Littinéraires viniques » Armand Amar

ACHILLE SUR LES AILES GRIFFÉES …

Griffon de plumes et de poils…

 

La nuit du 4 au 5 Juillet 1962 fut interminable …

Les bruits les plus alarmants, comme une peste insidieuse, avaient contaminé la ville, affolé la population. L’indépendance de l’Algérie qui voyait entrer les vainqueurs allait déclencher viols et meurtres. Partout. L’entrée se fit de nuit, à bord de véhicules neufs; les combattants tirés quatre épingles, dont on dira qu’elles avaient été fournies, toutes brillantes par l’Armée Française, défilèrent en rangs désordonnés. Vrai, faux, on ne le sut jamais. Quoi qu’il en ait pu être, ça défila dans la ville toute la nuit sous les exclamations, les hurlements de la population et les « youyou » des femmes en joie. Achille était littéralement incrusté au fond de son lit sous d’épaisses couvertures malgré la chaleur étouffante. De grosses gouttes de sueur avaient détrempé ses draps; dans l’atmosphère épaisse il entendait son père qui tournait en rond dans le vestibule. En presque fin de nuit, au plus fort de l’excitation populaire quand le braillement des voix cassées par l’excès redoublait d’intensité tandis que les aiguës des femmes touchaient à l’hystérie, il se leva à demi asphyxié pour respirer un peu. A petits pas collants et prudents, cheminant, il vit par la porte entrouverte une tâche blanche qu’illuminait la pleine lune. Alors il osa se rapprocher encore pour regarder et vit son père en maillot de corps qui faisait les cent pas devant la porte, revolver en main. Cette vision blême l’inquiéta plus encore. Comme une couleuvre il se glissa entre les draps conglutinants, grelottant et claquant des dents, tête en feu, corps de glace bleue et pieds bouillants. A cet instant il sut qu’il ne reverrait plus jamais Med.

Le lendemain dans l’avion qui le berce il revit cette nuit de peur, de graisse chaude et visqueuse. Il n’ose pas s’appuyer sur l’épaule de son père qui somnole à moitié. Trop grand, trop fier pour accepter le moindre contact, Achille ressent ce 6 Juillet tandis que l’oiseau gris fend le ciel d’azur, la pire des terreurs, l’horrible, la rétrospective, la survitaminée, celle dont l’imagination folle enrichit la réalité vécue des abominations évitées. Une fatigue de plomb en fusion le plonge dans un semi comas douloureux, il ne dort pas, le sait, mais ne peut se libérer de la glu brûlante qui lui congèle les tripes. Dans son rêve éveillé les cadavres s’amoncèlent devant la porte de la maison défoncée, elle pend de travers, dégondée comme une aile cassée. Son père, les yeux injectés de sang noir, défouraille à tout va, dix balles à la seconde. En tête de la foule braillante qui n’en finit pas de mourir Med exhorte les troupes, son regard haineux le fixe, ses lèvres écumeuses bavent des incantations folles, sa peau verte se craquelle, ses bras se desquament et ses dents, comme celles d’un requin renard émergeant des abysses, débordent par paquets hérissés de ses lèvres sanguinolentes. Il brandit à pleine main au dessus de sa tête celle de Marco, livide, exsangue; des asticots grouillants lui rongent déjà les chairs, un corbeau hiératique lui crève les yeux mécaniquement, à coups de bec chuintants.

L’avion a fini par assolir,

Les cauchemars sanglants ont disparu.

Puis le train, voyage interminable. Paris dans le métro odorant; à nouveau les angles ferrés des valises qui écorchent les chevilles, les têtes baissées des fantômes croisés, le silence bruissant de la ville, la promiscuité. Le train encore une fois, tortillard qui se traîne entre les platitudes vertes des champs, les terres noires collantes gorgées d’eau, le chant sourd des roues sur les rails en transe, le sommeil blanc qui ronge les yeux ensablés d’Achille … les arrêts fréquents, le froid humide qui serre les os par les portières ouvertes, le bruit assourdissant des conversations à voix basse. Enfin la ville, l’accueil sous un ciel sans relief, quelques jours à l’hôtel. Les livres dévorés, conscience en berne. Fatigue intense. Désœuvrement et désespoir latent.

On lui avait dit que tout là-haut dans le nord, au ras de la Belgique, ce pays de gaufres au chocolat, c’était le pôle nord, qu’il n’y avait plus d’arbres, qu’au milieu de ce désert gelé et des neiges durcies par le vent glacial ne survivaient que des inuits, que le soleil y avait été banni depuis le commencement des temps. Dire qu’Achille balisait à la pensée d’y vivre serait un euphémisme. Certes au sortir du train le ciel ombrageux charriait de lourds nuages de mercure fondu qui lâchaient des averses courtes mais drues. Pourtant l’architecture cubique de cette ville marquée par le syndrome du blockhaus, rasée pendant la dernière « grande » guerre, le rassura. Il pouvait voir le ciel. Sur la place centrale sur son piédestal le Corsaire du roi Louis XIV, levait haut le sabre et semblait indestructible. Il l’était d’ailleurs, lui seul avait échappé aux bombardements massifs de 1940 en montrant du bout de son sabre le chemin vers l’Angleterre. Achille, sans trop savoir pourquoi, fut rassuré par le bronze épais vert de grisé par le temps.

Très vite il emménagea dans une cité naissante. D’interminables rangées de grands parallélépipèdes de béton brut percés de fenêtre identiques, posés au milieu de l’argile grasse des champs, ne cessaient de s’aligner, sinistres. Comme des cages à lapin empilées. Il fallait même passer sur une planche étroite de bois de chantier, glissante et peu stable, pour accéder aux bâtiments ; les entrées n’étaient même pas fermées. Entre les immeubles numérotés des jardins de terre lourde, sans arbres et sans âmes, bâclés à la hâte piqués d’arbustes grêles prêts à crever … L’hiver 61-62 fut long, terrible, la glace ne quittait pas les routes, le port fut entièrement gelé et la banquise mangea la mer sur plus de trois cent mètres. Mais point de pingouins !

Dans la nuit noire, Achille, solitaire et silencieux au milieu des autres, attendait tous les matins dans un abri bus de fortune le bus tressautant qui le conduisait au lycée. Recroquevillé comme un corps sans membres sur un siège de plastique glacé il n’arrivait pas à se réchauffer; autour de lui les lycéens insouciants riaient. Jamais plus qu’en ces moments là il ne connut sensation aussi mortifère, comme s’il contemplait un monde inconnu qui ne le voyait pas. Dans ce bus brinquebalant qui l’emportait tous les jours, dans cette obscurité froide peuplée de jeunes âmes en joie apparente, Achille face à ces masques de chair qui faisaient mine d’être complices comprit que la vie n’était que solitudes faussement agrégées. Dans les moments les plus intimes, dans les joies comme dans les rires les plus complices il serait toujours terriblement seul, la frontière de peau fragile qui le séparait des autres resterait à jamais infranchissable.

Au blanc de cet hiver sidérant lui restait la chasse. Armé de sa carabine à plomb il traquait la grive sur la neige dure, grattait la croûte épaisse, semait quelques miettes de pain, attendait lâchement à faible distance derrière une congère figée, puis tirait les oiseaux maigrelets et affamés. A chaque oiseau tué, les ombres remontaient lentement; les oiselets innocents payaient le prix de sa solitude désemparée. Les vexations endurées et le sentiment confus de sa vie d’éternel itinérant déclenchaient, venus de fond de son inconscient, d’irrépressibles élans de sauvagerie. Découvrant les joies délétères de sa nature primaire il en vint à se faire peur. Les scènes de violence aveugle, de cruauté des hommes en ces temps de folies meurtrières qu’il avait traversés et subis, avaient ouvert en lui des espaces inconnus. Comme si le massacre des oiseaux innocents réactivait en accéléré ce qui l’avait durement ébranlé. Ces premières nuits septentrionales étaient peuplées de cauchemars rouges, d’odeurs métalliques, d’images de viandes crues lacérées, de visions de tripes dégoulinantes. Rien ni personne ne pouvait l’aider, muet comme un animal qu’on égorge il n’en parlait jamais. A qui d’ailleurs aurait-il pu se confier ? Cela dura quelques mois avant qu’il ne s’ébroue.

De la fenêtre de sa chambre il voyait et même guettait une petite bouclée timide qui attendait tous les matins le bus avec lui. Sans un mot jamais elle fuyait les regards et ne répondait pas aux apostrophes grossières des lycéens. Sa chambre était juste en face de la sienne, à moins de cinquante mètres; il passait des heures à l’attendre, espérant. Elle finit par remarquer son manège et s’en vint plus souvent à sa fenêtre, immobile, lui donner à la voir. Le matin elle ne levait toujours pas les yeux. Parfois entre ses boucles rousses pâles il croyait voir se dessiner un demi sourire, furtif comme un battement de paupière. Le temps passant l’hiver se désagrégeait à mesure que son cœur fondait. Elle venait de plus en plus souvent dialoguer en silence, légère vêtue et bougeait parfois la tête. Ses cheveux drus l’auréolaient. Il aimait ça. Parfois les larmes lui venaient aux yeux. Sans qu’il le sache, Annie le soignait de ses dévastations intérieures. C’était comme un beurre doux qui adoucissaient ses plaies quand il l’apercevait dans son petit corsage rose à fines bretelles. Il dessinait sur sa peau pâle les tâches de rousseur qu’elle ne lui montrait pas, s’étonnait de la gracilité de ses attaches, s’extasiait devant ses menus seins pointus aréolés de rose tendre. L’imagination d’Achille se riait des barrières de tissu ! Des heures durant il voyageait sur la nuit laiteuse de sa peau, naviguant entre les galaxies d’étoiles rousses qui la piquetaient. Un matin clair de la fin du printemps 62 il lui dit sous l’abri bus, la bouche au ras de ses boucles de feu doux : « J’aime planer la nuit sur ta peau de lait entre les constellations de tes grains d’automne … ». La tête d’Annie ploya plus encore qu’à l’habitude, mais entre ses mèches torsadées il eut le temps de voler à l’angle rond de son cou la flamme d’une émotion mal maîtrisée. Elle ne se retourna pourtant pas. Le soir de ce jour audacieux, alors qu’il se reprochait derrière sa fenêtre ces mots qui lui avaient échappé, elle apparut à la fenêtre d’en face, comme une fée. Achille se figea de peur de la voir disparaître. Un moment long comme une plainte muette s’écoula, avant que d’un geste lentissime, elle laisse glisser l’un après l’autre les fins cordons de sa blouse légère. Nue jusqu’à la taille elle ne bougea plus. Trop loin pour la détailler vraiment, Achille, par les yeux de l’amour, caressa d’un cil très doux les petites pommes pâles de ses seins. Les fantômes de ses doigts franchirent l’espace et se promenèrent sur la ligne pure de ses épaules, glissèrent sur ses clavicules de moinelle et s’enroulèrent autour de ses mamelons de soie. L’extase s’éternisa. Une interminable minute au moins. Puis, levant les bras, les seins tremblants, émus et palpitants, elle tira les rideaux sur le soleil levant de sa beauté tandis qu’à l’horizon de béton des blocs le soleil rouge de plaisir disparaissait. La nuit passa, Achille yeux grands ouverts et reins en feu fit un voyage odorant sur les ailes bruissantes d’un grand Griffon blanc. Haut, très haut sous le ciel de suie du cosmos grand ouvert il planait dans le silence éternel de l’espace qui ne l’effrayait pas. Accroché au cou pelucheux de l’hippogriffe il regardait sous lui, se régalant du doux dos d’albe luminescent de son amour diapré de minuscules points de rouille duvetés. Comme un Pollock délicat. Le long de cette sorgue qui n’en finissait plus il connut l’extase de l’âme plus que des sens et pleura les larmes douces du bonheur entraperçu …

Dans la boule de cristal grenat moirée de rose, Achille le sénescent est tombé sur l’églantine à peine éclose de cette émotion ancienne qu’il croyait avoir oubliée. Par extraordinaire la nuit est pleinement silencieuse, le cristal s’est fait Graal qui lui a donné l’ubiquité. Et le voici qui nage dans l’eau pure de ce Santenay « Les Charmes » 2008 du Domaine Olivier. Un vin de vénusté qui enchante ses narines quand il se penche. Brassées de fruits sous la rosée du matin au creux d’équilibre de la nuit quand l’éclat de sa lampe de bureau illumine le vin. Framboises, fraises, cerises mûres, ronces, cuir, en corbeille d’épices douces l’envoûtent de leurs notes légères et font la ronde dans son esprit las. Lentement elles l’éveillent au plaisir à venir. Comme « L’Empereur » de Beethoven qu’il écoutait à fond entre deux déhanchements de Presley, jadis. Se pourrait-il qu’en bouche le vin lui donne un baiser ? La lueur dorée de la lampe a transmuté la rose baccarat en rubis rutilant, au moment même où le jus roule dans sa bouche offerte à l’embrassade timide qu’il n’a pas connue. Le toucher crayeux qui lui dilate les papilles l’émeut quand le vin s’enroule en fraîcheur épicée autour de sa langue, enfle et déverse l’acidité mûre de ses fruits turgescents. Puis l’étreinte s’allonge en salive et jus entrelacés qui lui embrasent la bouche. C’est un moment d’union totale et parfaite. Mais un peu de l’amertume des regrets s’y mêle, comme si l’été finissant n’avait pu prendre le temps de placer au cœur des baies toute la tendresse qu’il sentait alors monter pour Annie en véraison … Bouche close comme son passé perdu Achille savoure longuement les tannins de fruits crayeux qui lui tapissent le palais.

Sous les strates empilées

De terre rousse

Et de calcaire blanc,

Annie à jamais dissoute

Dans les plis de l’oubli,

Sourit …

ENOSMOTALTIGIQUECONE.

ACHILLE L’ACHILLÉEN …

Delacroix, femme d’Alger

 

Le ciel était d’azur mais les regards voilés.

Une crainte, comme une gaze fine, recouvrait la terre et les êtres. Qui grisait le ciel, affadissait l’air, refroidissait les eaux. La terre d’Algérie épuisée par la guerre était en train de prendre feu. Et ce feu gagnait les cœurs. Et les enfants étaient touchés par la violence latente, par le sang qui suintait entre les portes de leur insouciance. Achille « à fleur de peau » de ses quinze ans le sentait bien, sans trop comprendre. A l’école les bagarres étaient moins tendres, les derniers coups n’étaient plus retenus. Entre les amis d’hier la distance s’installait. Au loin comme auprès les attentats se multipliaient. Des grenades explosaient la nuit contre la caserne des douanes à deux pas de la maison. La mère tremblait. Dans les journaux la barbarie s’étalait à tous les coins de page. Tous se sentaient trahis. Camus n’était plus là. La folie, comme une charogne verte, planait sur l’ocre de ces terres superbes et jurait de la calciner bientôt. Dans les deux camps on se rendait coup pour coup au mépris de tous et de tout. Dix sept mois de fanatisme et de démence sans limites exacerbèrent la haine aveugle qui courait dans les airs, comme la peste jadis. La fièvre noire pervertit les cœurs comme elle tortura les chairs.

Achille en fut à jamais marqué, comme un veau sous le fer.

L’année 1961 passa comme un éclair funeste. En classe, Achille qui ne sortait plus que peu et jamais bien loin, se consola dans le travail. Il découvrit les plaisirs forts des lectures harassantes qui l’emmenèrent au ciel des douleurs transmutées, des voyages immobiles et des éducations pas banales. Balzac le transporta, Stendhal le grisa, et Flaubert l’aida à jeter sa gourme aux toilettes. Quand les émotions pleines et le coeur rassasié il n’en pouvait plus, Alexandre Dumas l’entraînait en de folles aventures et le calmar géant de Jules Vernes le plongeait au fond des océans. Il trouva dans cette vie une manière d’équilibre qui conjuguait ses peurs, des mondes imaginaires qui le formèrent. Un peu.

Car rien ne vaut la vie …

Marco, n’était pas loin, rien qu’un jardin à traverser. Aussi de temps en temps ils avaient le droit d’aller chez l’un ou l’autre sans traîner trop loin. Ils avaient un ami, un troisième larron surnommé « Med ». Mohamed était son vrai prénom, si commun qu’ils l’avaient raccourci. Med était maigre et très grand, fragile comme un roseau des lacs, brun, les yeux noirs et la moustache naissante qu’il surveillait tous les matins dans le miroir. Quelque chose d’un chien errant dans la démarche, les hanches un peu de côté. Un garçon brillant et fier qui leur tirait la bourre à l’école, à coups de demis points gagnés ou perdus de haute lutte. Ces trois là se respectaient et s’estimaient. « Avant », quand ils allaient chez lui, sa mère qui n’était pas muette ne parlait pas. L’éducation de par là-bas. La maigreur de son garçon l’inquiétait, alors elle le bourrait de pâtisserie dont ils profitaient ensemble. Par poignées ils bâfraient comme les morts de faim qu’ils n’étaient pourtant pas; mais à ces âges on bouffe des cailloux, des sauterelles, des asticots aussi – sur les pêches trop mûres – dont ils tiraient la queue pour les croquer avec des mines dégoûtantes ! Le petit frère de Med, bonhomme tout rondouillard, rigolait à pleurer en les voyant faire et les regardait comme des dieux. Puis ils partaient deux rues plus loin à l’abri d’un auvent abandonné dont les lambeaux jaunes et bleus claquaient au vent comme des pavillons dérisoires. Ils sortaient d’une poche une clope tordue à moitié vidée qu’ils partageaient, penchés les uns vers les autres pour masquer la fumée. C’était bon et l’âcreté du mauvais tabac se mariait délicieusement aux miettes sucrées qu’ils décrochaient entre leurs dents à grands renforts de suçons disgracieux. Rivaux, complices et amis, ils se moquaient de leur soi-disant différence que parfois d’aucuns pointaient. Au fil du temps, les railleurs, nez sanglants et zoeils pochés, ne bafouaient plus. Avec ses os de cigogne Med n’allait pas à la castagne, les deux autres s’en chargeaient. Quand la mère, surprise par leur arrivée n’avait pas prévu les baklawas, les zlabias et autres sfoufs, ils s’en allaient marauder autour de la boutique du marchand de beignets. En début de journée, le petit commerçant M’zabite décrochait et rabattait la grande planche qui tenait à la fois lieu de porte et de table, puis il sautait dans son échoppe, redescendait comme une chèvre à courtes pattes, fixait les pieds à la table, d’un bond plongeait à nouveau dans sa tanière et se mettait à l’ouvrage. C’était l’affaire d’une bonne heure avant que les premiers beignets tout chauds, larges cerceaux dodus, gonflés, dorés et blanchis au sucre à gros grains, n’atterrissent en rebondissant à peine dans les grands plats qui recouvraient l’étal. Alors là c’était la pêche miraculeuse. Du coin de la rue ils balançaient en le faisant tourner comme un lasso un gros fil de palangrotte lesté d’un plomb moyen et garni d’un très gros hameçon à trois branches. Une fois le beignet croché ils le ramenaient à eux d’un coup sec de l’avant bras. Le beignet planait comme un fresbee qu’ils interceptaient en souplesse. En moyenne ils en chopaient deux avant que le M’zabite, courtes pattes à babouches, fou de rage, ne déboule en hurlant pour les courser la pique à bout de bras, sans son cheval, comme un hussard dérisoire. Mais les gosses détalaient et le semaient facilement.

Mais tout ça c’était fini et Med leur manquait.

La peur des représailles éloignait les amis. Achille et Marco avaient taillé des matraques dans de vieux bois durs et ne se promenaient plus qu’armés, singeant les adultes qui cachaient leurs pétoires sous leurs habits. Précautions dérisoires mais les gamins n’imaginaient pas vraiment les dangers qui planaient dans les rues. Attentats aveugles, stupides et meurtriers, incendies nocturnes, basses vengeances déguisées se succédaient. On pouvait mourir pour “un rien”. A l’école, les maîtres bien qu’engagés dans l’un ou l’autre camp, professaient pourtant des paroles de paix pour protéger les gosses exaltés. Les mômes se toisaient comme des coqs; debout sur leurs ergots ils s’insultaient, se défiaient et reprenaient des slogans qu’ils ne comprenaient pas. L’OAS et le FLN, sigles symétriques, allaient jusqu’à s’affronter dans les cours des écoles. Triste temps que celui des croyances monolithiques imbéciles, triste temps que celui qui corrompt le coeur des enfants, pauvre temps que celui du manichéisme et des caricatures grossières, affreux temps que celui qui voile la lumière des regards. Parfois, de loin quand nul ne les voyait, Med, Marco et Achille se souriaient furtivement. Achille finit l’année scolaire en fanfare, multipliant les prix et les récompenses. Pourtant il redoubla sa classe. Il lui aurait fallu partir à Bône (Annaba) faire son année de seconde mais son père, effrayé par les bandes de jeunes qui manifestaient journellement là-bas, au milieu des adultes exaltés en prenant tous les risques, convainquit le Directeur d’accepter de le garder une année de plus.

L’année scolaire 1962 qui vit la folie gagner en intensité meurtrière fut interminable. Achille, démotivé, s’ennuyait ferme. Renfermé et muet il affronta les affres grandissantes de son âge dans le silence et l’angoisse qu’aggravait sa solitude forcée. La lecture effrénée, désordonnée, boulimique, était devenue son seul refuge. Il avalait tout ce qui était encre sur papier, de « Nous Deux» au «Dictionnaire de la Mythologie Grecque », en passant chaque jour par le journal quotidien qui alignait en longues colonnes de caractères gras les noms des morts de la veille. Souvent au détour d’un article il fermait les yeux craignant de voir apparaître l’avis de décès d’un de ses copains. Derrière lui, à longueur de jours moroses le vinyle de Chubbby Checker, le seul qu’il possédait, hurlait « Let’s twist again ! » sur son Teppaz surchauffé. Chaque jour sur son cahier de brouillon il inscrivait le nombre des morts de la veille. En fin de semaine, atterré, comme un comptable morbide, il faisait ses sinistres comptes. Un jeudi qu’il n’y tenait plus Achille s’échappa en douceur, traversa la ville plus vite qu’un chacal tous poils hérissés, s’étonnant de trouver le ciel si bleu et le soleil si chaud alors qu’il était lui glacé de peur. Les rues étaient presque vides. Jamais il ne trouva la ville aussi belle, paisible et riante, certaine qu’elle était sans doute, du fond de ses pierres blanches, de traverser les années bien après qu’il sera redevenu poussière. Dès qu’une silhouette apparaissait au loin il se cachait un instant, le temps qu’elle disparaisse au coin d’une rue. Il avait si peur qu’il voyait le monde onduler, trembler, si fort qu’il courait en zigzag comme s’il avait bu. Quand il arriva dans la cour de Med, le visage écarlate et bouffi par l’effort, soufflant et crachant comme un crevard, la mère assise en tailleur sur une natte, plus affolée qu’un animal surpris, instinctivement protégea de ses mains son visage. Elle eut si peur qu’elle ne cria pas. Achille la rassura d’un geste doux. Med apparut sur le pas de la porte, un couteau à la main mais le baissa en voyant Achille. Il rassura sa mère qui lui répondait en arabe en lui montrant la porte. Elle se calma enfin. Les deux garçons s’isolèrent dans une chambre, ils parlèrent longtemps des malheurs aveugles et des hommes obtus, des filles d’avant qui ne souriaient plus, de ces eaux bleues qui les portaient si bien, des beignets et des clopes, des copains qu’ils perdaient, de leur amitié mourante, de leur séparation prochaine … Ils jurèrent en crachant de se rester fidèles. Qu’ils se reverraient un jour prochain. Dans pas longtemps …

Le six Juillet

La caravelle décolla

Vers Marseille,

Une fois encore …

Il n’ouvrit pas les yeux

Du voyage.

Sous ses paupières closes

Les branches des palmiers

Doucement balançaient …

Toute la soirée Achille l’obsolète a senti la douleur dans son talon. A trop pousser sa vieille machine elle renâcle pense t-il. La nuit s’étire comme il aime qu’elle le fasse pour lui. La nuit est une chatte aimante et lascive, elle l’entoure de ses ombres chaudes et silencieuses. Son velours noir recouvre, apaise et lave les miasmes du jour passé. Le jais profond l’enserre comme un vieil insecte dans la gangue d’ambre doré de la lampe de bureau. Y volêtent, éphémères et fragiles, les minuscules papillons diaphanes des souvenirs qu’il croyait perdus. Au creux de son oeuf de lumière fauve il est l’enfant de Nyx qui lui ouvre les portes du passé. Douce comme une bouche humide elle lui susurre des mots secrets. Ses doigts de crêpe funèbre lui caressent le front et lui donnent les clés. Ces moments d’intimité forte avec les mystères des profondeurs de l’âme des mondes, il les vénère et les attend. Le noir intense lui donne la lumière derrière le miroir des apparences. Le sens jaillit et le déstabilise.

Le cristal est beau ce soir, élégant sur sa tige frêle. A mi hauteur de ses flancs féminins, comme un lac de rubis en fusion, le vin immobile et patient l’attend. Aucun pli ne ride la psyché lisse qu’il s’apprête à traverser. Le rose et l’orangé, au fil des années, ont lentement gagné le coeur du vin dont le rubis grenat rutilant emprisonne un instant le reflet ardent de la lampe. Une boule de feu jaune balance lentement, illuminant l’orangé proche. Achille aime à se perdre ainsi dans les couleurs. En 2001 le Domaine Jean et Jean louis Trapet a extrait des grappes de pinot noir du climat « Latricières-Chambertin » ce jus rougeoyant affiné par les ans. Pour mieux voir, humer et se délecter, Achille a fermé les yeux. Une fragrance de pivoine et de rose fanée vole, fugace. De la fleur le vin passe aux fruits et aux épices, fondus à ne plus pouvoir les distinguer. Si la distinction, l’élégance, l’harmonie ont une odeur, c’est bien celle-là. Un nez à se taire. Cette terre chiche (La Tricière), ce substrat argilo-calcaire chapeauté d’une fine couche de silice prouve à qui ne le saurait pas que de la pauvreté peut naître la noblesse … A bien humer et presque renifler, Achille distingue des notes de cerises à l’eau de vie, de confiture de fraises, de réglisse fine et de figue sèche. Le vin fait sa soie en bouche peu après, mariant la puissance ronde à la finesse exquise. D’une texture tendre mais parfaitement construit, il lui semble au bout d’un instant, qu’il a toute la bouteille en bouche tant le vin se déploie. Les tannins mûrs, finement crayeux, presque imperceptibles, frôlent le palais langoureusement de leurs ailes de cacao ourlées de café noir et laissent infiniment à la bouche pâmée d’Achille la fraîcheur du millésime et le sel fin des Latricières.

Dans le verre vide

Le cuir course les fleurs.

Étrangement Achille,

N’a plus mal au talon …

ERASMOSÉRÉTINÉECONE.

ACHILLE EN FUGUE MINEURE …

Roger Corbeau. B.B 1958.

 

Le quatre janvier 1960 Albert Camus se tue en voiture …

Achille qui va sur ses quatorze ans l’ignore. Plus tard, beaucoup plus tard, au lycée il lira par bribes son œuvre à peine esquissée puis s’y plongera, la dévorant de bout en bout quelques années après. La disparition « injuste » et précoce de cet écrivain-philosophe-penseur fut une perte majeure. Son regard sur les êtres et les choses, sur le respect de l’autre, sur la dignité humaine, sur la politique, aurait peut-être nuancé, sinon modifié, au moins compté, dans le cours de l’histoire. Mais Sartre a occupé le vide ainsi laissé.

Hélas !

A quatorze ans, on se contente de faire ses devoirs au mieux pour dévorer au plus vite la vie, goûteuse comme une tranche dorée de pain perdu. Achille la croquait à grandes fourchetées gourmandes, prenant soin du bout de la langue de ne perdre aucune des miettes du sucre de ses jours, à défaut de ses nuits amères et fiévreuses. Oui Achille se tourmentait, ou plutôt attendait la chute du jour avec crainte, son repos était agité, perturbé, mi par les exigences du corps, mi par les atrocités traversées dans l’enfance qu’il croyait oubliées. Dans la même logique, fatigué par ses nuits éprouvantes il répugnait à se lever le matin. L’enfance est une bulle, certes, mais aucune bulle n’est étanche; le pays était en guerre, les tensions s’accroissaient et tout cela l’imprégnait à son insu. Il entrait dans les âges de la « fleur de peau » qui craint le sel de la vie montante, au pays de la sensibilité exacerbée, du sentiment quasi constant d’injustice, ces âges interminables du mal-être où la vie semble insupportable.

Le dimanche c’était cinéma !

La petite salle ouvrait sur un square derrière la Mairie au centre duquel un eucalyptus pointait sa tête feuillue, tout là-haut comme un gratte-ciel odorant. Achille ne la connut qu’archi-pleine, bourrée à craquer. Il fallait faire cinquante mètres de queue avant de pouvoir acheter un petit billet de carton bleu, dentelé sur les côtés, que la caissière arrachait à un gros rouleau. C’était un rituel familial incontournable. Les mémés, les pépés, pères, mères, enfants, nourrissons, en smalas joyeuses se payaient des cornets de cacahuètes fraîches aux marchands ambulants dont les couffins se touchaient de part et d’autre de l’entrée étroite. Après la projection le sol était recouvert d’une épaisse couche de coques craquantes que les plus petits aimaient à piétiner. A l’intérieur l’ambiance était joyeuse, colorée, ça s’apostrophait d’un bout à l’autre de la salle, ça grimpait sur les sièges de bois rouge, ça fumait, ça hurlait pour que la séance commence : « Com-men-cer l’ci-né-ma, com-men-cer l’ci-né-ma, com… » ! L’extinction des lumières déclenchait un « AAAAAAhhhhhh ! » collectif assourdissant. Le silence ne durait qu’un court moment pendant lequel le bruit des arachides décortiquées évoquait le concert des criquets déchaînés au lever du soleil. En plus gras et sonore. Dès les premières images les commentaires fusaient, qui reprenaient, déformaient, enrichissaient les dialogues. Les spectateurs jouaient avec les les acteurs et le film était dans la salle autant que sur l’écran. Dans les travées les enfants mimaient les combats, les pères grondaient, les baffes volaient, les cacahuètes aussi. Les jours fastes Achille s’achetait de gros rouleaux de réglisse qu’il déroulait et suçait lentement. Mélangée aux arachides la grosse boule juteuse devenait un étrange délice. Parfois mais rarement, il se gorgeait de malabars sucrés enfournés par deux qui finissaient, décharnés et collants, dans les cheveux des filles quelques rangs plus loin. Pendant la séance les garçons se flanquaient de lgrands coups de poing qui leur bleuissaient les épaules à pleurer. C’était à qui matraquerait le plus fort. Achille prudent s’asseyait en bout de rang pour garder au moins un deltoïde à l’abri. A force les marrons les énervaient et ça finissait en crachats sucrés et gluants. Mais malgré tout ça Achille adorait le film du dimanche. Entre les bruits et les horions il arrivait à s’abstraire par moment pour entrer dans l’intrigue. John Wayne dans « Le cavalier » de John Ford l’entraînait au cœur de poursuites infernales, il sentait sur sa peau les rênes qui cinglaient les flancs des chevaux écumants. Lino Ventura dans « Le fauve est lâché » le rendait sourd aux cris et aux glapissements des spectateurs. Il en oubliait de mâcher convulsivement sa mixture, il ne sentait plus les coups répétés qui lui broyaient le bras. Devant la beauté sculpturale d’Annette Stroyberg dans « Les liaisons dangereuses 1960 » de Vadim, face aux formes épanouies de Brigitte Bardot, féline et provocante dans « La femme et le pantin » de Duvivier, il frôla discrètement l’orgasme à plusieurs reprises. La musique de Délerue et la force de Duras, bien au-delà des images austères de « Hiroshima mon amour » d’Alain Resnais, indiciblement le touchèrent tandis que dans la salle ça hurlait et jetait à l’écran les cornets de papier roulés en boules, des vêtements et autres signes d’incompréhension rageuse. Ce soir là Achille sortit de la salle intrigué, laissant les copains chahuter et fumer dans un coin du square, pour rentrer seul à la maison tête basse et cœur dans la brume, sans savoir pourquoi. Un jour que Dieu était sans doute à la plage, en plein milieu du film une déflagration assourdissante sidéra le public; les éclats de bois de la porte pulvérisée couvrirent le sol et la verrière de la galerie explosa. La panique s’empara des cerveaux électrisés et la foule se rua en paquet compact vers la sortie. La bousculade fut brève mais intense. Personne ne fut sérieusement blessé. Quelques chevilles tordues et des chaussures oubliées dans la débandade jonchaient les sol. Des cris hystériques, des pleurs, des tremblements et des lamentations aussi. La peur installée définitivement, surtout.

Les attentats avaient fini par toucher la petite ville.

Le couvre feu tombait à vingt heures. En été à cette heure là le jour déclinait à peine. Les patrouilles sillonnaient la ville, tout le monde se calfeutrait dans la fournaise des maisons. Plus possible de « prendre le frais » dans la rue, de discuter entre voisins paisibles assis sur des chaises en cercles chaleureux et bruyants jusqu’à plus d’heure. L’air était épais, poisseux, l’inquiétude humide polluait les esprits. Un de ces soirs là la famille soupait chichement de café au lait, de pain et de fromage; ce fromage de pauvre, boule orange sous sa gangue rouge de cire industrielle, que les enfants roulaient en boulettes. Les soucis plissaient le front du père, tendu, muet, enfermé dans des pensées sombres. Achille, plus énervé qu’à l’accoutumée, parlait à voix basse à sa sœur pour la faire rire. A plusieurs, reprises son père lui avait crûment intimé l’ordre de se taire. L’adolescent pris dans son jeu ressentait bien la peur qui crispait les adultes mais ne comprenait pas la dureté des mots de son père, à qui, depuis quelques temps il s’opposait pour un oui pour un non. Comme dit Alain, Achille « s’opposait pour se poser » … L’orage éclata d’un coup, brutal comme un coup de massue. Achille dut sortir de table; son père, debout, livide, lui ordonna le doigt pointé vers lui comme le sceptre d’un roi tout puissant, de sortir et s’asseoir sur le banc de pierre dans la courette fermée devant la maison. Il ne rentrerait qu’une fois calmé ! La tête en feu, le garçon se sentit désaimé, rejeté, il partit en rechignant et se mit à ruminer sur la pierre chaude. Les mots de son père résonnaient dans sa tête et lui mordaient le cœur; il chercha comment se venger. La solution lui apparut d’un coup, violente et crue. Puisqu’on ne l’aimait plus il allait disparaître, braver l’interdit et se cacher dans les rochers en bord de mer, là-bas tout près, à une centaine de mètres de la maison ! Le soleil comme un œil de lave incandescente commençait à fondre dans la mer calme. Il traversa la place en courant effrayé par le silence de la ville morte. Allongé sur le sol, derrière une dépression de latérite compacte, à ras des rochers, il pleura en silence, dessinant d’un doigt fébrile, bientôt saignant, des motifs sans suite, convulsivement. La nuit s’installa, le ciel d’encre bleue devint plus noir que rage et chagrin jusqu’à ce que la peur le gagne et qu’il n’en puisse plus … Tremblant, terrorisé, il revint vers la place. Aplati contre le mur de l’école maternelle, le tee- shirt collé au corps par l’angoisse, il aperçut du bout d’un œil dont la sueur déformait la vision le ballet flou des voisins qui entouraient sa mère en larmes, les yeux jaunes des jeeps de police qui trouaient l’obscurité, les hommes en grappes qui parlaient à voix forte, les camions de l’armée qui déversaient des soldats casqués, les lueurs des armes agitées, les claquements des ordres brefs. Médusé Achille était partagé entre la crainte d’être repéré et la fierté d’avoir provoqué cet énorme charivari ! Son père qui lui tournait le dos, mû par une intuition soudaine se retourna d’un bloc, son regard bleu acier le transperça comme une lame. Il lui sembla que son cœur s’arrêtait. En un bond le paternel fut sur lui, le crocha fermement, le décollant du sol et l’entraînant dans la lumière acide des phares. Achille volait, il sentait les ondes pétrifiantes de la colère du Pater. Bientôt il fut entouré de femmes larmoyantes qui le serraient et se le passaient comme une peluche. S’extirpant avec peine des mains collantes qui l’absorbaient dans une espèce d’accouchement monstrueux à rebours, il se réfugia dans la colère de son père. Et la danse commença autour de la grande table de la salle à manger. Le ceinturon à la main le père coursait le fils qui filait comme la souris devant le chat. Mais le grand matou finit par gagner. Le premier coup le prit à la cuisse qu’il orna d’une marque écarlate. La boucle lourde de l’épaisse ceinture volait en sifflant, revenait, basse, haute, le frôlait le plus souvent mais parfois le cinglait, visant le charnu de ses fesses fuyantes. Achille à bout de feintes, se retrouva coincé entre la porte qu’il n’avait pas eu le temps d’ouvrir et le lourd bahut familial. Il fut surpris de n’avoir plus peur la course l’avait calmé. Au fond il savait bien que la peur, l’amour et la rage sont des sentiments si proches qu’ils se confondent parfois. Alors il ferma les yeux pour avoir moins peur encore. Et ça se mit à tomber dru ! Cuisses et fesses furent décorées de fleurs sanglantes ! C’est sans doute pour ça qu’adulte il détesterait les tatoos ? Les dents serrées – pas question de pleurer – il reçut large dose. Épuisée la colère de son père cessa comme une bourrasque d’été. Ce fut un instant de silence comme il n’en revécut jamais plus. Un silence mouillé et sec à la fois, glacial et chaud. Chair et cœur en grand écart. La fatigue leur tomba sur le dos, ils se ressemblaient, visages haves, creusés, regards sombres. Le bleu de leurs iris virait à la nuit. Leurs yeux cernés de noir, vacillants, étaient enfoncés dans les orbites comme ceux des cadavres un peu mûrs. Dans la pièce ça sentait l’aigre et le chaud, la colère et la peur.

Ils n’en reparlèrent jamais …

Au soir de son âge, Achille le vénérable revoit la scène en souriant derrière ses yeux clos. Sur l’écran tremblotant, derrière ses paupières, la scène remontée du passé se déroule à nouveau, claire et crue, violente, terrible, comme un amour en creux. C’était justice pense t-il. La peur de perdre le précieux transforme souvent l’amour en rage. Et les combats initiatiques entre vieux mâles et jeunes loups sont toujours tendrement féroces. Il fait noir sur le monde en ce milieu de nuit. Le cuivre qui tombe de sa lampe dessine un cône parfait de lumière vive. Dans son verre Saint Vincent le visite à la sorgue. Il est là, vibration douce, au coeur de ce Morgon qui scintille dans son cristal gracieux. En 2009 au Domaine L.C Desvignes il a donné son sang, cette pivoine qui chatoie dans son berceau liquide de grenat sombre. « La Voûte Saint Vincent » est son nom. Achille sait que ce vin va l’apaiser, que le souvenir douloureux va fondre en lui comme larmes écarlates. Alors il lève le verre et s’y plonge. Les fruits rouges se mettent à chanter leur aria colorée. La framboise, la fraise, mûres et juteuses, dansent sous son nez et mettent en joie ses chémorécepteurs; une pincée d’épices douces accompagne le ballet. Sous la voûte Saint Vincent frétille. Puis le sang du Saint, comme un saint sang profane, rencontre les lèvres d’Achille recueilli et ému. C’est un jus gourmand qui lui remplit la margoulette, sphère joueuse qui roule et répand sa manne de fruits rouges et frais. Les épices douces les exaltent et la réglisse les graisse. En paix, il avale enfin le jus salvateur qui roule dans sa chair pour lui laver le coeur. Là-haut son père sourit, de cet ineffable sourire qu’il aimait tant. Lui reste au palais la caresse douce des tannins mûrs et crayeux comme la main de son père quand il prenait la sienne.

Le miracle de Saint Vincent

Lentement s’accomplit,

Dissolvant tendrement

Le bois noir

De son ancienne croix …

ERÉMODEMPTITRICOCENE.