Littinéraires viniques » Ludovico Einaudi

ACHILLE, AU PARVIS S’EST PROMENÉ …

Bougereau OrestesW. Bouguereau. Oreste.

 

Achille a décidé de se bouger un peu …

De sortir de cet enfermement dans lequel, il le sent, il se complaît un peu beaucoup. Allez c’est dit, plus que décidé, il bougera ce week-end, osera s’aventurer plus loin qu’à la périphérie du cocon, il prendra le train, affrontera les foules affairées, il goûtera la présence absente des citadins, oui, à Paris, s’y perdre un peu, se gaver de bruits, d’odeurs et de couleurs, noyer sa solitude dans le grand lac des destins qui s’ignorent, couler ses pas dans les rails des sacs de peaux en représentation, regards tendus vers les horizons absents, surfaces lisses, intouchables.

De l’institut à la gare, quelques minutes qui font vite une heure, à tergiverser, à rebrousser chemin, à repartir, à hésiter, à geindre en silence, à compter ses pas. Le quai, enfin. Achille s’est appuyé contre un mur, à côté d’un banc vide, c’est l’heure d’après le rush du matin, après que la foule somnolente s’est engouffrée dans les entrailles, dans la ferraille, entre les portes, agglutinée, s’est fourrée, farce composite, dans les anneaux du lombric. Sous le soleil, les rails brillent, et les reflets coruscants lui brûlent les yeux qu’il a à demi fermés. Pendant, qu’à Montparnasse, le vers luisant chie sa bouillie multicolore, Achille, patient, attend le suivant. Il compte les mégots, tête basse, tous freins serrés pour ne pas repartir. Quelques capuches en grappes, avec des mains qui bougent, poussent des cris rauques, ricanent, se séparent, se bousculent, puis se reforment en jetant des regards alentours, les yeux comme des crochets, en quête de regards à pouvoir provoquer. Mais ne voient pas Achille enfoncé dans son mur, des mégots plein les yeux, qui tremble en douce, de peur et d’exaltation, à rejeter la mort au loin, vers les capuches, sombres comme les enfants de la camarde. Une casquette, tête de mort au front, visière basse, s’est approchée de lui à le frôler, l’odeur brutale, celle des hormones accumulées, aigries par une peau mal lavée, le frappe en plein plexus, Achille n’a pas bronché, a empêché sa trouille de sourdre, d’alerter l’odorat sous la visière, de prévenir le reptilien sous le cortex du crâne épais qui lui fait face. Une main se lève vers lui, griffue, menaçante, accompagnée de mots rauques qu’il ne comprend pas, écoutilles closes, fesses serrées, il ne bouge pas. La main s’agite, puis d’un coup sec, insultant, le frappe négligemment, dominatrice, sûre d’elle, de son pouvoir. Dans les yeux d’Achille, les yeux bleus de l’enfant se sont ouverts plein d’une rage immédiate, mortelle, incontrôlable, qui envoie le genou gauche d’Achille, s’écraser d’un coup vif, précis, si rapide que personne ne l’a vu, dans ce bas ventre naïvement offert, comme une invitation. Casquette sursaute puis se replie sur lui même, sans un cri, souffle coupé, avant de tomber à genoux, les deux mains serrées sur ses couilles meurtries. Remontées au ras des dents. Casquette a vomi. Dans la chaleur du soleil, les roues du train ont crissé longuement, Achille a sauté dans un wagon, les capuches entourent Casquette qui hurle enfin. Les portes se referment en chuintant. Le ver de fer a filé. Les capuches, en mal de vengeance, courent. En vain. Lumbricus leur montre son cul …

La dernière marche du train descendue, Achille est happé par la fourmilière. Pressé, il doit se mettre au rythme de la file qui file, fluide et compacte à la fois, vers le bout du quai. Alors il se colle au premier pylône croisé, et laisse se tarir le flot. Quelque peu oppressé, il se concentre sur sa respiration, qu’il met en mode abdominal, à longues goulées profondes. Ça pue l’air stagnant, chargé d’odeurs, lourdes comme des femmes harassées, parfums fanés de jambes gonflées, de vêtements souillés, d’œstrogènes artificiels, de beautés factices, de fesses irritées, et de prurit congestifs. Fragrances épaisses aussi, de poussière grasse, de plastique chaud, de sièges écrasés par tous les culs du monde, de sueurs froides, d’aisselles humides, de graisse figée, qu’exhalent les bouches ouvertes des machines à l’arrêt. Mais ces odeurs de vie en marche forcée lui plaisent, ça sent les destins qui se croisent sans se voir, les amours ratées pour un métro à prendre, les remugles de Verdi sans la musique, le requiem sans Fauré, ça pue le pot de déconfiture. Achille s’en gave au ras du cœur, au bord des lèvres, jusqu’à n’en plus pouvoir. Un instant le quai se vide, juste avant qu’une autre fournée n’arrive d’un enfer périphérique, qu’une autre coulée de lave humaine ne recouvre le pavé. Alors il lâche son pylône et court vers la lumière qui pointe son mercure fondu, au fond là-bas, vers la sortie.

Achille marche depuis des heures, le longs des boulevards encombrés qui se ressemblent, monotones et sans limites, c’est la deux cent cinquantième rue qu’il traverse, au mépris des feux, comme s’ils n’étaient pas tricolores, agressé par les klaxons indignés des agités dans leurs caisses métalliques, roulant au plus vite, occupés à sauver le monde d’un désastre imminent. Montparnasse, Saint Michel n’en finissent pas. Achille ne regarde même pas les voitures, il avance d’un bon pas et compte les croisements. Au hasard, après avoir traversé la seine et continué tout droit, il laisse Sébastopol, bifurque sur sa droite et débouche du côté de Beaubourg, par Rambuteau. Les petites rues adjacentes lui plaisent et le retiennent dans un périmètre restreint. A deux pas de là, le brouhaha du plateau de Beaubourg lui parvient. Percussions, flûte en volutes passagères, cordes diverses le bercent et l’attirent. Alors Achille part à la dérive, tire plusieurs bords, au gré des notes, rebondit de vitrines en échoppes, se laisser bercer par les blanches, ensorceler par les noires, captiver par les croches, les trilles qui traversent l’espace comme des arcs-en-ciel, aux couleurs douces ou rutilantes, selon. C’est comme un labyrinthe complexe qu’il parcourt, à l’oreille, envoûté, l’esprit en berne, il avance à l’intuition, au mystère, il ne touche plus terre, il vole entre deux espaces, entre rêve et réalité, à demi inconscient, sa conscience sourde à la barre. Et débouche sur le parvis de Beaubourg qui n’est pas Notre-Dame. Sur la pente qui descend vers la cathédrale douteuse, aux tours de fer-blanc et d’altuglas, bateleurs à dreadlocks, jongleurs maigres, haridelles en extase, groupes d’illuminés aux sourires doux, acrobates incertains, hercules à bretelles, gratteurs de cordes à linge s’en donnent et se donnent. L’air est doux, ça sent le graillon et la frite chaude, le kebab et la bière tiède, les promeneurs, chalands, marie-salope en pause, clopes tirées à longues bouffées, aux bouts plus rouges que les glands qu’elles ont branlés, tout un monde d’humains à l’arrêt, déambule, écoute, s’arrête, se déhanche en cadence, quelques couples s’embrassent à bouche que veux-tu dans l’indifférence générale. La vie, cette garce, les réunit un instant, solitudes agrégées, apparentes proximités. Entre eux s’étendent les déserts béants des indifférences, seul les baladins les rapprochent, le temps que leurs notes cristallines, leurs feux éphémères, se dissolvent, s’éteignent. Leurs regards ne se voient pas, ne se sourient pas, leurs paroles pourrissent au fond de leurs gorges sèches, seule la mort, sublime pute aux fards éclatants, les réunira, à temps, pour longtemps, sans qu’il s ne sachent jamais qu’ils ont crevé ensemble.

A l’écart, Achille ne voit que des dos qui lui racontent leurs histoires, il imagine, riant en silence, les faces de ces dos, leurs visages, leurs corps dénudés, ces flopées de bites qui pendent dans leurs culottes plus ou moins sales, ces armées de chattes déplumées, rasées, fermées comme des grottes tristes, fendues par les soies, les cotons, tous ces petits bateaux qui voguent sur l’océan des pisses déversées au cours des ans, sur les mares molles des merdes douloureusement chiées. Comme un camaïeu de tons bruns, comme les feuilles qui s’entassent à l’automne sous leurs pieds innocents. Achille a ri, soudain, d’un rire perlé, comme des pets de lumière noire, sous le soleil dru.

Son rire se casse d’un coup, lui bloque la gorge, il étouffe, cherche l’air longuement, le ciel rougit, le pavé verdit, son estomac se révulse, il vomit à l’intérieur, la bile lui déchire le ventre, c’est comme une dague effilée qui lui perce les tripes, comme un Groenland qui lui glace le cœur, tout s’assombrit, il s’écoute et s’entend mourir, ses jambes mollissent. Puis l’air siffle entre ses muqueuses bloquées et afflue, ses yeux s’ouvrent à demi, les couleurs s’apaisent, le monde redevient triste, bien plus sombre encore que la minute d’avant son étouffement. C’est qu’entre une blonde bouclée et un crâne tondu, furtivement il a cru apercevoir, le temps de sa mort ratée, un profil émouvant, florentin, une tête baissée sur un oud, et cette aigue-marine qui luit comme une escarboucle au coin de son œil, et ne le voit pas …

 Et il a regretté,

A pleuré,

De tout son corps,

De n’être pas mort …

Achille le dispersé peine à se rassembler. Son regard est encore là-bas, jadis, accroché aux arabesques vénitiennes, à ces boucles menues, lianes perdues à la courbe de ce cou gracile, il caresse de sa pupille désemparée les ellipses gracieuses de ce corps-à-corps perdu, foutu. Pourtant sous ses mains étalées, il sent le grain poli de son vieux cuir, de cette patine de bronze luisant qui recouvre le présent de son bureau. Ses doigts se crispent, il s’extirpe de son putain de passé comme une pieuvre de son rocher. Une vision qu’il redoutait, qui l’a rattrapé au coin de cette nuit, pleine de lune, tant pleine à interdire la nuit ! Il aimerait à cet instant pendre au gibet, pourrir, balancer sous le poids des corbeaux affamés, rire de toutes ses dents cassées sous ses lèvres tuméfiées, arrachées, sanglantes, et que son haleine putride plus figée encore, empuantisse les mondes ! Mais non, il est toujours là, ratatiné sous la lumière éclatante de sa lampe neuve, à croire à l’éclosion de ce qui couve en lui depuis des années qu’il a passées à ne pas savoir qu’un jour, une nuit peut-être, une mouette huppée, seule de sa race, aux ailes immenses, amerrirait, gracieuse, rémiges frétillantes, sur la piste vierge de son cœur extasié. Que de ses pattes palmées, elle grifferait, si douce et si sauvage, la surface lisse de ses eaux pacifiées. Et poserait son ventre de duvet léger sur le sien, fatigué. Alors, il a tourné les yeux, oublié un instant le passé, désiré le futur, a saisi d’une main ferme la tige de son cristal brillant, s’est perdu sous la robe ensoleillée de ce vin délicat, a levé la coupe fraîche à son nez en attente, a respiré les parfums délicats des fleurs qui le ravissent, les fruits mûrs et charnus, la dentelle de naphte qui les exaltent, et porté à ses lèvres la chair légère, grasse et ronde de cette Petite Arvine du Domaine des Crêtes, sis en Val d’Aoste, née en cette année 2005, généreuse et si fine. Et ce vin l’a longuement caressé, s’est déployé jusqu’aux confins de son palais, a roulé sur sa langue, n’a plus fini de lui donner, encore et encore, à goûter au plaisir sans fin de son jus racé. Puis le vin a basculé, lui laissant aux papilles, interminablement, la trace accrochée de sa terre crayeuse, réglisse subtile, à peine salée …

 Oiselle tremblante,

Sous ta peau

D’albâtre,

Tes plumes

Précieuses,

Indécise,

Viens t-en,

Enfin …

 

EENMOATTITENCOTENE.

ACHILLE ET LE TEMPS ARRÊTÉ …

Anonyme. Tag de rue.

 

Vivait en pilotage automatique …

Chatons dans leurs paniers, pompiers au garde-à-vous, bouquets de roses, de lys, de marguerites, chiots larmoyants, les calendriers se succédaient. Achille était encore à l’âge qui n’en prend pas. Et ne se souciait de rien ou presque. Il avait oublié l’accident de voiture, le rictus de la mort déçue, il avait renié sa «méthode», il était redevenu de ceux que l’institution façonne, sa position de franc-tireur n’avait pas tenu longtemps sous les assauts amicaux des «collègues» et des proches. Au fond de sa conscience sourde, quelque part derrière sa nuque, sous l’os, ses idéaux, sa générosité, son besoin d’authenticité, son goût pour la vérité des êtres s’étaient réfugiés pour survivre au ralenti, en apnée. Il n’avait pas pas cru bien longtemps aux niaiseries soixante huitardes, pas plus qu’au stalinisme déguisé, aux chinoiseries du petit livre non plus. Les fleurs, les bouclettes, les combis WW, les « Gardarem lou Larzac », les pétards qui tournent, les « Peace and Love » un peu niaiseux l’avaient laissé indifférent, complètement de marbre lisse et glacé. Cette époque, ou plutôt ces époques qui s’empilaient sans qu’il s’en aperçoive lui donnaient pourtant des joies aiguës. Ces moments forts, intenses, quand le plaisir est au bord de la douleur, quand les larmes sont de souffrance et de joie à la fois, il les trouvaient au cinéma et dans la musique.

Aux guimauves aspartamées qui envahissent les radios, aux Juvet, Sardou, Dalida, Dassin … Achille préfère Le Forestier, Y. Simon et son « Au pays des merveilles de Juliette », Polnareff, Nino Ferrer qui l’emporte au « Sud » et Christophe, même s’il chante faux «Les mots bleus». Mais plus encore, il se bourre les oreilles des riffs flamboyants de Knoepffler, des dentelles de Jethro Tull, du blues saignant de Clapton, des évanescences du Pink floyd, des rythmes de Stevie Wonder, du rock carré de ZZ Top, des subtilités de Police et des plaintes décadentes des Doors. Gainsbourg ce faux dandy, ses concessions au show-biz et ses mélodies souvent «empruntées» le débectent.

Il se réfugie avec délice dans les salles obscures, dans ces ténèbres habitées que perce le faisceau du projecteur. Les silhouettes des spectateurs qui se découpent sur l’écran le fascinent ; rien de plus émouvant qu’une bouclette sombre qui tire-bouchonne au tombé d’une nuque, que la ligne pure d’un cou gracile, que ces mains qui essuient sporadiquement des foules d’yeux embués par l’émotion ; leur présence le rassure, il se sent bien parmi les gens de son espèce, de sa « race », parmi ces humains qui l’entourent, qu’il ne connaîtra jamais, mais qui habillent sa solitude. C’est le riche temps de « La grande bouffe », de « La nuit américaine », des « Valseuses », du « Juge et l’assassin », de « Cet obscur objet du désir », de « Série Noire » et du « Dernier Métro » … autant d’œuvres fortes qui le ravissent et le nourrissent à la fois. Et le maintiennent en vie, à côté de la vie.

Immobile mais attentif Achille mûrit comme une viande au frigo. Une de ces parenthèses apparentes, comme le temps long d’un rien de la vie qui prépare, rabote et polit, aiguise les angles ou les arrondit, lentement, à l’insu même de nos perceptions, trop grossières pour le très subtil des heures, si ralenties qu’elles paraissent arrêtées. A s’être laissé croire que le progrès est dans l’action, les projets, la science, Achille a oublié l’importance de l’ennui, de la contemplation, de la puissance du vide, de la vacuité dans l’évolution de l’être, des bienfaits de la rumination inconsciente. Comme s’il ne savait pas qu’entre les semailles et l’improbable venue de l’épi, passent les nuages, tombe la pluie, chauffe le soleil.

Il faut toujours …

Un beau matin le ciel était vert, l’herbe rouge, il pleuvait du soleil humide, de l’eau salée aussi, tombée de la mer, le bitume jaune de la route des fous reflétait ce spectacle insensé, Achille marchait les mains dans ses chaussures, les Ginkgos Bilobés plantés à l’envers agitaient leurs racines sous le vent qui sourdait du sol, soulevant la terre et les jupes des filles. Chaque mauvaise nuit lui mettait le monde à l’envers, il se disait qu’il le voyait peut-être tel qu’il était vraiment ce foutu monde de merde et que lui seul le savait. C’était vacances d’hiver, il était seul, il ferma les yeux, pointa un doigt sur la carte et prit le train. Sur la promenade en bord de mer, il insulta longuement Proust et Chanel, demandant à l’un de sortir de son plumard, à l’autre de se mettre au tricot mais le vent mangea ses mots que nul n’entendit. Seules les mouettes crièrent et lui chièrent dessus. Le sable humide fouetté par les bourrasques le cinglait à rougir. Il eut bientôt les dents crissantes, les yeux rubis et les oreilles bouchées. Bouche ouverte, il laissa les graines de silice lui gifler les amygdales et hurla en silence son dégoût de Deauville où le hasard l’avait porté. Tous ces visages célèbres, ces hôtels cossus aux yeux fermés par l’hiver défilaient devant lui tandis qu’il arpentait les planches sous les congères de sable accumulé. Par extraordinaire en ces lieux si prisés par tout ce qui conte et compte, il était seul, un survivant dans la ville déserte. Le vent avait arraché les aiguilles des horloges, la pluie fine lissait les paysages que le gris de la brume humide uniformisait. La rage convulsait son visage ravagé, il braillait comme un fou échappé des camisoles, il insultait les hommes, le monde, la vie, appelait la mort, la défiait, qui ne le regardait même pas ! Achille un instant fut au bord de larguer les amarres, de carguer les voiles vers l’empire des fous, de quitter les rivages de la raison, de foncer vers la ligne fine de la mer, là-bas, grise, frangée d’écume, pour marcher sur les vagues, vers l’Atlantide, vers ces êtres merveilleux et leurs villes englouties, y retrouver Platon et Diogène, boire de l’hydromel et se gaver d’encens ! Parler avec les ombres et puiser au tonneau. Sur le sable il se mit à courir, on ne voyait plus à dix mètres, il était vers seize heures, la nuit tombait déjà, seule la mer phosphorait avec la marée. Achille brûlant ne sentait rien du froid humide de ce sinistre Février 1979, il était comme insensible, plus décérébré qu’une grenouille au labo il gueulait des mots qui n’existent pas, crachait sa haine par la bouche du diable, suait sa misère à grosses gouttes odorantes qui lui faisaient face de gargouille, titubait, tombait, se relevait comme un automate aux articulations grippées. Sous le voile gris qui mangeait les reliefs le monde avait perdu sa troisième dimension, un fantôme blanc vêtu de soie moirée scintilla un instant avant de se diluer dans les ombres montantes. Cette vision furtive l’électrisa comme un électrochoc qui le fit tressaillir jusqu’aux os. Natacha ??? Le cri sauvage qu’il poussa déchira si peu la puissance des éléments qu’il lui revint en pleine face. Pétrifié Achille s’arrêta, perdu entre terre et mer. Le monde disparut à ses yeux, il venait de comprendre que le manque de Natacha, emprisonné depuis des années derrière la façade animée de sa vie arrêtée, avait brisé les digues, que la force de vie qui l’habitait se débarrassait de ce cadavre exquis.

Achille tomba à genoux puis sur le sable griffant il se lova, genoux contre poitrine et visage entre les bras.

L’ampoule de la lampe a grillé, la nuit a englouti Achille le désagrégé qui s’est levé en maugréant de son vieux fauteuil. Sans le cône blond qui agite la poussière du passé la magie n’opère pas et dans le verre le vin se tait. La vis de la lampe grince et l’ampoule lui brûle les doigt. Il se rassoit. Dans la nuit plate, seule la virgule de lumière dorée distingue les reliefs de son tout petit monde tiède. Ce soir Achille a le visage décomposé par les vieilles émotions remontées du fond du puits. Dans le verre le vin scintille, alangui dans son joli berceau à long pied. Au travers du cristal épanoui le disque liquide déformé semble noir sur l’eau claire, pâle comme un soleil quand l’hiver est à la glace. La rivière de lumière fauve agite des capes vertes et mouvantes qui ondulent comme des espagnoles au son des guitares et des voix rauques de ventres dans les cabarets de Séville. Il a bien besoin de vie brutale, d’eau qui enchante les sangs après cette douloureuse remembrance et ce « Coteaux sous la roche » 2009, ce Santenay blanc du Domaine Olivier l’a bien aidé quand il a plongé son regard sous sa robe blanche. C’est à ce juste moment qu’il a basculé, quitté la nuit d’aujourd’hui pour les ténèbres d’il y a si longtemps, les obscures douleurs de ce jour blême de vomissure et de fureur.

Maintenant que le souvenir a passé, maintenant qu’Achille sent son pouls se calmer, il ose cueillir le verre par la tige, comme une rose de cristal fragile, y plonger le nez, inspirer longuement, se plonger dans la vigne en fleur, percevoir déjà la fraîcheur du jus, inhaler ces fragrances de fruits blancs, d’agrumes et d’herbes sèches qui lui disent qu’il a eu fait chaud cette année là ! Longuement l’air l’a caressé et le vin s’est ouvert, Achille est remonté libéré des fantômes, le vin l’était aussi. Après les rudesses du passé Achille est tenté de se noyer, mais de plaisir, dans les eaux du vin cette fois. Les yeux clos, il se recueille et accueille en bouche l’onde de ce lac limpide. Sa bouche qui ne demande que ça comme les filles quand elles aiment. Le jus pur lui prend les lèvres, frais comme un lac de montagne, tendu comme la flèche qui cherche le cœur. Puis la matière enfle au palais, plus encore que le courtisan devant son Prince, inonde sa bouche et le plaisir s’installe. Le jus fait le dos rond puis la langue écrase le fruit et le vin repart tout droit comme un Masaï à la danse. Ce jus si frais est cristal en bouche marqué par les épices vives finement réglissées. Bouche vide, Achille sent le vin toujours, qui l’a quitté pourtant, basculant, passée la luette, dans le mystère des profondeurs. L’acidité mûre rechigne à fléchir. Comme l’image d’une lame de fruits tendue dans son écrin calcaire et le sel encore lui lèche les lèvres.

EMOMOTIROCOSENE.