Littinéraires viniques » Beethoven

ACHILLE DANS LE MIEL DES CHEVEUX DE SOPHIE …

F.H VARLEY. Véra.F.H Varley. Véra.

 

Sophie a gardé la chambre une semaine …

Achille l’avait presque oubliée quand elle apparut un matin gris au petit déjeuner. La salle était silencieuse, seul le craquètement du pain beurré qui cédait sous les dents et divers bruits de succion perçaient la ouate qui embrumait les esprits. Achille aimait ces moments. Souvent il relevait la tête pour contempler les échines ployées et les visages grimaçants de la meute au festin. Le ramassis de désaxés avait à la nourriture un rapport boulimique, comme si leur survie en dépendait ou plutôt comme si la bouffe allait combler leurs vides ou juguler leurs terreurs. Tous fixaient le plat rempli de plaquettes de beurre, se servaient par poignées entières qu’ils disposaient soigneusement en piles ou en rangs parfaits bien alignés comme des dominos mous. Mine de rien ils se surveillaient, c’était à qui allait en chiper le plus de peur d’en manquer. C’était à celui qui d’un geste, brusque comme un coup de patte griffue, s’approprierait les derniers carrés de graisse à demi fondue. Presque tous, en cachette, enfouissaient dans leurs poches tartines et beurre pour s’en repaître encore dans leurs bauges à l’abri des regards envieux. Achille les reconnaissait aux poches grasses de leurs robes de chambre difformes qui pendaient sur leurs épaules grêles et peinaient à recouvrir leurs ventres distendus.

Or donc ce matin là le festin battait son plein …

Sophie s’est assise sans un bruit, sans un regard. Un instant la scène s’est figée, sa présence rompait la bancale harmonie de la horde, certains ont léché machinalement leurs lèvres grasses, d’autres ont roulé des yeux hagards, d’autres encore se sont empiffrés de plus belle, accélérant le rythme, coudes écarts pour protéger leurs écuelles. Elle n’a touché à rien, ses yeux bleu-verts ont fait le tour de la table, terriblement absents, passant au travers des visages, fixés sur l’infini. Puis elle a croisé les bras sur sa poitrine ronde qui pointait au travers de son peignoir de tissu fin. Achille la contemplait tranquillement, franchement, avec aux lèvres l’ébauche d’un sourire rassurant. Sophie se savait observée mais restait impassible, son souffle lent soulevait régulièrement ses seins qu’Achille augurait splendides, suspendus, au port hautain, imaginant le lacis de veines bleues fragiles sous la peau délicate, une merveille d’équilibre qui défiait la pesanteur. Il pensa à Newton, à sa pomme stupide et sourit. Elle avait peut-être vingt cinq ans, guère plus. Sa tignasse en broussaille, mi longue et drue, d’un blond vénitien aux reflets dorés, fauves ou paille selon l’éclairage, n’avait rien d’apprêtée et lui donnait un air doux et rude à la fois. Achille savait bien qu’elle sentait son regard posé sur elle, à la détailler, à chercher à la deviner, à passer derrière le miroir mais elle ne bronchait pas ; seul un léger tressaillement, à la commissure de ses lèvres charnues, la trahissait un peu. Les derniers gloutons, repus jusqu’à la glotte, se levaient et quittaient la table. Jusqu’à ce que Sophie et lui se retrouvent seuls, silencieux, à ne pas savoir qui céderait le premier. Elle avait un long cou qui lui donnait de la race, des sourcils fins et arqués de la couleur de sa chevelure, un nez florentin, des pommettes hautes sous lesquelles se creusaient deux petites fossettes et surtout des lèvres étonnamment carmines pour une blonde, pleines, ourlées, humides, satinées qui contrastaient avec son front haut et la pureté fragile de son visage ovale. Brusquement elle tourna la tête et le fixa sans ciller. Achille fut surpris de ce geste qu’il prit comme une offrande ; elle se donnait, plus nue que nue, sans aucun de ces signes de séduction subtile que les femmes affichent le plus souvent mine de rien. Ses yeux bleu-verts immenses lui dirent en silence que leurs eaux rugissantes ne demandaient qu’à se déverser mais qu’elles ne le pouvaient pas. Elle avait la souffrance au bord des paupières, un regard de noyé au ras de la surface qui n’arrivait pas à remonter. Ses joues se creusèrent, ses lèvres s’entrouvrirent mais elle ne put parler, ses longs cils soyeux clignèrent une fois quand les larmes faillirent rouler le long de sa joue de pêche sucrée mais elle les ravala en se raclant la gorge, se leva, et partit en frôlant Achille de sa hanche. Le parfum des fleurs de sa peau claire l’entoura un instant. Ce fut comme un sortilège qui l’enchanta.

Étourdi, Achille ferma les yeux.

Les jours qui suivirent Sophie ne parut pas. Elle déjeunait et dînait à part avec les infirmières et faisait le court trajet qui séparait le pavillon du réfectoire escortée par un bataillon de matrones bavardes, à côté d’Olivier en conversation avec les démons. Achille la croisait ou l’observait de loin. Jamais elle ne tourna la tête mais la façon dont elle secouait sa crinière en se penchant en arrière sentait la provocation moqueuse. Et Achille aimait ça. Au bout de son geste elle ne bougeait plus et laissait pendre ses cheveux. Alors en réponse il lançait en pensée ses mains au travers de la pièce, pour les enfouir avec délice dans le buisson odorant qu’il croyait voir frissonner. Un soir que le tarot battait son plein et que le temps était aux engueulades feintes, Sophie apparut, s’assit sans un mot, posa les mains sur la table et dit d’une voix veloutée «Je joue». Georges, Michel, Olive et Achille se regardèrent en silence puis Olive rétorqua «Bonsoir, t’es qui toi ?». Sophie fronça les narines, ses yeux virèrent au cobalt, sa réponse fut cinglante, «Une dingue comme toi ! Balance les cartes». Alors Georges calma le jeu en répondant «On la met dans quelle équipe ?», ce qui fit rire les autres, Sophie esquissa l’ombre d’un rictus. Quand elle surprit le regard d’Achille sur ses mains elle replia les doigts. La soirée passa en silence, les cartes volaient, Sophie ramassait les points à la pelle. Achille ne jouait pas, jetait ses cartes au hasard, fasciné qu’il était par les fines mains agiles, aux attaches fines, aux longs doigts déliés, aux gestes vifs, gracieux et précis. Si rapides qu’il les voyait à peine. Elle était assise à côté de lui et son corps dont il sentait la tiédeur l’enveloppait dans son jasmin subtil. Était-ce son odeur qui distillait ainsi ou le parfum qu’elle portait ? La question accapara Achille toute la partie sans qu’il puisse trancher. Les gallinacées en uniformes eurent du mal à envoyer tout le monde au lit ce soir là. En se levant, Sophie, du bout des doigts, tapa sur l’épaule d’Achille sans un regard ni un mot. Le lendemain au petit déjeuner elle lui serra furtivement le triceps gauche au passage et s’assit à sa droite. Aussitôt son odeur l’entoura, il lui demanda «Mais c’est quoi ton parfum» ? «Ma crasse mal lavée» répondit-elle sans tourner la tête. Ce qui le fit rire un peu jaune … Le mélange de fleurs fraîches et de couette chaude lui monta aux sinus. Il eut envie de plonger le nez dans son cou. Pour la première fois il mit un peu de beurre sur son pain. Et s’en gava. Ce matin là il courut plus encore, Octave l’accompagna sur la ligne droite puis apparut de loin en loin au détour des sentiers jusqu’au débouché du pavillon. A galoper comme un malade il avait muselé l’araignée, évacué un bon paquet de toxines et autres saloperies. Sous la douche, ce cadeau d’après la course, il se sentait l’esprit plus clair qu’à l’habitude, lucide mais perméable et l’araignée en profita pour tisser à nouveau la toile qu’il dissolvait chaque matin. «Pénélope, mais lâche moi !», pensa t-il en riant tristement.

Accoudé à une table de la salle commune Achille écoutait René pleurnicher son papier quotidien. «Une ramette s’il te plaît !». René n’avait pas d’âge, c’était un de ces êtres dont on se demande s’ils ont un jour été jeunes. Visage bouffi – médocs et gourmandise – corps tout rond comme un culbuto mou. Cheveux de neige et tonsure parfaite, il avait un physique de moine, une tronche écarlate de pub à fromage. Jours et nuits il écrivait de longues missives argumentées à propos de riens qu’il jugeait essentiels, une bonne ramette de papier par semaine en moyenne. Tous les matins il glissait ses lourdes enveloppes non timbrées dans la boite aux lettres à l’entrée du pavillon. Et se mettait à la recherche de papier. Achille le dépannait régulièrement. René lui expliquait ses doléances multiples, lui montrait ses courriers en préparation – adressés à toutes les autorités de la République, du plus illustre au dernier des sous chefs de bureau – , une seule phrase par missive. De petits bijoux, ingénieux, ciselés des jours durant qui couraient de la première à la dernière page sans respirer. René et sa littérature administrative en apnée lui collaient aux basques tous les matins jusqu’à ce qu’il cède. Quand René lui avait arraché une nouvelle ramette il lui faisait promettre de garder le secret. Ce matin là, à voix basse au fond d’un couloir, Achille cracha-jura plus vite qu’à l’habitude quand il vit Sophie apparaître dans la salle commune.

Et s’asseoir l’œil aux aguets.

Achille s’approcha en souriant et s’attabla à côté d’elle. Elle tenait un CD du bout des doigts, qu’elle lui tendit. Le spectacle douloureux de ses jolies mains aux ongles rongés jusqu’au sang le surprit mais ne l’étonna pas. Puis elle se leva et repartit sans un mot. Achille regarda s’éloigner à pas légers ce dos souple et ces fesses rondes que peinait à masquer un pantalon noir informe. Dans sa chambre ce soir il écoutera «Madar» d’Anouar Brahem avec Jan Garbarek et cette musique deviendra «la musique de Sophie» qui ne le quittera plus. Les jours suivants ils se reniflèrent comme des chiots perdus, Sophie lui prêta «Madredeus» contre «La Passion selon Saint Jean». «Mozart l’Égyptien» l’enchanta, il lui fit découvrir «Le clavier bien tempéré» par Gould. Un matin elle lui sourit et s’attarda sans un mot. Son regard d’aigue-marine tremblait et brillait, elle le regardait intensément droit au profond. Ses fossettes se creusèrent tendrement quand elle lui sourit. Le soleil sur ses lèvres mordues croisa la pluie que ses yeux retenaient à peine ; un arc-en-ciel furtif traversa ses cheveux. Achille posa la main sur son bras chaud qu’elle retira. A cet instant il aurait voulu partager la musique avec elle à l’abri de sa chambre, lui caresser le dos loin de l’agitation ambiante mais c’était bien sûr impossible et strictement interdit.

La nuit les gardes bleues veillaient …

Achille le désaccordé, sentant l’émotion le gagner, a décroché d’un coup de ses pensées. «Ça suffit pour cette nuit» se dit-il ; il n’en peut plus de ces visages qui remontent du puits, ces chairs intactes épargnées par le temps, ces reliefs disparus plus nets que son présent, ces vagues lourdes qui enflent dans son ventre et reviennent lui brouiller les yeux. Ces ténèbres ajoutent à ses nuits de charbon leurs angoisses passées et leurs regrets aussi. Le vin va l’apaiser, l’aider à reprendre pied. Alors, de la pointe de son œil éperdu, il s’accroche au verre élégant à demi rempli de bronze vert et d’or liquide qui scintille sous le rai coruscant de sa lampe de bureau. Ce Quarts de Chaume 2006 du Château de l’Écharderie va lui apporter la force qui lui fait défaut, là, maintenant. Le jus a graissé le cristal et dégage une impression de puissance rassurante. Sous son appendice en prière la palette aromatique complexe peine à se dévoiler. Les fragrances sont fondues, le coing, le miel, la pêche, l’abricot, la poire tapée se sont intimement embrassés et mêlés à la cannelle, au poivre blanc, à la menthe et aux épices douces. Le jus surprend Achille par sa fraîcheur, elle se manifeste d’emblée et tempère l’extrême richesse de la matière opulente qui lui envahit la bouche. Exubérance de fruits noyés dans un gras mesuré ; coing, abricot, pêche très mûre, sucre candi. Et toujours cette fraîcheur qui donne au vin toute sa grâce. La persistance rare de cet élixir de schistes bruns et de grès surprend Achille qui s’enroule au vin de peur qu’il ne le quitte. Sous la fraîcheur miellée du vin disparu sa bouche défaille. Presque. Les épices l’assaillent longuement puis au bout du bout les pierres subsistent. Encore.

Dans les cheveux de Sophie

Le miel ruisselle,

Les fruits aussi

Des jardins disparus.

De sa bouche charnue

Coulent les fruits des mots,

Rudes et tendres à la fois.

Et la fraîcheur revient

A nouveau.

EDÉMOLATIBRÉECONE.

ACHILLE SUR LES AILES GRIFFÉES …

Griffon de plumes et de poils…

 

La nuit du 4 au 5 Juillet 1962 fut interminable …

Les bruits les plus alarmants, comme une peste insidieuse, avaient contaminé la ville, affolé la population. L’indépendance de l’Algérie qui voyait entrer les vainqueurs allait déclencher viols et meurtres. Partout. L’entrée se fit de nuit, à bord de véhicules neufs; les combattants tirés quatre épingles, dont on dira qu’elles avaient été fournies, toutes brillantes par l’Armée Française, défilèrent en rangs désordonnés. Vrai, faux, on ne le sut jamais. Quoi qu’il en ait pu être, ça défila dans la ville toute la nuit sous les exclamations, les hurlements de la population et les « youyou » des femmes en joie. Achille était littéralement incrusté au fond de son lit sous d’épaisses couvertures malgré la chaleur étouffante. De grosses gouttes de sueur avaient détrempé ses draps; dans l’atmosphère épaisse il entendait son père qui tournait en rond dans le vestibule. En presque fin de nuit, au plus fort de l’excitation populaire quand le braillement des voix cassées par l’excès redoublait d’intensité tandis que les aiguës des femmes touchaient à l’hystérie, il se leva à demi asphyxié pour respirer un peu. A petits pas collants et prudents, cheminant, il vit par la porte entrouverte une tâche blanche qu’illuminait la pleine lune. Alors il osa se rapprocher encore pour regarder et vit son père en maillot de corps qui faisait les cent pas devant la porte, revolver en main. Cette vision blême l’inquiéta plus encore. Comme une couleuvre il se glissa entre les draps conglutinants, grelottant et claquant des dents, tête en feu, corps de glace bleue et pieds bouillants. A cet instant il sut qu’il ne reverrait plus jamais Med.

Le lendemain dans l’avion qui le berce il revit cette nuit de peur, de graisse chaude et visqueuse. Il n’ose pas s’appuyer sur l’épaule de son père qui somnole à moitié. Trop grand, trop fier pour accepter le moindre contact, Achille ressent ce 6 Juillet tandis que l’oiseau gris fend le ciel d’azur, la pire des terreurs, l’horrible, la rétrospective, la survitaminée, celle dont l’imagination folle enrichit la réalité vécue des abominations évitées. Une fatigue de plomb en fusion le plonge dans un semi comas douloureux, il ne dort pas, le sait, mais ne peut se libérer de la glu brûlante qui lui congèle les tripes. Dans son rêve éveillé les cadavres s’amoncèlent devant la porte de la maison défoncée, elle pend de travers, dégondée comme une aile cassée. Son père, les yeux injectés de sang noir, défouraille à tout va, dix balles à la seconde. En tête de la foule braillante qui n’en finit pas de mourir Med exhorte les troupes, son regard haineux le fixe, ses lèvres écumeuses bavent des incantations folles, sa peau verte se craquelle, ses bras se desquament et ses dents, comme celles d’un requin renard émergeant des abysses, débordent par paquets hérissés de ses lèvres sanguinolentes. Il brandit à pleine main au dessus de sa tête celle de Marco, livide, exsangue; des asticots grouillants lui rongent déjà les chairs, un corbeau hiératique lui crève les yeux mécaniquement, à coups de bec chuintants.

L’avion a fini par assolir,

Les cauchemars sanglants ont disparu.

Puis le train, voyage interminable. Paris dans le métro odorant; à nouveau les angles ferrés des valises qui écorchent les chevilles, les têtes baissées des fantômes croisés, le silence bruissant de la ville, la promiscuité. Le train encore une fois, tortillard qui se traîne entre les platitudes vertes des champs, les terres noires collantes gorgées d’eau, le chant sourd des roues sur les rails en transe, le sommeil blanc qui ronge les yeux ensablés d’Achille … les arrêts fréquents, le froid humide qui serre les os par les portières ouvertes, le bruit assourdissant des conversations à voix basse. Enfin la ville, l’accueil sous un ciel sans relief, quelques jours à l’hôtel. Les livres dévorés, conscience en berne. Fatigue intense. Désœuvrement et désespoir latent.

On lui avait dit que tout là-haut dans le nord, au ras de la Belgique, ce pays de gaufres au chocolat, c’était le pôle nord, qu’il n’y avait plus d’arbres, qu’au milieu de ce désert gelé et des neiges durcies par le vent glacial ne survivaient que des inuits, que le soleil y avait été banni depuis le commencement des temps. Dire qu’Achille balisait à la pensée d’y vivre serait un euphémisme. Certes au sortir du train le ciel ombrageux charriait de lourds nuages de mercure fondu qui lâchaient des averses courtes mais drues. Pourtant l’architecture cubique de cette ville marquée par le syndrome du blockhaus, rasée pendant la dernière « grande » guerre, le rassura. Il pouvait voir le ciel. Sur la place centrale sur son piédestal le Corsaire du roi Louis XIV, levait haut le sabre et semblait indestructible. Il l’était d’ailleurs, lui seul avait échappé aux bombardements massifs de 1940 en montrant du bout de son sabre le chemin vers l’Angleterre. Achille, sans trop savoir pourquoi, fut rassuré par le bronze épais vert de grisé par le temps.

Très vite il emménagea dans une cité naissante. D’interminables rangées de grands parallélépipèdes de béton brut percés de fenêtre identiques, posés au milieu de l’argile grasse des champs, ne cessaient de s’aligner, sinistres. Comme des cages à lapin empilées. Il fallait même passer sur une planche étroite de bois de chantier, glissante et peu stable, pour accéder aux bâtiments ; les entrées n’étaient même pas fermées. Entre les immeubles numérotés des jardins de terre lourde, sans arbres et sans âmes, bâclés à la hâte piqués d’arbustes grêles prêts à crever … L’hiver 61-62 fut long, terrible, la glace ne quittait pas les routes, le port fut entièrement gelé et la banquise mangea la mer sur plus de trois cent mètres. Mais point de pingouins !

Dans la nuit noire, Achille, solitaire et silencieux au milieu des autres, attendait tous les matins dans un abri bus de fortune le bus tressautant qui le conduisait au lycée. Recroquevillé comme un corps sans membres sur un siège de plastique glacé il n’arrivait pas à se réchauffer; autour de lui les lycéens insouciants riaient. Jamais plus qu’en ces moments là il ne connut sensation aussi mortifère, comme s’il contemplait un monde inconnu qui ne le voyait pas. Dans ce bus brinquebalant qui l’emportait tous les jours, dans cette obscurité froide peuplée de jeunes âmes en joie apparente, Achille face à ces masques de chair qui faisaient mine d’être complices comprit que la vie n’était que solitudes faussement agrégées. Dans les moments les plus intimes, dans les joies comme dans les rires les plus complices il serait toujours terriblement seul, la frontière de peau fragile qui le séparait des autres resterait à jamais infranchissable.

Au blanc de cet hiver sidérant lui restait la chasse. Armé de sa carabine à plomb il traquait la grive sur la neige dure, grattait la croûte épaisse, semait quelques miettes de pain, attendait lâchement à faible distance derrière une congère figée, puis tirait les oiseaux maigrelets et affamés. A chaque oiseau tué, les ombres remontaient lentement; les oiselets innocents payaient le prix de sa solitude désemparée. Les vexations endurées et le sentiment confus de sa vie d’éternel itinérant déclenchaient, venus de fond de son inconscient, d’irrépressibles élans de sauvagerie. Découvrant les joies délétères de sa nature primaire il en vint à se faire peur. Les scènes de violence aveugle, de cruauté des hommes en ces temps de folies meurtrières qu’il avait traversés et subis, avaient ouvert en lui des espaces inconnus. Comme si le massacre des oiseaux innocents réactivait en accéléré ce qui l’avait durement ébranlé. Ces premières nuits septentrionales étaient peuplées de cauchemars rouges, d’odeurs métalliques, d’images de viandes crues lacérées, de visions de tripes dégoulinantes. Rien ni personne ne pouvait l’aider, muet comme un animal qu’on égorge il n’en parlait jamais. A qui d’ailleurs aurait-il pu se confier ? Cela dura quelques mois avant qu’il ne s’ébroue.

De la fenêtre de sa chambre il voyait et même guettait une petite bouclée timide qui attendait tous les matins le bus avec lui. Sans un mot jamais elle fuyait les regards et ne répondait pas aux apostrophes grossières des lycéens. Sa chambre était juste en face de la sienne, à moins de cinquante mètres; il passait des heures à l’attendre, espérant. Elle finit par remarquer son manège et s’en vint plus souvent à sa fenêtre, immobile, lui donner à la voir. Le matin elle ne levait toujours pas les yeux. Parfois entre ses boucles rousses pâles il croyait voir se dessiner un demi sourire, furtif comme un battement de paupière. Le temps passant l’hiver se désagrégeait à mesure que son cœur fondait. Elle venait de plus en plus souvent dialoguer en silence, légère vêtue et bougeait parfois la tête. Ses cheveux drus l’auréolaient. Il aimait ça. Parfois les larmes lui venaient aux yeux. Sans qu’il le sache, Annie le soignait de ses dévastations intérieures. C’était comme un beurre doux qui adoucissaient ses plaies quand il l’apercevait dans son petit corsage rose à fines bretelles. Il dessinait sur sa peau pâle les tâches de rousseur qu’elle ne lui montrait pas, s’étonnait de la gracilité de ses attaches, s’extasiait devant ses menus seins pointus aréolés de rose tendre. L’imagination d’Achille se riait des barrières de tissu ! Des heures durant il voyageait sur la nuit laiteuse de sa peau, naviguant entre les galaxies d’étoiles rousses qui la piquetaient. Un matin clair de la fin du printemps 62 il lui dit sous l’abri bus, la bouche au ras de ses boucles de feu doux : « J’aime planer la nuit sur ta peau de lait entre les constellations de tes grains d’automne … ». La tête d’Annie ploya plus encore qu’à l’habitude, mais entre ses mèches torsadées il eut le temps de voler à l’angle rond de son cou la flamme d’une émotion mal maîtrisée. Elle ne se retourna pourtant pas. Le soir de ce jour audacieux, alors qu’il se reprochait derrière sa fenêtre ces mots qui lui avaient échappé, elle apparut à la fenêtre d’en face, comme une fée. Achille se figea de peur de la voir disparaître. Un moment long comme une plainte muette s’écoula, avant que d’un geste lentissime, elle laisse glisser l’un après l’autre les fins cordons de sa blouse légère. Nue jusqu’à la taille elle ne bougea plus. Trop loin pour la détailler vraiment, Achille, par les yeux de l’amour, caressa d’un cil très doux les petites pommes pâles de ses seins. Les fantômes de ses doigts franchirent l’espace et se promenèrent sur la ligne pure de ses épaules, glissèrent sur ses clavicules de moinelle et s’enroulèrent autour de ses mamelons de soie. L’extase s’éternisa. Une interminable minute au moins. Puis, levant les bras, les seins tremblants, émus et palpitants, elle tira les rideaux sur le soleil levant de sa beauté tandis qu’à l’horizon de béton des blocs le soleil rouge de plaisir disparaissait. La nuit passa, Achille yeux grands ouverts et reins en feu fit un voyage odorant sur les ailes bruissantes d’un grand Griffon blanc. Haut, très haut sous le ciel de suie du cosmos grand ouvert il planait dans le silence éternel de l’espace qui ne l’effrayait pas. Accroché au cou pelucheux de l’hippogriffe il regardait sous lui, se régalant du doux dos d’albe luminescent de son amour diapré de minuscules points de rouille duvetés. Comme un Pollock délicat. Le long de cette sorgue qui n’en finissait plus il connut l’extase de l’âme plus que des sens et pleura les larmes douces du bonheur entraperçu …

Dans la boule de cristal grenat moirée de rose, Achille le sénescent est tombé sur l’églantine à peine éclose de cette émotion ancienne qu’il croyait avoir oubliée. Par extraordinaire la nuit est pleinement silencieuse, le cristal s’est fait Graal qui lui a donné l’ubiquité. Et le voici qui nage dans l’eau pure de ce Santenay « Les Charmes » 2008 du Domaine Olivier. Un vin de vénusté qui enchante ses narines quand il se penche. Brassées de fruits sous la rosée du matin au creux d’équilibre de la nuit quand l’éclat de sa lampe de bureau illumine le vin. Framboises, fraises, cerises mûres, ronces, cuir, en corbeille d’épices douces l’envoûtent de leurs notes légères et font la ronde dans son esprit las. Lentement elles l’éveillent au plaisir à venir. Comme « L’Empereur » de Beethoven qu’il écoutait à fond entre deux déhanchements de Presley, jadis. Se pourrait-il qu’en bouche le vin lui donne un baiser ? La lueur dorée de la lampe a transmuté la rose baccarat en rubis rutilant, au moment même où le jus roule dans sa bouche offerte à l’embrassade timide qu’il n’a pas connue. Le toucher crayeux qui lui dilate les papilles l’émeut quand le vin s’enroule en fraîcheur épicée autour de sa langue, enfle et déverse l’acidité mûre de ses fruits turgescents. Puis l’étreinte s’allonge en salive et jus entrelacés qui lui embrasent la bouche. C’est un moment d’union totale et parfaite. Mais un peu de l’amertume des regrets s’y mêle, comme si l’été finissant n’avait pu prendre le temps de placer au cœur des baies toute la tendresse qu’il sentait alors monter pour Annie en véraison … Bouche close comme son passé perdu Achille savoure longuement les tannins de fruits crayeux qui lui tapissent le palais.

Sous les strates empilées

De terre rousse

Et de calcaire blanc,

Annie à jamais dissoute

Dans les plis de l’oubli,

Sourit …

ENOSMOTALTIGIQUECONE.

ACHILLE, JULIEN ET CHRÉTIEN EN BULLES …

Moïse Kisling. Jeune femme rousse.

 

En un soir Roger l’avait adopté …

Achille n’était pas son fils de chair, ni de devoir, non, il l’avait simplement choisi parce qu’il sentait en lui la même intelligence, la même passion pour les subtilités du vin. Roger s’employa à l’éduquer, ou plutôt à l’initier, à le guider au raffinement dans le vaste monde des multiples relations possibles au jus des vignes. À son contact, à son écoute, Achille l’éponge accrut sa sensibilité naturelle. Très vite il perçut l’infinie palette des sensations cachées dans les obscures callipyges de verre glabre, la triple sensualité qui naissait de l’observation, de l’olfaction et de la rencontre gustative. Il connut bien des émois. Mieux, il accéda au recueillement, au lâcher prise, à l’humilité, à l’innocence préservée. L’équilibre, la grâce, l’élégance, l’harmonie, la franchise, la « race », en un mot les vertus que le vin lui révéla peu à peu, développèrent en parallèle les siennes. Il accéda pas à pas au sacré et au profane, intimement mêlés au profond des caves et des linceuls de verre, au mouvement de la vie en perpétuelle transformation. Guidé en douceur par le vieil humaniste dans les arcanes des appellations, des régions, des climats, des cépages, des sols, des millésimes ainsi que dans la fréquentation de quelques discrets alchimistes faiseurs de grands nectars. Sans même qu’il s’en aperçût, l’étude des vastes étendues viniques fut son École de Sagesse. La vie est ainsi étrangement faite, que l’on croise parfois le chemin d’un de ces lumineux passeurs de flambeaux.

Deo Gratias à Bacchus et à Dionysos aussi …

À vrai dire Achille glandouillait. Il travaillait dans un Lycée Technique, faisait le pion d’externat quatre jours par semaines et passait une nuit déliquescente sur deux à plonger dans la bamboche comme un con ordinaire. Ces nuits blêmes, à boire force bières, à traîner en des lieux, improbables au mieux, et le plus souvent bars crapoteux et glauques, dans la lumière noire qui fait regard de lapin sous acide, en compagnie de filles, fadasses, tristes, bavardes ou vulgaires, aux sueurs aigres et aux parfums agressifs, ne le satisfaisaient pas. Quelque chose ne tournait pas rond au fond de lui, il avait le sentiment vague et nauséeux de ne pas être au mieux, voire de gâcher un peu sa vie mais c’était un sentiment vraiment trouble, fuyant, dont il n’arrivait pas à prendre vraiment conscience. Plus tard, le mot « fête » au sens de « bringue » évoquerait définitivement pour lui, une maladie de l’âme, un risque grave de perte de l’estime de soi. Quelque chose de veule, de dissolvant, de dégradant …

Un jour par semaine il montait à la métropole régionale des frites prendre son lot de connaissances universitaires. Après les cours il retrouvait Hector. A deux, immergés dans les miasmes acides, ils développaient à la lumière rouge du labo leurs rouleaux d’images pas très pieuses. Achille aimait ces formes indistinctes qui émergeaient des bacs de révélateur. Les noirs, les gris et les blancs qui montaient lentement en se fondant du fond des eaux chimiques comme des sourires tremblants, le fascinaient. Les fantômes pâles qui prenaient lentement figures humaines, souriaient, grimaçaient, ces instantanés volés à la vie, ces émotions en mouvement le laissaient à chaque fois émerveillé tandis qu’une chaleur étrange et douce irradiait sa poitrine. Il lui semblait pouvoir, sans le figer, contrôler et arrêter le temps. Les souvenirs de papier qu’il empilait soigneusement dans des boites de carton compensaient la fragilité de sa mémoire trop pleine …

Un soir de Juin, qu’il agonisait à l’idée des examens du lendemain, Hector, histoire de le détendre, le traîna dans une ville proche – qui valait en ce temps-là à peine un clair de lune -, sous les lustres de faux cristal ruisselant d’un casino. A la roulette ils jouèrent, les yeux fermés à la raison, leur maigre pécule. Hermès et Dionysos, séduits par leur naïveté, asservirent le croupier fatigué qui se mit à payer. En quelques heures, ils raflèrent une belle somme qu’ils engloutirent dans un repas fastueux au restaurant étoilé attenant à l’établissement. Ils se goinfrèrent, sympathisèrent rapidement avec la jeune sommelière blonde aux jolis seins bondissants, qui remplissait leurs verres en se penchant vers eux plus que nécessaire et éclusèrent sans y prêter attention, comme des footballeurs dorés sur tranche, plusieurs bouteilles de champagne, s’empiffrant de caviar et de homard grillé. Ivres, les deux joyeux pachas d’un soir retrouvèrent la jeune femme au bar et l’associèrent à leur beuverie. Puis dans le plus proche hôtel, ils se blottirent à trois, à demi inconscients et s’endormirent comme frères et sœur. Pas même dégrisé, au petit matin, Achille s’éveilla en sursaut, à demi encastré dans la blonde roucoulante qui gémissait en roulant des hanches. Le souvenir de l’examen lui glaça la peau et calma subito ses ardeurs.

Les portes de l’amphi se fermaient quand il déboucha, glissant sur le parquet ciré, échevelé, le pantalon froissé et la chemise flottante. Il s’effondra sur son banc comme une méduse verte et molle sur le sable chaud d’une plage bondée. La tête lui tournait encore, son haleine nidoreuse et ses dents poisseuses l’incommodaient, mais moins que les odeurs de viande marinée qui suintaient de ses aisselles pour remonter jusqu’à son nez froncé. Les coutures du 501 lui agaçaient l’aine et lui meurtrissaient les fesses. Dans la précipitation il n’avait pas retrouvé son slip et avait chaussé le jean moulant de la fille. Il se mit à rire bruyamment. L’idée d’avoir embroché la blonde pulpeuse puis, dans la foulée son pantalon, lui dégagea l’esprit des vapeurs de la nuit. Sa voisine de gauche, brune genre métisse caramel au lait, lui lança un regard plus noir qu’au naturel qu’elle avait noisette. Ample, sa tunique fleurie flottait sur des seins rondelets, fermes et tendus, dont les pointes piquaient le tissu léger. Mais plus encore, son large vêtement, bas sous l’aisselle humide, laissait deviner l’ébauche émouvante de son sein gauche. Ses cheveux bouclés et épais remontaient en chignon grossier sur sa tête. Dans son cou à la ligne pure quelques cheveux frisottaient. Le désir-mort né du matin revint, brutal, presque douloureux. Achille déboutonna le jean trop petit qui l’étouffait et lui écrasait le gland. Celui-ci s’ébroua jusqu’au ras de la ceinture. Achille croisa les jambes.

Du coin de l’œil la brunette lui sourit …

Chrétien de Troyes acheva de le dégriser. Il lui fallut traduire la pure langue du douzième siècle, en strophes d’octosyllabiques denses et serrées, tirées du « Lancelot ou le Chevalier de la charrette ». Quelques questions pointues sur la langue et ses transformations au cours des temps, puis une dissertation à partir de trois strophes, obscures de prime abord. Achille se plongea dans les méandres du texte, porté par les bulles de champagne qui pétillaient encore à la surface surchauffée de son cortex. Il se coula dans la beauté des mots comme un chat dans son panier. Sa plume courait en crissant sur le papier ; il plongeait dans le cœur de Lancelot, ce Chevalier si parfaitement aimant et partageait avec délice ses tourments. En quatre heures, il noircit à l’encre violette un bon paquet de copies. Le vin de Champagne, vif et ardent qui coulait encore dans ses veines, mêlé au sang rouge de sa jeunesse, fut sa muse amoureuse à nulle autre pareille. L’après midi, l’épreuve de littérature moderne l’enchanta et les atermoiements de Julien Sorel à la prodigieuse mémoire finirent de brûler les derniers cordons de bulles et les nappes brumeuses de la nuit. Achille se surprit lui-même à la relecture de son devoir, qu’il trouva, en toute immodestie, vachement bien torché. A la sortie de la salle, il sentait encore, plus brûlant qu’une braise incandescente, le baiser de Mathilde de la Mole sur son front glacé. Autant l’ambition cupide de Julien lui déplaisait, autant le bel amour pur de Mathilde qui l’inspirerait sa vie durant, lui mettait le rose aux joues et le cœur en fleur.

Cette année là, Achille fut reçu à ses examens avec la plus haute des mentions. Il fêta sa réussite avec Roger qui l’invita dans un grand restaurant aux lumières intimidantes, et à l’assiette délicieusement simple et complexe à la fois ..

Ce soir là, il but son premier grand vin blanc de Bourgogne,

Un Montrachet 1947 somptueux,

Qu’il mit deux heures

A boire,

Subjugué,

A petites lampées

Précieuses

Et gourmandes,

Mêlées

De larmes de joie.

Roger, l’œil noir et brillant, légèrement humide, le regarda tout le soir s’extasier comme un enfant à la foire, un enfant enchanté qui vient de haute lutte et pour la première fois d’arracher d’un geste vif le pompon du manège !

 

EPASMOSITICOCONNE.

CES JOURS SI BEAUX À BEAUSÉJOUR …

Les rêves du Grand Sachem…

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Septembre, l’arrivée des Indiens et de l’été éponyme …

Hé oui, pour la plupart, frères et sœurs, beaux et belles du même métal, sont à pied d’œuvre, déjà. Ami(e)s aussi qui, ont posé leurs wigwams à roulettes et auvents dans la cour et alentours … Derrière les sourires affichés du Grand Sachem et de sa Pocahontas, « Sean White Beard » et « Squirrel the Little », sourd l’inquiétude qui précède la saison de la grande cueillette des baies juteuses.

Toute une année à chérir la lambrusque, à la tailler, la protéger, l’écouter, la chérir, pour qu’elle donne à l’automne, enfin, le meilleur de ses grains rouges, gonflés des eaux d’hiver et du soleil en sucre de l’été finissant, à lui caresser les feuilles, à parler à l’oreille des bourgeons, à sentir sa fleur odorante et subtile exhaler ses parfums aux beaux jours de juin, dans les entre-rangs, sans cesse arpentés à petits pas précautionneux, mains douces et sécateur judicieux. Toutes ces soirées aux ciels roses, au vents coulis, à murmurer des mots d’amour et de crainte mêlés, aux grappes vertes et dures que gagnent les rougeurs hésitantes, timides d’abord, puis qui tendent à craquer les peaux, pour enfin s’installer et gagner les vieux ceps patients. La houle verte de la mer feuillue, sous les rayons du couchant, clignote de tous les yeux noirs des grappes ventripotentes. En vagues lentes, les folioles qui dansent la valse joyeuse des maturités atteintes, brassent l’air doux à l’unisson. Seul au sommet de sa montagne, le Sachem aux mains rudes, communie. Dans l’air et sous ses pieds, la nature, paisible et symphonique, lui parle le langage secret des amours partagés. La nuit tombe, le ciel vire au cobalt, le temps de la gésine est proche …

Ce soir, il dormira serein.

Allongé sous la couette, je regarde au plafond. Chaque soir, je promènerai, les yeux lourds des fatigues du jour échu, mon regard, au fil des paysages abstraits que dessine le plâtre craquelé du plafond. Cette chambre en chantier, au confort spartiate, qui se meurt, me plaît. Murs en suspens, lattes apparentes, vivent les derniers instants de leur ancienne vie de château. Dès après les vendanges, la pièce fera murs neufs. Enduits humides, appareillages modernes, plomberie, goulottes, bois neufs et peintures fraîches, recouvriront la pièce, figeant à jamais les vibrations mystérieuses des vies qui l’ont habitée, naguère, et même jadis. Pour l’heure, je m’en délecte, je perçois les effluves mourantes des parfums anciens, l’air que pulse à peine, les volants des robes lourdes, les soies vivantes des atours légers des femmes, qui churent au pied du lit, les soirs de fêtes et de noces arrosés, les cris des pudeurs dépassées, de celles que prirent les désirs enflammés des amours ancestrales. Les vies qui passent laissent traces infimes que d’aucuns peuvent capter, s’ils laissent volonté s’envoler et cœur s’ouvrir …

Très vite, la conscience me lâche et je m’enfonce, comme plomb en plumes, dans ma première nuit de vendangeur, fourbu à l’idée même d’avoir à me pencher …

Le ciel est bleu, très pâle, comme un regard pur et délavé. Le soleil naissant peine encore à dissoudre les blancheurs de l’aube. La pomme croquante crisse sous mes dents. « Squirrel the Little » est sur les crocs, inquiète, et tient, en mains crispées sur le ventre, la liste des coupeurs attendus. Son regard vif, va et vient, de la route montante à la feuille déjà froissée. Elle s’apaise, un peu, les premières voitures arrivent, par paquets. Les portières claquent, les habitués s’interpellent, enfilent leurs godasses, se glissent sous les tissus passés qui connaissent les vignes. Ça tire à bouffées convulsives sur les clopes surchauffées, ça vanne déjà tous azimuts, les cheftaines de meute prennent leurs marques et encadrent leurs clans. Sourires enfantins, museaux crispés, voix aiguës, Les silencieux parlent avec leurs yeux. Plus bas, dans la cour, les inox rutilent sous le soleil montant, l’équipe du chai s’apprête à recevoir les cagettes, pleines à ras bords, de raisins bleus. Les vignes encore endormies se préparent à pleurer leurs enfants. Les hommes se rient des petits meurtres à venir …

Sept jours durant, les cisailles rouges, aux gueules de crocodiles nains, mordront à pleines mâchoires, sous les feuilles larges qui les protègent sans espoir, les petits doigts ligneux des grappes accrochées à leurs mères. Jarrets douloureux et fesses diverses, fines, mafflues, accortes, écroulées, tendues à craquer, sous une quinzaine de dos humains, prendront peu à peu les couleurs de l’automne en suspens.

Un temps beau, puis radieux encore, et toujours chaud, à perdre la notion des saisons. Les vignes énamourées se pâment sous les ardeurs de Phoebus, à ne pas vouloir roussir, à oublier les mains agiles qui leur volent leurs enfants. Il se dit que Dieu a mit sept jours à créer le monde ? Mimétisme involontaire, il faudra la semaine à la troupe multicolore des coupeurs industrieux, pour alléger les lambrusques de leurs diamants noirs. Chaque matin différent est le même, seules quelques raideurs, accumulées au fil des jours, me disent que le temps passe. L’escadrille des étourneaux sans ailes vole d’une vigne à l’autre, parfois d’une parcelle d’une vigne, à la parcelle d’une autre, en fonction des maturités et des nécessités, sous la baguette du maître de chai. Sept jours de ballets, de voltes, grands écarts et entrechats entre « Paradis » et « Caillou », « Moulins » puis « Clos 1901 », ou « Clos de l’Église ». Il me souvient de la lumière pure d’un matin, sur le haut du haut de Montagne, aux pieds des Moulins. Le soleil était doux, l’air cristallin, on voyait sans peine au loin Saint Emilion, et Pomerol plus à droite, noyés dans le velours ondulant des jonchées de vignes. Toutes les nuances du vert, de céladon à pistache en passant par malachite, émeraude et chartreuse, se mêlaient aux ors fanés, aux rouges noircissants et au rousseurs ternes et basanées des lianes foudroyées par les machines à vendanger. Par delà la concentration qui me menait de grappe en grappe, malgré la sueur salée qui roulait jusqu’aux coins de mes lèvres, dans un coin de mon vieil i-pod à neurones, la Symphonie N°7 de Beethoven, m’apaisait, dissolvait les douleurs qui m’assaillaient les reins, roulait dans mes muscles gourds, pour m’élever hors de l’espace-temps. Au dessus de la vigne, je plane, me regarde oeuvrer, couper et vider mes seaux dans les caissettes des hotteurs. Alentours, les tâches multicolores de mes compagnons, courbés au hasard de leurs avancées, piquètent la scène, à la manière des nymphéas sous le pont Japonais de Monet.

Au soleil en zénith, autour de la tablée familiale, Madi me sourit, ailleurs et présente à la fois. C’est qu’elle est belle la dame. Ses cheveux immaculés bouclent encore autour de son visage d’ivoire patiné, qu’illuminent deux yeux clairs. J’aime à l’embrasser et à poser mon nez sur ses joues douces, nervurées en creux par un fin réseau de rides élégantes. A côté d’elle, Octave, règne en patriarche souriant, jamais à court d’anecdotes, puisées au souvenir des temps anciens, par là-bas, outre-méditerranée, dans les vignes, les champs et les cours des écoles. Les autres, qui ne sont à ses yeux que grands enfants plus ou moins sages, se pressent sur leur assiettes, car le temps est compté. J’aime ces moments brefs mais intenses, le sourire des femmes, leurs mains agiles, le rayon de lumière qui passe la porte, pour donner à la scène quelque chose de la Cène, du partage du pain.

L’après midi n’en finit pas, les corps souffrent, les vignes sont de plus en plus basses, les gestes mécaniques. C’est l’heure où les crocos à queues rouges saignent les bouts des doigts de ceux que les rêves emportent, que la fumette anesthésie, ou que la distraction gagne. L’eau coule à flots frais dans les gorges en carton, sur les nuques raidies, entre les doigts collants. Tout à la fin, il est temps que cesse le temps. La troupe revient en vrac au Château, ça traine, ça tire la patte, la fumette redouble. Dans les vignes, au soleil bas qui les vieillit à l’or, et les culotte au bronze, ça embaume les herbes qui ne sont pas de Provence … Sous la douche, l’eau froide assomme, puis le corps durci se détend, les muscles, à la glace, pompent le sang qui les nettoie. Le sucre, la sueur, la crasse, coulent en rigoles brunes, c’est Jouvence. Au sortir, la chaleur extérieure rassérène. Assis sur un banc, je savoure une bière froide. Elle m’étourdit un peu. Plus bas, le chai a rentré toutes les baies. Égrappées, les boules violettes ont vibré sur le tapis de tri. Propres, intactes, saines, elles ont gagné les cuves, à l’abri de l’air corrupteur.

C’est maintenant l’heure des lavures, des eaux lustrales qui jaillissent des tuyaux, du grand nettoyage du soir. Le karscher décape les inox rougis, les caisses entartrées, les serpents jaunes et bleus des jets – qui évacuent rafles brisées, insectes égarés et quelques rares grappes marquées par la pourriture grise – dessinent au sol d’étranges arabesques changeantes. Au contact de l’eau, les hommes sourient, les visages des femmes, aux grands yeux de koalas fatigués, se détendent, quelques giclées s’égarent parfois, les rires fusent… C’est Versailles, les Grandes Eaux au Château, l’été … Penchée, la tête sous le plateau, « Small Squirrel » récure la table de tri, l’eau gicle, éclabousse, rebondit sur le métal brillant. « Singing in the rain » chante dans ma tête. Dos au soleil, le mercure aveuglant des eaux irisées, comme une auréole d’argent, souligne les courbes tendues de son corps mince. Catherine a des temps, d’arrêt, les grands puits de ses yeux de cobalt mangent son visage marqué par la fatigue. Jacques, Claude et René, mitraillent les cagettes souillées par la terre et les jus. La puissance des jets qui résonnent, mats et sourds, sur les plastiques durs et les tôles rigides, battent le rythme liquide des tambours de Beauséjour. Par instant, les serpents albinos aux écailles liquides, s’égarent et les hommes sourient… L’enfant n’est jamais loin, à tout âge ! A l’écart, les larges pieds nus bagués de sparadraps roses du grand Yves au sourire immuable, pataugent dans les flaques rougies qu’il repousse méticuleusement. Pendant sept jours la haute silhouette silencieuse de cet homme doux, et dur au mal, m’a servi de repère, qui dépassait le haut des vignes, caisses lourdes au dos, discret, amical et constant. Au flanc d’une benne rouge et or, le visage fin du « Fennec from Man’ttan » scrute le fond, débusque les moindres scories, qu’elle chasse à grandes rafales précises. Cette New Yorkaise bon teint, importatrice sérieuse, passera six semaines de son temps aux travaux du chai, souriante, accompagnant, pas à pas, infatigable et précieuse, l’élaboration de son « Penimento » special one, et des autres cuvées du Château.

Le soir tombe, le soleil est à l’agonie. Grosse boule dorée en chute lente, il bronze, peu à peu, vire à l’orange, au rouge sanglant, puis au bleu violacé dès que son bord tangente l’horizon. A l’arrière du Château, je vaque à mes occupations domestiques, lave, rince et étend mes frusques, aère tout ce qui peut l’être. D’un œil, j’admire « Juppé ». La lumière vermeille du jour mourant entoure sa silhouette noire et musclée d’un halo flavescent. Les derniers rayons liquides du jour roulent sur la toison courte du petit cheval noir, dont elle souligne les ondes qui frémissent sous sa peau. Il broute sans se lasser les herbes du parc. Sa longue queue touffue chasse les mouches d’un mouvement élégant et régulier. Par moments, il relève la tête et me fixe en mastiquant de longues herbes. Ses grands yeux, ourlés de longs cils noirs, lui font regard profond de femme émouvante. Je lui dis que je l’aime. La pomme que je lui jette craque sous ses dents, puis il secoue tête et crinière, silencieux …

C’est l’heure de la tablée du soir. « Sean white beard » le châtelain sourit, le ciel est avec lui, les grappes sont belles et les jus odorants. What else ! Autour de la grande table, les fumets du repas retroussent les babines. Les sourires se font rictus. Le temps du ballet des mandibules claquantes est arrivé. Le silence se fait sur la troupe. Colette et Michèle ont veillé aux fourneaux. Soupe chaude, poisson, viandes, fromages, gâteaux et fruits, disparaissent dans l’ombre inquiétante des gosiers affamés. Les soupirs d’aise, les petits cris de plaisir des estomacs comblés, parlent à l’oreille de qui sait entendre. Sous la table, les doigts de pieds des convives repus, délestés des lourdes chaussures du jour, font éventails. Je regarde mon verre qui luit du pourpre chaud d’un « Charme » 2009, ce soir. Au hasard des repas, il verra passer, de mémoire, « Kirwan » 1986, «Coteau de Noiré » 2003, « 1901 » 2008 et 2009, « SaintRomain » 2008, et d’autres encore … Comme un faon au sein de la harde, Chloé, petit bout de presque femme, tient la dragée finaude aux adultes conquis. Papa et tonton sont à ses pieds. Ses billes bleues maya pétillent au dessus d’un sourire à la malice experte. Fraîche comme la finale d’un vin sur argilo-calcaire ! Elle tient bien son rang au milieux des barbons, sous l’aile de maman … Les rires fusent encore un moment – flûtes à becs des femmes et contrebasses masculines en harmonie – quand David tient l’auditoire hilare, au récit des travers et misères de l’Assemblée Nationale

Par la fenêtre aux vitres fendues de ma cellule monacale, je regarde la nuit de jais. Dans le ciel, les lueurs aiguës des étoiles dessinent les mondes lointains, la lune blanchit les vignes, la fatigue me prend les reins, mes yeux sont boules de plomb fondu. Dans mes veines coulent des ruisselets paisibles. Les petits bonheurs engrangés de ces jours, passés aux combes et aux coteaux, m’ont caressé l’âme et la peau. Au centre de la toile, à l’angle de la fenêtre, l’araignée au ventre jaune, compagne fidèle de mes jours de vraie vie, s’est endormie …

Le sommeil me prend comme femme amoureuse,

Je plane aux cieux profonds,

Où croisent la lune gibbeuse,

Le Grand Sachem et son chariot, en assomption …

EMOEXTIHAUSCOTEDNE.

LA FUITE NOSTALGIQUE, À VARENNES FRANC DE PIED…

Hortense Garand Vernaison. La fuite à Varennes.

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 Je me suis assis sur les marches. La nuit tombe, la fatigue m’écrase.

C’est l’heure magique, quand le chien harassé mord le loup. Salade, entrecôte et fromage m’attendent. Après la poire, le lit. D’une pièce, je m’écroule dans les épaisseurs muettes d’un sommeil de kapok.

Une semaine déjà, que la hotte pèse sur mes épaules et m’enfonce dans la terre, verte de vie mouillée, qui sépare les rangs des vignes. Le nouveau millénaire s’ouvre à peine à nos prochains désespoirs humains. En ce dix Octobre de l’an 2000, le ciel annonce des crises redoutables. La terre, collante des pluies fines automnales, coule, glaçante, le long de mes reins qui s’affaissent sous le poids des cagettes empilées. Maudit lundi que les courbatures, les douleurs, enténèbrent un peu plus. En ce petit matin à la clarté diaphane, les petites misères du corps mâché par les retours incessants, épuisants, pèsent la mort. Les tendons à se rompre, les muscles gorgés d’acide, hurlent au repos. Chaque pas est un combat. Nonobstant, l’aube pointe le bout de son œil livide; chien et loup se séparent pour la journée. La lumière est blême, l’horizon est ailleurs. Les vignes mangent le ciel. Ici, la terre siliceuse est meuble. Elle ne collera pas, en lourds paquets gluants, sous les semelles. Luc, le chef de culture, grand piquet noueux, tente de motiver la troupe des fourbus, plantée en silence, têtes basses, face aux rangs. Sa moustache est sévère, mais son regard est doux. Il sait ce que marner veut dire. Le vignoble de Beaumont en Véron chante sous le crachin. Les coupeuses ramassent leurs seaux, au fond desquels rougeoient les sécateurs graissés de frais, mâchoires closes. Les boudins de mousse, protègent un peu de la morsure des sangles de la hotte que j’épaule, comme une monture qui enfourcherait son cavalier. Je la tiens fermement de mes doigts gourds, déjà crispés. Entre les rangs, les grappes de cabernet, diversement mûres, me sourient affreusement. Sous les feuilles larges, elles me narguent et aspirent à se nicher au chaud de mon dos, lourdes du jus poisseux de leurs gros grains juteux. Au pied des ceps, le microcosme sinople, piqué de gouttelettes translucides, grouille de vie. Les épeires à gros ventre, au cœur de leurs toiles hyalines qui scintillent de toutes leurs perles d’eau pure, m’appellent. Les herbes folles se dressent jusqu’à ma taille et me promettent leurs frôlements soyeux. Elles conservent dans leurs entrelacs complexes, les pleurs de pluie, qui déjoueront les plis (serrés à outrance pourtant), du mille-feuilles de tissu et de toile jaune étanche – il ravirait le plus chevronné des pêcheurs Bretons – censé m’isoler à jamais de leurs chagrins humides. Comme des glaçons fondus, elles s’insinueront, vicieuses, au plus profond de mon caparaçon d’opérette. Tout au long de ce jour sans fin.

La ronde infernale commence…

Le premier matin de cette presque quinzaine, Dominique, souriante, nous attendait. Devant la porte du bureau, les gens, doucement, se rassemblaient. La troupe composite des vendangeurs prenait visage. Les anciens, agglutinés, faisaient bloc et regardaient finement les nouveaux. Gisèle menait le clan. Lourde et carrée, elle dominait la harde. Sous son allure de grume mal taillée, au fond de ses petits yeux de furet vifs et noirs, pelotonnée, timide et tendre, une mésange bleue, qu’elle même ne soupçonnait pas, se cachait. Autour d’elles, les filles, journalières chevronnées, fumaient et riaient, se moquant grossièrement des tendrons jeunes, frêles et isolés, qui ne mouftaient pas. Dominique la secrétaire – confidente, soigneuse de bobos, regonfleuse de moral, maman à ses heures – tissait le lien. Elle volait d’un groupe à l’autre. Gentiment, finement, elle rassurait les nouveaux et calmait la meute massive des aboyeurs burinés. Sur le tard, une compagnie Canadienne qui frisait les vingt ans d’âge moyen, joyeuse et sans complexe, déboula. Étudiant(e)s en voyage entre deux cycles d’études, ils allaient de vignobles en vignobles pour financer leur périple Européen. L’onde fraîche de leurs rires spontanés sonnait comme un hymne à la joie. Treize jours durant, ils chanteront tout le jour, feront la fête toutes les nuits, increvables, insouciants, amicaux. Ce qui aurait pu être un Babel cacophonique, devint un cantique, une ode au plaisir de vivre.

L’agrégat baroque, sonna, symphonique.

De l’autre côté de la route qui mène de Chinon, via Sazilly, à l’Isle bouchard, face au Domaine Joguet, l’Auberge du Val de Vienne allonge langoureusement sa longère. Jean Marie Gervais flamboie en cuisine, Florence la joyeuse, sa femme, sourit aux voyageurs, que la réputation du lieu attire. J’y suis entré, timidement, sur la pointe de mes godillots malpropres, un soir que la misère de mes repas ordinairement bâclés et peu variés, m’a donné le courage d’en pousser la porte. En moins de temps qu’il n’en faut pour priver un cep de ses enfants dodus, les atomes ont croché entre nous et dés lors, je m’y suis régalé chaque soir…Pour une pincée de kopecks, Jean Marie m’a gavé. Frédéric le sommelier est devenu mon complice. Toute la Loire a coulé dans mon verre. «Goûte, goûte», me disait-il, l’œil allumé. A descendre ainsi tous les soirs les vins de l’amitié, mon sang se fit nectar et mes nuits furent profondes. Sereines et pacifiées, elles apaisaient les muscles de mes épaules broyées sous le fardeau des charges quotidiennes.

Au petit jour, dans la lumière opalescente des matins souvent liquides, le temps filait. Les Canadiens, natures saines, chantaient «La vie en rose» et épandaient au pied des rangs, les grappes du même reflet qui n’iraient pas verdir les vins à venir. Parfois, dans un élan de joie d’un autre temps, ils entonnaient «La Marseillaise». Le dernier jour, le jus des ultimes grappes me fit la tête d’un Playmobil, avant de me coller la chemise au dos.

Douché, récuré, la couenne grattée comme celle d’un cochon de décembre, ce fut gala le soir final d’avant le départ. Dans la grande salle de l’Auberge, Jean Marie me mit l’amitié dans les plats. Les yeux humides, Frédéric eut la bouteille rabelaisement généreuse. Dire que je traversai la route en volant, relèverait de l’euphémisme. Les quelques mètres qui me séparaient de mon lit me virent divaguer, bifurquer plus d’une fois, tituber et rire nerveusement à la nuit noire.

L’an 2000 ne donna pas de «Franc de pied»…

Domaine Charles Joguet les Varennes du Grand Clos «Franc de pied» 2004.

La robe d’un lumineux grenat pyralspite, ferait le bonheur d’un ecclésiastique pré-phylloxérique.

Le nez est animal au débouché, mais renvoie la bête dans sa souille quelques heures après que l’air l’a nettoyé. Alors vient le fruit, les fruits plutôt, que le léger fumet sauvage qui subsiste, renforce. Les enfantelets frais du Cabernet bien Franc et bien mûr, jouent sous mon appendice recueilli les jeux innocents et joyeux des marmots au jardin. La fraise domine, mais la cerise et sa peau ne s’en laissent pas compter. Le bois résiste encore, mais on sent que le temps lentement, le fond au fruit. Quelques notes tertiaires pointent discrètement le bout d’un champignon cru. L’humus des sous bois humides s’y marie, et donne à l’ensemble l’espoir d’une maturité qui s’installe à son rythme.

Mais c’est en bouche que le «Franc de pied» se distingue. D’un coup (de pied) il renvoie le poivron à la salade. La bouche est nette, après qu’elle a reçue et goulument embrassée une belle matière, nette, précise, bouchée de fruits tout juste cueilli, dont la fraîcheur tendre décuple l’agrément. Tout cela roule et habille la bouche de tannins fins, subtils et crayeux comme une poudre de tuffeau. Le vin enfle une dernière fois au palais, avant de glisser, laissant derrière lui une juste et longue fraîcheur qui me fait derechef tendre la main, vers la bouteille…Un Cabernet Franc qui n’appelle pas la brosse à dent!

Un vin, à prendre franchement son pied…

 

ENOSMOTALGITIQUECONE.