Littinéraires viniques » Santenay

ACHILLE ET LE TEMPS ARRÊTÉ …

Anonyme. Tag de rue.

 

Vivait en pilotage automatique …

Chatons dans leurs paniers, pompiers au garde-à-vous, bouquets de roses, de lys, de marguerites, chiots larmoyants, les calendriers se succédaient. Achille était encore à l’âge qui n’en prend pas. Et ne se souciait de rien ou presque. Il avait oublié l’accident de voiture, le rictus de la mort déçue, il avait renié sa «méthode», il était redevenu de ceux que l’institution façonne, sa position de franc-tireur n’avait pas tenu longtemps sous les assauts amicaux des «collègues» et des proches. Au fond de sa conscience sourde, quelque part derrière sa nuque, sous l’os, ses idéaux, sa générosité, son besoin d’authenticité, son goût pour la vérité des êtres s’étaient réfugiés pour survivre au ralenti, en apnée. Il n’avait pas pas cru bien longtemps aux niaiseries soixante huitardes, pas plus qu’au stalinisme déguisé, aux chinoiseries du petit livre non plus. Les fleurs, les bouclettes, les combis WW, les « Gardarem lou Larzac », les pétards qui tournent, les « Peace and Love » un peu niaiseux l’avaient laissé indifférent, complètement de marbre lisse et glacé. Cette époque, ou plutôt ces époques qui s’empilaient sans qu’il s’en aperçoive lui donnaient pourtant des joies aiguës. Ces moments forts, intenses, quand le plaisir est au bord de la douleur, quand les larmes sont de souffrance et de joie à la fois, il les trouvaient au cinéma et dans la musique.

Aux guimauves aspartamées qui envahissent les radios, aux Juvet, Sardou, Dalida, Dassin … Achille préfère Le Forestier, Y. Simon et son « Au pays des merveilles de Juliette », Polnareff, Nino Ferrer qui l’emporte au « Sud » et Christophe, même s’il chante faux «Les mots bleus». Mais plus encore, il se bourre les oreilles des riffs flamboyants de Knoepffler, des dentelles de Jethro Tull, du blues saignant de Clapton, des évanescences du Pink floyd, des rythmes de Stevie Wonder, du rock carré de ZZ Top, des subtilités de Police et des plaintes décadentes des Doors. Gainsbourg ce faux dandy, ses concessions au show-biz et ses mélodies souvent «empruntées» le débectent.

Il se réfugie avec délice dans les salles obscures, dans ces ténèbres habitées que perce le faisceau du projecteur. Les silhouettes des spectateurs qui se découpent sur l’écran le fascinent ; rien de plus émouvant qu’une bouclette sombre qui tire-bouchonne au tombé d’une nuque, que la ligne pure d’un cou gracile, que ces mains qui essuient sporadiquement des foules d’yeux embués par l’émotion ; leur présence le rassure, il se sent bien parmi les gens de son espèce, de sa « race », parmi ces humains qui l’entourent, qu’il ne connaîtra jamais, mais qui habillent sa solitude. C’est le riche temps de « La grande bouffe », de « La nuit américaine », des « Valseuses », du « Juge et l’assassin », de « Cet obscur objet du désir », de « Série Noire » et du « Dernier Métro » … autant d’œuvres fortes qui le ravissent et le nourrissent à la fois. Et le maintiennent en vie, à côté de la vie.

Immobile mais attentif Achille mûrit comme une viande au frigo. Une de ces parenthèses apparentes, comme le temps long d’un rien de la vie qui prépare, rabote et polit, aiguise les angles ou les arrondit, lentement, à l’insu même de nos perceptions, trop grossières pour le très subtil des heures, si ralenties qu’elles paraissent arrêtées. A s’être laissé croire que le progrès est dans l’action, les projets, la science, Achille a oublié l’importance de l’ennui, de la contemplation, de la puissance du vide, de la vacuité dans l’évolution de l’être, des bienfaits de la rumination inconsciente. Comme s’il ne savait pas qu’entre les semailles et l’improbable venue de l’épi, passent les nuages, tombe la pluie, chauffe le soleil.

Il faut toujours …

Un beau matin le ciel était vert, l’herbe rouge, il pleuvait du soleil humide, de l’eau salée aussi, tombée de la mer, le bitume jaune de la route des fous reflétait ce spectacle insensé, Achille marchait les mains dans ses chaussures, les Ginkgos Bilobés plantés à l’envers agitaient leurs racines sous le vent qui sourdait du sol, soulevant la terre et les jupes des filles. Chaque mauvaise nuit lui mettait le monde à l’envers, il se disait qu’il le voyait peut-être tel qu’il était vraiment ce foutu monde de merde et que lui seul le savait. C’était vacances d’hiver, il était seul, il ferma les yeux, pointa un doigt sur la carte et prit le train. Sur la promenade en bord de mer, il insulta longuement Proust et Chanel, demandant à l’un de sortir de son plumard, à l’autre de se mettre au tricot mais le vent mangea ses mots que nul n’entendit. Seules les mouettes crièrent et lui chièrent dessus. Le sable humide fouetté par les bourrasques le cinglait à rougir. Il eut bientôt les dents crissantes, les yeux rubis et les oreilles bouchées. Bouche ouverte, il laissa les graines de silice lui gifler les amygdales et hurla en silence son dégoût de Deauville où le hasard l’avait porté. Tous ces visages célèbres, ces hôtels cossus aux yeux fermés par l’hiver défilaient devant lui tandis qu’il arpentait les planches sous les congères de sable accumulé. Par extraordinaire en ces lieux si prisés par tout ce qui conte et compte, il était seul, un survivant dans la ville déserte. Le vent avait arraché les aiguilles des horloges, la pluie fine lissait les paysages que le gris de la brume humide uniformisait. La rage convulsait son visage ravagé, il braillait comme un fou échappé des camisoles, il insultait les hommes, le monde, la vie, appelait la mort, la défiait, qui ne le regardait même pas ! Achille un instant fut au bord de larguer les amarres, de carguer les voiles vers l’empire des fous, de quitter les rivages de la raison, de foncer vers la ligne fine de la mer, là-bas, grise, frangée d’écume, pour marcher sur les vagues, vers l’Atlantide, vers ces êtres merveilleux et leurs villes englouties, y retrouver Platon et Diogène, boire de l’hydromel et se gaver d’encens ! Parler avec les ombres et puiser au tonneau. Sur le sable il se mit à courir, on ne voyait plus à dix mètres, il était vers seize heures, la nuit tombait déjà, seule la mer phosphorait avec la marée. Achille brûlant ne sentait rien du froid humide de ce sinistre Février 1979, il était comme insensible, plus décérébré qu’une grenouille au labo il gueulait des mots qui n’existent pas, crachait sa haine par la bouche du diable, suait sa misère à grosses gouttes odorantes qui lui faisaient face de gargouille, titubait, tombait, se relevait comme un automate aux articulations grippées. Sous le voile gris qui mangeait les reliefs le monde avait perdu sa troisième dimension, un fantôme blanc vêtu de soie moirée scintilla un instant avant de se diluer dans les ombres montantes. Cette vision furtive l’électrisa comme un électrochoc qui le fit tressaillir jusqu’aux os. Natacha ??? Le cri sauvage qu’il poussa déchira si peu la puissance des éléments qu’il lui revint en pleine face. Pétrifié Achille s’arrêta, perdu entre terre et mer. Le monde disparut à ses yeux, il venait de comprendre que le manque de Natacha, emprisonné depuis des années derrière la façade animée de sa vie arrêtée, avait brisé les digues, que la force de vie qui l’habitait se débarrassait de ce cadavre exquis.

Achille tomba à genoux puis sur le sable griffant il se lova, genoux contre poitrine et visage entre les bras.

L’ampoule de la lampe a grillé, la nuit a englouti Achille le désagrégé qui s’est levé en maugréant de son vieux fauteuil. Sans le cône blond qui agite la poussière du passé la magie n’opère pas et dans le verre le vin se tait. La vis de la lampe grince et l’ampoule lui brûle les doigt. Il se rassoit. Dans la nuit plate, seule la virgule de lumière dorée distingue les reliefs de son tout petit monde tiède. Ce soir Achille a le visage décomposé par les vieilles émotions remontées du fond du puits. Dans le verre le vin scintille, alangui dans son joli berceau à long pied. Au travers du cristal épanoui le disque liquide déformé semble noir sur l’eau claire, pâle comme un soleil quand l’hiver est à la glace. La rivière de lumière fauve agite des capes vertes et mouvantes qui ondulent comme des espagnoles au son des guitares et des voix rauques de ventres dans les cabarets de Séville. Il a bien besoin de vie brutale, d’eau qui enchante les sangs après cette douloureuse remembrance et ce « Coteaux sous la roche » 2009, ce Santenay blanc du Domaine Olivier l’a bien aidé quand il a plongé son regard sous sa robe blanche. C’est à ce juste moment qu’il a basculé, quitté la nuit d’aujourd’hui pour les ténèbres d’il y a si longtemps, les obscures douleurs de ce jour blême de vomissure et de fureur.

Maintenant que le souvenir a passé, maintenant qu’Achille sent son pouls se calmer, il ose cueillir le verre par la tige, comme une rose de cristal fragile, y plonger le nez, inspirer longuement, se plonger dans la vigne en fleur, percevoir déjà la fraîcheur du jus, inhaler ces fragrances de fruits blancs, d’agrumes et d’herbes sèches qui lui disent qu’il a eu fait chaud cette année là ! Longuement l’air l’a caressé et le vin s’est ouvert, Achille est remonté libéré des fantômes, le vin l’était aussi. Après les rudesses du passé Achille est tenté de se noyer, mais de plaisir, dans les eaux du vin cette fois. Les yeux clos, il se recueille et accueille en bouche l’onde de ce lac limpide. Sa bouche qui ne demande que ça comme les filles quand elles aiment. Le jus pur lui prend les lèvres, frais comme un lac de montagne, tendu comme la flèche qui cherche le cœur. Puis la matière enfle au palais, plus encore que le courtisan devant son Prince, inonde sa bouche et le plaisir s’installe. Le jus fait le dos rond puis la langue écrase le fruit et le vin repart tout droit comme un Masaï à la danse. Ce jus si frais est cristal en bouche marqué par les épices vives finement réglissées. Bouche vide, Achille sent le vin toujours, qui l’a quitté pourtant, basculant, passée la luette, dans le mystère des profondeurs. L’acidité mûre rechigne à fléchir. Comme l’image d’une lame de fruits tendue dans son écrin calcaire et le sel encore lui lèche les lèvres.

EMOMOTIROCOSENE.

ACHILLE SUR LES AILES GRIFFÉES …

Griffon de plumes et de poils…

 

La nuit du 4 au 5 Juillet 1962 fut interminable …

Les bruits les plus alarmants, comme une peste insidieuse, avaient contaminé la ville, affolé la population. L’indépendance de l’Algérie qui voyait entrer les vainqueurs allait déclencher viols et meurtres. Partout. L’entrée se fit de nuit, à bord de véhicules neufs; les combattants tirés quatre épingles, dont on dira qu’elles avaient été fournies, toutes brillantes par l’Armée Française, défilèrent en rangs désordonnés. Vrai, faux, on ne le sut jamais. Quoi qu’il en ait pu être, ça défila dans la ville toute la nuit sous les exclamations, les hurlements de la population et les « youyou » des femmes en joie. Achille était littéralement incrusté au fond de son lit sous d’épaisses couvertures malgré la chaleur étouffante. De grosses gouttes de sueur avaient détrempé ses draps; dans l’atmosphère épaisse il entendait son père qui tournait en rond dans le vestibule. En presque fin de nuit, au plus fort de l’excitation populaire quand le braillement des voix cassées par l’excès redoublait d’intensité tandis que les aiguës des femmes touchaient à l’hystérie, il se leva à demi asphyxié pour respirer un peu. A petits pas collants et prudents, cheminant, il vit par la porte entrouverte une tâche blanche qu’illuminait la pleine lune. Alors il osa se rapprocher encore pour regarder et vit son père en maillot de corps qui faisait les cent pas devant la porte, revolver en main. Cette vision blême l’inquiéta plus encore. Comme une couleuvre il se glissa entre les draps conglutinants, grelottant et claquant des dents, tête en feu, corps de glace bleue et pieds bouillants. A cet instant il sut qu’il ne reverrait plus jamais Med.

Le lendemain dans l’avion qui le berce il revit cette nuit de peur, de graisse chaude et visqueuse. Il n’ose pas s’appuyer sur l’épaule de son père qui somnole à moitié. Trop grand, trop fier pour accepter le moindre contact, Achille ressent ce 6 Juillet tandis que l’oiseau gris fend le ciel d’azur, la pire des terreurs, l’horrible, la rétrospective, la survitaminée, celle dont l’imagination folle enrichit la réalité vécue des abominations évitées. Une fatigue de plomb en fusion le plonge dans un semi comas douloureux, il ne dort pas, le sait, mais ne peut se libérer de la glu brûlante qui lui congèle les tripes. Dans son rêve éveillé les cadavres s’amoncèlent devant la porte de la maison défoncée, elle pend de travers, dégondée comme une aile cassée. Son père, les yeux injectés de sang noir, défouraille à tout va, dix balles à la seconde. En tête de la foule braillante qui n’en finit pas de mourir Med exhorte les troupes, son regard haineux le fixe, ses lèvres écumeuses bavent des incantations folles, sa peau verte se craquelle, ses bras se desquament et ses dents, comme celles d’un requin renard émergeant des abysses, débordent par paquets hérissés de ses lèvres sanguinolentes. Il brandit à pleine main au dessus de sa tête celle de Marco, livide, exsangue; des asticots grouillants lui rongent déjà les chairs, un corbeau hiératique lui crève les yeux mécaniquement, à coups de bec chuintants.

L’avion a fini par assolir,

Les cauchemars sanglants ont disparu.

Puis le train, voyage interminable. Paris dans le métro odorant; à nouveau les angles ferrés des valises qui écorchent les chevilles, les têtes baissées des fantômes croisés, le silence bruissant de la ville, la promiscuité. Le train encore une fois, tortillard qui se traîne entre les platitudes vertes des champs, les terres noires collantes gorgées d’eau, le chant sourd des roues sur les rails en transe, le sommeil blanc qui ronge les yeux ensablés d’Achille … les arrêts fréquents, le froid humide qui serre les os par les portières ouvertes, le bruit assourdissant des conversations à voix basse. Enfin la ville, l’accueil sous un ciel sans relief, quelques jours à l’hôtel. Les livres dévorés, conscience en berne. Fatigue intense. Désœuvrement et désespoir latent.

On lui avait dit que tout là-haut dans le nord, au ras de la Belgique, ce pays de gaufres au chocolat, c’était le pôle nord, qu’il n’y avait plus d’arbres, qu’au milieu de ce désert gelé et des neiges durcies par le vent glacial ne survivaient que des inuits, que le soleil y avait été banni depuis le commencement des temps. Dire qu’Achille balisait à la pensée d’y vivre serait un euphémisme. Certes au sortir du train le ciel ombrageux charriait de lourds nuages de mercure fondu qui lâchaient des averses courtes mais drues. Pourtant l’architecture cubique de cette ville marquée par le syndrome du blockhaus, rasée pendant la dernière « grande » guerre, le rassura. Il pouvait voir le ciel. Sur la place centrale sur son piédestal le Corsaire du roi Louis XIV, levait haut le sabre et semblait indestructible. Il l’était d’ailleurs, lui seul avait échappé aux bombardements massifs de 1940 en montrant du bout de son sabre le chemin vers l’Angleterre. Achille, sans trop savoir pourquoi, fut rassuré par le bronze épais vert de grisé par le temps.

Très vite il emménagea dans une cité naissante. D’interminables rangées de grands parallélépipèdes de béton brut percés de fenêtre identiques, posés au milieu de l’argile grasse des champs, ne cessaient de s’aligner, sinistres. Comme des cages à lapin empilées. Il fallait même passer sur une planche étroite de bois de chantier, glissante et peu stable, pour accéder aux bâtiments ; les entrées n’étaient même pas fermées. Entre les immeubles numérotés des jardins de terre lourde, sans arbres et sans âmes, bâclés à la hâte piqués d’arbustes grêles prêts à crever … L’hiver 61-62 fut long, terrible, la glace ne quittait pas les routes, le port fut entièrement gelé et la banquise mangea la mer sur plus de trois cent mètres. Mais point de pingouins !

Dans la nuit noire, Achille, solitaire et silencieux au milieu des autres, attendait tous les matins dans un abri bus de fortune le bus tressautant qui le conduisait au lycée. Recroquevillé comme un corps sans membres sur un siège de plastique glacé il n’arrivait pas à se réchauffer; autour de lui les lycéens insouciants riaient. Jamais plus qu’en ces moments là il ne connut sensation aussi mortifère, comme s’il contemplait un monde inconnu qui ne le voyait pas. Dans ce bus brinquebalant qui l’emportait tous les jours, dans cette obscurité froide peuplée de jeunes âmes en joie apparente, Achille face à ces masques de chair qui faisaient mine d’être complices comprit que la vie n’était que solitudes faussement agrégées. Dans les moments les plus intimes, dans les joies comme dans les rires les plus complices il serait toujours terriblement seul, la frontière de peau fragile qui le séparait des autres resterait à jamais infranchissable.

Au blanc de cet hiver sidérant lui restait la chasse. Armé de sa carabine à plomb il traquait la grive sur la neige dure, grattait la croûte épaisse, semait quelques miettes de pain, attendait lâchement à faible distance derrière une congère figée, puis tirait les oiseaux maigrelets et affamés. A chaque oiseau tué, les ombres remontaient lentement; les oiselets innocents payaient le prix de sa solitude désemparée. Les vexations endurées et le sentiment confus de sa vie d’éternel itinérant déclenchaient, venus de fond de son inconscient, d’irrépressibles élans de sauvagerie. Découvrant les joies délétères de sa nature primaire il en vint à se faire peur. Les scènes de violence aveugle, de cruauté des hommes en ces temps de folies meurtrières qu’il avait traversés et subis, avaient ouvert en lui des espaces inconnus. Comme si le massacre des oiseaux innocents réactivait en accéléré ce qui l’avait durement ébranlé. Ces premières nuits septentrionales étaient peuplées de cauchemars rouges, d’odeurs métalliques, d’images de viandes crues lacérées, de visions de tripes dégoulinantes. Rien ni personne ne pouvait l’aider, muet comme un animal qu’on égorge il n’en parlait jamais. A qui d’ailleurs aurait-il pu se confier ? Cela dura quelques mois avant qu’il ne s’ébroue.

De la fenêtre de sa chambre il voyait et même guettait une petite bouclée timide qui attendait tous les matins le bus avec lui. Sans un mot jamais elle fuyait les regards et ne répondait pas aux apostrophes grossières des lycéens. Sa chambre était juste en face de la sienne, à moins de cinquante mètres; il passait des heures à l’attendre, espérant. Elle finit par remarquer son manège et s’en vint plus souvent à sa fenêtre, immobile, lui donner à la voir. Le matin elle ne levait toujours pas les yeux. Parfois entre ses boucles rousses pâles il croyait voir se dessiner un demi sourire, furtif comme un battement de paupière. Le temps passant l’hiver se désagrégeait à mesure que son cœur fondait. Elle venait de plus en plus souvent dialoguer en silence, légère vêtue et bougeait parfois la tête. Ses cheveux drus l’auréolaient. Il aimait ça. Parfois les larmes lui venaient aux yeux. Sans qu’il le sache, Annie le soignait de ses dévastations intérieures. C’était comme un beurre doux qui adoucissaient ses plaies quand il l’apercevait dans son petit corsage rose à fines bretelles. Il dessinait sur sa peau pâle les tâches de rousseur qu’elle ne lui montrait pas, s’étonnait de la gracilité de ses attaches, s’extasiait devant ses menus seins pointus aréolés de rose tendre. L’imagination d’Achille se riait des barrières de tissu ! Des heures durant il voyageait sur la nuit laiteuse de sa peau, naviguant entre les galaxies d’étoiles rousses qui la piquetaient. Un matin clair de la fin du printemps 62 il lui dit sous l’abri bus, la bouche au ras de ses boucles de feu doux : « J’aime planer la nuit sur ta peau de lait entre les constellations de tes grains d’automne … ». La tête d’Annie ploya plus encore qu’à l’habitude, mais entre ses mèches torsadées il eut le temps de voler à l’angle rond de son cou la flamme d’une émotion mal maîtrisée. Elle ne se retourna pourtant pas. Le soir de ce jour audacieux, alors qu’il se reprochait derrière sa fenêtre ces mots qui lui avaient échappé, elle apparut à la fenêtre d’en face, comme une fée. Achille se figea de peur de la voir disparaître. Un moment long comme une plainte muette s’écoula, avant que d’un geste lentissime, elle laisse glisser l’un après l’autre les fins cordons de sa blouse légère. Nue jusqu’à la taille elle ne bougea plus. Trop loin pour la détailler vraiment, Achille, par les yeux de l’amour, caressa d’un cil très doux les petites pommes pâles de ses seins. Les fantômes de ses doigts franchirent l’espace et se promenèrent sur la ligne pure de ses épaules, glissèrent sur ses clavicules de moinelle et s’enroulèrent autour de ses mamelons de soie. L’extase s’éternisa. Une interminable minute au moins. Puis, levant les bras, les seins tremblants, émus et palpitants, elle tira les rideaux sur le soleil levant de sa beauté tandis qu’à l’horizon de béton des blocs le soleil rouge de plaisir disparaissait. La nuit passa, Achille yeux grands ouverts et reins en feu fit un voyage odorant sur les ailes bruissantes d’un grand Griffon blanc. Haut, très haut sous le ciel de suie du cosmos grand ouvert il planait dans le silence éternel de l’espace qui ne l’effrayait pas. Accroché au cou pelucheux de l’hippogriffe il regardait sous lui, se régalant du doux dos d’albe luminescent de son amour diapré de minuscules points de rouille duvetés. Comme un Pollock délicat. Le long de cette sorgue qui n’en finissait plus il connut l’extase de l’âme plus que des sens et pleura les larmes douces du bonheur entraperçu …

Dans la boule de cristal grenat moirée de rose, Achille le sénescent est tombé sur l’églantine à peine éclose de cette émotion ancienne qu’il croyait avoir oubliée. Par extraordinaire la nuit est pleinement silencieuse, le cristal s’est fait Graal qui lui a donné l’ubiquité. Et le voici qui nage dans l’eau pure de ce Santenay « Les Charmes » 2008 du Domaine Olivier. Un vin de vénusté qui enchante ses narines quand il se penche. Brassées de fruits sous la rosée du matin au creux d’équilibre de la nuit quand l’éclat de sa lampe de bureau illumine le vin. Framboises, fraises, cerises mûres, ronces, cuir, en corbeille d’épices douces l’envoûtent de leurs notes légères et font la ronde dans son esprit las. Lentement elles l’éveillent au plaisir à venir. Comme « L’Empereur » de Beethoven qu’il écoutait à fond entre deux déhanchements de Presley, jadis. Se pourrait-il qu’en bouche le vin lui donne un baiser ? La lueur dorée de la lampe a transmuté la rose baccarat en rubis rutilant, au moment même où le jus roule dans sa bouche offerte à l’embrassade timide qu’il n’a pas connue. Le toucher crayeux qui lui dilate les papilles l’émeut quand le vin s’enroule en fraîcheur épicée autour de sa langue, enfle et déverse l’acidité mûre de ses fruits turgescents. Puis l’étreinte s’allonge en salive et jus entrelacés qui lui embrasent la bouche. C’est un moment d’union totale et parfaite. Mais un peu de l’amertume des regrets s’y mêle, comme si l’été finissant n’avait pu prendre le temps de placer au cœur des baies toute la tendresse qu’il sentait alors monter pour Annie en véraison … Bouche close comme son passé perdu Achille savoure longuement les tannins de fruits crayeux qui lui tapissent le palais.

Sous les strates empilées

De terre rousse

Et de calcaire blanc,

Annie à jamais dissoute

Dans les plis de l’oubli,

Sourit …

ENOSMOTALTIGIQUECONE.