singeant les adultes qui cachaient leurs pétoires sous leurs habits. Précautions dérisoires mais les gamins n’imaginaient pas vraiment les dangers qui planaient dans les rues. Attentats aveugles, stupides et meurtriers, incendies nocturnes, basses vengeances déguisées se succédaient. On pouvait mourir pour “un rien”. A l’école, les maîtres bien qu’engagés dans l’un ou l’autre camp, professaient pourtant des paroles de paix pour protéger les gosses exaltés. Les mômes se toisaient comme des coqs; debout sur leurs ergots ils s’insultaient, se défiaient et reprenaient des slogans qu’ils ne comprenaient pas. L’OAS et le FLN, sigles symétriques, allaient jusqu’à s’affronter dans les cours des écoles. Triste temps que celui des croyances monolithiques imbéciles, triste temps que celui qui corrompt le coeur des enfants, pauvre temps que celui du manichéisme et des caricatures grossières, affreux temps que celui qui voile la lumière des regards. Parfois, de loin quand nul ne les voyait, Med, Marco et Achille se souriaient furtivement. Achille finit l’année scolaire en fanfare, multipliant les prix et les récompenses. Pourtant il redoubla sa classe. Il lui aurait fallu partir à Bône (Annaba) faire son année de seconde mais son père, effrayé par les bandes de jeunes qui manifestaient journellement là-bas, au milieu des adultes exaltés en prenant tous les risques, convainquit le Directeur d’accepter de le garder une année de plus.

L’année scolaire 1962 qui vit la folie gagner en intensité meurtrière fut interminable. Achille, démotivé, s’ennuyait ferme. Renfermé et muet il affronta les affres grandissantes de son âge dans le silence et l’angoisse qu’aggravait sa solitude forcée. La lecture effrénée, désordonnée, boulimique, était devenue son seul refuge. Il avalait tout ce qui était encre sur papier, de « Nous Deux» au «Dictionnaire de la Mythologie Grecque », en passant chaque jour par le journal quotidien qui alignait en longues colonnes de caractères gras les noms des morts de la veille. Souvent au détour d’un article il fermait les yeux craignant de voir apparaître l’avis de décès d’un de ses copains. Derrière lui, à longueur de jours moroses le vinyle de Chubbby Checker, le seul qu’il possédait, hurlait « Let’s twist again ! » sur son Teppaz surchauffé. Chaque jour sur son cahier de brouillon il inscrivait le nombre des morts de la veille. En fin de semaine, atterré, comme un comptable morbide, il faisait ses sinistres comptes. Un jeudi qu’il n’y tenait plus Achille s’échappa en douceur, traversa la ville plus vite qu’un chacal tous poils hérissés, s’étonnant de trouver le ciel si bleu et le soleil si chaud alors qu’il était lui glacé de peur. Les rues étaient presque vides. Jamais il ne trouva la ville aussi belle, paisible et riante, certaine qu’elle était sans doute, du fond de ses pierres blanches, de traverser les années bien après qu’il sera redevenu poussière. Dès qu’une silhouette apparaissait au loin il se cachait un instant, le temps qu’elle disparaisse au coin d’une rue. Il avait si peur qu’il voyait le monde onduler, trembler, si fort qu’il courait en zigzag comme s’il avait bu. Quand il arriva dans la cour de Med, le visage écarlate et bouffi par l’effort, soufflant et crachant comme un crevard, la mère assise en tailleur sur une natte, plus affolée qu’un animal surpris, instinctivement protégea de ses mains son visage. Elle eut si peur qu’elle ne cria pas. Achille la rassura d’un geste doux. Med apparut sur le pas de la porte, un couteau à la main mais le baissa en voyant Achille. Il rassura sa mère qui lui répondait en arabe en lui montrant la porte. Elle se calma enfin. Les deux garçons s’isolèrent dans une chambre, ils parlèrent longtemps des malheurs aveugles et des hommes obtus, des filles d’avant qui ne souriaient plus, de ces eaux bleues qui les portaient si bien, des beignets et des clopes, des copains qu’ils perdaient, de leur amitié mourante, de leur séparation prochaine … Ils jurèrent en crachant de se rester fidèles. Qu’ils se reverraient un jour prochain. Dans pas longtemps …

Le six Juillet

La caravelle décolla

Vers Marseille,

Une fois encore …

Il n’ouvrit pas les yeux

Du voyage.

Sous ses paupières closes

Les branches des palmiers

Doucement balançaient …

Toute la soirée Achille l’obsolète a senti la douleur dans son talon. A trop pousser sa vieille machine elle renâcle pense t-il. La nuit s’étire comme il aime qu’elle le fasse pour lui. La nuit est une chatte aimante et lascive, elle l’entoure de ses ombres chaudes et silencieuses. Son velours noir recouvre, apaise et lave les miasmes du jour passé. Le jais profond l’enserre comme un vieil insecte dans la gangue d’ambre doré de la lampe de bureau. Y volêtent, éphémères et fragiles, les minuscules papillons diaphanes des souvenirs qu’il croyait perdus. Au creux de son oeuf de lumière fauve il est l’enfant de Nyx qui lui ouvre les portes du passé. Douce comme une bouche humide elle lui susurre des mots secrets. Ses doigts de crêpe funèbre lui caressent le front et lui donnent les clés. Ces moments d’intimité forte avec les mystères des profondeurs de l’âme des mondes, il les vénère et les attend. Le noir intense lui donne la lumière derrière le miroir des apparences. Le sens jaillit et le déstabilise.

Le cristal est beau ce soir, élégant sur sa tige frêle. A mi hauteur de ses flancs féminins, comme un lac de rubis en fusion, le vin immobile et patient l’attend. Aucun pli ne ride la psyché lisse qu’il s’apprête à traverser. Le rose et l’orangé, au fil des années, ont lentement gagné le coeur du vin dont le rubis grenat rutilant emprisonne un instant le reflet ardent de la lampe. Une boule de feu jaune balance lentement, illuminant l’orangé proche. Achille aime à se perdre ainsi dans les couleurs. En 2001 le Domaine Jean et Jean louis Trapet a extrait des grappes de pinot noir du climat « Latricières-Chambertin » ce jus rougeoyant affiné par les ans. Pour mieux voir, humer et se délecter, Achille a fermé les yeux. Une fragrance de pivoine et de rose fanée vole, fugace. De la fleur le vin passe aux fruits et aux épices, fondus à ne plus pouvoir les distinguer. Si la distinction, l’élégance, l’harmonie ont une odeur, c’est bien celle-là. Un nez à se taire. Cette terre chiche (La Tricière), ce substrat argilo-calcaire chapeauté d’une fine couche de silice prouve à qui ne le saurait pas que de la pauvreté peut naître la noblesse … A bien humer et presque renifler, Achille distingue des notes de cerises à l’eau de vie, de confiture de fraises, de réglisse fine et de figue sèche. Le vin fait sa soie en bouche peu après, mariant la puissance ronde à la finesse exquise. D’une texture tendre mais parfaitement construit, il lui semble au bout d’un instant, qu’il a toute la bouteille en bouche tant le vin se déploie. Les tannins mûrs, finement crayeux, presque imperceptibles, frôlent le palais langoureusement de leurs ailes de cacao ourlées de café noir et laissent infiniment à la bouche pâmée d’Achille la fraîcheur du millésime et le sel fin des Latricières.

Dans le verre vide

Le cuir course les fleurs.

Étrangement Achille,

N’a plus mal au talon …

ERASMOSÉRÉTINÉECONE.

ACHILLE EN FUGUE MINEURE …

Roger Corbeau. B.B 1958.

 

Le quatre janvier 1960 Albert Camus se tue en voiture …

Achille qui va sur ses quatorze ans l’ignore. Plus tard, beaucoup plus tard, au lycée il lira par bribes son œuvre à peine esquissée puis s’y plongera, la dévorant de bout en bout quelques années après. La disparition « injuste » et précoce de cet écrivain-philosophe-penseur fut une perte majeure. Son regard sur les êtres et les choses, sur le respect de l’autre, sur la dignité humaine, sur la politique, aurait peut-être nuancé, sinon modifié, au moins compté, dans le cours de l’histoire. Mais Sartre a occupé le vide ainsi laissé.

Hélas !

A quatorze ans, on se contente de faire ses devoirs au mieux pour dévorer au plus vite la vie, goûteuse comme une tranche dorée de pain perdu. Achille la croquait à grandes fourchetées gourmandes, prenant soin du bout de la langue de ne perdre aucune des miettes du sucre de ses jours, à défaut de ses nuits amères et fiévreuses. Oui Achille se tourmentait, ou plutôt attendait la chute du jour avec crainte, son repos était agité, perturbé, mi par les exigences du corps, mi par les atrocités traversées dans l’enfance qu’il croyait oubliées. Dans la même logique, fatigué par ses nuits éprouvantes il répugnait à se lever le matin. L’enfance est une bulle, certes, mais aucune bulle n’est étanche; le pays était en guerre, les tensions s’accroissaient et tout cela l’imprégnait à son insu. Il entrait dans les âges de la « fleur de peau » qui craint le sel de la vie montante, au pays de la sensibilité exacerbée, du sentiment quasi constant d’injustice, ces âges interminables du mal-être où la vie semble insupportable.

Le dimanche c’était cinéma !

La petite salle ouvrait sur un square derrière la Mairie au centre duquel un eucalyptus pointait sa tête feuillue, tout là-haut comme un gratte-ciel odorant. Achille ne la connut qu’archi-pleine, bourrée à craquer. Il fallait faire cinquante mètres de queue avant de pouvoir acheter un petit billet de carton bleu, dentelé sur les côtés, que la caissière arrachait à un gros rouleau. C’était un rituel familial incontournable. Les mémés, les pépés, pères, mères, enfants, nourrissons, en smalas joyeuses se payaient des cornets de cacahuètes fraîches aux marchands ambulants dont les couffins se touchaient de part et d’autre de l’entrée étroite. Après la projection le sol était recouvert d’une épaisse couche de coques craquantes que les plus petits aimaient à piétiner. A l’intérieur l’ambiance était joyeuse, colorée, ça s’apostrophait d’un bout à l’autre de la salle, ça grimpait sur les sièges de bois rouge, ça fumait, ça hurlait pour que la séance commence : « Com-men-cer l’ci-né-ma, com-men-cer l’ci-né-ma, com… » ! L’extinction des lumières déclenchait un « AAAAAAhhhhhh ! » collectif assourdissant. Le silence ne durait qu’un court moment pendant lequel le bruit des arachides décortiquées évoquait le concert des criquets déchaînés au lever du soleil. En plus gras et sonore. Dès les premières images les commentaires fusaient, qui reprenaient, déformaient, enrichissaient les dialogues. Les spectateurs jouaient avec les les acteurs et le film était dans la salle autant que sur l’écran. Dans les travées les enfants mimaient les combats, les pères grondaient, les baffes volaient, les cacahuètes aussi. Les jours fastes Achille s’achetait de gros rouleaux de réglisse qu’il déroulait et suçait lentement. Mélangée aux arachides la grosse boule juteuse devenait un étrange délice. Parfois mais rarement, il se gorgeait de malabars sucrés enfournés par deux qui finissaient, décharnés et collants, dans les cheveux des filles quelques rangs plus loin. Pendant la séance les garçons se flanquaient de lgrands coups de poing qui leur bleuissaient les épaules à pleurer. C’était à qui matraquerait le plus fort. Achille prudent s’asseyait en bout de rang pour garder au moins un deltoïde à l’abri. A force les marrons les énervaient et ça finissait en crachats sucrés et gluants. Mais malgré tout ça Achille adorait le film du dimanche. Entre les bruits et les horions il arrivait à s’abstraire par moment pour entrer dans l’intrigue. John Wayne dans « Le cavalier » de John Ford l’entraînait au cœur de poursuites infernales, il sentait sur sa peau les rênes qui cinglaient les flancs des chevaux écumants. Lino Ventura dans « Le fauve est lâché » le rendait sourd aux cris et aux glapissements des spectateurs. Il en oubliait de mâcher convulsivement sa mixture, il ne sentait plus les coups répétés qui lui broyaient le bras. Devant la beauté sculpturale d’Annette Stroyberg dans « Les liaisons dangereuses 1960 » de Vadim, face aux formes épanouies de Brigitte Bardot, féline et provocante dans « La femme et le pantin » de Duvivier, il frôla discrètement l’orgasme à plusieurs reprises. La musique de Délerue et la force de Duras, bien au-delà des images austères de « Hiroshima mon amour » d’Alain Resnais, indiciblement le touchèrent tandis que dans la salle ça hurlait et jetait à l’écran les cornets de papier roulés en boules, des vêtements et autres signes d’incompréhension rageuse. Ce soir là Achille sortit de la salle intrigué, laissant les copains chahuter et fumer dans un coin du square, pour rentrer seul à la maison tête basse et cœur dans la brume, sans savoir pourquoi. Un jour que Dieu était sans doute à la plage, en plein milieu du film une déflagration assourdissante sidéra le public; les éclats de bois de la porte pulvérisée couvrirent le sol et la verrière de la galerie explosa. La panique s’empara des cerveaux électrisés et la foule se rua en paquet compact vers la sortie. La bousculade fut brève mais intense. Personne ne fut sérieusement blessé. Quelques chevilles tordues et des chaussures oubliées dans la débandade jonchaient les sol. Des cris hystériques, des pleurs, des tremblements et des lamentations aussi. La peur installée définitivement, surtout.

Les attentats avaient fini par toucher la petite ville.

Le couvre feu tombait à vingt heures. En été à cette heure là le jour déclinait à peine. Les patrouilles sillonnaient la ville, tout le monde se calfeutrait dans la fournaise des maisons. Plus possible de « prendre le frais » dans la rue, de discuter entre voisins paisibles assis sur des chaises en cercles chaleureux et bruyants jusqu’à plus d’heure. L’air était épais, poisseux, l’inquiétude humide polluait les esprits. Un de ces soirs là la famille soupait chichement de café au lait, de pain et de fromage; ce fromage de pauvre, boule orange sous sa gangue rouge de cire industrielle, que les enfants roulaient en boulettes. Les soucis plissaient le front du père, tendu, muet, enfermé dans des pensées sombres. Achille, plus énervé qu’à l’accoutumée, parlait à voix basse à sa sœur pour la faire rire. A plusieurs, reprises son père lui avait crûment intimé l’ordre de se taire. L’adolescent pris dans son jeu ressentait bien la peur qui crispait les adultes mais ne comprenait pas la dureté des mots de son père, à qui, depuis quelques temps il s’opposait pour un oui pour un non. Comme dit Alain, Achille « s’opposait pour se poser » … L’orage éclata d’un coup, brutal comme un coup de massue. Achille dut sortir de table; son père, debout, livide, lui ordonna le doigt pointé vers lui comme le sceptre d’un roi tout puissant, de sortir et s’asseoir sur le banc de pierre dans la courette fermée devant la maison. Il ne rentrerait qu’une fois calmé ! La tête en feu, le garçon se sentit désaimé, rejeté, il partit en rechignant et se mit à ruminer sur la pierre chaude. Les mots de son père résonnaient dans sa tête et lui mordaient le cœur; il chercha comment se venger. La solution lui apparut d’un coup, violente et crue. Puisqu’on ne l’aimait plus il allait disparaître, braver l’interdit et se cacher dans les rochers en bord de mer, là-bas tout près, à une centaine de mètres de la maison ! Le soleil comme un œil de lave incandescente commençait à fondre dans la mer calme. Il traversa la place en courant effrayé par le silence de la ville morte. Allongé sur le sol, derrière une dépression de latérite compacte, à ras des rochers, il pleura en silence, dessinant d’un doigt fébrile, bientôt saignant, des motifs sans suite, convulsivement. La nuit s’installa, le ciel d’encre bleue devint plus noir que rage et chagrin jusqu’à ce que la peur le gagne et qu’il n’en puisse plus … Tremblant, terrorisé, il revint vers la place. Aplati contre le mur de l’école maternelle, le tee- shirt collé au corps par l’angoisse, il aperçut du bout d’un œil dont la sueur déformait la vision le ballet flou des voisins qui entouraient sa mère en larmes, les yeux jaunes des jeeps de police qui trouaient l’obscurité, les hommes en grappes qui parlaient à voix forte, les camions de l’armée qui déversaient des soldats casqués, les lueurs des armes agitées, les claquements des ordres brefs. Médusé Achille était partagé entre la crainte d’être repéré et la fierté d’avoir provoqué cet énorme charivari ! Son père qui lui tournait le dos, mû par une intuition soudaine se retourna d’un bloc, son regard bleu acier le transperça comme une lame. Il lui sembla que son cœur s’arrêtait. En un bond le paternel fut sur lui, le crocha fermement, le décollant du sol et l’entraînant dans la lumière acide des phares. Achille volait, il sentait les ondes pétrifiantes de la colère du Pater. Bientôt il fut entouré de femmes larmoyantes qui le serraient et se le passaient comme une peluche. S’extirpant avec peine des mains collantes qui l’absorbaient dans une espèce d’accouchement monstrueux à rebours, il se réfugia dans la colère de son père. Et la danse commença autour de la grande table de la salle à manger. Le ceinturon à la main le père coursait le fils qui filait comme la souris devant le chat. Mais le grand matou finit par gagner. Le premier coup le prit à la cuisse qu’il orna d’une marque écarlate. La boucle lourde de l’épaisse ceinture volait en sifflant, revenait, basse, haute, le frôlait le plus souvent mais parfois le cinglait, visant le charnu de ses fesses fuyantes. Achille à bout de feintes, se retrouva coincé entre la porte qu’il n’avait pas eu le temps d’ouvrir et le lourd bahut familial. Il fut surpris de n’avoir plus peur la course l’avait calmé. Au fond il savait bien que la peur, l’amour et la rage sont des sentiments si proches qu’ils se confondent parfois. Alors il ferma les yeux pour avoir moins peur encore. Et ça se mit à tomber dru ! Cuisses et fesses furent décorées de fleurs sanglantes ! C’est sans doute pour ça qu’adulte il détesterait les tatoos ? Les dents serrées – pas question de pleurer – il reçut large dose. Épuisée la colère de son père cessa comme une bourrasque d’été. Ce fut un instant de silence comme il n’en revécut jamais plus. Un silence mouillé et sec à la fois, glacial et chaud. Chair et cœur en grand écart. La fatigue leur tomba sur le dos, ils se ressemblaient, visages haves, creusés, regards sombres. Le bleu de leurs iris virait à la nuit. Leurs yeux cernés de noir, vacillants, étaient enfoncés dans les orbites comme ceux des cadavres un peu mûrs. Dans la pièce ça sentait l’aigre et le chaud, la colère et la peur.

Ils n’en reparlèrent jamais …

Au soir de son âge, Achille le vénérable revoit la scène en souriant derrière ses yeux clos. Sur l’écran tremblotant, derrière ses paupières, la scène remontée du passé se déroule à nouveau, claire et crue, violente, terrible, comme un amour en creux. C’était justice pense t-il. La peur de perdre le précieux transforme souvent l’amour en rage. Et les combats initiatiques entre vieux mâles et jeunes loups sont toujours tendrement féroces. Il fait noir sur le monde en ce milieu de nuit. Le cuivre qui tombe de sa lampe dessine un cône parfait de lumière vive. Dans son verre Saint Vincent le visite à la sorgue. Il est là, vibration douce, au coeur de ce Morgon qui scintille dans son cristal gracieux. En 2009 au Domaine L.C Desvignes il a donné son sang, cette pivoine qui chatoie dans son berceau liquide de grenat sombre. « La Voûte Saint Vincent » est son nom. Achille sait que ce vin va l’apaiser, que le souvenir douloureux va fondre en lui comme larmes écarlates. Alors il lève le verre et s’y plonge. Les fruits rouges se mettent à chanter leur aria colorée. La framboise, la fraise, mûres et juteuses, dansent sous son nez et mettent en joie ses chémorécepteurs; une pincée d’épices douces accompagne le ballet. Sous la voûte Saint Vincent frétille. Puis le sang du Saint, comme un saint sang profane, rencontre les lèvres d’Achille recueilli et ému. C’est un jus gourmand qui lui remplit la margoulette, sphère joueuse qui roule et répand sa manne de fruits rouges et frais. Les épices douces les exaltent et la réglisse les graisse. En paix, il avale enfin le jus salvateur qui roule dans sa chair pour lui laver le coeur. Là-haut son père sourit, de cet ineffable sourire qu’il aimait tant. Lui reste au palais la caresse douce des tannins mûrs et crayeux comme la main de son père quand il prenait la sienne.

Le miracle de Saint Vincent

Lentement s’accomplit,

Dissolvant tendrement

Le bois noir

De son ancienne croix …

ERÉMODEMPTITRICOCENE.


ACHILLE, LES OISEAUX, LA SERRURE ET LE TROU …

Par le trou de la serrure.

 

Les oiseaux joyeux étaient partout …

En ce temps là la nature entrait dans la ville; pas de frontière visible entre La Calle, les forêts de chênes lièges, la mer et les eaux douces avoisinantes. Pas de zone commerciale à la périphérie, industrielle non plus. En fait, pas de périphérie au sens urbain du terme. Les jardins étaient campagne, la campagne était leur prolongement naturel. Seuls quelques alignements potagers, le plus souvent pas très droits, à l’Anglaise, pouvaient laisser à penser que des hommes domestiquaient un peu, très peu, la nature. Les plages elles aussi étaient sauvages, pas de « front de mer ». Parfois même, les chemins et les routes qui menaient aux embruns n’allaient au sable; au pire, ils, elles bordaient les plages et disparaissaient à la vue des baigneurs assoupis à l’ombre d’un parasol de fortune piqué dans le sable chaud. Hors « Le trou de Madame Adèle », on avait le choix entre la plage de « L’usine », de « L’île Maudite » et quelques autres criques miniatures, minuscules croissants chauds sans noms. Ces dernières peu fréquentées étaient le refuge des gamins qui chassaient le Gobi, petit poisson qui peuple les flaques cachées dans les anfractuosités des rochers battus par la mer. Le soir peu avant le coucher du soleil rouge, les gosses fatigués par leur journée de vadrouilles et de pêches diverses aimaient à se planquer pour mater les couples d’amoureux pas transis qui se roulaient patins et mains fureteuses à l’abri de l’aplomb des rochers. La soirée avait été bonne quand les tandems surpris dans le cours de leurs ébats fuyaient, pantalons aux chevilles et corsages dégrafés sous les jets de pierre des enfants. Ces soirs là, ils apprenaient peu des emportements, des transes de la chair moite, trop chauffés et refroidis à la fois qu’ils étaient par les agitations jugées ridicules des fessiers à demi nus. Les pommettes rouges ils revivaient la scène cent fois et riaient jaune. Ambiguïté de cet âge qui oscille entre désir naissant et dégoût des humeurs épaisses.

Dès le milieu du printemps les jeudis étaient leurs plus belles journées. Levés tôt, ils fonçaient sur les devoirs pour s’en débarrasser au plus vite histoire de se retrouver au fond d’un jardin sauvage, entre soi, à l’heure où le soleil ouvre grand son œil jaune de cyclope éberlué, au ras des forêts de chênes lièges qui montent en pente douce vers les hauteurs de la ville. Noël dernier, une carabine à plomb nickelée, qu’il fallait plier en deux pour la charger, était tombée dans les baskets d’Achille. Il aimait le bruit que faisait dans sa poche la boite de fer sonore remplie de champignons de plombs mous et striés à la base. Le Père Noël guerrier avait aussi pourvu Marco d’un engin similaire, noir mat et plus puissant. Alors ils partaient à la chasse aux oiseaux. Cruels et pervers, ils adoraient le bruit sec de la détonation suivi du sploutch écrabouillant du projectile qui disloque chairs tendres et os fragiles ainsi que le petit nuage de plumes qu’irisait la lumière du contre-jour, juste avant que le chardonneret, la mésange ou le serin, ne dégringole, désarticulé de sa branche. Ils s’assoyaient en tailleur devant le volatile palpitant et se repaissaient salement du spectacle de la mort. Un sentiment de toute puissance malfaisante les prenait aux tripes. Parfois c’était long, l’oiseau n’en finissait pas d’ouvrir et fermer le bec, son petit œil noir roulait sous la paupière translucide comme s’il était étonné que les garçons aient succombé au vertige. Quand la petite flamme quittait l’œil minuscule du roitelet l’air se figeait, la lumière devenait plus crue, les couleurs saturaient, bavaient parfois comme si l’arrêt progressif de ce souffle indécelable désolait les anges et leur brouillait la vue. C’est du moins ce qu’Achille ressentait, qu’alourdissaient un peu plus encore les pierres coupantes qui lui griffaient la poitrine un instant. Marco, habitué des chasses aux sangliers de l’automne avec son père, rigolait et fourrait la petite chose dans le sac commun, continuant à fouiller les arbres à la recherche de la prochaine victime. Souvent, Achille prétextait une envie pressante pour s’éloigner un moment. C’est à cette époque qu’il se mit à rêver de chutes interminables dans le noir absolu, comme si la faucheuse, l’enroulant dans sa robe de suie grasse, l’entraînait dans un horrible plongeon térébrant. Et dans ses cauchemars glauques la même odeur écœurante le révulsait, ce fumet lourd, douceâtre, ces molécules épaisses qui ne le quittaient plus, enfoncées au plus profond de sa mémoire, cette puanteur que la mort putréfiante dégage partout où elle passe. Achille se méfiera toujours dès lors des femmes chantournées de noir dont les voiles crissants croyait-il, vous séduisent pour mieux vous ôter la vie du bout de leurs ongles rouges et effilés. Jusqu’au jour où il s’apercevra que la couleur des atours ne change rien à l’affaire et qu’à trop donner d’amour on se fait flouer.

En milieu de matinée, quand la stridulation des criquets devenait électrique, quand la chaleur tombait comme une lave cuisante ils regagnaient la grotte fraîche sous les rochers, se fumaient une tige à deux les pieds au frais dans les vaguelettes mousseuses. Chacun revivait en silence le plaisir trouble des petites vies prises à la vie. L’un mimait les gestes, accroché au fusil absent, imitait le son de l’air comprimé qui propulsait le plomb mortel, le bruit mat des chairs froissées, singeait l’affolement de l’oiselet mourant, écarquillant les yeux et s’écroulant terrassé dans un chuintement final. L’autre le sourire crispé faisait mine d’en rire. Puis ils oubliaient et parlaient à voix basse du mystère des filles qu’ils rêvaient de pétrir convulsivement. Une fois l’excitation de la mort et de l’amour charnel retombées ils s’équipaient. Masques et tubas, palmes fatiguées et fusils-harpons, armés comme des ninjas aquatiques ils plongeaient dans les eaux claires. Les premières minutes les purifiaient des miasmes terrestres, les lavaient de leurs plaisirs malsains. Tout était fraîcheur, silence et pureté dans l’émeraude liquide. Le bruit régulier de leur respiration les apaisait. La vie grouillait sur les fonds changeants, flottait paisible, ou dérivait lentement. Le velours des coraux recouvrait et gommait les angles des roches entre lesquelles les tâches blanches des zones sableuses dessinaient un paysage harmonieux. Le binôme cherchait entre les langues vertes des algues ondulantes les poissons de roche agiles qui s’y cachaient. De temps à autre l’un d’eux piquait, harpon pointé à bout de bras, dans un brouillard de bulles vers un poisson fuyant qu’il remontait gigotant au bout de la tige de métal qui le transperçait. Quand le froid les gagnait ils retrouvaient leur grotte et tremblaient longuement, recroquevillés sur le sable poudreux et tiède dans lequel ils se roulaient en riant. Quand la chasse avait été maigre ils pêchaient de gros oursins à la fourchette, qu’ils remontaient et posaient dans des casiers de bois léger garnis de plaques de liège arrachées aux chênes-lièges. Les grosses boules vivantes, hérissées de piquants cassants leur laissaient aux mains des épines profondément enfoncées qui les agaçaient des jours et des semaines. Puis ils faisaient un feu de bois mort, cuisaient leurs oiseaux squelettiques et leurs poissons minuscules, ouvraient leurs oursins, et s’en délectaient avec du pain rassis ramolli à l’eau. Petite clope enfin pour finir comme des hommes …

Tony habitait la Caserne des Douanes. Un petit Corse à la peau mate et au regard ourlé de longs cils de fille. Mais fallait pas le chercher, il avait le sang chaud et la susceptibilité à fleur de poing. Et surtout, oui surtout, Tony avait deux grandes sœurs, des vieilles de plus de vingt ans, longues lianes brunes, yeux de ciel et hanches huilées qui faisaient baver les morveux de treize ans qu’elles ne voyaient même pas. Quand ils discutaient en bande, comme des conspirateurs d’opérette dans un coin de la cour de la caserne il n’attendaient en fait qu’une chose : l’apparition des deux filles, maquillées et vêtues de robes mouvantes, descendant les escaliers. A chaque marche, le balancement de leurs hanches rondes envoyait de droite à gauche les plis espiègles de leurs courtes jupes légères. Sous leurs chemisiers à bretelles, leurs jolis seins oblongs se riaient de Newton et ballottaient à chacun de leurs pas. Elles savaient bien que les merdeux bavaient à les voir ainsi descendre lentement; c’est bien pourquoi elles prenaient plaisir, regard perdu à l’horizon, à accentuer ondulations suggestives et tremblements mammaires. Bouches pendantes les gamins rêvaient en bavant. Les premiers temps Tony se fâchait et menaçait de leur casser la gueule. Il tenta même de leur interdire la cour mais rien n’y fit ! Comme des huîtres à marée basse ils s’accrochaient, attendant la vague montante qui les submergerait de plaisir. Un jour Tony qui n’arrivait pas à sauver son honneur – sauf à n’avoir plus un copain – leur proposa un marché honnête, histoire de garder le contrôle, de mettre un peu de beurre dans les relations et de se graisser un peu les rognons au passage. Le jeudi, à l’heure de la toilette, en l’absence de ses parents, il leur proposa la location du trou de serrure de la salle de bain ! Dix centimes les quinze secondes pour l’une, ou trente centimes pour les deux, en deux fois quinze. Durée maximum, indépassable, dûment chronométrée et non renouvelable le même jour. Il fit un carton ! Planqués en paquet sous l’escalier, chacun leur tour ils montaient pieds nus, se glissaient à genoux devant la porte et mataient jusqu’à la dernière seconde, à se crever un œil. C’était au petit bonheur la chance … Ils entrapercevaient furtivement un bout de culotte rose, un fragment de cuisse, les plus chanceux croyaient deviner un buisson noir furtif, frisé ou raide c’était selon, mais ça allait si vite qu’ils peinaient à en garder l’image en mémoire. Sous l’escalier ils avaient du mal à garder le silence tant l’attente leur semblait interminable. Une fois, la séance terminée, ils s’évertuaient, échangeant leurs souvenirs tous frais, à reconstituer le puzzle. Cela leur faisait des rêves à la Picasso pour la nuit. Patiemment ils attendaient le jeudi suivant dans l’espoir de récolter d’autres morceaux de l’énigme. Les semaines avaient beau s’empiler, ils avaient beau se ruiner, ils n’y parvinrent jamais. Tony lui, certain que son petit commerce resterait florissant dépensait sans compter. Généreux, il leur offrait force P4 et des valdas à gogo … C’était Byzance et Tony en était le Nabab !

Depuis quelque temps, le soir,

Loin au delà des collines,

On entendait le bruit sourd des canons

Qui résonnait lugubrement,

Et faisait taire les oiseaux …

Dans la tête d’Achille l’antédiluvien les obus du passé ont déchiré la nuit. Le rayon opalescent de la lampe irise la robe du vin, pâle comme un soleil de Vermeer, de reflets vert tendre. Au cœur du cristal Achille a plongé, emporté par le courant puissant du souvenir. Il nage dans les eaux claires d’une méditerranée qui fleure bon la pêche blanche arrachée à l’arbre du jardin. Le petit frisson délicieux qui lui frisait l’échine tandis qu’il courait, loin du lieu de son forfait d’enfant, le traverse à nouveau. Étrangement au fond de l’eau de vin translucide, il revoit les paysages d’Afrique, respire des parfums exotiques d’ananas crus, de fines senteurs de citrons mûrs et d’agrumes frais, de raisins, de pêches de vigne, de poires et de cette fleur d’oranger qui l’enivrait jadis dans les allées interdites des orangeraies blanches. Par les trous de sa serrure nasale, la réglisse en volutes infimes clôt le bal des arômes.

Une gorgée de ce pur sauvignon « Aubaine » 2010 de Jonathan Pabiot, Pouilly-Fumé délicieusement frais né sur lies fines et marnes calcaires lui truffe la bouche. Pure sphère, la matière cristalline enfle doucement sous sa fine pellicule grasse puis diffuse lentement ses fruits mûrs – de l’ananas exotique et subtil à la chair fondante des pêches blanches, du jus du citron doré à la poire juteuse – qui lui affolent les papilles que caressent longuement en finale la craie fine, la pulpe de citron poivrée de blanc. Achille, immobile, savoure à n’en plus finir la chair parfumée de ces fruits d’antan. Comblé il se lèche les lèvres et le sel fin qu’il y recueille le replonge une dernière fois dans les eaux d’émeraude d’antan …

Dans la salle de bain flottante,

De sa mémoire évaporée,

Les filles perlées d’eau fraîche

Rient à jamais,

Gaiement …

EDOUMOCHÉETICONE.

ACHILLE SUCE DES VALDAS …

Nasreddine Dinet. Bataille autour d’un sou.

 

Achille avait oublié le mâchefer boueux

Et souriait aux palmiers retrouvés.

Par la fenêtre ouverte de la voiture coincée dans une longue file de véhicules encadrés par deux Half-tracks, le vent chaud de ce mois d’août lui chatouillait agréablement la peau. Onze ans depuis deux mois, un nouveau pays, tout à recommencer encore. De Bône (Annaba) à La Calle (EL Kala), 85 kilomètres qui prirent trois heures à regarder tranquillement les lacs. Les forêts ondoyantes de joncs en bouquets offertes au regard, les hérons cendrés aux pattes fines, aux long cous souples et fragiles plantés sur leurs pattes graciles, les larges étendues frémissantes d’eaux bleues à perte de vue, comme autant d’images de paix, contrastaient avec le lourd convoi armé jusqu’aux dents qui serpentait comme un reptile venimeux sur la route sinueuse. De cet étrange randonnée au pays de la beauté calme Achille gardera le souvenir, toujours. Et ne comprendra jamais que les hommes ne sachent tirer la leçon de ces spectacles de la nature. Au creux de ce paradis paisible, des humains au même sang rouge se battaient pourtant comme des chiens enragés, bornés, imbéciles, toutes convictions confondues. Au débouché d’un dernier virage La Calle apparut, dolente, allongée au bord de l’eau comme une houri ravissante et comblée. Construite sur le flanc d’une colline en pente douce elle semblait couler vers la mer au bord de laquelle elle s’épanouissait en tâches d’or et d’ocre mêlées. Une presqu’île reliée à la terre par une digue arrondie longée de bateaux de pêche aux couleurs vives dessinait entre son flanc et le bas de la ville un petit port calme comme un œil grand ouvert dont l’iris d’émeraude encerclait une pupille noire et profonde. Une jetée de ciment fendait les eaux en leur milieu. Sur celle-ci à longueur d’année des grappes de pêcheurs opiniâtres, à moitié endormis par la chaleur, pêchaient des siestes à n’en plus finir qui faisaient rigoler les poissons. Côté rivage, une promenade, « le Cours Barris » surplombait les eaux céruléennes alignant au centre à intervalles réguliers de beaux palmiers épanouis, aux troncs peints à mi hauteur de chaux blanche immaculée. Sur les hauteurs de la ville et qui la dominait, le convoi longea un ancien Fort Génois plus haut que les deux clochers de l’église Saint Cyprien, centrale, qui regardait la mer au bord du cours Barris. Au milieu de la promenade s’élevait aussi, mais modestement, une stèle ancienne à la gloire de Samson Nappolon, négociant Corse, fondateur au nom de Louis XIII de ce « comptoir commercial » éponyme, le plus ancien d’Algérie.

La famille s’installa au rez-de-chaussée d’une petite maison, place du monument aux morts, triangle paisible bordé par l’école maternelle, le dos de la poste et la mosquée dont les chants qui s’élevaient de l’école coranique accolée à ses pieds vibraient en litanies sans cesse psalmodiées par des enfants studieux qui se balançaient en cadence sous la baguette cinglante du maître. Achille aimait cette musique qui faisait chanter les mots, ces mélopées, étranges pour lui, qui accompagnaient aussi bien, avec le chant des criquets en contrepoint, ses longues siestes rêveuses, plus torrides que les lourds étés accablants.

La rentrée des classes vint très vite rompre la monotonie brûlante de cette fin d’été solitaire. Ce jour là Achille se leva tôt. La trouille lui serrait les tripes. Il ne déjeuna pas. Au lever du soleil la symphonie stridulente et monocorde des criquets déchira l’air d’un coup, sèche et crissante. Achille couru par le court chemin qui menait au Cours Complémentaire sur la place centrale. La bâtisse à deux étages était entourée d’un haut mur chaulé éblouissant, une petite porte bleue patinée par le temps et les mains des enfants ouvrait sur une minuscule cour intérieure. En grappes serrées qui se faisaient et défaisaient au gré des arrivées, une troupe de gamins bruyants attendait, pas sagement. Du tout. Ça braillait, ça riait, ça courait, ça se bousculait dans tous les sens. À l’écart, un peu mais pas trop, Achille observait. Il fut frappé par le mélange harmonieux des origines embrassées qui se fondaient et virevoltaient comme un vol d’étourneaux volubiles. Un tiers de « blancs » pour deux tiers de « basanés » et une poignée de Kabyles aux yeux clairs sur peau pâle dont quelques rouquins frisés.

Puis la porte s’est ouverte, ils sont rentrés en se bousculant jusqu’à ce que le Directeur apparaisse sous le préau et tape deux fois dans ses mains. Alors ce fut arrêt sur image et silence total comme si le temps avait gelé d’un coup. Plus personne ne bougeait, ne parlait. Tous gardaient la pose inconfortable qu’ils tenaient, figés, inquiets. Au deuxième claquement des mains les rangs se formèrent impeccablement en quelques secondes. Achille, seul au milieu des alignements n’osait bouger, ne sachant où aller. Le Dirlo lui fit signe d’avancer sous le préau et le présenta aux gamins curieux. Le soleil déjà haut donnait à plein, le bitume de la cour était brûlant. A l’abri du toit il faisait plus torride encore. Pourtant, Achille qui sentait la main lourde du Patron sur son épaule, grelottait et faisait de gros efforts pour que ses dents et ses genoux ne claquent pas. Il clignait de l’œil, plus aveuglé par les regards convergents que par la clarté, pourtant insupportable du soleil, réverbérée par les murs blancs. La pire rentrée de sa vie ! Achille le canonique s’en souvient encore. Ce jour là, l’enfant apprit combien il est difficile de soutenir les regards ajoutés de ses semblables, si différents et gardera au cœur la méfiance de la foule et des grands-messes.

Comme à l’habitude les premiers temps ne furent pas faciles mais le football l’aida. Quelques parties lui suffirent pour être accepté. En classe il avait retrouvé le goût des études, la curiosité et roulait bon train mais sans effort aucun. Le soir à la sortie des cours, il traînait avec les copains sur le chemin du retour, cherchait l’ombre sous la chaleur et discutait avec l’un, l’autre, de rien. Achille se cherchait de vrais copains avec qui partager des secrets et monter des plans aventureux. La mer était proche de chez lui, cent cinquante mètres à peine derrière la petite gare désaffectée. Au bout d’un terrain vague et rouge – désert descendant sur lequel les enfants jouaient au foot des heures et des heures – les premiers rochers apparaissaient, pointus, piquants, sur lesquels il apprit vite à courir pieds nus. Plus bas entre les éboulis c’était « Le trou de Madame Adèle », une anse minuscule, sans sable qui permettait d’accéder à l’eau. Impossible de s’y baigner sans savoir nager. Et Achille ne savait pas. Il regardait les autres piquer des têtes du sommet d’un rocher plongeoir, trouvant à chaque fois un prétexte pour ne pas sauter. Un après-midi un des gamins le poussa à l’eau sans prévenir. Il tomba comme un caillou, toucha le fond, poussa du pied par réflexe, cracha, se débattit sous les rires cruels des autres qui le regardaient se noyer à moitié. A force de faire le caniche, il finit par flotter à peu près. En quelques jours, à singer les autres, il nagea.

Il savait nager en eaux claires, la vie était à lui …

Marco le fils du prof d’histoire-géo, son seul concurrent en classe, devint son ami; ils furent très vite inséparables. À deux ils avaient trouvé une cachette extraordinaire, un très vieux gros figuier dont les branches retombantes formaient entre leurs extrémités et le tronc une salle couverte invisible. Ils en firent leur QG, qu’ils meublèrent de cartons. Au pied du tronc ils creusèrent une cachette qui protégeait leurs trésors : paquets de P4 (paquets de cinq cigarettes à bas prix), pastilles Valda pour combattre l’odeur et purifier l’haleine, lance-pierres sophistiqués. Mais un soir qu’il rentrait à la maison l’air innocent,il fut accueilli par une baffe magistrale qui le mit sur les fesses. « On » avait vu la fumée percer le rideau des branches et le secret, comme la cachette, avaient été dénoncés. Achille, la main sur le cœur expliqua que c’était la première qu’il fumait, que de toute façon il n’avait pas aimé et jura, en crachant au sol par réflexe comme le faisait les copains, qu’il ne recommencerait jamais plus. Le crachat lui valut une seconde baffe qui lui boucha l’oreille gauche pour la soirée. Il fut privé d’argent de poche. De dorénavant jusqu’à désormais ! Marco et lui tinrent conseil, déterrèrent la boite de fer et s’enquirent d’une autre cachette plus sûre. Les roches pointues au bord de mer, bien loin de la ville, étaient creusées de cheminées tortueuses qui descendaient jusqu’à l’eau. Idéal pour pêcher ou mettre le feu à de gros pneus que la mer rejetait parfois. A fouiner partout ils trouvèrent une étroite cheminée de plusieurs mètres qui débouchait dans une petit grotte de sable blanc que les eaux léchaient à peine. Une aubaine, un repaire de pirates idéal, que nul jamais ne découvrirait. Ce fut leur nouvelle tanière. Faute de ressources, Achille se mit à piquer une cigarette dans le paquet de son père tous les deux jours et quelques sous dans le porte monnaie de sa mère histoire d’acheter les Valdas. Certains soirs, la pièce de monnaie dérobée brûlait si fort dans sa poche qu’il s’en débarrassait en la glissant discrètement entre le dossier et le siège d’un des fauteuils de la maison. Trente ans après, il les retrouva et son père rit de bon cœur …

La vie tournait à plein régime comme « Better git in your soul » de Charles Mingus. L’enfance quittait Achille que l’assaut sauvage des hormones asservissait. Sous la poussée incompressible du poil envahissant, l’enfant espiègle qui ne grandissait pas pour autant devenait taciturne. Voilà qu’il surveillait sa mère et s’opposait de façon plus ou moins larvée à son père. C’était le temps de l’appétance-répulsion qui le prenait sous son aile dévastatrice et douloureuse. Il passait sans trop savoir pourquoi de l’insouciance rieuse de l’enfance qui s’en allait doucement, à la contestation générale et peu subtile de l’ordre des choses. C’était le temps des cerises et des filles. Les filles, il les regardait de loin, l’oeil en coin, la joue rosissante et ne s’endormait plus du sommeil sans nuages des enfants fatigués par le jeu. Dans son lit étroit il tournait et retournait sans trouver le repos, les draps étaient toujours trop chauds et les raideurs incontrôlables qui lui brûlaient les reins le surprenaient. Ses réveils qu’il aurait voulu ne pas connaître, tristement poisseux, le laissaient morose la journée durant. Son teint pâle et ses yeux cernés inquiétaient sa mère et déclenchait en lui une rage froide qu’il dissimulait de plus en plus mal. Il lui fallut des trésors d’ingéniosité pour gratter ses draps à la pierre ponce humide sans se faire surprendre. Depuis quelque mois, à la sortie des classes, en compagnie d’une bande de boutonneux bêlants, il surveillait de loin la sortie de l’école des filles. Les chemisiers légers, les longs cheveux dansants, les jupes que le vent animait lui enflammaient l’imagination et les sangs. Désespérément il se forçait à jouer aux billes, à collectionner les calots, les terres cuites et les agates, s’amusait sans entrain à un-deux-trois soleil avec les plus jeunes pour retrouver par instant l’enfance qui le fuyait … Mais qu’est donc devenue l’Angélique si pure qui battait l’amble de son coeur d’enfantelet ?

Achille n’était plus qu’un oxymore écartelé,

Une âme tendre passée à la roue.

Encore une nuit éveillée. Écarquillée, pantelante comme un oeil énucléé au bout de son nerf optique à vif. Dehors la pluie cingle et peine à nettoyer les miasmes accumulés par les hommes vains. Les rues sont lavées, certes. À la lueur des lampadaires, le bitume brossé par le déluge semble propre mais les voiles blancs qui fendent les airs comme une volée de hallebardes serrées, sans jamais faiblir, ne dissolvent pas les remugles de violence qui imprègnent le cortex du monde. Les idées lourdes et basses qui brassent les esprits résistent et résisteront encore longtemps aux averses qui se voudraient lustrales. Achille le Suranné sort de ses rêves éveillés, du flot résurgent des fantômes souffrants qui le sidèrent. Il est là, trop las hélas pour lutter. Moitié hébété, moitié tassé comme un fatras de chairs ramollies par l’âge. Il sait que sa vie lentement s’en va, qu’il a lâché prise et perdu l’emprise … Encore une fois le verre magique, noir d’un vin terrifiant ce soir, a fait son oeuvre voyageuse. La lumière dorée de la lampe tente en vain d’éclairer la robe de ce vin obscur jusqu’en son centre. Près du Pic Saint Loup, il est né sur un sol de gravettes calcaires pauvres, un bouillon figé de déjections anciennes, coulées de boue et de pierres imbriquées. Une trilogie de syrah, grenache et carignan du Domaine Zélige-Caravent : « Fleuve Amour » 2005. Sur les bords de ce fleuve sombre un fil violacé à peine formé cerne le disque de ce vin sans fond apparent.

Delteil eut aimé s’y perdre pour s’y désaltérer.

Les arômes puissants d’une grosse cerise noire mûre dans son eau de vie pénètrent l’esprit d’Achille aux yeux clos. Chaque vin est une messe différente qui le met en recueillement et lui fait fermer les yeux sur le sang odorant des vignes. La pierre sèche, chaude, le cèdre, le cade et le havane dans sa boite épicent la cerise. La matière concentrée, puissante, toute en rondeurs avenantes lui emplit la bouche plus sûrement que le plus énormément torride des baisers. C’est le vin qui le prend plus qu’il ne le déguste. Comme une rousse pulpeuse énamourée. Qui le délivrerait en l’anéantissant enfin. Le fruit le caresse de sa pulpe languide, tourne au palais, s’étale et se resserre. Le Fleuve Amour l’envoûte dans ses épices douces, ses mots de chair tendre, puis dévale sa gorge en laissant derrière lui comme le souvenir tremblant d’un absolu frôlé. La finale est intense, sur des tannins présents mais enrobés de craie, fraîche un temps, puis épicée, poivrée, pour repartir une fois encore, brûlante d’alcool, « cheveux au vent et seins nus », pimentée et flamboyante comme l’écriture fantasque de Joseph Delteil.

Loin des eaux jaunes du Fleuve Amour, là-bas, très loin,

Au sortir des eaux chaudes,

Achille,

Imbécile,

A regardé le soleil

Dans les yeux,

Jusqu’à pleurer,

Mais Ludmilla ne le voit pas…


EAUMOBÛTICHERCONE.

ACHILLE SUR LE BLEU DU VAGUE-À-L’ÂME …

Grünewald. Détail de la tentation de Saint Antoine 1512-1515.

 

Fin juin on s’est engouffré dans la voiture.

Papa, maman, ma mini sœur et moi Achille qui rentrait à peine de mon voyage cadeau en Belgique. Ça valait vraiment le coup d’être admis en sixième sans exam ! Je voulais voir Namur et on a vu Namur, Gand aussi par la vallée de la Sambre. Pâturages verts et vallée industrielle du temps où le charbon était roi. Me suis gavé de frites au vinaigre, de fricadelles grasses et de glaces énormes qui ont fini au fossé, cœur retourné et front suant. La voiture a roulé des heures sur les routes bordées de platanes, les yeux en pleurs. Le soleil stroboscopé par les troncs défilants et les copains perdus, si vite, après tant d’efforts pour se faire une petite place sous le préau et dans la cour boueuse de l’école, ajoutés, ont eu raison d’Achille.

Pleure mon garçon, pleure la vie t’attend …

Achille s’est retrouvé, complètement perdu entre quatre murs et la nationale dans un hôtel de La Bourboule, à tourner en rond. Le souvenir de son père déguisé en loufiat portant le plateau dans la grande salle du Casino. Et les entrés gratuites aux soirées chantantes. Eddie Constantine, Marie-José Nat, Sœur Sourire, oubliés dès le lendemain. Des journées blanches d’ennui à traîner sur la route sa solitude. Un temps entre parenthèses vides, le temps de l’acceptation. Drôle d’état que celui d’être seulement, sans rien à conjuguer, étrange sentiment que celui du temps en suspens, comme si le temps bandait son ressort pour mieux propulser l’enfant et redonner de l’intensité à son futur proche. Il a repris la route fin août comme un comateux pour se retrouver à Sète au sommet du Mont Saint Clair dans une baraquette nichée dans un grand jardin couvert de néfliers et d’amandiers sauvages. Et le père de bricoler au noir chez un ferrailleur complaisant. Papa qui ne sourit plus, qui peine à nourrir son monde, qui résiste aux ordres d’en haut qui veulent l’envoyer en Algérie, mais qui cède à la fatigue un beau jour de mouise. Les automnes maudits des départs poursuivent Achille, haine de ces mois de novembre pluvieux qui rendent les armes et mettent les larmes aux yeux des enfants résignés. Pour la vie ce mois sera chaque année, désormais, le pire de tous. La veille, histoire d’adoucir son départ, papa a emmené tout son monde au cinéma. Il y avait longtemps que les distractions n’étaient plus possibles dans la famille. Un grand soir donc, un de ces vrais soirs de la vie où le plaisir et la tristesse se frôlent et se bousculent à chaque seconde. Gabin le grand sur l’écran, dans « Maigret tend un piège », un de ces polars à la française des années où la couleur ne colonisait pas encore complètement le cinéma. Desailly-Girardot, Ventura dans un petit rôle et Daniel Emilfork, l’immense ! C’est dans ces moments là aux heures tendues des émotions fortes, qu’inconsciemment, insidieusement, les croyances se développent et que les goûts se forgent. Oui ces instants d’exaltation, ces crucifixions du cœur marquent au fer rouge les caractères, et décident des inclinations à venir. Qui pourrait penser que cet homme qui entre dans un cinéma s’en vient adoucir, soigner un peu la dernière désillusion qu’il vient de connaître ? Les voies de Dieu sont dites impénétrables, les chemins sinueux des hommes sont indéchiffrables pour ceux-là mêmes qui les suivent. Sur le tard parfois, ils croient avoir compris, mais rien n’est jamais sûr …

Or donc la vie continuait, bancale, mais continuait bel et bien …

De la maison au Lycée Paul Valéry il y avait bien une petite heure de descente pedibus à l’aller, et une à deux heures de grimpette, haltes diverses et jeux variés compris, au retour. Énorme bâtisse au yeux de l’enfant, posée tout en haut de la rue montante à laquelle il accédait aux trois quarts de sa longueur par une petite rue de côté. Au sortir de cette ruelle il tournait à gauche et prenait la masse de l’édifice en plein visage, posé comme une menace de pierre sur un grand escalier. Chaque fois que le coin de la rue approchait Achille ralentissait, reculait le moment où le monstre l’avalerait pour la journée par cette fausse grande porte de bois percée d’une chatière pour enfants à croquer. Oui ce lycée l’impressionnait, comme le faisaient le Parthénon ou la prison de Sing-sing qu’il voyait dans les livres ou les films de gangsters. Un lycée pareil c’était pas fait pour être vrai mais pour faire peur. Il y entra sans joie, poussé, contraint et résigné. Se noya dans la masse, petit être frêle fragilisé par l’absence, solitaire et langoureux, d’une tristesse étrange qu’il ne comprenait pas. Alors comme les enfants le font il regarda ailleurs pour ne rien voir du vide qui l’aspirait, il n’accommoda pas son regard intérieur pour ne pas reconnaître la douleur interne qui le minait. Elle resta floue dans les profondeurs inavouées, indistincte au milieu des blessures mal ensevelies dans l’immense grenier obscur des souvenirs délétères. Monsieur Masson engoncé dans une blouse grise ceinturée très haut, le visage sévère, enseignait le français. Derrière ses sourcils épais, un peu effrayants, son long nez affûté et sa voix de basse profonde, il cachait une sensibilité fine qui affleurait parfois quand sa voix s’adoucissait à la lecture d’un poème. La classe endormie ne réagissait pas attendant patiemment que sonne l’heure des billes. Le maître qu’on appelait ici le professeur, n’en avait cure, ses yeux se fermaient et se rouvraient parfois pour croiser le regard absent d’un Achille qui planait de concert. Alors Monsieur Masson souriait vaguement. Hors lui c’était l’enfer. Agité, inattentif, agaçant, le verbe acide, l’insolence au coin des lèvres, Achille perturbait méchamment les cours, faisait rire la classe et collectionnait très mauvaises notes et punitions variées. Les profs ne savaient comment le prendre tant il s’esquivait adroitement et rétorquait, toujours limite un poil franchie aux remarques acerbes comme aux mains tendues. À blesser il soignait ses blessures inconsciemment mais se blessait plus encore. Insidieusement s’installait en lui l’image d’un enfant désaimé. Alors il s’évertuait à se prouver qu’il était détestable. À la sortie des cours il jetait son cartable et jouait longuement au foot sur le parvis de pierres usées du Lycée, quand il ne glissait pas des heures durant sur la large balustrade bordant les escaliers. La pierre polie par les fonds de culotte, brillait, brillait, brillait, jusqu’à la nuit tombée. Quand il rentrait enfin, tout là-haut à la maison du haut de la colline, sa mère inquiète criait, pleurait, lui faisait jurer de ne plus recommencer. Achille sincèrement contrit baissait la tête mais le lendemain, une fois la porte du logis franchie, il ne pouvait s’empêcher de marauder tout le soir comme une âme en épine.

Souvent le jeudi il fuyait le jardin de la maison et s’en allait traîner vers la mi-pente du mont. Il y avait là une sorte de carrière, un no-man’s land de rochers et de terre creusé de grottes remplies de détritus et de mots orduriers gravés sur les parois. Des gamins y jouaient, désœuvrés. Achille s’asseyait sur le parapet et restait des heures à se fondre à l’horizon. Son regard s’égarait un instant sur les jeux et bagarres dont le mistral soulevait la poussière puis il errait sur les tombes du Cimetière Marin. Il ne savait pas que Valéry y reposait et attendait encore Brassens mais il aimait l’étagement des sépultures et mausolées perdus dans les cyprès et les fausses colonnes. C’était un grand escalier de guingois cascadant vers les plages blondes du bord de mer. Ces moments là ses cils ne battaient pas. Immobile et regard fixe il semblait de pierre. Tout en bas le spectacle de la mer mouvante dissolvait son vague-à-l’âme et mettait en musique le paysage. Parfois il s’évadait sous les ailes des mouettes planantes. En cercles concentriques il amadouait sa douleur. Dans les vapeurs tremblantes de la chaleur qui dissolvait à moitié sa peine il voyait parfois des mirages de joie qui avaient le sourire de son père. Alors pendant quelques secondes qui paraissaient des siècles, il courait sur l’eau.

L’année coula comme un ruisseau de plomb fondu, lourde et sinistre. À la maison c’était pleurs et lamentations, serments et parjures, cris et châtiments. Ses seuls moments de paix et de connivence il les vivait quand Monsieur Masson, de sa voix chaude, lisait ses devoirs à la classe des marmots assoupis qui s’en foutaient bien. Quand il fallut décider de son sort le professeur seul contre ses collègues ligués dut faire preuve de persuasion et de toute l’autorité que lui conféraient l’âge et l’expérience. Malgré son dix-huit de moyenne en Français et son sept cinquante de moyenne générale il fut autorisé, ce qui ne laissa jamais de le surprendre, à passer en cinquième. Il se dit que les anges en escadrilles discrètes étaient certainement intervenus, distillant dans les esprits des membres du conseil de classe quelque élixir de Papaver Somniferum !

Juin se traîna six mois. Dans la cour surchauffée Achille jouait « aux noyaux » et gagnait des fortunes. Des noyaux d’abricots longuement sucés pour bien les nettoyer et les rendre lisses et doux. Chacun avait un sac de coton, plus ou moins rempli de ces doublons d’or brun dont la valeur croissait avec la taille. Un très gros valait deux gros, cinq moyens et dix petits. Plus on jouait gros plus on risquait de voir s’envoler ces trésors rares. Admis en cinquième à la surprise générale, Achille ne craignait plus rien et croyait en son étoile, les anges étaient sa cuirasse. Alors il défiait les cadors du noyau, au très gros ! Le jeu était aussi simple que stupide, il s’agissait de jeter à trois mètres de distance un noyau (un très gros bien sûr) contre une façade de façon à ce qu’il retombe le plus près possible du pied du mur. Puis à chacun leur tour de lancer adroitement des noyaux (petits bien sûr) le plus près possible du gros, sans jamais toucher la paroi. Après les dix coups autorisés le vainqueur empochait le tout. Achille gagna des brouettées de vanité, des tombereaux de chimères et devint l’imbattable, la coqueluche de la cour. C’est ainsi qu’il comprit que le superficiel, le guignol, l’avidité guidaient le monde et que les courtisans, d’époques en âges, traversaient l’histoire, même la petite. Le dernier jour, grand coeur moqueur il distribua les noyaux provoquant une indescriptible cohue de moineaux autour de lui. Il les lançait par poignées, de plus en plus loin, histoire de faire cavaler les mômes.

Le soir,

Dans la chaleur de son lit

Il eut honte

En secret,

Et se promit,

Que plus jamais …

Le dernier jour de juin, dans la chaleur du soir, la mère et les enfants grignotaient du bout des dents leur repas, quand la porte s’ouvrit. Le père au teint hâlé entra. Tout le monde chiala. Et ces torrents d’eau grasse et tiède semblèrent à Achille plus précieux que tous les noyaux galactiques.

Une semaine plus tard

Toute la smala,

Sans armes

Mais avec maigres bagages,

Embarqua à Marseille,

Sur le Massilia !

Les Anges, avec humour

Encore … ?

Achille le sénile rit de bon coeur dans le velours noir de cette nouvelle nuit de solitude habitée. C’est un petit oeuf de malachite depuis longtemps posé avec d’autre babioles sur un coin de son bureau qui l’a emmené si loin, au temps des noyaux d’abricot. Étrangement,,car au premier regard un oeuf vert, par sa forme et sa couleur n’évoque pas le noyau. Mais c’est ainsi par des chemins irraisonnés que la peau de la vie parfois se retourne ou que la porte du grenier empoussiéré s’entrouvre à la lumière du présent. Le Graal fidèle est là rempli au tiers. Il ne s’agit pas de boire la nuit mais de célébrer la lumière. De remercier de le visiter ainsi sans crier gare, régulièrement, d’accepter ce qui vient au bout de ses doigts, que lui donne l’indicible dont il n’est que le scribe maladroit et besogneux. Alors sous le cône de lumière de la lampe, il regarde le vin. De celui-ci la robe est impénétrable comme le plus obscur des boyaux perdu dans le profond des grottes inviolées. À bien pencher le verre, au plus mince, une frange violette tremble sur le bord du disque. C’est « Héméra » 2006, du Domaine des Grécaux né des terres languedociennes de Montpeyroux qu’il respire à plein nez maintenant. Les fruits sont encore là, cassis frais et mûres sous lesquels pointent des arômes de truffe, d’olive, de café, de cacao, d’épices et de cuir. Syrah-Grenache (80/20%) fondus, entremêlés à ne plus pouvoir dire. Boire « Héméra, la substance du jour », en pleine nuit, c’est fêter la mise en lumière des souvenirs enfouis. Sens ou coïncidence ? Cela fait sourire Achille, il porte le calice à sa bouche profane que la matière dense et complexe du vin inonde généreusement. Corps et rondeur, fruits noirs et fraîcheur unis, font au palais une jolie farandole qui franchit prestement la luette. « C’est bon que restent longuement en bouche tannins délicats, polis et mûrs, frais et digestes, épices douces, et salinité délicate. Doit y avoir du calcaire sous les ceps … », se dit Achille qui cherche en vain l’amertume du noyau !

Sur le pont du bateau qui fait route plein sud,

L’enfant qu’il fut,

Respire déjà à pleins poumons,

Les embruns salés et frais,

Des inconnus,

À venir …

EMERMOSATILÉECONE.

ACHILLE, YES HE KHAN …

Gengis Khan.

Les ailes raides de l’aigle d’acier fendent le ciel bleu nuit,

Comme des lames grossières au dessus de la terre.

Autour de lui, ni anges, ni Bashung – toujours vivant – n’accompagnent le voyage d’Achille vers d’autres paysages gris et pluvieux. Il a laissé derrière lui les ciels lumineux du Maroc, le balancement régulier des palmiers sous les vents chauds, Melloul et les Caïds ont disparu, l’enfance joyeuse en prend un coup. La vie est faite d’étapes inimaginables qu’Achille ignore, d’épreuves, d’initiations successives drôles et douloureuses à la fois. Une étrange tristesse l’habite, la peur de l’inconnu à venir aussi, il se sent fragile mais ne sait pas pourquoi … Lové dans son fauteuil, appuyé contre le flanc de son père il découvre la morosité. Sous l’avion la toile aigue-marine de la mer défile, au dessus le ciel, pur lapis des altitudes. Double reflet. « Quod est inferius est sicut quod est superius et quod is superius est sicut quod est inferius, ad perpetranda miracula rei unius … » Sans le savoir, ébloui par les tables d’émeraude qui l’encadrent, l’enfant fait son Trismégiste ! Peu à peu une fine trame de coton pelucheux sépare les espaces, qui s’épaissit en circonvolutions épaisses, boursouflées, boules blanches, grises et noires, tours de crème épaisse, entre lesquelles, par instant, filtrent les tâches éblouissantes de la mer qui reflète le soleil. Puis les nuages séparent définitivement la mer, puis les terres, du ciel.

Fini les grands espaces. Dans la foule odorante qui s’enfonce sous terre, coincé entre les valises les paquets et les jambes qui le pressent, Achille découvre la grande termitière du métro parisien. L’odeur lourde des parfums sucrés, des sueurs aigres et des angoisses, l’assaille. Il a beau se boucher le nez, ça schlingue à travers tout, ça s’insinue et l’odeur imprègne jusqu’à sa peau. Porté par le flot muet, dans le cliquetis des portes qui s’ouvrent et se ferment, il est prisonnier des hommes claustrés dans ces boyaux. L’image d’un lombric, pire, d’un ténia à wagons articulés qui l’aurait avalé lui traverse l’esprit. Une terreur folle le prend brutalement à la gorge, il lui semble étouffer, alors pour se libérer des pressions qui l’enserrent, il hurle de toutes ses forces en se laissant tomber à terre. Il est là, petite boule d’homme repliée sur elle-même qui refuse ce monde nouveau. Les yeux clos, sourd à cette réalité qu’il rejette, Achille, revoit les grandes étendues de terre rouge, le caillou qui vole vers la tête d’un enfant blond, la carriole en folie, la volière de ses humiliations, les cactus au couchant, le Jardin des Délices, tous les pièges d’avant quand l’air était pur et les dangers visibles, quand il respirait à poumons déployés les bonheurs de son paradis perdu. Dans la rame le silence s’est fait, la foule médusée s’est largement écartée, Achille ouvre les yeux au centre d’une clairière miraculeusement apparue au milieu d’une rame gorgée de viandes pas très fraîches ! Autour de lui les yeux apitoyés des humains agglutinés pour lui faire place le regardent gentiment.

Pluie, ciel de plomb, frimas l’accueillent au Nord de la France dans une petite bourgade de briques tristes que le ciel de mercure et l’ennui gluant écrasent. Hors la ville grise tout roussit ici, les arbres déjà bien déplumés le menacent de leurs branches griffues, engoncé dans un manteau de laine Achille se pèle, se caille, tremble, les pieds gelés et les doigts gourds. Les rues sont vides, les champs sont gras, les herbes sont vertes, ça ne sent rien sinon la bouse parfois. Achille se crispe et se referme pour que les atmosphères de cette étrange contrée ne le contaminent pas. Il n’a plus de maison et vit chez ses grands parents. Le lendemain de son arrivée, début Novembre, il s’est retrouvé à l’école au milieu de visages inconnus, pâles, très pâles. Pas même un arabe avec qui converser. La salle de classe est grise elle aussi. Bizarre ce pays, on dirait que les gens ont mangé les couleurs ! A la récré, dans un coin du préau, à l’abri du crachin, Achille observe la cour et les jeux. Personne ne le regarde, ne l’invite, ne lui parle, les enfants ne sont pas hostiles, simplement indifférents. Mais il n’est pas inquiet, seulement un peu surpris de ce changement radical d’ambiance et de climat. Dans la cour ses nouveaux compagnons jouent au foot. Une boue noire et épaisse gicle sous les pieds. Même le misérable ballon de caoutchouc mou est gluant de fange fuligineuse, de résidus crasseux de scories de charbon. Les gosses pataugent sans s’en soucier, leurs chaussures s’alourdissent, leurs pantalons maculés de mâchefer ne semblent pas les gêner. Achille réfléchit : « comment se faire une place ici ? », lui le petit maigrelet comment va t-il se faire accepter, respecter par tous ces grands gars taiseux, fous de foot, qui parlent une langue étrange, un patois inconnu auquel il ne comprend pas grand chose ?

Son oncle est un grand gaillard au fort accent du nord affublé d’une imposante moustache noire, solide comme un roc, subtil comme une mule mais tendre et affectueux avec lui. En l’absence de son père parti à la pêche au travail, il ne sait où, « mononcle » (qui se dit « mononque » en ces contrées froides) l’a pris sous son aile. Arrière central et capitaine de l’équipe locale de foot c’est une star au pays. Alors Achille lui demande de l’emmener avec lui « au match ». Derrière la barrière, entre les jambes des spectateurs, l’enfant regarde cet homme dont la finesse technique n’est pas la qualité principale, la plupart du temps il se contente de dégager son camp à grands coups de bottes ravageuses qui emportent hommes et ballons. A chacune de ses interventions la balle monte au ciel, très haut et retombe à l’autre bout du rectangle vert, immense aux yeux de l’enfant. Entre les larges épaules du colosse le N° 5 resplendit à ses yeux comme un chiffre magique. Ce footballeur puissant, frustre, dévastateur, c’est son Gengis Khan à lui qui transforme le terrain détrempé en Steppe de l’Asie Centrale, repoussant l’envahisseur toujours plus loin ! Le soir après l’école « mononcle » l’initie à l’art du contrôle, aux feintes de tir, à la frappe, au dosage de la passe … Le gamin agile, adroit et pas manchot (!), dur à la peine, fier et têtu, travaille avec plaisir. « Mononcle » fait le gardien de but dans le pré bosselé de nids de taupes derrière la maison. Achille dribble, tacle et tire de toutes ses forces à longueur de soirée, se heurtant à chaque fois à la grande masse noire de son oncle qui lui cache le soleil et lui renvoie la balle jusqu’à épuisement. Jour après jour, Achille s’endurcit. Le soir, exténué il oublie l’absence taraudante de son père et s’endort comme un bienheureux.

A l’école il attend son heure. Le maître au visage émacié et à la longue blouse grise apprécie l’arrivée de ce nouvel élève isolé, solitaire mais curieux, vif, qui a réponse à presque tout. Les semaines passent et dans la classe l’instituteur et Achille conversent, échangent, argumentent dans un quasi silence. Les autres, placides, ne lui en veulent pas, au contraire; tacitement ils lui font comprendre que sa curiosité les libère des questions du maître. Parfois ils lui sourient. Dans la classe surchargée Achille a repéré un petit gars nerveux qui dénote dans la troupe des costauds. Le gosse bafouille un peu ses mots mais la classe le respecte car, tout maigrelet qu’il est, il a le poing facile, il est craint comme un taurillon hargneux. Les bœufs musculeux et placides s’écartent sur son passage et se soumettent sans piper à son charisme volcanique. Pierre, c’est son prénom, surveille Achille du coin de l’œil, craignant qu’à la longue il lui fasse de l’ombre. A la récré c’est Pierre le chef, l’organisateur qui constitue les équipes et règle les litiges. Sans états d’âme il prend les meilleurs avec lui et colle les pieds carrés dans l’autre équipe. Au dernier moment ce jour-là, il se tourne vers Achille solitaire sous le préau et lui dit d’une voix coupante : « Tu joues, amène toi ?! » lui désignant le groupe des seconds couteaux. A la première balle Achille veut la jouer fine et la garder pour partir en dribbles déroutants mais un coup d’épaule l’envoie valser dans la bouillasse. Le jeu s’arrête, la troupe hilare l’entoure, Pierre sourit, juste ce qu’il faut. Ce soir en regagnant la maison, plus crotté qu’une étable Achille sait ce qui l’attend !

Le petit bleuet blond ne rit plus, Angélique lui manque très fort. Pourtant c’est elle qui le console le soir dans son lit. Sans l’avoir vraiment voulu il s’est mit à lui raconter ses journées, à lui décrire par le menu les paysages et les gens de cet étrange pays sans figuiers. Elle lui sourit la lumière de ses nuits, bien plus qu’elle ne le faisait là-bas il y a peu, mieux elle rit aux éclats quand il imite dans sa tête l’accent des gens d’ici. Achille la dévore sur l’écran tremblant de ses yeux clos; elle est là pour lui, quelques secondes, le temps qu’il maintienne vivante l’image vacillante de son sourire sous ses tresses, de ses grands yeux de faon apeuré, des petites piqûres rousses sur son nez de porcelaine. L’amour n’a pas d’âge, pas de limites, il n’attend rien et donne, donne, donne sans compter. Dans le cours éteint de ses jours blêmes Achille porte son soleil intérieur en secret. Avec « mononcle » et Angélique, Achille intuitivement s’est trouvé des repères, des motivations qui l’aident… à son insu.

Avec tout ça, c’est pas tout ! A la maison, la patronne c’est Blanche, sa grand-mère, une personnalité plus forte que tous les piments d’Arabie ! C’est sa « mémère », il est « sin ti fiu, sin ti solèle !» (son petit-fils, son petit soleil!), et pas question de contester. Une personnalité frustre, dure, intolérante mais aimante et fidèle, coriace et fondante, sa grand-mère. Quand elle l’embrasse elle le dévore, mais doucement, sous ses paupières flétries, son regard aigu se métamorphose, c’est comme une coulée de miel sucré qu’elle déverse tendrement sur « sin pouchin » (son poussin). Mémère régente, organise, commande, décide, impose, elle a huit bras, les idées arrêtées et ne souffre pas la contradiction. « Bon-papa », lui, est un taiseux, sa voix il la ménage et il ne dit pas quatre mots de la journée. Quand par extraordinaire il ose, c’est pour bredouiller d’une voix basse, grumeleuse, à peine audible, une phrase d’apaisement dont il s’excuse aussitôt. Pourtant, de façon surprenante, il est le maître à bord et mémère le traite avec amour et respect. Cet homme discret qui respire en s’excusant presque de vous voler votre air, quand il vous regarde, vous dit avec ses petits yeux en boutons de bottines plus de choses qu’en un milliard de mots. C’est un fleuve crémeux d’amour inconditionnel et lumineux qu’il vous offre plus nourrissant que toutes les crèmes chantilly de la pâtisserie du coin !

Entre ces deux là, dans cet hiver de sa vie, Achille est au chaud.

A la récré Achille continue de jouer dans la mauvaise équipe. Pour éviter de se retrouver chaque jour, chevilles meurtries, le nez dans la soupe de scories gadouilleuses, il s’efforce de jouer sans contrôle; dès qu’il reçoit la balle, elle rebondit sur son pied gauche et le plus souvent, d’une passe précise et sèche, il envoie un de ses coéquipier vers le but. Tout l’hiver Achille affinera son jeu, peu à peu il fera sa place dans la classe comme dans la cour. Puis un beau jour d’avril Pierre le prendra sans mot dire dans son équipe. A eux deux les bassets à poils courts chasseront bien vite les orages de la discorde, malins et sans jamais se le dire ils deviendront les maîtres de la balle et par là les caïds pacifiques de l’école …

Le jour ou le soleil revint,

Par une belle journée bleue,

Achille apprit,

Qu’il passait en sixième

Sans examen.

La gloire !

Avec un dico neuf

Et un voyage à la clé.

Ce soir là,

Sans crier gare,

Son père est revenu …

Les nuits d’Achille le fossile sont plus belles que ses jours imbéciles. C’est à ces moments là que son acuité, ordinairement endormie le jour par le conventionnel des relations et des étroitesses ordinaires, est la plus fine. Ce sont les heures d’écriture, de lâcher prise. La raison débranchée, ouvert à toutes les étrangetés que rejettent les esprits pétris de logique, ses doigts mènent la danse sur le clavier qui le relie au virtuel. Par une pirouette insensée les pixels qu’il aligne le mènent souvent hors des raisons solides, matérielles, quantifiables. Son esprit, inexplicablement se dissout, il s’envole et voyage dans les passés empilés, digérés. Il lui suffit d’un mot, d’une image, d’une phrase qui s’impose à lui pour que le phénomène se déclenche. Cette nuit donc, sans crier gare, « Les ailes raides de l’aigle d’acier … » l’ont emporté dans la cour de l’école, dans les méandres subtils des émotions anciennes qui prennent sens, comme si l’âme faisait la leçon à l’esprit. Dans un avion on finit toujours par assolir. Et cette nuit, il atterrit après un voyage de plus de cinquante ans dans ce bureau qu’éclaire à peine le cône cuivré de sa lampe, au chevet de sa plume immatérielle, éclairé par la lumière et la compréhension fulgurante du temps révolu.

Et comme à l’habitude ce sont les reflets d’or changeants du vin, immobile dans son verre qui sanctifieront les mystères entraperçus. Après toute cette boue, ce gris, ces espaces glauques, la vue de ce bouton d’or épanoui dans son négligé de cristal délicat le requinque avant même qu’il n’y trempe les lèvres. Sous la lumière flave, la coupe d’or, tenue à bout de bras se distingue à peine du rayon de pure chrysocale coruscant dont la veilleuse l’inonde. Le rituel se poursuit quand Achille plonge le nez sur le disque odorant de ce Muscadet sur Lie 2004 du Domaine de la Martinière né d’un terroir de gneiss et de micaschistes. Un bouquet, délicat dans sa définition mais puissant dans ses arômes le charme immédiatement. C’est une composition élégamment agencée de pamplemousses jaunes et de citrons, parsemée de fleurs d’acacia poivrées de blanc au travers desquels percent de fines notes minérales, qu’il visualise en silence. En bouche l’émotion est la même. Ouvert la veille le vin aéré devenu aérien est à son sommet après un long élevage en cuve. Un Melon de Bourgogne à la matière magnifique, le sentiment d’avoir en bouche une pierre brute à l’attaque qui se délite lentement pour lâcher une brassée de fruits jaunes mûrs et ce vin « à l’envers » qui lâche sa pierre avant ses fruits lui met le palais en extase. Le vin, superbement construit et précis, est tendu de bout en bout par une acidité mûre et constante qui affine et soutient le pamplemousse, le citron et leurs zestes. En finale, la réglisse et l’anis que relève une pincée de poivre blanc s’installent interminablement. Bien après l’extinction des fruits la pierre légèrement fumée revient pour clore le feu d’artifice gustatif.

Rien n’étonne moins Achille

Que les effets de ce vin

Qui vient de redonner sens

Et couleurs

Aux paysages désolés,

Noirs des scories

De l’enfance …

C’est bien la pierre qui lâche le fruit !

EREMONAITISSANTECONE.

L’OEIL ÉTAIT DANS LE VIN ET REGARDAIT ACHILLE …

Arcimboldo. Le feu.

 

L’automne était roux, la terre était sèche …

Octobre tirait sur sa fin. Depuis le début du mois l’air était ardent, les herbes devenaient paille craquante; sur les chemins la terre jaune volait au moindre souffle. Tous étaient nerveux, électriques même, incommodés. À la récré ça volait bas pour un oui autant que pour un non, les meilleurs amis se fâchaient, d’autres couraient seuls en criant très aigu comme s’ils étaient possédés par un esprit malin. Les enfants dormaient mal, la tension tirait leur traits et leur faisait regard hagard, yeux enfoncés dans les orbites, cernés de mauve. Achille la nuit cauchemardait. Des scènes incertaines et violentes dont il ne se souvenait pas, mais qui le marquaient et lui collaient au ventre tout le jour une angoisse sans nom. Rien de plus éprouvant que d’être agit comme ça de l’intérieur et de ne pouvoir mettre ni causes ni raisons sur les étranges dérèglements qui lui collaient à l’âme. À la maison son père était absent des jours et des nuits, « ça chauffe pour le boulot » disait sa mère. Il rentrait hors délais et s’endormait à table, sans avoir même ôte son ceinturon qu’alourdissait le gros pistolet noir qui fascinait Achille. Parfois il surgissait en plein après midi, dégrafait son ceinturon à la volée et roupillait avant même que sa tête ne touchât l’oreiller. Achille en profitait, il sortait l’arme de son étui de cuir épais et jouait à tuer les mouches, prenant soin de ne pas toucher la gâchette, jusqu’au jour ou il osa décharger le pétard pour tirer dans tous les coins sans avoir à imiter les détonations. Le claquement sec du percuteur à vide le ravissait, caché derrière un gros rocher imaginaire il descendait les indiens en foules qui hurlaient comme des chiens à la lune en s’écroulant comme les boites de conserves à la foire …

Melloul fut son seul confident. Depuis quelques temps celui-ci l’écoutait distraitement, il semblait préoccupé, un peu distant, ne l’invitait que rarement chez lui et trouvait des prétextes pour différer les propositions d’Achille. Le ciel pourtant immuablement bleu préparait en secret des orages à venir, infiniment plus noirs que les petits tiraillements entre enfants. En milieu de mois l’atmosphère se détendit une dernière fois, une accalmie, ce que l’on appelle en d’autres tourments une rémission. Les Caïds réunis se décidèrent à venger Achille en montant une expédition de représailles, carrément une embuscade soigneusement préparée. On astiqua les lance-pierres en bois d’olivier, on changea les élastiques ordinaires par de gros modèles à section carrée, on se remplit les poches de silex ronds et de quelques billes d’acier précieuses et rares. Les « Ceux du haut » ne se méfiaient plus depuis qu’ils étaient devenus par K.O les maîtres du quartier. Ils avaient établi leur QG sur un chantier abandonné, derrière des murs de parpaings à moitié montés à l’abri desquels ils avaient installé un foyer de pierre qui leur servait à cuire les moineaux rapportés de leurs chasses. Ils y fumaient aussi les cigarettes dérobées à leurs pères. Le chantier était vaste et les pans de murs de hauteurs variables, à moitié écroulés, étaient nombreux dans tous les recoins du champ de bataille. Confort oblige, les « hautains » méprisaient les « tire-boulettes », se pavanaient en brandissant sous le nez des gamins leurs carabines à plomb nickelées. Deux équipes de binômes devaient les prendre à revers, par la droite (Melloul-Aziz) et par la gauche (Bruno-Rachid) en même temps. Achille lui devait les arroser de face, une fois l’effet de surprise retombé histoire de les paniquer un peu plus. Ce plan avait été adopté à l’unanimité après plusieurs jours de discussions serrées. Achille ne s’en était pas mêlé, il ne pensait qu’à prendre le chef, le grand rouquin, dans sa ligne de mire pour lui coller une bonne bille d’acier froid entre les deux yeux. Le goût qu’avait Achille pour les livres d’aventures lui ôtait toute lucidité, il n’avait aucune conscience du mal irrémédiable qu’il pourrait causer, il avait dix ans et jouait au Cow-boys et aux Indiens ! Le jeudi 18 octobre 1956 à 14h tapantes ils étaient en place grimés au charbon de bois, vêtus de gris de la tête aux pieds comme des guerriers en campagne. Ils avaient récupéré de vieux casques de chantier noirs et déglingués sur la décharge pour faire plus vrai. Entre les moellons disjoints Achille attendait le début de l’assaut. Melloul poussa le premier cri, rauque, rageur et effrayant, les autres suivirent en chœur sur un mode plus aigu. La panique fut instantanée, le rouquin se dressa sur ses longues cannes, les poils hérissés, comme un chat de gouttière interrompu en plein rut. La bille d’Achille lui fouetta brutalement le cou, il sauta comme un cabri et détala en gémissant. Les quatre autres se mirent à courir de tous côtés et prirent la mitraille de tous bords. La bataille avait duré moins d’une minute, la victoire était totale, une carabine abandonnée fut leur récompense … Les jours suivants dans la cour de l’école, les vaincus, têtes baissées, n’osèrent affronter leurs regards dédaigneux. Coïncidence, le maître avait écrit ce jour-là au tableau la morale du jour : « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire. ». Ce vers de Corneille Achille l’avait déjà vu sans trop comprendre dans un petit classique jauni, empilé avec quelques œuvres de Molière dans un vieux carton au grenier. Il ne le comprit pas plus ce jour-là.

Et n’imaginait pas qu’un grand péril l’attendait bientôt …

Le Samedi 20 octobre le propriétaire de la briqueterie du haut de la côte avait invité les enfants du quartier à l’anniversaire d’un de ses petits fils. Petit bonhomme rondouillet et court sur pattes, monsieur Mas la soixantaine bien tassée, était d’une élégance certaine; il portait à l’année un chapeau de paille immaculé, une chemise ivoirine à col ouvert sur un pantalon de lin crème et des souliers noirs impeccablement cirés. Une large ceinture de cuir coupait en deux, comme les deux moitié d’un œuf, sa silhouette ramassée. Il était rond comme un œuf de Pâques en chocolat blanc. Cet homme était bon, aimait les enfants et ne manquait jamais de distribuer des friandises à tout bout de champ. L’après midi passa comme un météore et les ennemis prirent garde de ne pas se croiser de trop près. Depuis quelques jours Melloul semblait avoir disparu. Achille s’inquiétait.

Le mercredi 25 octobre après le repas de midi Achille jouait aux noyaux avec quelques gamins près de la maison quand on entendit crier d’une des maisons du haut de la côte : « Rentrez, rentrez vite, ils arrivent » !!! C’était un homme en maillot de corps qui hurlait de sa fenêtre. Un collègue de son père tout juste rentré du travail, exténué comme tous les adultes depuis quelques jours. Il avait bien entendu ses parents parler à voix basse des « terroristes, de l’avion de « Benne Barqua » détourné par la France, de bagarres en Médina… » mais il n’y avait pas prêté attention; entre les devoirs et l’embuscade à préparer, Achille était dans son monde. Le cri strident les pétrifia. L’instant d’après il entendit sa mère affolée qui l’appelait en pleurant presque. Au lointain on entendait la rumeur grondante d’une foule surexcitée qui approchait. Achille se mit à courir, déboucha sur le devant de la maison, glissa et s’affala sur le carrelage humide du porche que sa mère venait de laver à grande eau. Il pédala pour se redresser et fila dans le vestibule pour se jeter sous un divan, si fort que sa tête heurta le mur. Au ras du sol il vit sa mère qui rentrait le Lambretta de son père dans la maison, écrasant au passage son bras gauche qui dépassait. Il ne sentit rien, la terreur l’insensibilisait. Sa mère referma la porte qu’elle barra à clé puis s’assit sur le divan. Achille vit ses chevilles qui tremblaient …

A l’extérieur les manifestants hurlait la rage aveugle des foules que le nombre abêtit. Bientôt des coups sourds ébranlèrent la porte qui vibra sous les chocs répétés. Achille, hypnotisé, ne voyait que les éclats de peinture verte qui tombaient en pluie fine se détachant de la porte vibrante et volant vers le sol. Il ferma les yeux et se blottit en pensée dans le creux rassurant de son lit chaud. La porte craquait mais résistait encore. Puis des rafales de mitraillettes éclatèrent au dehors, la foule se tut d’un coup, on n’entendait plus que le crissement des pneus et les claquements sec des ordres. Un long silence de coton se fit enfin. Quand Achille rouvrit les yeux des rangers noires allaient et venaient au ras du divan, une main lui saisit le bras et le sortit de sa cachette. Son père, livide, dégoulinant de sueur, le serra contre lui. Sa mère pleurait et balbutiait des mots incompréhensibles. Ils étaient saufs. La porte à demi dégondée penchait, le carrelage du porche était recouvert de souliers abandonnés, de vêtements déchirés sanglants, de pierres et de boue séchée. Un poteau télégraphique gisait au sol. Policiers et militaires hissèrent l’enfant et sa mère dans une jeep dont le côté droit portait une mitrailleuse. Achille s’accrocha aux poignées de l’engin ! Depuis le temps qu’il en rêvait …

Puis le convoi armé démarra, gravit la côte en crabotant. Après le virage, sur le plat, ils s’arrêtèrent, les hommes sautèrent presque en marche. La briqueterie de monsieur Mas brûlait. Une odeur appétissante de viande grillée flottait dans l’air mêlée à la puanteur du caoutchouc fondu. Le toit de la bâtisse était tombé réduisant en poussière les tas de briques brisées. Devant l’entrée du bâtiment le corps sans tête de monsieur Mas empalé sur une broche gisait sur un tas de braises rougeoyantes. Des flammèches jaunes et bleues, que les graisses coulantes relançaient de temps à autre, entouraient le corps aux chevilles brisées. Les os aux bouts calcinés sortaient de la viande comme des manches de gigots les soirs de méchoui à la fraîche. Non loin du corps, le chapeau blanc posé de travers, la tête sanglante du vieillard reposait intacte au milieu des décombres. Ça lui donnait un petit air inhabituel, étrangement comique. Monsieur Mas sous ses sourcils neigeux le fixait de ses petits yeux noirs éteints. Achille sentit son cœur remonter dans sa gorge, un flot de bile aigre lui brûla les amygdales …

Sur le balcon de l’hôtel,

L’enfant regarde en bas

Les voitures passer.

Il sait qu’il ne reverra plus

Melloul.

Ni les palmiers

Ondoyants

Sous le vent chaud …

Ces temps-ci les souvenirs remontent du fond de sa vie comme des bulles de méthane du profond des eaux glacées de l’Arctique. Ces reflux puissants étonnent Achille l’aîné. Pourquoi ? Pourquoi ? La question résonne en écho sous sa calotte crânienne. La nuit – c’est toujours les nuits que puent ces bulles – quand ne supportant plus l’obscurité il se réfugie sous la lumière chaude de sa lampe de bureau. Seul et multiple à la fois il lui semble accoucher de grossesses anciennes, parturiente hors d’âge, nées de coïts inavoués. Il s’accroche au clavier de l’ordinateur sur la mer agitée de ses terreurs comme un naufragé à la coque de son frêle esquif à la renverse sur les eaux froides de son écran blafard. Tous les enfants qu’il a été se pressent en foule bavarde qui lui crie à l’oreille de terribles histoires tristes ou d’horribles aventures sanglantes. Il lui semble qu’après avoir connu le lait, il n’a plus tété que globules rouges corrompues ! Alors pour conjurer ce sang des douleurs diverses, il boit le vermeil des vignes dans une sorte de messe profane, une messe expiatoire, libératrice, salvatrice …

Ce soir, Trévallon 2007 est dans son calice. Immobile le vin fait un cercle parfait comme un œil dont la souffrance est telle qu’il ne peut plus ciller. Un œil à l’iris rouge, pure sève obscure qu’éclaircit à peine un liseré violet, le fixe obstinément. Le cristal étincelant sous la lumière, sclérotique transparente, illumine les premières épaisseurs du vin.

L’œil vivant est dans le verre et regarde Achille l’affligé.

Le vin de cette messe nocturne monte vers lui et l’enivre déjà de son bouquet complexe. Il lui faut se concentrer pour dénouer les fils élégamment mêlés de cette pelote de fragrances fondues. Il hume longuement, respire puis inspire à nouveau, le nez emmanché dans le verre ouvert. Les odeurs de cassis frais qu’il extrait en premier le ravissent, suivies des notes mûres de la cerise noire, celle qui tâchait les lèvres de son enfance quand il les croquait à pleines poignées. Il se recule un instant, le temps de fouler à nouveau les longues herbes du Jardins des Délices interdits. Puis il y retourne cueillir les parfums puissants des olives baignant dans la saumure, regards de biches, noirs et luisants, exaltés par des fumets de maquis et d’épices douces, qui le renvoient encore, comme une malédiction, outre méditerranée … Puis le jus sombre, boule de chair profonde roule en vagues lentes dans sa bouche pour s’étirer, longue comme une vie entière, élégante comme une belle en escarpins incarnats, tendue comme un élastique. Les arômes se font matière à l’identique, les fruits et la garrigue, d’une pureté fraîche et ciselée, finement salée, ne le quittent plus bien après l’avalée …

Achille en lévitation,

Se dit que le vin est une esthétique,

La métaphore de sa vie …

Derrière ses yeux clos,

Monsieur Mas lui sourit.

EÉMOVENTITRÉECONE.

ACHILLE MET DU SEL DANS SA VIE …

Le Jardin d’Eden.

 

L’été Indien, sous un ciel lapis, n’en finissait pas …

Achille rongeait son frein. Il aurait voulu que les Caïds montent illico une expédition punitive terrible contre la bande du haut. Comme à l’habitude Bruno n’a rien dit mais a regardé Melloul. Celui-ci a fait « non !» de la tête et de ses deux mains mi tendues vers le bas il a signifié qu’il fallait se calmer, prendre le temps de la réflexion, ce qu’Achille a traduit par « la vengeance est un plat qui se mange froid !», une expression qu’il venait de découvrir dans un roman d’aventure. Les quatre autres l’ont regardé d’un air interrogatif qui disait « Chnouhiyya ? », Achille s’est empressé d’expliquer l’expression à plusieurs reprises et de différentes façons jusqu’à ce que leurs yeux, mais pas tous, se rallument.

On a laissé mariner l’affaire le temps qu’il fallait.

La carriole a été remisée, finies les parades, les plastronnades et autres provocations. Silence, absence et profil bas, telles étaient les nouvelles règles. Ils changèrent de jeux le temps que les autres sortent de leur trou et reprennent le pouvoir sur le quartier. Le temps qu’ils s’apaisent, que tombe leur méfiance, qu’ils les croient à jamais vaincus. Sur le bas du quartier s’étendait en vagues vertes un immense verger bordé de hautes murailles de roseaux tressés. Ce paradis abritait quantité de fruits mûrs et juteux. Selon les saisons, pommes, poires, oranges, cerises, nèfles, grenades, abricots, pêches, pastèques ou melons pendaient au bout des branches ou grossissaient, beaux ovales vert foncé zébrés de pâle, ou boules rondes couleur saumon au pied des fruitiers. Patrouillant nuit et jour dans ce « jardin des délices » un garde effrayant armé d’un fusil de chasse chargé au gros sel dissuadait voleurs et maraudeurs en puissance. Autour de cet Eldorado sucré courait un ruisseau qui alimentait, par des passages étroits creusés dans la haie, le système d’irrigation. Du balcon derrière chez Achille on dominait les lieux et les garçons bavaient de gourmandise et de rage devant ce spectacle coloré en presque toutes saisons. Ce trésor de sucres juteux devint leur obsession, ils palabrèrent des heures, échafaudèrent maints plans qui allaient de l’escalade des murailles de roseaux coupants le corps protégé par des chambres à air, à l’attaque du gardien à coups de lance-pierres, en passant par la mise en feu de l’enceinte. Cela dura des jours. Bien planqués sur le chemin de ceinture, les pieds au frais dans l’eau courante du fossé, loin de ceux du haut qui régnaient en maître sur leur ex-territoire, ils jouaient, cogitaient, ruminaient, se disputaient. Il y avait des matins de fou-rires où ils s’aspergeaient d’eau froide et se collaient des poignées de boue vaseuse dans la culotte, ce qui les faisaient pisser de rire et des après midis orageuses, pleines de rancœurs, de disputes larvées et d’affrontements volcaniques. Ces moments là ils frôlaient la séparation. Melloul à l’écart observait Achille et faisait les yeux noirs. Il avait une façon de plisser le front et de rentrer la tête dans les épaules qui ne présageait rien de bon; souvent il se levait d’un bond et partait sans un mot. Les autres se calmaient alors et restaient muets, ensemble mais distants, jetant des pleines poignées de gravillons dans l’eau, têtes basses en soupirant. Un matin Melloul leur montra du doigt un des trous par lesquels l’eau s’en allait au verger. Le passage était étroit, deux bras ou une cuisse y passeraient en forçant un peu, hors ceux ou celles de Bruno. Tous firent la moue en haussant les épaules. Melloul sortit de sa poche un gros couteau au manche de corne qu’il déplia. La lame usée, effilée, brillante et aiguisée de frais, faisait au moins vingt cinq centimètres, ce qui déclencha une bordée de jurons en arabe. D’un coup sec, l’engin sectionna un gros roseau dur et épais. Du matos de pro, du « nanan » (en langage moderne, « un truc de ouf »), « un surin à décoller Louis XVI » dit Achille que les autres regardèrent sans comprendre d’un œil aussi las que vitreux. Melloul descendit dans le ruisseau et en deux trois coups de lames agrandit suffisamment le passage pour qu’ils puissent y passer un à un. Il se décidèrent pour le lendemain en fin d’après midi …

Melloul s’engouffra le premier parce qu’il avait eu l’idée et le couteau, puis Bruno, Achille, Aziz et Rachid. Bruno ralentit la progression, le trou avait beau avoir été agrandi ses hanches grasses morflèrent sévère. Au sortir du mini tunnel il n’en crurent pas leurs yeux. Le jardin, irrigué jour et nuit était couvert d’herbes hautes et de fleurs qui leur montaient presque aux épaules, les arbres étaient hauts, les troncs épais et les grenades qu’ils visaient en cette fin Octobre étaient plus grosses que les nibards de Josiane qui font rêver tout le quartier! Les petits s’en foutaient plein les yeux de ce spectacle splendide tant il est vrai que le plaisir commence toujours par là, sauf chez les aveugles. C’était bien le Jardin des Délices dont ils avaient tant rêvé ! Mais en beaucoup mieux, plus grand vu d’en bas. Les arbres surchargés de grenades aux coques luisantes étaient énormes. Ils jurèrent qu’elles leur faisaient de l’œil, les arbres leur souriaient. C’est du moins ce qu’Achille pensait, les autres agenouillés dans l’herbe n’osaient lever les yeux, la peur du gardien leur serrait le ventre. Un petit vent tiède coulait entre les arbres dont les feuilles bruissaient, les herbes balancées par le souffle doux jouaient à cache-cache avec les fleurs. Achille se crut au Paradis dont le curé leur parlait au Catéchisme. Il regarda de droite et de gauche à la recherche d’Ève. Elle devait forcément être quelque part au pied d’un arbre, innocente et surtout nue! Depuis le temps que le mystère du sexe des femmes l’obsédait, cette chose obscure tapie dans l’ombre, ce mont pileux ou chauve au gré des revues, cette énigme qu’il croyait être, selon diverses sources contradictoires, fendu comme un abricot trop mûr, ou effrayant comme un sourire édenté aux lèvres roses, se pourrait-il qu’enfin il sache si cette maudite fente est perpendiculaire ou parallèle au plancher des vaches ? Ou mourrait-il peut-être en ce lieu, ignorant ? L’anatomie d’Adam qui courait sans doute non loin d’ici à la recherche de pommes bien rouges pour sa belle, elle, ne l’intéressait pas. La peur survoltait Achille et lui décuplait l’imagination.

Pas à pas, dos courbés, têtes penchées vers le sol ils avançaient dans la végétation drue vers les arbres aux fruits tant convoités. Melloul le premier s’accroupit au pied d’un grenadier chenu aux branches lourdes,et se mit à grimper prudemment au tronc rugueux. Les autres, agglutinés en boule autour de l’arbre suivaient sa progression. Les premières grenades aux coques rouges et cirées se mirent à rebondir en tombant sur le sol humide. Ils n’avaient pas prévu de sacs ! Prestement, ils cachèrent leur butin sous leurs chemises qu’ils bourrèrent au maximum. Les gamins malingres qu’ils étaient ressemblaient à des monstres difformes dont les corps en fièvre se gonflaient d’énormes kystes sous cutanés. Bruno faisait peur tant il devenait énorme; à lui seul il en cachait bien une vingtaine, plus que tous les autres réunis. Chemises craquantes, qu’ils colmataient comme ils pouvaient avec leurs bras serrés, ils battirent en retraite. Mais leur cargaison encombrante les obligea à marcher droit, le torse au dessus de la végétation … Ils sautèrent au ruisseau et s’enfuirent vers le passage.

Melloul, le premier le vit …

Là devant eux, un pied de chaque côté de l’eau, comme un pont de muscles bien campé sur ses jambes de colosse, la djellaba de laine brune déchiquetée trempant dans le ruisselet, le visage à demi caché par le large turban qu’il avait en partie déroulé de son crâne, le regard meurtrier plus sombre qu’une coulée d’obsidienne figée, le gardien du temple des plaisirs interdits les regardait fixement. Leurs chemises craquèrent de surprise, les grenades roulèrent lourdement à leurs pieds tremblants. Comme une portée de lapins pris dans les rayons térébrants des phares ils se marbrifièrent. Seul Melloul ne se pissa pas dessus et se mit à parler très vite en arabe, à voix sourde. Les yeux aveugles du fusil à deux coups ne cillèrent pas. Melloul, ce qui surprit les gosses, implorait, sa voix montait dans les aiguës, lui d’ordinaire impassible gesticulait comme un automate fou, les genoux à demi fléchis, le visage gris de peur. Lentement le Colosse de Rhodes baissa son fusil, son visage exprimait le doute, désemparé. Dès qu’il eût posé son arme, Melloul transfiguré se retourna d’un bloc en hurlant « تضيع !!!» (Imchi !). Sa voix claqua comme un coup de fouet, la bande sursauta et se mit à courir dans tous les sens. Achille bondit, il sentait l’adrénaline lui manger le cœur, les muscles gonflés au maximum de leur puissance il ne touchait plus terre. Tout droit il s’enfonça dans le verger. Il allait si vite que l’air lui parut d’acier trempé. C’était comme s’il devenait invincible, une onde délicieuse de peur et de plaisir tressés lui enserrait les reins, il lui sembla qu’il s’envolerait s’il le voulait, qu’il franchirait, haut dans le ciel comme un rapace planant sans effort, la haie de roseaux; si haut, si rapide que même les anges applaudiraient. Les autres, comme une seule flèche rampèrent entre les longues jambes du molosse et filèrent dans le trou, si vite qu’il n’eut pas le temps de se retourner. Quand il tira le sel se perdit dans l’épaisseur de la haie. Bruno, qui passait le dernier, y laissa son short déchiqueté par les cannes.

Achille à l’abri derrière un tronc épais flageolait, ses dents claquaient comme des castagnettes, la sueur ruisselait le long de son maigre dos, la ceinture de son short n’épongeait plus, même ses fesses de criquet étaient trempées. Le souffle saccadé, épuisé par la course il distinguait au travers des herbes protectrices la silhouette massive du gardien qui lui barrait la sortie. À l’extérieur, de l’autre côté du chemin, les petits, fous d’inquiétude, l’attendaient. Achille réfléchissait à se faire exploser les synapses. Il pria pour que des plumes lui poussent, pour que la foudre consume son ennemi, pour que les anges l’anéantisse. Mais celui-ci ne bougeait pas, il fouillait du regard les environs. Baissant les yeux Achille s’aperçut que la douleur qui lui taraudait le genou gauche avait la forme d’un gros silex brisé. Il le jeta à toute volée, le plus loin possible à l’autre bout du jardin. Le caillou se fracassa, hasard aidant, sur un petit massif rocheux qui émergeait des herbes. Le bruit du choc et le cliquetis des débris fit sursauter le cerbère. La pétoire haut levée il fonça vers les herbes agitées par la mitraille en hurlant, passant au ras du gamin. Les grands pied nus et crevassés de l’homme, ses ongles énormes, tordus, crasseux, repoussants, incrustés d’argile brune, s’imprimèrent à jamais dans sa mémoire. Il sut à l’instant qu’ils hanteraient longtemps ses nuits. Mais l’instinct de conservation reprit le dessus, prudemment il rampa vers le ruisseau qu’il suivit. La tâche noire du boyau, là-bas au bout du verger grandissait trop lentement. La peur le reprit qui le fit cavaler d’un coup vers la délivrance. Le chien de garde, alerté par les bruits mous de l’eau soulevée par la course de l’enfant, se retourna. Il tira à la volée, juste au moment ou Achille plongeait désespérément les bras tendus vers la sortie. Le coup de feu résonna dans l’air poisseux, le sel perça le short et fouetta les fesses d’Achille, une atroce brûlure lui rongea le ventre; il crut qu’il perdait ses tripes. Sa tête heurta le bord du fossé, il pleurait et riait à la fois de douleur et de joie, noir de boue et de merde coulante, les jambes piquées de sangsues, mais vivant !

Sa mère a pleuré en le voyant, l’a décrotté, lavé plusieurs fois, graissé d’onguents divers, lui a même, à sa grande honte, désinfecté les fesses puis l’a rhabillé avant que son père ne rentre. Discrètement, elle a posé sur sa chaise une petite chambre à air, pas trop gonflée pour qu’elle ne se voit pas trop, sous une serviette éponge.

Ce soir à table Achille est un peu plus grand que d’habitude …

Cette nuit,

Pour la première fois,

Dans ses rêves,

Il volera très haut,

Et rira avec Bashung,

Qui n’est pas encore mort …

Achille le birbe, barde et barbon à ses heures ne dort pas. Il somnole yeux grands ouverts. Comme un aigle royal il plane, souvenirs et avenir confondus. Bashung est mort depuis peu. Les escadrilles légères des âmes disparues voguent au dessus de la terre, les guerres éternelles ne les concernent plus. La mort aime tant Achille l’exténué qu’elle lui permet ces incursions régulières entre les mondes, avec envolées délicieuses et retours assurés. L’heure n’est pas encore venue du départ mais il sent qu’il s’approche. Le haut verre, Graal de cristal fragile est là, plein du rubis écarlate d’un vin soyeux qui l’attend et rutile sous la lumière dorée de la lampe de peu. Comme un cône de vie dans la nuit morte. Sur la peau vieillie de sa croupe encore ferme une pluie de petites taches bistres, comme des fruits tombés de l’arbre que le temps a racornis, l’ont à jamais marqué. Il ne les voit pas, mais l’aigle cette nuit à l’heure ou la mémoire s’entrouvre, les a reconnues.

Immobile dans le verre à la ligne parfaite, le vin cardinalice au disque bordé de rosières en émois, dont le centre chatoie sous lumière traversante, palpite comme l’amour au bord des gorges pantelantes oubliées. Au centre du calice bat l’œil jaune éblouissant d’une lumière diffractée. Le serpent n’est jamais loin des serments parjurés. Alors l’antiquaille sourit au plaisir qui l’attend. Comme un moine cauteleux il met le reniflard au verre. C’est que ce Beaune « Les Toussaints » 2002 du Domaine A. Morot pousse à l’humilité des gestes et des sens. À l’appendice attentif un bouquet complexe et fondu se donne, aux notes multiples et entrelacées. Fumet sauvage d’abord que l’aération dissipe, puis le sang suivi par la terre, les fruits rouges, le tabac et les épices douces. Le temps a assagi le vin dont la matière souple et onctueuse lui envahit la bouche pour enfler lentement. Il lui semble qu’une sphère parfaite tremble un instant avant de se briser en mille éclats goûteux puis elle se transforme et s’allonge fraîche et pure, sur des notes de fruits mûrs, de champignon et de sous bois humide. Enfin le ruisseau verse son jus au corps qui l’accueille et s’épanouit d’aise, laissant derrière lui une longue finale persistante, riche de zan, marquée d’épices et de tannins fins et frais.

Dans la nuit profonde,

Reviennent à la finale,

Les images fraîches et vivaces,

Des temps toujours vivants …

Une cartouche de sel, jamais,

N’abolira,

Les souvenirs …

EBLEMOSSÉETICONE.

MOLLARD ACHILLE EN CAGE…

Paul Klee. Drawn one.

 

Ce jour là, Achille n’aurait pu imaginer …

L’oisillon avait pris des plumes et du grade dans la couvée hétéroclite des « Caïds ». Melloul le taiseux au poing vif-argent veillait sur lui et le suivait désormais pas à pas. Achille lui racontait ses espoirs, l’aidait aux devoirs, lui prêtait des livres que Melloul tournait et retournait sans oser les ouvrir, prenant un air déconfit et apeuré. C’était bien les seuls instants où le gamin laissait apparaître ses émotions, lui qui avait d’ordinaire le visage impassible en toutes circonstances. Cette indifférence apparente faisait sa force, son regard noir ne cillait jamais et nul ne savait quand la foudre allait tomber. Au contact d’Achille le bavard qu’il écoutait le front plissé, Melloul changeait en secret et ne regardait plus les fleurs des champs de la même façon. En vérité ce n’est pas qu’il les regardait d’une autre façon, c’est simplement qu’il les voyait et les couleurs subtiles des soleils couchants, aussi … Petit à petit il osa parler, mais à Achille seulement; son premier commentaire fut «جَمي» qu’il lâcha d’une voix rauque et basse un soir qu’ils étaient assis sur un mur de pierres sèches, silencieux devant l’astre mourant. Achille sut se taire bien qu’il en eût eu les larmes aux yeux. Un jour de flânerie Melloul lui proposa de venir goûter chez lui. Sa famille habitait une petite maison de briques nues et de tôles ondulées à moitié rouillées qui tenaient lieu de toit. Le sol de terre durci de l’unique pièce du logis était recouvert de tapis de laine rase qui se recouvraient l’un l’autre comme les pièces multicolores d’un patchwork oriental. Au centre une table basse à la marqueterie naïve et fatiguée, entourée de poufs de cuir patinés par l’usage, rassemblait la famille. La pièce embaumait les épices et les agrumes, elle avait cette odeur puissante et enivrante qu’Achille garderait définitivement en mémoire, ce parfum de musc, de cumin, de fruits frais et de terre rouge qu’il retrouverait intact à chacune de ses escapades Maghrébines. Encadrant les murs, des matelas recouverts de voiles colorés faisaient office de divan le jour et de couchages pour la nuit. La mère de Melloul une petite femme ronde au visage rieur, aux mains déformées par le travail, noires de henné, le regarda de ses petits yeux de jais et déposa devant lui sur la table basse, à peine le seuil franchi, une crêpe de blé noir accompagnée d’un verre bouillant de thé vert sucré et longuement infusé. Achille fit l’expérience de l’hospitalité vraie, désintéressée, qui n’attend pas de retour. Dans un des coins de la pièce, sur une petite étagère de bois brut vernis Achille reconnut, soigneusement rangés par taille croissante, les livres passés à Melloul qui sourit discrètement en surprenant son regard. A l’instant le pacte fut scellé, Achille devint le cinquième enfant de la maison, le second grand frère des quatre petites filles espiègles qui le dévoraient des yeux en pouffant entre leurs petites mains potelées. Adossé à l’un des murs, assis en tailleur sur l’un des matelas, un petit homme malingre, tout en tendons noueux, le visage fin et racé, le regardait en silence. Pas un muscle ne bougeait sur son visage, ses joues creuses, son nez florentin et ses lèvres absentes lui faisaient visage de rapace mais sous ses sourcils épais la lumière chaude de son regard rassura Achille. Cet homme avait des yeux verts profonds, hypnotiques, que la bonté chaude et lumineuse qu’il jetait sur les êtres rendait profondément humains. La chéchia rouge sang qu’il portait droit sur la tête lui donnait un air noble et distant. Achille ne se résolut jamais à l’appeler autrement que Monsieur Bachir. Les petites piaillaient, groupées comme une portée de chats autour d’un des premiers livres qu’Achille avait donné à Melloul, une bande dessinée sur la Révolution Française. Elles pointaient chacune leur tour un dessin du bout des doigts et le commentaient longuement, puis immanquablement ça finissait en fou-rire ! Faut dire que Marat était un sacré comique.

La bande des cinq caïds tenait désormais le haut du pavé dans le quartier et sa réputation avait gagné les alentours, jusque dans la cour de l’école. Du haut de son mètre et quelques centimètres, Achille, fort de ses quelques dizaines de kilos, faisait son malin, paradait, parlait fort et n’hésitait pas à provoquer tous ceux qui osaient émettre des avis différents des siens. Plus d’une fois, face à des clients plus âgés qui pesaient deux fois son poids et affichaient une barbe naissante, il se trouva en grande difficulté. Faut dire qu’avec sa gouaille et son sens de la formule moqueuse il clouait le bec facilement à ses contradicteurs. Alors pris au piège, incapable de rétorquer, humiliés par les répliques acides du gamin, ceux-ci, passaient à la castagne histoire de rabattre le caquet du morveux. Quand l’air commençait à sentir la châtaigne grillée, Melloul qui n’était jamais loin se rapprochait de l’attroupement, le regard noir et les poings serrés ce qui apaisait instantanément les tensions. Achille croyait marcher sur les eaux, un sentiment de toute puissance l’avait tout entier gagné. Le soir en rentrant de l’école il ne manquait pas d’envoyer quelques méchancetés bien senties à la bande du haut dont personne ne regardait plus les beaux vélos luxueux et rutilants. Ils avaient beau eu les décorer de plumes, de fausses queues de renard et autres bouts de carton qui faisaient chanter les roues, rien n’y faisait. Les caïds, généreux et malins, prêtaient de temps à autre leur guimbarde de bric et de bois aux enfants du quartier qui depuis lors leur mangeaient dans la main. Le règne de la bande semblait devoir défier les temps. Le pauvre Achille se croyait l’élu des Dieux. Sans le savoir il faisait l’expérience de l’ivresse du pouvoir, du sentiment de toute puissance qu’accompagne immanquablement le total mépris d’autrui.

Un soir, de retour de l’école après qu’il eut quitté Melloul à l’entrée du quartier, alors qu’il cheminait vers son nid, répondant au salut des enfants, de-ci de-là, souriant et confiant comme un paon, la bande du haut surgit en paquet de derrière un muret et l’entoura au plus près. Il sentit une onde de terreur lui manger la moelle épinière, qui le paralysa un instant. Puis il sourit comme un bravache tandis que son cœur serré dans un étau glacé balbutiait ses battements désynchronisés. Le chef, un grand rouquin au visage poinçonné de taches de rousseur le prit à bras le corps, lui coupant le souffle. Les autres le soulevèrent de terre et le jetèrent dans une volière géante, vide, sale et rouillée dont ils fermèrent la grille sans un mot. Achille se releva, les vêtements souillés par les excréments qui faisaient une couche épaisse et puante sur le sol de terre humide. Le soleil rouge de la Saint Jean continuait sa lente descente vers l’horizon, noyant la végétation tremblante sous la chaleur, dans un halo orangé aveuglant qui semblait mettre le feu au paysage. Seules les silhouettes épaisses des cactus se découpaient en masses charbonneuses sur le ciel d’encre bleue. Leurs contours hérissés d’épines menaçantes ajoutaient à l’effroi du garçon qui sentait venir l’imminence du châtiment. Seuls les yeux brillant de haine des ennemis étaient visibles, leurs visages à contre-jour n’étaient que masques noirs sans vie. Le souvenir des sacrifices humains lus dans les comics et qui, des nuits durant avaient alimentés ses cauchemars, lui revinrent en mémoire comme un flot d’images précises et terrifiantes. Telle une pluie de shrapnells mous, les crachats gluants des gosses s’abattirent sur lui, le couvrant de glaires tièdes qui coulaient plus grasses qu’un vin de Ximenez. Achille se protégeait le visage de ses mains serrées mais les huiles fétides arrivaient à glisser entre ses doigts. Il avait beau s’essuyer à toute vitesse, les glaviots épais finirent par glisser entre ses lèvres crispées. Il vomit à longs jets, jusqu’à la bile aigre qui lui brûla les muqueuses. Penché vers l’avant il hoquetait et pleurait à blanc, humilié et vaincu. Seul les raclements de plus en plus sonores des assaillants qui allaient chercher au profond de leurs gorges leurs derniers mollards verdâtres, sonorisaient la scène. La dernière rafale, la plus épaisse, rougie de sang lui recouvrit le visage d’une toile d’araignée répugnante. Puis ils débloquèrent la grille et s’évanouirent au crépuscule, sans un mot, comme chiens et loups.

Humilié au plus profond, le cœur révulsé, l’estomac retourné, plus courbatu qu’après une bonne raclée, Achille rasa les murs jusqu’à la maison. Ses parents prenaient l’apéro chez les voisins; il se jeta tout habillé sous la douche. L’eau brûlante le décapa plus sûrement que le savon. Puis il se déshabilla sous le jet, frotta ses vêtements au savon vert et les piétina longuement. Quand l’eau redevint claire, il s’assit sur la céramique blanche et pleura sans une larme. Il resta là un long moment, hébété, honteux. Il lui faudra du temps avant de comprendre, petit à petit, à force d’erreurs répétées des années durant, qu’on ne peut longtemps se mentir en toute impunité.

Aujourd’hui encore,

Il ne sait toujours pas,

S’il a vraiment compris …

Ce soir là Achille le vieux craquait une Boulard, une bouteille « Les Murgiers » issus des millésimes 2008/07/06 (2/3 meunier, 1/3 pinot noir) dont l’ambre pâle à peine percée par un cordon de bulles fines tranchait les ombres et se reflétait sur la nuit. C’est ce cordon insécable qui l’avait entraîné au fond de sa mémoire. Là, sur l’écran embué du cristal le film de ses souvenirs s’est déroulé d’un trait. Il a revu la scène en détail et les cailloux blafards comme les calcaires blancs du pays de champagne qui défilaient sous ses pieds dans la clarté de la lune d’alors, tandis que tête baissée, plus gluant qu’une méduse, il courait comme un éperdu vers la maison de son enfance. Étrangement ses larmes sèches d’antan prennent eau ce soir comme s’il fallait bien qu’un vieux jour elles sortent enfin. Le vin lui est entré en bouche comme un repentir silencieux et lui a délié le cœur. Le soulagement qui s’en est ensuivi a grossi comme le centre rond et mûr du vin. La pomme tiède de la légère oxydation lui a mis autant de baume au cœur qu’au palais, les fruits blancs se sont épanouis, enrobés d’une furtive pointe de cannelle, puis la cire, la poire, l’amande et le pamplemousse ont chanté la délivrance. Les noyaux de fruits après que le vin est avalé lui ont laissé l’âme apaisée et la bouche propre …

Rien ne se crée,

Rien ne se perd,

Mais tout s’expie,

Un jour, une nuit,

Quand on ne s’y attend plus…

EÉMOBERTILUÉECONE.

ACHILLE ET LES CINQ CAÏDS…

Rossetti. Vénus Verticordia.

 

Achille vient d’avoir dix ans, juste avant l’été …

Bruno a dégoté les roulements à billes. Cinq ! Va savoir où et comment ! Comme neufs ils brillent de tout leur acier. A la décharge, derrière le quartier, les garçons ont récupéré une caisse de bois vieille mais solide, quelques planches et des cartons d’emballage. Melloul, qui n’en est pas à son premier bolide, dirige les opérations et son poing vole quand ça ne tourne pas à sa façon. Rachid, Aziz et Achille sont nommés tâcherons à l’unanimité moins leurs voix. A eux tous ils forment la bande (et non pas le club, on n’est pas de fifilles …) des « Cinq Caïds », Maroc oblige ! Ne reste plus qu’à assembler les pièces du puzzle. L’angoisse est palpable car l’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit d’épater « la bande du haut », la bande des « riches », de surpasser leur « standing », eux qui se pavanent sur leurs vélos neufs quand les cinq traînent leurs savates, langues pendantes, en les regardant parader.

A donc, l’instant est grave, il en va de l’honneur de la troupe. Pas question de se planter, va falloir assurer. Accroupis autour du puzzle à mettre en forme, les trois garçons lèvent la tête vers Melloul qui sort de sa poche une poignée de longs clous, des grosses vis et des écrous ad hoc. Bruno, un peu à l’écart mais pas trop, comme un chef, fait son cador. Une lourde chaleur torride écrase cet après midi de Juin, ce qui ne suffit pas à expliquer les larges auréoles qui maculent leurs chemisettes. La crainte de l’échec leur tord les boyaux de la tête et leur met au front une suée plus acide que les autres, cette eau âcre, caractéristique, cette eau de stress. Ben oui, on peut stresser à dix ans. Dans un silence, sinon glacial, du moins à peine tiède, Bruno leur tend marteaux et autres outils, genre gros silex et pince anglaise, si usée, qu’elle n’accroche plus puis il s’assied et se met à graisser méticuleusement les roulements à billes. Au premier clou le marteau dérape et fend la planche. Le poing de Melloul fend lui aussi, mais l’air et s’écrase sur l’épaule gauche d’Achille juste là où passent les nerfs, entre le deltoïde antérieur et le médian. Le coup sec et précis le paralyse, mais moins que rage et honte mêlées qui lui mettent les boules dans la gorge. Bruno sans un mot le regarde et lui reprend le marteau. Viré. Terminé ! Alors Achille se lève, saisit Melloul par le col de sa chemise et lui balance un putain de balèze de coup, un de ces taquets monstrueux qui vient du fond des rancœurs accumulées juste avec son petit poing de moineau qu’il imagine énorme. En plein dans le bas ventre, et même un peu plus bas que le bas. Carrément dans les glaouis. Melloul ploie le genou, lâche un gloup douloureux la respiration coupée et reste quelques minutes à grimacer, muet et surprit. Les autres, prudents, ne mouftent pas, regardent à la dérobée et attendent. Achille lui aussi attend, sur ses gardes, les poings serrés, oubliant de respirer. Bruno toujours aussi placide les observe un moment puis rend le marteau à Achille, crevette tremblante qui semble, tant elle est rouge, sortir d’un court-bouillon … Le temps se détend, Melloul sourit. Dès cet instant Achille sera admis et Melloul l’aura discrètement à l’œil à la récré, toujours prêt à lui prêter poing fort. Au cas où …

Le bolide est prêt. Il en jette avec sa caisse vernie de frais au ras du sol, ses gros roulements brillants et sa longue barre en « T » reliée au conducteur par deux lanières de cuir tressé. L’engin est hissé tout en haut de la côte : une longue ligne droite pentue, suivie d’un large virage à gauche puis l’arrivée trente mètres plus loin. Sur le haut du quartier, à la limite de la « frontière », la bande du haut le nez au ras des herbes rares, espionne. Bien sûr ils sont vus et le savent mais l’important c’est surtout de faire « comme si », du genre les cow-boys ne voient pas les sioux. Bruno s’installe, le bois accuse le cul. Le groupe est inquiet, la caisse a du mal à absorber son gros fessier de culbuto et ses graisses périphériques. Si ça passe c’est que la machine est solide se disent-ils à coup de regards furtifs et de silences éloquents. Bruno est poussé par les huit bras de ses copains et part timidement. Mais la pente forte l’avale d’un coup et son poids aidant il dévale comme un bolide. A l’instant de vérité – le virage – la machine dérape à mort, les roulements sont à la rupture mais le gros cul de Bruno fait son boulot et colle la caisse au sol. Ça passe, juste au ras du mur du bas, mais ça passe. Derrière les herbes sèches la bande du haut enrage. En silence. Les autres mouillent leurs culottes et envient le gros cul de Bruno. A la stupeur générale Bruno désigne Achille pour le deuxième round. Ça tourne à toute vitesse sous le crâne du fluet, il serre les fesses et fait un effort terrible pour que ça ne se voit pas. Les autres ricanent en sourdine, persuadés que le moineau va se dégonfler. Et même s’il y va, il va se manger le mur, sûr ! Le périnée au bord de la crampe Achille a du mal à marcher, alors les mains dans les poches il la joue façon cow boy que ses éperons ralentissent. Pierre après grosse pierre, il leste l’engin et se glisse entre entre les rochers. Y’en bien une fois et demi son poids qui le ceinture et lui griffe les cuisses. Grand silence dans la troupe et yeux écarquillés. « Les gros cailloux c’est bien aussi » leur balance Achille en évitant le regard de Bruno. Et c’est parti, l’engin de mort tressaute à fond les burettes sur la piste caillouteuse, Achille se dit que son coccyx va lâcher, que ses dents vont tomber, que ses yeux vont exploser mais il s’agrippe aux lanières de cuir comme un damné aux portes de l’enfer. Simultanément, le long de sa colonne vertébrale, le plaisir le caresse, les poils qu’il n’a pas se dressent et pas que. Cette sensation, nouvelle, intense, cette giclée d’adrénaline qui l’inonde, la vitesse, le mur qui s’approche, sa vue qui tremble, tout ça le fait crier de peur et de plaisir indistinctement mêlés. Oui mais le mur, les pierres sèches empilées qui se rapprochent, l’engin qui vibre ! Achille tire à mort sur la lanière gauche, sa cuisse se crispe, son talon s’enfonce sur la planche, les vis grincent, les roulements à bille dérapent. Alors, sans savoir pourquoi, d’instinct, Achille contre-braque, et ça passe, si près qu’il a le temps de voir la rouille qui tache la pierre et les clous qui dépassent par endroits. Puis l’engin s’en va tout droit vers l’arrivée sur le faux plat goudronné qui mène au ciel, aux étoiles qui voilent sa vue, au paradis des intrépides et des imbéciles, heureux et réunis ! Ce soir il va lui falloir nettoyer son slip discrètement, le plaisir plus le corps qui lâche, c’est bien mais c’est salissant. En attendant l’enfant, « fier mais modeste », se laisse à peine féliciter. Les autres prennent leur tour, Melloul passe avec brio mais les deux derniers renoncent avant le virage. Les cris, les encouragements et les bruits secs et crissants du chariot dévalant la pente ont attiré les mômes alentours qui ouvrent de grands yeux admiratifs et félicitent chaudement les guerriers intrépides. En quelques minutes les Cinq Caïds sont devenus les stars du coin ! Sur le haut de la côte la bande du haut n’en finit pas de les épier et rumine déjà une action d’éclat, histoire de reprendre le contrôle du quartier.

Ce matin c’est jeudi. Pas d’école. Au bord de la décharge sauvage, Achille et les autres jouent à lancer de grosses pierres qui font éclater en mille morceaux les bouteilles vides plantées dans les immondices. Chaque flacon brisé joue une musique différente, mate ou cristalline selon que les fioles sont pulvérisées ou simplement brisées. Sous le soleil levant les éclats de verre descendent en ruisselets étincelants et multicolores vers le bas de la pile puante. Achille préfère les brisures de verre brun qui chantent plus bas que les autres en glissant et diffractent la lumière rose du petit matin en arcs-en ciels rutilants. Au bout d’une heure le tas d’ordures, décoré comme un sapin de noël, brille de tous ses tessons irradiés qui brasillent en rus d’étincelles éblouissantes. Les autres sont partis, rappelés par les piaillements de leurs mères poules, Achille reste seul, assis en tailleur au bas de l’éboulis puant, émerveillé par les rafales de lumière qui chantent sous la baguette du soleil montant. Sur le sommet du crassier un coquelicot à la corolle fragile danse lentement sous la brise tiède, comme un petit cœur émouvant. « Angélique » soupire t-il à voix mourante … C’est l’heure de rentrer à la maison, pense t-il, soudainement inquiet. Une bouteille à ses pieds lui tend son goulot cassé, Achille la jette de toutes ses forces vers le haut du Sinaï, pour se libérer des sanglots retenus qui l’étouffent. Au passage le verre lui fend le pouce en deux dont une moitié pendouille, sanguinolente, à peine retenue par un lambeau de peau. Branle bas de combat ! Accroché au dos de son père, la main recouverte d’un paquet de coton suintant, Achille, le nez au vent à l’arrière du « Lambretta », vole vers la ville. Au retour il tient son pouce gauche recousu, emmailloté comme un nourrisson du jour, bien levé vers le ciel, comme un patricien aux arènes. Le médecin lui a interdit l’école quelques jours ce qui fait monter en flèche son prestige dans la bande. Au retour de l’école il attend les copains, s’enquiert des nouvelles de la cour de récré puis se moque d’eux quand ils lui récitent la litanie des devoirs à faire. Tous l’envient et lui balancent de grandes claques dans le dos. Un soir une des filles du quartier s’est approchée lui avec la mine fripée et le regard lourd de sens des comploteuses de cet âge, pour lui glisser à l’oreille : « Angélique a demandé de tes nouvelles et t’a appelé son petit bleuet blond ». Il a haussé les épaules en ricanant …

Ce soir là, au fond de son lit,

Il lui a longtemps parlé,

Avec des mots secrets,

Qui ne se disent pas.

Achille le vieux dont la tête repose dans sa main droite, yeux clos et mine mâchée, sourit. C’est étrange ce flot d’images qui remonte ainsi du profond de sa vie. Sans doute va t-il mourir bientôt ? Sa main gauche, oui … il regarde ce pouce de dix ans, le tiers du sien, boursouflé qui s’étale en relief sur son doigt d’adulte. Il n’a pas rêvé même s’il a brodé largement sur ses souvenirs, digérés, modifiés, réinventés par la magie du langage, par l’épaisseur filtrante de la vie, l’ordonnancement des mots, les temps stratifiés, la mort à l’affût. N’empêche que cette cuvée « Les Églantiers » 2001, robe rouge sanguinolent, couleur vive, comme épargnée par les années, du Domaine de la Réméjeanne, qui le regarde de son œil de cyclope à mi hauteur du verre …. « Rémé » comme remémore, « Jeanne » comme Angélique, lui a bien rincé la mémoire et nourrit son imagination. La fiction est fille de la réalité revisitée, taillée, élaguée, magnifiée, ce soir … comme à l’habitude quand la transe le prend à la gorge, qu’elle lui fait rendre ! Séance tenante. Dans le verre immobile la robe du vin est d’un beau grenat au cœur noir comme l’enfer, intacte. Dans la lumière, le vin qui tourne au rythme de son poignet a les reflets changeants des flacons pulvérisés de l’enfance, la lumière diffractée par l’épaisseur du vin envoie alentours des flammèches impressionnistes, comme un feu d’artifice liquide. C’est ce manège enchanté qui l’a replongé dans son passé. Les arômes poivrés du vin associés aux senteurs de garrigue ensoleillée se marient aux fruits rouges mûrs, aux prunes éclatées, à la réglisse en bâton. En bouche le vin puissant, très, (trop ?) mûr, lui remplit la bouche de sa matière poivrée et lui laisse longuement au palais l’empreinte de ses tannins fondus et réglissés.

Comme le vin dans la gorge,

Le petit bleuet blond a disparu,

Dans les trappes profondes,

Du passé d’Achille …

EHOMOSATINNACONE.