Littinéraires viniques » Mahler

ACHILLE EST UN PETIT LAPIN …

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Landonne est en stage …

Pas de rendez-vous, cette semaine. Rien que le quotidien du pavillon. Olivier dans son bocal enfumé, comme un hareng gras qui jamais ne se dessèche, ravagé par la graisse et le tabac, qui rumine, psalmodie ses cantates étranges, occupé tout le jour à combattre les démons menaçants de ses rêves noirs, archange flamboyant face aux forces obscures de son imagination en délire, boudiné dans ses vêtements collant de crasse, de sueur et de suint accumulés, son gros cul souillé qui lâche ses eaux odorantes, et parfois même, quand un sourire béat illumine ses lèvres grasses, défèque de gros paquets de merde épaisse qu’il écrase en se tortillant voluptueusement sur le divan pourri, que les nettoyages quotidiens aux détergents puissants, que les filles de salle utilisent à grands coups de brosses à poils durs, n’arrivent jamais à désodoriser, Olivier s’étale, occupe la scène comme un pacha obscène. ACHILLE assis tout à côté de lui, sur un fauteuil à la toile élimée par les culs des foutringues qui se sont succédé au fil des ans à ruminer leurs misères, l’écoute, fasciné par la beauté lumineuse de cet être au visage diabolique. Ses longs ongles pointus virevoltent au bouts de ses énormes serres maigres, comme des épines empoisonnées, ses mains puissantes jaunies par la nicotine dessinent dans l’air d’étranges arabesques ésotériques, il bave généreusement de grosses bulles de salive jaune, entre lesquelles ses mots se graissent, et coulent de sa bouche comme des mantras gluants. De temps à autre, Achille acquiesce, Olivier rit à se déboîter la mâchoire et repart de plus belle, à cracher ses consonnes gutturales et ses voyelles liquoreuses. Le temps se fige. Parfois, sous ses paupières closes, les monstres d’Olivier grimacent, mais leurs yeux immenses, jaunes et aveuglants, aux pupilles fendues, ne l’effraient pas. Olivier veille, il se lève, tonitrue, et les monstres se dissolvent dans la gelée du temps suspendu.

 Élisabeth volette comme un papillon mourant, trottine, s’assied, ouvre, referme trois fois son baise-en-ville rouge, quémande une clope, ramasse un mégot, l’enfourne dans son fourre-tout fatigué, se rassied, recommence son manège des heures entières, ne se lassant jamais. Son rituel la rassure. Quand elle aperçoit Achille au sortir de sa chambre, elle claudique vers lui, à tomber, le croche par un bras, l’entraîne vers le vieux banc près de l’entrée, et se colle contre lui, lui raconte son frère, son père, qui vont venir la chercher, le temps de deux respirations, le taxe d’un cigarillo, puis s’envole vers d’autres aventures, mille fois répétées, en couinant de plaisir. Elle a tracé son chemin, avec ses pauses, ses conversations, ses repères, une contre-allée, à l’écart des conventions humaines, qu’elle arpente immuablement, le royaume dont elle est la reine incontestée, que nul, jamais ne lui volera.

Le soir, avant le coucher, Achille s’astreint à jouer au tarot, impossible d’y couper, ses comparses l’attendent et s’exclament, joyeux, quand il arrive en traînant les pattes. Les cartes tournent, les tours se se succèdent, les points s’amassent, ça crie, ça s’énerve pour de faux, ça fait comme si ça vivait. Achille s’efforce, mais le cœur n’y est pas, et cet autre rituel, qui le rassurait il y a encore peu, ne suffit plus à calmer l’angoisse qui le tord à la pensée de la nuit prochaine, aux affres qui vont lui manger son sommeil, aux rêves qui vont se succéder, comme les giboulées glacées qui cinglent les fenêtres noires du pavillon, au travers desquelles les lueurs jaunes des lampadaires, clignotants sous les bourrasques, lui rappellent les yeux terrifiants des monstres d’Olivier, et les gouffres effrayants à venir.

Ils ont tous avalé leurs médocs, Achille en a planqué la moitié entre joues et gencives, les cerbères ont refoulé les camés dans leurs chambres, le pavillon « C » plonge dans le noir. Emmitouflé dans une robe de chambre, Achille cuit sous ses couvertures en attendant le voyage éprouvant qu’il redoute chaque soir. Et Landonne qui fait sa belle en stage, cette garce l’a abandonné !!!

L’enfant est assis sur la table de la cuisine, la cuisinière à charbon ronfle sous le vent fort d’hiver, à ses pieds, Mickey, étalé de toute sa fourrure épaisse, ronronne, et le bambin babille en le montrant du doigt. Assis sur une chaise, son père lui fait face, le visage tendre et souriant à la hauteur du sien. Ses paroles douces sont murmurées, et le son de sa voix grave et mélodieuse berce le mioche, qui l’écoute attentivement en fronçant son petit nez. Il n’a pas deux ans, commence à saouler son monde avec son baragouin, mais comprend tout ce qu’il entend, et ressent plus encore sans doute. C’est l’histoire d’un petit lapin perdu dans la forêt, la nuit, au milieu des grands arbres noirs ; il a froid le petit lapin, il a faim aussi, et se sent perdu sans sa maman et son papa qui le recherchent en criant son nom ; « lapinou, lapinouuuu … ». C’est qu’il les entend bien, alors il court droit devant lui, vers les voix de ses parents, mais il boule sans cesse, se griffe aux branches basses, se pique aux orties, sa fourrure de bébé lapin n’est pas assez épaisse pour le protéger vraiment … L’enfant aux yeux écarquillés, emporté par l’histoire, ne bouge plus, respire à peine, il a chaud, trop chaud dans sa grenouillère de coton épais, comme le lapin exténué par sa course. Son père mime l’histoire à grands gestes, sa voix monte en puissance, redescend, gronde, s’apaise, repart, se fait fluette quand il imite le lapin, grave quand il évoque l’obscurité effrayante du sous bois, le hululement du Grand Duc, le bruissement des feuilles sous le vent, le hurlement du loup qui se rapproche, les couinements du lapinou apeuré. L’enfant a plongé dans les yeux d’azur de son père, il mime lui aussi le déroulement de l’histoire, gauchement, il est ce pauvre lapin en détresse. Qui trébuche sur une racine, roule sur le dos et se retrouve entre les pattes d’un loup gigantesque, grondant, babines retroussées, qui le regarde de ses énormes yeux jaunes veinés de sang. Mais les parents, accompagnés d’une meute de grands chiens féroces, déboulent et chassent le loup. Les retrouvailles, enfin. La maman lapin serre très fort son petit entre ses pattes. Alors l’enfant, tombé au fond des yeux de son père, se met à hurler, bras tendus, en appelant sa mère. Désespérément. Qui ne vient pas. Son père tente de le calmer, le promène dans la pièce, l’incite à caresser le chat. Qui méfiant s’enfuit. En vain, le petit hurle de plus belle, le visage inondé, il étouffe à moitié, devient cramoisi, puis bleu de rage. Quand sa mère accourue le soulève de terre, il enfouit le nez dans son cou, crache, tousse, pour finir par geindre doucement et ses mains frappent le dos de maman. Il a cru qu’elle ne viendrait pas à son secours. Assis sur les genoux de sa mère, caressé par la grande main de son père, il se calme, ses yeux brûlants se ferment peu à peu. Grosse fatigue. « C’est l’heure du dodo » murmure sa mère. Alors il se raidit d’un coup, échappe aux mains de maman, papa le rattrape de justesse par un bras, l’enfant se met à brailler de plus belle. La terreur noire, celle qui le réveille au milieu de la nuit, le submerge. Nonnnn, mamman, mammannnnn …

Achille, épuisé par sa nuit, ouvre les yeux péniblement. Et se met à ricaner douloureusement. « Putain de lapin à la con, putain de môme de merde, putain de … » Sa pensée, il ne sait pourquoi, soudain butte et se bloque. « Ah oui Landonne sera là, on est lundi, elle est rentrée cette lâcheuse ». Sous la douche, assis, jambes croisées, il se gave de plaisir liquide brûlant, se sèche, s’habille un peu mieux qu’à l’habitude, et visage pâle et yeux cernés, s’en va petit déjeuner sobrement. Ce matin, il a oublié son envie de courir par les sentiers, le bonheur de rencontrer Oscar. Il a oublié, tant il a hâte, tant il a la trouille de retrouver Landonne, et d’avoir à ne pas se taire. C’est que la séance risque d’être rude, difficile de reprendre la parole figée depuis une semaine, de pardonner à Landonne son absence, lui qui a vécu ce temps, si long, comme un lâchage.

 Achille s’est assis sur le banc,

 Près de l’entrée du pavillon,

 Et poireaute,

 Blanc de peur …

 Le monde a changé, Achille le désossé a dû changer sa vieille lampe de bureau, sa fidèle s’est éteinte d’un coup, s’est électrocutée elle même, un soir qu’il écrivait ses obscurités, elle s’est mise à grésiller, sa coulée d’ambre chaud a tari quand elle a fumé jusque sous son socle. Des éclats de verre sont tombés dans le vin, son rituel n’a pas eu lieu, pour la première fois ! Il a jeté le vin, consumé par les remugles du passé. Dès le lendemain, Achille est parti à la recherche d’une lampe neuve, il aurait voulu trouver la fille de la précédente, mais il a vite compris que cette race, faute de mâles, était éteinte depuis des lustres (sic). Dépité, Achille a ramassé la première garce qui lui a sourit, au détour d’une interminable rangée d’illuminées, dans une surface qui n’avait de grande que le nom. Une blanche comme le prénom de sa grand-mère. Il a sourit lui aussi, ils sont partis, bras dessus, bras dessous, elle surtout, dans sa boite multicolore. Puis une idée lui est venue, se trouver une ampoule qui donnerait la même lumière que celle qui embrasait jadis les yeux de Sophie. Oui, une source cristalline aux reflets d’aigue-marine, sous laquelle il baignerait dans une lumière magique, tremblante, caressante, céruléenne. Ses rais phosphorescents l’envelopperaient dans un cône parfait, un paradis secret éternellement tempéré, une piscine d’amour liquide, et l’hologramme de Sophie, en suspension dans l’air, là, pour lui, pour toujours. Pour jamais … Il a eu beau tourner, virer, écumer les magasins chics et les souks périphériques, chercher sous les manteaux des dealers d’amour, se perdre sur la Toile de l’araignée virtuelle, jusqu’aux confins de la Mongolie Extérieure, jusqu’au bord du monde, des mondes, il n’a pas trouvé, la mer liquide des temps passés à ne pas pleurer, infranchissable, l’a arrêté. Cette rêverie au milieu des caddies, des fantômes affairés, aux yeux blêmes, aux haleines fétides, avides de pizza et de jambon gluant, en rangs serrés, comme une horde de mouches bleues sur un cadavre, ce contraste, il en prend conscience soudainement, il éclate de rire, un rire lourd, épais, grinçant qui trouble la morosité du lieu, et dessine dans les yeux des mouches quelques facettes de réprobation noire. Mais Achille s’en branle grave trop ! Comme des années auparavant, il s’est assis dans la galerie marchande d’un bistro sans âme et a bu une bière tiède au goût de carton …

 Sophie,

Sophie, Sophie,

Mais pourquoi,

Pourquoi,

N’es-tu jamais

 (Re)venue ?

EDÉMOPITITÉECONE.

NATACHA, DU VENTRE DE LA MORT, S’EST ÉCHAPPÉE …

Midsummer Nights Dream. Jasmin Aldin.

 

A force de pousser, ça a fini par faire « plop » …

Le gigot sanguinolent est tombé tout gluant sur la couverture poisseuse. La femme allongée a craché un chicot pourri que ses efforts intenses avaient brisé net. Elle n’y prit pas garde, habituée qu’elle était à cracher du sang tous les jours depuis ses jeunes années. Elle ne souriait plus depuis des lustres, elle qui n’avait pourtant que vingt ans. Elle avait été belle, brièvement, mais la misère lui avait mangé la lumière en quelques saisons. Tu ne peux pas rester belle bien longtemps quand tu crèves de faim, de froid, de peur, quand la crasse te ronge la peau, quand des brutes te fouaillent les flancs sans demander pardon. L’expulsion de cette chose qui l’alourdissait depuis des mois l’avait usée jusqu’à l’os. Elle leva les yeux vers l’ampoule borgne qui éclairait la pièce mais ne perçut qu’un brouillard jaunâtre tremblant, elle ne distinguait déjà plus les contours de la pièce unique qui abritait sa ponte. Sa respiration courte et spasmodique lui brûlait la poitrine, la fumée du maigre feu qui mourrait à même le sol de terre battue la mettait en quintes grasses douloureuses qui la secouaient jusqu’aux tripes. Cette femme, sans avoir eu d’enfance, enfantait pourtant jusqu’à ses dernières forces. Elle n’avait pas mangé depuis des jours. Quelques racines crues peut-être, elle ne savait plus, un peu d’eau chaude aux épluchures de patates vieilles, aussi ?

Sur le plaid raide de crasse craquante, l’enfant gigotait, braillait, tétait l’air lourd. Elle était pâle la mignonette, couverte de croûtes de sang noir séché, presque luminescente sur la laine verdâtre. Dans l’obscurité ambiante ses cils noirs anormalement longs battaient comme papillons affolés sur ses grands yeux d’émeraude, si clairs, cristallins et transparents, qu’un peu de leur beauté suffisait à laver en partie le taudis de ses ombres. La mère exténuée la ramena sur son ventre par un bras, sans plus de douceur, ses côtes saillantes battaient à tout va, sa respiration d’oiseau abattu en plein vol sifflait. Le bébé à l’instinct cherchait son lait, ses pleurs grinçants montaient, plus forts, plus rouillés encore. Elle finit par avaler le téton d’un sein flasque, vidé de sa glande qui pendait sur le torse décharné comme un chiffon froissé et se mit à sucer âprement son destin. Dans le brouillard épais de sa conscience chancelante la mère crucifiée s’accrochait à la vie, écartelée entre le désir de partir enfin et l’amour animal pour ce petit bout de chair pendu à sa mamelle anémique. Crispée sur sa vie comme une main sur poignée de sable fuyant, elle serrait les mâchoires, cherchant jusqu’au fond de ses os de quoi nourrir l’enfançon. Mais la carogne grimaçante déjà lui dévorait l’âme. Ses os craquaient sous la morsure fatale de la camarde avide de vie. Elle bascula sans un cri, lâchant un dernier soupir muet. Le feu terrassé par l’humidité s’éteignit en chuintant. Comme une forcenée qui se battait déjà pour survivre, la fillette suçotait toujours la gourde de peau flasque de sa mère morte …

A la même heure, à l’Ouest toute, Achille lippait …

Sur les pistes, défoncées en ce printemps d’après guerre, une jeep de l’armée Yougoslave cahotait dans les hautes collines au dessus de Mostar. Zlatan, jeune officier Bosniaque, aimait à parcourir le pays, seul, la tête au vent, pour se laver la mémoire des souvenirs sanglants des combats récents. Au moment de franchir les mille mètres d’altitude, à l’ouest de Mostar, il ralentit en entrant dans un village sans nom. Quelques masures crevées. Des yeux aveugles et noirs leur servaient de fenêtres. Au bord du chemin, à la croisée d’une bicoque étêtée, deux corbeaux se disputaient un lambeau rougeâtre, croassant, perchés sur un châssis désarticulé. Étrangement ils étaient tournés vers l’intérieur, seules leurs queues brillantes s’agitaient à l’air libre. Intrigué Zlatan entra dans la pénombre qui sentait le bois brûlé et la putréfaction. En hurlant il se rua vers le centre de la pièce, une volée de rapaces s’envola en piaillant. Il vomit à longs jets aigres et odorants, se reprit et se battit pour chasser le dernier volatile qui s’accrochait, à moitié enfoui dans le ventre d’un cadavre de femme. Un bébé bougeait faiblement à son côté, le nez tourné vers le dossier du canapé bréneux. La femme n’avait plus d’yeux, plus de lèvres ni de langue, ses seins avachis étaient en lambeaux, son ventre était percé d’un trou grouillant de mouches vertes et d’asticots gras. Zlatan crocha le bébé aux yeux clos, il bougeait à peine, tressaillant par saccades vives entre ses bras, une petite fille efflanquée qu’il enveloppa dans sa veste de feutre chaude. Elle ouvrit les yeux lentement et l’engloutit dans les aigues profondes de ses lacs bleus insondables.

A l’ouest toute, Achille, béat, dormait sur un sein globuleux …

Marina dont le bébé était mort-né sous les bombardements de Split posa la frêle enfant sur son sein généreux et lui mit gros téton grumeleux en bouche. Le nourrisson à bout de force peinait à suçoter, à amorcer la pompe. Marina le fit pour elle et glissa entre ses lèvres gercées, goutte à goutte le lait tiède, oubliant les heures. Elle tenait dans sa main la minuscule pogne du bébé, diaphane, transparente, aux bouts des doigts renflés comme ventouse de Gecko. Plus vite qu’espérait Marina, l’enfançonne s’accrocha, farouche, elle téta plus que son saoul, jour après jour, sans un pleur, sans un sourire, les yeux clos qu’elle n’ouvrait jamais de jour. La nuit dans la pénombre de la chambre légèrement éclairée, Marina pouvait voir battre régulièrement ses grands cils drus qui brassaient l’air comme un métronome miniature. La jeune femme renaissait à mesure que l’enfant grossissait. Elles deux vivaient en parallèle, conjointes en rédemption. Marina parlait beaucoup à voix d’amour, le regard tendre mais l’enfant n’ouvrait pas les yeux.

Un jour que la mignonnette lui vidait les seins à longs suçons gourmands, le front moite et la lèvre perlée de gouttelettes de plaisir, d’une voix un peu rauque qui l’étonna elle-même, Marina s’entendit murmurer « Natachaaaa », puis encore et toujours, irrépressiblement, comme un chant mélodieux venu du fond des âges. Ce prénom de chatte douce, sensuel et onctueux, elle le psalmodia à longueur de câlins ; les sonorités graves caressaient, cajolaient la petite fille au front creusé d’une ride têtue. En rouvrant les yeux qu’elle avait fermés le temps d’une expiration, Marina, surprise, se noya dans les gemmes écarquillées qui la fixaient. Au coin des lèvres ourlées de rose fraîche, deux fossettes se creusèrent, Natacha souriait ! Marina enfouit sa tête dans le cou du bébé qui sentait bon la peau douce en pleurant sans un bruit, comme libérée d’une grande misère. Natacha babilla des mots crémeux en lui tirant les cheveux. Toutes les deux partirent dans une conversation mystérieuse, une de ces jacasseries qui éloignent les hommes. Zlatan aussi était heureux de voir sa femme revivre et s’éloigner le spectre des violences passées qui lui avaient tué l’enfant dans le ventre. Parfois il se rapprochait des filles enlacées comme philippines et la petite lui tendait les bras en roucoulant des gargouillis de miel sucré. Alors il la prenait entre ses paluches épaisses qui la recouvraient presque, la levait au ras de son visage et la petiote, d’un seul sourire, le mettait à ses pieds.

Achille, toujours à l’ouest toute, roucoulait à l’unisson …

L’ambre chaud, larmes des dieux, coule de la lampe en longs rayons dorés qui se reflètent sur le cuir patiné du bureau. Le vert olive lustré par le temps prend des reflets de bronze illustre. Achille l’ancien pensif soupire. Mais que vient faire cette Natacha des proches Balkans dans sa nuit d’insomniaque ? D’ordinaire, seul Achille le jeune s’extirpe de sa mémoire qu’illuminent les ombres et s’en vient le visiter. Ce soir son hanap de cristal est vide. Ce n’est donc pas le vin qui amène du fond des âges cette gamine miraculée pour pétrir de ses mains potelées sa vieille conscience aveugle. Mais il est pris par ces visions terribles et ne peut qu’accepter de s’y dissoudre un moment. Serait-ce le Chaman, ce vieux sorcier noir au poil hirsute ? De couleurs vives et de peaux rapiécées vêtu, celui qui est aussi l’aigle que les Indiens révèrent, le lion que chassent les Masaïs, la panthère noire de tous les cauchemars humains. Mille pattes agile, lézard figé sur les sables brûlants des déserts immémoriaux, phalène fragile et cobra dressé aussi, cet être étrange, intermédiaire entre l’homme et les forces de la nature qui porte autour du cou un collier d’os séchés qui cliquette au rythme de ses piétinements. Qui marmonne d’étranges mélopées gutturales et douces à la fois ? Cet être tutélaire, son ami, son guide, qui lui ouvre la nuit les yeux de la vision totale et lui donne quelques heures le pouvoir de voyager entre les mondes ? Certes oui ! Qui d’autre?

Achille sent sur sa peau le souffle du grand Ancien.

Dans le cristal vide, il verse un peu d’eau d’eau fraîche, millésime 2012 du Domaine de l’Au-Delà, quintessence suprême de tous les vins, épure parfaite des élixirs du sang des vignes, coupe en creux qui contient la synthèse de tous les nectars à venir. L’eau lustrale plus cristalline que les plus purs des jus de terroirs lui emplit la bouche de sa matière achevée. Roulent en flots majestueux, fruits rouges en foule – myrtilles, framboises, fraises et consoeurs – fruits jaunes à point – pêches des vignes du monde, abricots mûrs et fendus, prunes fondantes, ananas, mangues et concentrés de passions torrides – qui lui enflamment les sens et lui entrouvrent les portes des paradis. Bacchus, Dionysos son jumeau et les danseuses sacrées des Indes lui sourient. Puis l’eau déverse sur sa langue aux papilles turgescentes l’absolu apogée des vins à l’équilibre. Pour suivre, blancs et rouges, ensembles mais pourtant distincts, l’emmènent cueillir les roses d’Ispahan, humer les cuirs gras des haras royaux, communier avec les fous géniaux qui de tous temps ont révéré le sang des messe profanes … Toute la nuit, le sel fin des mers disparues et les tannins immatériels des chairs enfuies lui raviront le palais. A n’en plus finir …

Au fond de sa mémoire,

Bien avant qu’ils le sachent,

Natacha et Achille

Dansent, enlacés.

Le vieux Chaman,

Outre-tombe,

N’a pas fini

De chantonner …

 

ESUMOBLITIMECONE.


ACHILLE EN PEAU DE SOIE GRIVELÉE …

Francisco Cortès. Nu.

 

Rien n’est plus beau qu’une inclination muette.

Cette distance, ce silence qu’Annie entretenait, lointaine et proche à la fois, d’une extrême pudeur à l’arrêt du bus, tête basse, regard fuyant et pourtant d’une totale impudeur à sa fenêtre, n’était pas pour déplaire à Achille dont la timidité n’était pas la moindre des qualités. Pour rien au monde il n’aurait manqué un de leurs rendez vous lointains au soleil couchant. Annie variait les poses et s’attardait de plus en plus. Histoire d’en voir un peu plus Achille empruntait les jumelles de son père. Bien sûr il s’attardait surtout sur sa peau, ses creux et ses rondeurs. Le blanc laiteux de ces espaces mystérieux le troublait. A la nuit tombée, yeux clos il voyageait en mémoire sur ces paysages tendres et pas une tâche de rousseur ne manquait aux œuvres abstraites mais charnelles qu’il peignait en secret sur la toile opalescente de ses paupières fermées. Une fin d’après midi qu’il n’espérait plus, Annie grimpa sur un tabouret et s’offrit toute entière à ses jumelles de petit voyeur transi. Ses hanches étroites mais rondes, la toison claire qui reliait la confluence des ses cuisses fines à son ventre doucement bombé, l’emmenèrent au pays des espoirs impossibles qu’il ne pouvait s’empêcher de caresser en secret. Le plaisir et la peur lui mordaient le ventre et les reins. Elle resta immobile un long moment puis se mit à tourner sur elle même au ralenti. Achille s’envola pour un long voyage au pays troublant du corps des femmes. De profil, légèrement cambrée, le corps de l’adolescente qu’équilibraient ses formes graciles, l’éblouit et l’idée de ses doigts caressant du bout de la pulpe cette liane souple lui serra la gorge. Le frisottis léger, cette parure discrète inondée de soleil qui dépassait à peine de sa silhouette tendue sur la pointe des pieds, l’émut comme un bijou précieux. La valse lente continua. Elle s’arrêta enfin, bras levés semi ployés dans ses cheveux mousseux, offrant à la vue les deux globes fermes de ses fesses à fossettes. Un instant, dans la fenêtre d’en face le soleil plus rouge que la pomme de Blanche Neige enflamma cette offrande muette de son puissant reflet. Achille aveuglé. Fondu au noir. Image rémanente. Il eut l’intuition forte que Dieu ne pouvait pas ne pas exister ! La beauté parfois touche au mystique.

Sa vie durant il ne connaîtrait pareille émotion.

Les garçons de la classe qu’il avait intégrée au lycée l’accueillirent froidement. Les transfuges d’Algérie qui débarquaient en masse, le plus souvent traumatisés par les épreuves subies, étaient considérés avec méfiance. Achille dût affronter des remarques injurieuses et blessantes, d’entrée. On lui mit sur le dos toutes les horreurs de la guerre, les exactions, les crimes et autres tortures, les attentats qui avaient meurtri la Métropole, aussi. Attaques injustes, grossières et réitérées, se multipliaient à longueur de couloir et de récrés. Achille fit la tortue romaine, dos rond derrière un bouclier d’indifférence apparente. La vie lui avait appris à masquer son impatience naturelle derrière une impassibilité de façade. Il lui faudrait faire ses preuves. En cinq années de Cours Complémentaire, sous les palmiers ondulants qui se balançaient la nuit dans sa mémoire il avait suivi quelques mois d’anglais en sixième, puis plus rien et le niveau général des élèves de sa classe dans les autres matières également était bien supérieur au sien. Le premier mois, les cours de langue – ou plus exactement les premières stations de son chemin de croix ! – furent un long calvaire douloureux. Il se prit modestement pour l’Usbek de Montesquieu débarquant à Paris. Les tartines beurrées de zéros s’empilaient. Indigestes. Un jour qu’il n’en pouvait plus de voir dans le regard du professeur sa fainéantise franchement signifiée, à la fin d’un cours il se décida. Quand la classe fut déserte, il dit son désarroi et vida en vrac tout son sac. Pendant cinq bonnes minutes il se purgea littéralement des angoisses accumulées. Le regard du professeur s’éclaircit, une douceur apaisante l’éclaira. C’est ainsi qu’en cachette il travailla dur. Le soir le nez penché sur sa grammaire, le stylo courant le long des épais « polys » à l’encre violette que le prof lui passait en douce. Ah cette puanteur d’alcool de ronéo, yeux rougis, tête bourdonnante, il ne l’oubliera jamais ! L’image d’une souris minuscule trouvant une énorme tomme d’une tonne de gruyère devant son trou lui venait souvent à l’esprit. Il grignota patiemment son retard.

Personne, jamais, n’en sut rien …

Le midi après la cantine c’était foot dans la cour. Petite balle sur-gonflée. Entre deux buts de hand-ball. Il passa l’hiver solitaire à regarder de loin. Au réfectoire c’était table de huit, Achille était le huitième, les plats lui arrivaient presque vides et les remarques fusaient : « Alleeez, t’as pas faim le bougnoule, t’as eu le temps de te gaver sur le dos des burnous ! ». Et ça dura des semaines. Achille ne disait mot et rentrait le soir crevant de faim. Ce fut un crachat dans le plat qui déclencha l’affaire. Un voile noir qui le surprit le coupa brutalement du monde et de lui même, le transformant en une seconde en goule déchaînée. Le lourd plat de métal vola à la tête de l’agresseur hilare qui se mit à saigner, le front largement fendu, en braillant comme un goret. Un verre d’eau lancé à toute force traversa la table en estourbissant un second qui tentait de se lever. Achille, métamorphosé, éructant, bavant de rage libérée et de haine, tendu comme trait d’arbalète, renversa la table dans le fracas d’acier des plats rebondissants au sol et le chant crissant de la vaisselle brisée. Il se jeta, poing moulinant, cognant et mordant visages grimaçants et chairs affolées. Puis le voile se leva sur le désastre ambiant. Achille prostré au sol comme un fœtus vagissant reprit conscience. Autour de lui mais pas trop près deux cents élèves en cercle, choqués, silencieux. Deux surveillants le transportèrent plus mou qu’une chique à l’infirmerie. L’après midi entier il pleura les eaux soufrées de ses souffrances comme une outre qui se vide. Maternelle, l’infirmière jeune vénus callipyge lui tint la main sans un mot. Longtemps, très longtemps. Monsieur le Censeur l’interrogea d’une voix neutre, apaisante, sans aucune brusquerie. Calmé il se livra, raconta petit à petit. Les humiliations, le froid, la peur, les difficultés scolaires, son désespoir, les cauchemars sombres qui l’agitaient, les visions sanglantes, sa solitude extrême. La mal-être expurgé lui dénouait les muscles en lui laissant un creux chaud au ventre. L’affaire fut étouffée, les familles eurent l’élégance de ne pas se plaindre. Il ne sut jamais si ses parent furent prévenus. En classe on ne le brimait plus, un silence gêné régnait. Achille sans trop forcer, à la Bahamontes, pédale souple et mollets de serin, grimpa dans le peloton de tête. Mais sans la prendre grosse la tête pour autant. Un matin que le soleil printanier sourdait, un rayon blanc pur venu des cieux noirs entrebâillés l’éclaira enfin. Un « quinze” en anglais, la meilleure note du jour, resplendissait sur le haut de sa copie. Au dehors le ciel bleu gagnait, saturait les couleurs que l’hiver avait trop longtemps délavées. Au repas du midi Achille en milieu de table déjeuna à sa faim, il n’était pas follement heureux, ce n’était que le début du printemps des déracinés. Sa solitude ne se disparut pas pour autant mais le simple faire enfin partie de la classe, de la ville, du monde entier, le rasséréna. S’affranchir du regard des autres ! Il sentit confusément que la route serait longue.

« Allez, tu joues ? », fallait bien qu’un midi ils soient trop peu nombreux et l’invitent à danser avec la balle. Peu à peu la finesse de son jeu, son aisance le rendirent indispensable. Ses feintes de méditerranéen dribbleur, les longues soirées d’apprentissage sous la botte de « Mononcle » et les gammes récitées à longueur de tournoi sous le soleil d’Algérie lui valurent place assurée dans l’une des équipes. Histoire de voir il traîna un midi au retour du déjeuner. Exprès. En arrivant dans la cour les équipes en place l’attendaient. « C’est gagné » pensa t-il. C’est sans doute pour ça qu’il associa définitivement, sport intensif, paix de l’esprit et joie du corps. Il avait fait son trou sous les frimas du Nord, il ne comptait plus pour du beurre rance dans la classe et bientôt dans le lycée non plus. La balle qu’il ne quittait pas des yeux décrivit une courbe harmonieuse. Partie des pieds de l’arrière gauche elle volait vers lui. Un peu trop puissante elle le loba, rebondit sur le sol et franchit la haie de troènes qui bordait le terrain, roula sur la pelouse jusqu’au ras de l’écriteau « Pelouse Interdite » fixé au grillage proche de la rue. Lancé à toute allure Achille franchit souplement la haie, courut vers la balle, se baissa quand la pointe d’une chaussure le frappa rudement au périnée. La douleur le sidéra, il crut qu’il allait mourir là dans l’herbe courte alors que sa vie fleurissait à peine. Le sang lui brouilla la vue, lui coupa le souffle, inonda et durcit ses muscles, le pétrifiant. Voile noir, voile rouge, rage noire fumante, rage écarlate, orgueil blessé, ne pas tomber, ne pas mourir, résister. Corps ployé, souffle court, il s’en alla chercher au plus profond la bête enragée qu’il savait en attente, grimaçante, baveuse, crocs acérés, toujours prête à déchirer aveuglément. Son poing gauche partit comme un éclair cinglant en même temps qu’il se retournait, atteignant à la pointe du menton le très grand surveillant maigrichon qui lui avait fracassé le coccyx. Les yeux du géant s’ouvrirent en grand, son regard se figea sur une lueur d’incrédulité stupéfaite quand il s’écroula en tournant sur lui même. Au ras de la haie les garçons médusés regardaient en silence. Il lui sembla que l’air s’épaississait, l’herbe devint bleue (sic), le ciel verdit, tremblant il vomit sa peur, sa douleur et son repas.

La porte du bureau s’ouvrit, son père, plus livide que blanc entra. Le Censeur lui expliqua l’incident. La main du pater claqua comme un 14 Juillet sur son oreille gauche, il recula, le mur l’arrêta. Sourd à l’extérieur, il n’entendait plus « qu’en soi ». Un sifflement suraigu, déchirant, ricochait sur les parois intérieures de son crâne comme si le chant de mille baleines remontait des abysses pour exploser derrière ses tympans. Cette gifle, il l’accueillit comme une délivrance mêlée de rage impuissante. Dans un silence de cachot matelassé ils prirent le chemin de la maison. Ni gestes, ni mot, visages parallèles, corps raidis, temps suspendu, colère froide du père, butée du fils, proches, dans leur bulle, intimidés, ruminants, distants, l’un vexé comme un paon déplumé, l’autre humilié d’avoir été convoqué. La semaine d’exclusion fut longue. Achille, croulant sous le travail supplémentaire, rumina de subtiles vengeances, ourdit de tortueux complots qui ne virent jamais le jour. Ses ongles tombèrent en copeaux saignants. Le soir il restait éveillé dans une sorte d’absence, l’esprit vide de pensées. Immobile il se laissait bercer par la vie comme le bouchon par l’océan tempétueux. Il se sentait léger, détaché, doucement son ressentiment se délitait. Petit à petit il apprenait que l’injustice existe, qu’elle mène les actions des hommes plus souvent que la vertu et qu’elle était le reflet de sa propre imperfection. Étrangement ça le soulageait, le grand poids qui l’écrasait depuis longtemps à se vouloir irréprochable disparut un soir, emporté par le vent mauvais. A cet instant précis de son jeune âge il sut qu’il aurait à conjuguer régulièrement le verbe « assumer ». Dans son vocabulaire « erreur » remplaça « faute ». « Réparer » se substitua à « payer ».

Les flèches de la vie

Lui perçaient

Le coeur et le corps,

d’amour et de raison.

Des myrtilles sur le flanc du Mont Lozère, l’été est d’azurite. Des champs serrés d’arbustes miniatures à feuilles dures parsemées de points bleus. Achille le déliquescent vole dans l’air pur, plane au dessus des roches de granit au pied desquelles les myrtilliers s’agglutinent en bouquets. Le parfum acidulé des fruits ajoute à la beauté sereine des paysages survolés. Le calme, alors que l’épaisse nuit de ses rêves éveillés l’entoure, l’oppresse. L’objet de son évasion nocturne est dans le verre callipyge, lac obscur d’un vin d’alabandine cerclé de zinzolin, jeune et effluent. Nulle ride ne le trouble, il a la tension naturelle des peaux jeunes et l’indifférence de ceux qui se croient immortels. A cheval sur le Grand Duc aux ailes immenses Achille survole du bout du nez ce jus de fruits mûrs, ce Morgon «Réserve » 2010 du Domaine Jean-Marc Burgaud après qu’il s’est évadé de sa barrique pour se retrouver prisonnier, étouffé dans son sarcophage de verre. Comme tous les enfants récemment nés il regrette déjà le ventre de bois maternel. Mais Achille n’en a cure. Confortable entre les ailes de l’oiseau noble et au chaud sous le cône de sa lampe de bureau fidèle lumière de ses nuits entre deux mondes tremblants, entre rêve et réalité, il jubile. Le vin est le lien, la formule magique qui lui ouvre les portes des plaisirs concomitants. Rien n’est plus troublement doux que ces voyages sous paupières closes, sens subtils en éveil, lèvres humides et narines palpitantes. Du lac de vin dormant s’élèvent des parfums de fruits rouges et mûrs, dominés par la myrtille et le grenat éclaté de la framboise, qu’intensifient des fragrances d’épices douces. Achille sourit intérieurement quand Annie, plus nette encore qu’il y a peu, le visite fugacement. Alors il prend le vin en bouche comme il l’aurait prise alors si la vie avait voulu. Le jeune jus tendre, pudique, fait la boule en milieu de bouche. Puis se détend, s’allonge et s’installe en roulant l’amphore de ses hanches charnues, lui prend entièrement la bouche et finit par s’ouvrir et lâcher ses fruits épicés. Une vague de tannins crayeux enrobés le marque et s’étale quand à l’avalée le vin quitte son palais pour lui réchauffer le corps. Disparu ? Non pas ! Son empreinte subsiste longuement tandis que sa main caresse en mémoire la courbe fragile de ce sein juvénile qu’il n’a pas connu …

Annie,

Menue souris

Espiègle,

Ce rêve,

Je te dédie …

EDEMOSOIETICONE.

MOLLARD ACHILLE EN CAGE…

Paul Klee. Drawn one.

 

Ce jour là, Achille n’aurait pu imaginer …

L’oisillon avait pris des plumes et du grade dans la couvée hétéroclite des « Caïds ». Melloul le taiseux au poing vif-argent veillait sur lui et le suivait désormais pas à pas. Achille lui racontait ses espoirs, l’aidait aux devoirs, lui prêtait des livres que Melloul tournait et retournait sans oser les ouvrir, prenant un air déconfit et apeuré. C’était bien les seuls instants où le gamin laissait apparaître ses émotions, lui qui avait d’ordinaire le visage impassible en toutes circonstances. Cette indifférence apparente faisait sa force, son regard noir ne cillait jamais et nul ne savait quand la foudre allait tomber. Au contact d’Achille le bavard qu’il écoutait le front plissé, Melloul changeait en secret et ne regardait plus les fleurs des champs de la même façon. En vérité ce n’est pas qu’il les regardait d’une autre façon, c’est simplement qu’il les voyait et les couleurs subtiles des soleils couchants, aussi … Petit à petit il osa parler, mais à Achille seulement; son premier commentaire fut «جَمي» qu’il lâcha d’une voix rauque et basse un soir qu’ils étaient assis sur un mur de pierres sèches, silencieux devant l’astre mourant. Achille sut se taire bien qu’il en eût eu les larmes aux yeux. Un jour de flânerie Melloul lui proposa de venir goûter chez lui. Sa famille habitait une petite maison de briques nues et de tôles ondulées à moitié rouillées qui tenaient lieu de toit. Le sol de terre durci de l’unique pièce du logis était recouvert de tapis de laine rase qui se recouvraient l’un l’autre comme les pièces multicolores d’un patchwork oriental. Au centre une table basse à la marqueterie naïve et fatiguée, entourée de poufs de cuir patinés par l’usage, rassemblait la famille. La pièce embaumait les épices et les agrumes, elle avait cette odeur puissante et enivrante qu’Achille garderait définitivement en mémoire, ce parfum de musc, de cumin, de fruits frais et de terre rouge qu’il retrouverait intact à chacune de ses escapades Maghrébines. Encadrant les murs, des matelas recouverts de voiles colorés faisaient office de divan le jour et de couchages pour la nuit. La mère de Melloul une petite femme ronde au visage rieur, aux mains déformées par le travail, noires de henné, le regarda de ses petits yeux de jais et déposa devant lui sur la table basse, à peine le seuil franchi, une crêpe de blé noir accompagnée d’un verre bouillant de thé vert sucré et longuement infusé. Achille fit l’expérience de l’hospitalité vraie, désintéressée, qui n’attend pas de retour. Dans un des coins de la pièce, sur une petite étagère de bois brut vernis Achille reconnut, soigneusement rangés par taille croissante, les livres passés à Melloul qui sourit discrètement en surprenant son regard. A l’instant le pacte fut scellé, Achille devint le cinquième enfant de la maison, le second grand frère des quatre petites filles espiègles qui le dévoraient des yeux en pouffant entre leurs petites mains potelées. Adossé à l’un des murs, assis en tailleur sur l’un des matelas, un petit homme malingre, tout en tendons noueux, le visage fin et racé, le regardait en silence. Pas un muscle ne bougeait sur son visage, ses joues creuses, son nez florentin et ses lèvres absentes lui faisaient visage de rapace mais sous ses sourcils épais la lumière chaude de son regard rassura Achille. Cet homme avait des yeux verts profonds, hypnotiques, que la bonté chaude et lumineuse qu’il jetait sur les êtres rendait profondément humains. La chéchia rouge sang qu’il portait droit sur la tête lui donnait un air noble et distant. Achille ne se résolut jamais à l’appeler autrement que Monsieur Bachir. Les petites piaillaient, groupées comme une portée de chats autour d’un des premiers livres qu’Achille avait donné à Melloul, une bande dessinée sur la Révolution Française. Elles pointaient chacune leur tour un dessin du bout des doigts et le commentaient longuement, puis immanquablement ça finissait en fou-rire ! Faut dire que Marat était un sacré comique.

La bande des cinq caïds tenait désormais le haut du pavé dans le quartier et sa réputation avait gagné les alentours, jusque dans la cour de l’école. Du haut de son mètre et quelques centimètres, Achille, fort de ses quelques dizaines de kilos, faisait son malin, paradait, parlait fort et n’hésitait pas à provoquer tous ceux qui osaient émettre des avis différents des siens. Plus d’une fois, face à des clients plus âgés qui pesaient deux fois son poids et affichaient une barbe naissante, il se trouva en grande difficulté. Faut dire qu’avec sa gouaille et son sens de la formule moqueuse il clouait le bec facilement à ses contradicteurs. Alors pris au piège, incapable de rétorquer, humiliés par les répliques acides du gamin, ceux-ci, passaient à la castagne histoire de rabattre le caquet du morveux. Quand l’air commençait à sentir la châtaigne grillée, Melloul qui n’était jamais loin se rapprochait de l’attroupement, le regard noir et les poings serrés ce qui apaisait instantanément les tensions. Achille croyait marcher sur les eaux, un sentiment de toute puissance l’avait tout entier gagné. Le soir en rentrant de l’école il ne manquait pas d’envoyer quelques méchancetés bien senties à la bande du haut dont personne ne regardait plus les beaux vélos luxueux et rutilants. Ils avaient beau eu les décorer de plumes, de fausses queues de renard et autres bouts de carton qui faisaient chanter les roues, rien n’y faisait. Les caïds, généreux et malins, prêtaient de temps à autre leur guimbarde de bric et de bois aux enfants du quartier qui depuis lors leur mangeaient dans la main. Le règne de la bande semblait devoir défier les temps. Le pauvre Achille se croyait l’élu des Dieux. Sans le savoir il faisait l’expérience de l’ivresse du pouvoir, du sentiment de toute puissance qu’accompagne immanquablement le total mépris d’autrui.

Un soir, de retour de l’école après qu’il eut quitté Melloul à l’entrée du quartier, alors qu’il cheminait vers son nid, répondant au salut des enfants, de-ci de-là, souriant et confiant comme un paon, la bande du haut surgit en paquet de derrière un muret et l’entoura au plus près. Il sentit une onde de terreur lui manger la moelle épinière, qui le paralysa un instant. Puis il sourit comme un bravache tandis que son cœur serré dans un étau glacé balbutiait ses battements désynchronisés. Le chef, un grand rouquin au visage poinçonné de taches de rousseur le prit à bras le corps, lui coupant le souffle. Les autres le soulevèrent de terre et le jetèrent dans une volière géante, vide, sale et rouillée dont ils fermèrent la grille sans un mot. Achille se releva, les vêtements souillés par les excréments qui faisaient une couche épaisse et puante sur le sol de terre humide. Le soleil rouge de la Saint Jean continuait sa lente descente vers l’horizon, noyant la végétation tremblante sous la chaleur, dans un halo orangé aveuglant qui semblait mettre le feu au paysage. Seules les silhouettes épaisses des cactus se découpaient en masses charbonneuses sur le ciel d’encre bleue. Leurs contours hérissés d’épines menaçantes ajoutaient à l’effroi du garçon qui sentait venir l’imminence du châtiment. Seuls les yeux brillant de haine des ennemis étaient visibles, leurs visages à contre-jour n’étaient que masques noirs sans vie. Le souvenir des sacrifices humains lus dans les comics et qui, des nuits durant avaient alimentés ses cauchemars, lui revinrent en mémoire comme un flot d’images précises et terrifiantes. Telle une pluie de shrapnells mous, les crachats gluants des gosses s’abattirent sur lui, le couvrant de glaires tièdes qui coulaient plus grasses qu’un vin de Ximenez. Achille se protégeait le visage de ses mains serrées mais les huiles fétides arrivaient à glisser entre ses doigts. Il avait beau s’essuyer à toute vitesse, les glaviots épais finirent par glisser entre ses lèvres crispées. Il vomit à longs jets, jusqu’à la bile aigre qui lui brûla les muqueuses. Penché vers l’avant il hoquetait et pleurait à blanc, humilié et vaincu. Seul les raclements de plus en plus sonores des assaillants qui allaient chercher au profond de leurs gorges leurs derniers mollards verdâtres, sonorisaient la scène. La dernière rafale, la plus épaisse, rougie de sang lui recouvrit le visage d’une toile d’araignée répugnante. Puis ils débloquèrent la grille et s’évanouirent au crépuscule, sans un mot, comme chiens et loups.

Humilié au plus profond, le cœur révulsé, l’estomac retourné, plus courbatu qu’après une bonne raclée, Achille rasa les murs jusqu’à la maison. Ses parents prenaient l’apéro chez les voisins; il se jeta tout habillé sous la douche. L’eau brûlante le décapa plus sûrement que le savon. Puis il se déshabilla sous le jet, frotta ses vêtements au savon vert et les piétina longuement. Quand l’eau redevint claire, il s’assit sur la céramique blanche et pleura sans une larme. Il resta là un long moment, hébété, honteux. Il lui faudra du temps avant de comprendre, petit à petit, à force d’erreurs répétées des années durant, qu’on ne peut longtemps se mentir en toute impunité.

Aujourd’hui encore,

Il ne sait toujours pas,

S’il a vraiment compris …

Ce soir là Achille le vieux craquait une Boulard, une bouteille « Les Murgiers » issus des millésimes 2008/07/06 (2/3 meunier, 1/3 pinot noir) dont l’ambre pâle à peine percée par un cordon de bulles fines tranchait les ombres et se reflétait sur la nuit. C’est ce cordon insécable qui l’avait entraîné au fond de sa mémoire. Là, sur l’écran embué du cristal le film de ses souvenirs s’est déroulé d’un trait. Il a revu la scène en détail et les cailloux blafards comme les calcaires blancs du pays de champagne qui défilaient sous ses pieds dans la clarté de la lune d’alors, tandis que tête baissée, plus gluant qu’une méduse, il courait comme un éperdu vers la maison de son enfance. Étrangement ses larmes sèches d’antan prennent eau ce soir comme s’il fallait bien qu’un vieux jour elles sortent enfin. Le vin lui est entré en bouche comme un repentir silencieux et lui a délié le cœur. Le soulagement qui s’en est ensuivi a grossi comme le centre rond et mûr du vin. La pomme tiède de la légère oxydation lui a mis autant de baume au cœur qu’au palais, les fruits blancs se sont épanouis, enrobés d’une furtive pointe de cannelle, puis la cire, la poire, l’amande et le pamplemousse ont chanté la délivrance. Les noyaux de fruits après que le vin est avalé lui ont laissé l’âme apaisée et la bouche propre …

Rien ne se crée,

Rien ne se perd,

Mais tout s’expie,

Un jour, une nuit,

Quand on ne s’y attend plus…

EÉMOBERTILUÉECONE.

LE BEAU JOUR OU ACHILLE A MAUDIT PHILIPPINE …

Egon Schiele. Couple.

 

Faut avouer qu’un Montrachet 1947, ça secoue …

Ce soir là, Achille ne savait pas que ce premier Montrachet serait sans doute – à moins d’un miracle qui aurait maintenant intérêt à ne plus trop tarder – son dernier aussi … Après que le temps eut passé, il arrivait en bout de course, à l’âge où à s’être trop protégé on a parfois le sentiment de n’avoir plus d’âge. Il semble alors que la vie a perdu ses reliefs, qu’elle s’écoule, monotone vers sa fin. Plus aucune montagne à l’horizon, plus de cet air pur qui brûle les poumons, plus d’élans, d’envies, de folies, d’espoirs … Sur la morne plaine stérile de sa vie il cheminait sans grâce.

Puis un beau jour maudit il retrouva sa moitié d’amande, son complément d’âme, sa lumière. Instantanément il sut dans une intuition fulgurante que cette étrangère ne l’était pas, il sentit que la plus enfouie de ses cellules la connaissait, qu’il avait souvent marché à ses côtés depuis l’aube des temps. Les épreuves étaient passées, les comptes étaient réglés, il crut que le ciel l’autorisait à connaître le bonheur, que le temps de la moisson était venu. Elle lui fut instantanément plus familière que sa propre conscience. Tout en elle lui parlait. Jamais il n’avait connu un tel sentiment de plénitude. « Bliss » ! C’était comme s’il était gonflé à l’hélium. Dans sa tête, Mozart déroulait ses grâces.

Achille, inconditionnellement, aima « l’Amour de sa vie » !

Et crut à la sincérité de la réponse.

Le long d’un chemin blanc, sous les sommités moussues des maïs en pousse de ce printemps naissant ils s’avouèrent d’une même voix les enlacements de l’Amour. Cela ne ressemblait pas aux emportements d’intensités diverses qui avaient émaillé leurs vies. Sans le savoir ils n’avaient travaillé qu’à préparer leurs retrouvailles et leurs inclinations récentes n’avaient été que pâles esquisses de ce sentiment total qui les emportait au sommet. Ils osèrent même penser que le bonheur, cette inaccessible félicité, semblait à leur portée. Entre les murs verts qui ondulaient et bruissaient sous la brise ils entendaient rire les anges. Accrochés l’un à l’autre, serrés pour ne faire plus qu’un, têtes contre épaules, ils étaient ivres de leurs parfums. Certes ils leur faudrait franchir des obstacles, fracasser leurs vies actuelles, mais ils étaient confiants.

Dès lors Philippine, comme sa moitié d’amour, ne devait plus quitter son esprit. Elle était là, toujours et partout, intimement liée, fondue en lui. Chacune de ses cellules lui parlait, l’associait à tous les événements du jour et de la nuit. Elle volait en souriant dans sa tête, regardait par ses yeux. Par instant, perdant presque l’équilibre quand un torrent de tendresse lui traversait le corps entier, il devait s’asseoir en feignant un accès de fatigue. Souvent il devenait sourd aux bruits du monde, tout occupé qu’il était à lui parler en silence. Il lui arrivait aussi de bredouiller des mots à moitié audibles que personne ne comprenait quand admirant le soleil couchant, il le buvait pour elle. Devant la complexité de sa situation Achille acceptait de ne la voir qu’en coup de vent, au hasard des parkings pluvieux, au bout des chemins perdus, à la terrasse des cafés, où faisant mine de n’être qu’une connaissance ordinaire, maîtrisant ses gestes, refoulant ses élans, contrôlant ses regards, il s’efforçait de parler le banal babil des humains en société. Elle lui demandait d’être patient, d’attendre qu’elle ait réglé ses « affaires » ; lui, plus éperdu qu’un éperlan devant une girelle en habit d’Arlequine, ruminait mais attendait, acquiesçait, subissait, s’attristait … C’est qu’ils s’étaient promis de quitter leur vie présente en douceur, dans le respect des autres, en évitant le plus possible de faire souffrir leurs proches. Cependant, au fil du temps Achille s’étiolait, croupissant le plus clair du temps dans la solitude et l’affliction. Parfois, mais rarement, au prix de minables manœuvres, de mensonges dégradants et d’acrobaties incertaines, ils se ménageaient une nuit à eux, voire, exceptionnellement, quelques jours.

Elle coulait dans ses veines plus que son propre sang !

Ces rares moments volés, ils les dévoraient, ils partaient au loin, se réfugiaient à l’ombre protectrice des vignes Bourguignonnes ou Languedociennes et s’aimaient comme des affamés. Souvent, sans qu’elle le sache, Achille pleurait de joie. Au creux de sa poitrine, sur les ailes diaphanes de son âme exaltée, ces larmes de cristal fondu, mêlées au sang chaud de son désir, effaçaient les blessures de son quotidien ordinairement solitaire. De retour, l’angoisse de la séparation lui serrait à nouveau la gorge. Le temps passait, les choses traînaient, Achille s’impatientait et devenait irascible. Philippine, toujours « en affaires », continuait à afficher aux yeux du monde sa fausse petite vie superficielle de gracieux papillon, souriait à l’entour, courait de-ci, de-là, embrassant la ville entière comme si de rien n’était … Cinquième roue du carrosse de la belle, Achille se morfondait à l’ombre de la remise, attendant que son tour vienne enfin pour prendre place à ses côtés, au grand jour. Philippine, qui n’avait jusqu’alors jamais réfléchi plus loin que le bout de son nez tout entier plongé dans la vie matérielle, lui fit quelques affronts cinglants dont elle n’eut même pas conscience, acceptant cadeaux de prix et soirées mondaines, au prétexte de ne pas éveiller l’attention.

Pourtant, envers et contre toutes ses frasques, à son contact, l’armure d’airain dans laquelle Achille s’était peu à peu enfermé depuis l’enfance, se désagrégeait. La douceur de ses lèvres, ses mains qui lui semblaient siennes, et la lumière surtout, qui inondait ses yeux quand elle le regardait le faisaient fondre. Il se retrouva les chairs à vif, les nerfs à nu. Les grandes et lourdes portes derrière lesquelles son cœur ne battait plus depuis si longtemps s’effondrèrent ; il se confia comme un aveugle à son chien, se donna tout entier, réapprit à palpiter, désemparé et plus fragile qu’un Pétrel des neiges au Sahel … Elle lui répétait à l’envi qu’il était le grand amour de sa vie, mais ne cessait de réinvestir ses gains quand elle prétendait vouloir une nouvelle vie.

Achille dissolvait d’un revers de main brutal les craintes qui lui traversaient l’esprit et lui piquaient le cœur. Il s’employait à neutraliser sa lucidité et se réfugiait lâchement dans une confusion inconsciemment entretenue. Petit à petit, chez lui, il prenait ses distances, préparant doucement son départ, persuadé que la délivrance approchait. Le temps, en suspens, n’en finissait pas d’égrener ses gouttes de plomb coruscantes. Les années s’étaient empilées comme de lourdes briques paralysantes, il ne savait plus ce que vivre en liberté était. Certes les frustrations accumulées éclataient parfois en gerbes épaisses qui effrayaient Philippine. Elle préférait en toutes circonstances la mer calme aux flots rugissants, aimant à vivre sans presque respirer, attachée au paraître, ne comprenant pas qu’il est des actes plus meurtriers que des mots. Achille devenait boule de détresses agglutinées qui fusaient en longs jets douloureux de reproches exacerbés et inutiles. Elle ne l’entendait pas.

Comment lui faire comprendre, qu’arrivé un temps, celui des temps trop longtemps accumulés, le temps n’a plus le temps de prendre son temps en patience ? Pourtant, par tous temps comme en tous temps, elle lui importait comme au premier jour des temps. L’intensité des vicissitudes réitérées lui fit mesurer la puissance inépuisable du sentiment qui l’animait plus que jamais, tant et tant, qu’il sublimait le temps, le temps aidant, le temps forçant !

Ô temps, à suspendre ton vol, renonce,

Préfère oublier le vieux temps,

Renaît au temps nouveau,

Et reprends ton cours,

Plus clair que l’eau,

Enfin.

Achille s’accrochait aux parenthèses, vivant entre leurs crochets, en forcené, ces temps de lumière arrachés à la nuit noire du reste de sa vie. Il offrit à Philippine le Louvre qu’ils arpentèrent, ils se coulaient dans les longues galeries bondées comme des amants heureux. Ses yeux brillaient peu à peu d’une lumière nouvelle, plus intérieure. Pour elle il caressa à mots choisis « La Belle Ferronnière », plutôt que « La Joconde » au fond de la galerie devant laquelle s’écrasaient vingt mètres d’Asiates qui l’incendiaient à coups de flashes enfarinés. Devant le « Scribe assis » il lut l’étonnement dans ses yeux, puis l’intérêt, puis il lui expliqua, veillant à la faire rire, les mystères des Empires Anciens. Des heures entières ils marchaient dans Paris, mains empaumées, emmitouflés dans leurs laines énamourées, au hasard … Quand le temps leur manquait ils fuguaient au plus près, s’enfermaient, marchaient au long des caps, frôlant l’eau de leurs talons rieurs, folâtraient sur le sable chaud, plongeaient dans les vagues claires, couraient et jouaient comme des enfants oublieux. Hors de son monde elle ne se ressemblait plus, elle devenait curieuse, avide d’apprendre, de comprendre, de sentir la vie en profondeur. Un beau jour qu’il n’oublia jamais, elle lui dit ne plus vouloir de sa propre appréhension du monde, ne plus pouvoir se contenter de survoler la surface des choses et des êtres. Il crut à la prunelle de ses yeux …

Ailleurs, l’hiver,

Ils se turent devant la mer,

Sur laquelle,

Communiant,

Il leur semblait,

Immobiles,

Voguer ensemble.

Cette nuit est une nuit différente des autres. Dans cette parenthèse noire du 24 au 25 Mars 2012, Achille le canonique est plongé dans son souvenir pas si vieux que ça comme une goutte de vinaigre diluée dans l’huile chaude des tendresses disparues. Le temps est arrêté dans ce no man’s land temporel du changement d’heure. Ô temps, en suspendant ton vol, à l’instant où ce souvenir l’envahissait, tu as figé Achille, le temps d’une heure pleine, dans son présent ressuscité, comme si sa mémoire prenait le pouvoir sur la réalité en le ramenant, à la stupeur de ses sens qui n’en croient pas leur yeux, dans la perception étrange et bouleversante de la présence, aussi vraie que nature, de Philippine. Elle est là près de lui, la main posée, caressante, sur son avant bras droit, ses bras l’entourent, ses seins réchauffent son dos. Il sent son souffle sur son cou, son odeur qu’il aime tant, ses cheveux blonds et drus qui lui chatouillent la joue. Achille s’ébroue pour relancer les aiguilles de sa montre qui reste obstinément gelée.

Il est deux heures piles du matin,

Une heure durant, il revivra,

“L’insoutenable légèreté de l’être”.

Sur un coin du bureau de cuir patiné, à mi hauteur dans un verre de cristal au pied élancé, brille sous la lumière jaune chrysocale de la lampe la robe brillante d’un coeur de rubis éclatant plongé au profond de la corolle d’une rose aux pétales incendiées par un soleil mourant. Alors Achille comprend enfin. C’est CE vin de Pernand-Vergelesses, du Domaine Rapet Père et Fils, cette « Île des Vergelesses » du millésime 2000 qui l’a entraîné dans l’entrelacs des vignes proches de Corton. Sur le disque éclatant du vin il revoit le kaléidoscope des jours florissants, les flânes par les sentes, les nuits de dentelles froissées, et ce vin de Pernand qu’ils avaient bu ensemble au pied de la côte … Sous le nez qui implore montent les parfums des fruits rouges, groseilles et cerises mûres, la douceur du cuir, les notes mouillées des feuilles sous le bois d’automne, les piqûres tendres des épices douces, l’âpreté du café fort et les étincelles subtiles du poivre blanc. Achille soupire. Puis désireux de prolonger l’éternité il prend au buvant du verre une gorgée de vin à la matière demi-corps. Délié et concentré à la fois par le temps, le vin diffuse délicatement à son palais ses fruits prégnants, comme l’amoureux ses sortilèges. Puis il se dépouille lentement, libérant des tannins fins et polis, sous lesquels, à l’avalée qui réchauffe le corps, apparaît l’ultime expression des calcaires sous terre ferrugineuse qui l’ont engendré. C’est à cet instant précis que les vins parlent d’Amour, ce sentiment rare, puissant, authentique qui se construit pas à pas, véritable transmutation de l’inclination amoureuse que dépassent si rarement les êtres inconstants aux coeurs de papier crépon.

Un beau jour maudit, Philippine s’en est allée,

Sans se retourner …

Dans la solitude glacée,

De sa nuit intérieure,

Achille,

S’épuise,

Et lentement se meurt,

En insultant le ciel …

EÀMOJATIMAISCONE…