ACHILLE EN PEAU DE SOIE GRIVELÉE …

Francisco Cortès. Nu.

 

Rien n’est plus beau qu’une inclination muette.

Cette distance, ce silence qu’Annie entretenait, lointaine et proche à la fois, d’une extrême pudeur à l’arrêt du bus, tête basse, regard fuyant et pourtant d’une totale impudeur à sa fenêtre, n’était pas pour déplaire à Achille dont la timidité n’était pas la moindre des qualités. Pour rien au monde il n’aurait manqué un de leurs rendez vous lointains au soleil couchant. Annie variait les poses et s’attardait de plus en plus. Histoire d’en voir un peu plus Achille empruntait les jumelles de son père. Bien sûr il s’attardait surtout sur sa peau, ses creux et ses rondeurs. Le blanc laiteux de ces espaces mystérieux le troublait. A la nuit tombée, yeux clos il voyageait en mémoire sur ces paysages tendres et pas une tâche de rousseur ne manquait aux œuvres abstraites mais charnelles qu’il peignait en secret sur la toile opalescente de ses paupières fermées. Une fin d’après midi qu’il n’espérait plus, Annie grimpa sur un tabouret et s’offrit toute entière à ses jumelles de petit voyeur transi. Ses hanches étroites mais rondes, la toison claire qui reliait la confluence des ses cuisses fines à son ventre doucement bombé, l’emmenèrent au pays des espoirs impossibles qu’il ne pouvait s’empêcher de caresser en secret. Le plaisir et la peur lui mordaient le ventre et les reins. Elle resta immobile un long moment puis se mit à tourner sur elle même au ralenti. Achille s’envola pour un long voyage au pays troublant du corps des femmes. De profil, légèrement cambrée, le corps de l’adolescente qu’équilibraient ses formes graciles, l’éblouit et l’idée de ses doigts caressant du bout de la pulpe cette liane souple lui serra la gorge. Le frisottis léger, cette parure discrète inondée de soleil qui dépassait à peine de sa silhouette tendue sur la pointe des pieds, l’émut comme un bijou précieux. La valse lente continua. Elle s’arrêta enfin, bras levés semi ployés dans ses cheveux mousseux, offrant à la vue les deux globes fermes de ses fesses à fossettes. Un instant, dans la fenêtre d’en face le soleil plus rouge que la pomme de Blanche Neige enflamma cette offrande muette de son puissant reflet. Achille aveuglé. Fondu au noir. Image rémanente. Il eut l’intuition forte que Dieu ne pouvait pas ne pas exister ! La beauté parfois touche au mystique.

Sa vie durant il ne connaîtrait pareille émotion.

Les garçons de la classe qu’il avait intégrée au lycée l’accueillirent froidement. Les transfuges d’Algérie qui débarquaient en masse, le plus souvent traumatisés par les épreuves subies, étaient considérés avec méfiance. Achille dût affronter des remarques injurieuses et blessantes, d’entrée. On lui mit sur le dos toutes les horreurs de la guerre, les exactions, les crimes et autres tortures, les attentats qui avaient meurtri la Métropole, aussi. Attaques injustes, grossières et réitérées, se multipliaient à longueur de couloir et de récrés. Achille fit la tortue romaine, dos rond derrière un bouclier d’indifférence apparente. La vie lui avait appris à masquer son impatience naturelle derrière une impassibilité de façade. Il lui faudrait faire ses preuves. En cinq années de Cours Complémentaire, sous les palmiers ondulants qui se balançaient la nuit dans sa mémoire il avait suivi quelques mois d’anglais en sixième, puis plus rien et le niveau général des élèves de sa classe dans les autres matières également était bien supérieur au sien. Le premier mois, les cours de langue – ou plus exactement les premières stations de son chemin de croix ! – furent un long calvaire douloureux. Il se prit modestement pour l’Usbek de Montesquieu débarquant à Paris. Les tartines beurrées de zéros s’empilaient. Indigestes. Un jour qu’il n’en pouvait plus de voir dans le regard du professeur sa fainéantise franchement signifiée, à la fin d’un cours il se décida. Quand la classe fut déserte, il dit son désarroi et vida en vrac tout son sac. Pendant cinq bonnes minutes il se purgea littéralement des angoisses accumulées. Le regard du professeur s’éclaircit, une douceur apaisante l’éclaira. C’est ainsi qu’en cachette il travailla dur. Le soir le nez penché sur sa grammaire, le stylo courant le long des épais « polys » à l’encre violette que le prof lui passait en douce. Ah cette puanteur d’alcool de ronéo, yeux rougis, tête bourdonnante, il ne l’oubliera jamais ! L’image d’une souris minuscule trouvant une énorme tomme d’une tonne de gruyère devant son trou lui venait souvent à l’esprit. Il grignota patiemment son retard.

Personne, jamais, n’en sut rien …

Le midi après la cantine c’était foot dans la cour. Petite balle sur-gonflée. Entre deux buts de hand-ball. Il passa l’hiver solitaire à regarder de loin. Au réfectoire c’était table de huit, Achille était le huitième, les plats lui arrivaient presque vides et les remarques fusaient : « Alleeez, t’as pas faim le bougnoule, t’as eu le temps de te gaver sur le dos des burnous ! ». Et ça dura des semaines. Achille ne disait mot et rentrait le soir crevant de faim. Ce fut un crachat dans le plat qui déclencha l’affaire. Un voile noir qui le surprit le coupa brutalement du monde et de lui même, le transformant en une seconde en goule déchaînée. Le lourd plat de métal vola à la tête de l’agresseur hilare qui se mit à saigner, le front largement fendu, en braillant comme un goret. Un verre d’eau lancé à toute force traversa la table en estourbissant un second qui tentait de se lever. Achille, métamorphosé, éructant, bavant de rage libérée et de haine, tendu comme trait d’arbalète, renversa la table dans le fracas d’acier des plats rebondissants au sol et le chant crissant de la vaisselle brisée. Il se jeta, poing moulinant, cognant et mordant visages grimaçants et chairs affolées. Puis le voile se leva sur le désastre ambiant. Achille prostré au sol comme un fœtus vagissant reprit conscience. Autour de lui mais pas trop près deux cents élèves en cercle, choqués, silencieux. Deux surveillants le transportèrent plus mou qu’une chique à l’infirmerie. L’après midi entier il pleura les eaux soufrées de ses souffrances comme une outre qui se vide. Maternelle, l’infirmière jeune vénus callipyge lui tint la main sans un mot. Longtemps, très longtemps. Monsieur le Censeur l’interrogea d’une voix neutre, apaisante, sans aucune brusquerie. Calmé il se livra, raconta petit à petit. Les humiliations, le froid, la peur, les difficultés scolaires, son désespoir, les cauchemars sombres qui l’agitaient, les visions sanglantes, sa solitude extrême. La mal-être expurgé lui dénouait les muscles en lui laissant un creux chaud au ventre. L’affaire fut étouffée, les familles eurent l’élégance de ne pas se plaindre. Il ne sut jamais si ses parent furent prévenus. En classe on ne le brimait plus, un silence gêné régnait. Achille sans trop forcer, à la Bahamontes, pédale souple et mollets de serin, grimpa dans le peloton de tête. Mais sans la prendre grosse la tête pour autant. Un matin que le soleil printanier sourdait, un rayon blanc pur venu des cieux noirs entrebâillés l’éclaira enfin. Un « quinze” en anglais, la meilleure note du jour, resplendissait sur le haut de sa copie. Au dehors le ciel bleu gagnait, saturait les couleurs que l’hiver avait trop longtemps délavées. Au repas du midi Achille en milieu de table déjeuna à sa faim, il n’était pas follement heureux, ce n’était que le début du printemps des déracinés. Sa solitude ne se disparut pas pour autant mais le simple faire enfin partie de la classe, de la ville, du monde entier, le rasséréna. S’affranchir du regard des autres ! Il sentit confusément que la route serait longue.

« Allez, tu joues ? », fallait bien qu’un midi ils soient trop peu nombreux et l’invitent à danser avec la balle. Peu à peu la finesse de son jeu, son aisance le rendirent indispensable. Ses feintes de méditerranéen dribbleur, les longues soirées d’apprentissage sous la botte de « Mononcle » et les gammes récitées à longueur de tournoi sous le soleil d’Algérie lui valurent place assurée dans l’une des équipes. Histoire de voir il traîna un midi au retour du déjeuner. Exprès. En arrivant dans la cour les équipes en place l’attendaient. « C’est gagné » pensa t-il. C’est sans doute pour ça qu’il associa définitivement, sport intensif, paix de l’esprit et joie du corps. Il avait fait son trou sous les frimas du Nord, il ne comptait plus pour du beurre rance dans la classe et bientôt dans le lycée non plus. La balle qu’il ne quittait pas des yeux décrivit une courbe harmonieuse. Partie des pieds de l’arrière gauche elle volait vers lui. Un peu trop puissante elle le loba, rebondit sur le sol et franchit la haie de troènes qui bordait le terrain, roula sur la pelouse jusqu’au ras de l’écriteau « Pelouse Interdite » fixé au grillage proche de la rue. Lancé à toute allure Achille franchit souplement la haie, courut vers la balle, se baissa quand la pointe d’une chaussure le frappa rudement au périnée. La douleur le sidéra, il crut qu’il allait mourir là dans l’herbe courte alors que sa vie fleurissait à peine. Le sang lui brouilla la vue, lui coupa le souffle, inonda et durcit ses muscles, le pétrifiant. Voile noir, voile rouge, rage noire fumante, rage écarlate, orgueil blessé, ne pas tomber, ne pas mourir, résister. Corps ployé, souffle court, il s’en alla chercher au plus profond la bête enragée qu’il savait en attente, grimaçante, baveuse, crocs acérés, toujours prête à déchirer aveuglément. Son poing gauche partit comme un éclair cinglant en même temps qu’il se retournait, atteignant à la pointe du menton le très grand surveillant maigrichon qui lui avait fracassé le coccyx. Les yeux du géant s’ouvrirent en grand, son regard se figea sur une lueur d’incrédulité stupéfaite quand il s’écroula en tournant sur lui même. Au ras de la haie les garçons médusés regardaient en silence. Il lui sembla que l’air s’épaississait, l’herbe devint bleue (sic), le ciel verdit, tremblant il vomit sa peur, sa douleur et son repas.

La porte du bureau s’ouvrit, son père, plus livide que blanc entra. Le Censeur lui expliqua l’incident. La main du pater claqua comme un 14 Juillet sur son oreille gauche, il recula, le mur l’arrêta. Sourd à l’extérieur, il n’entendait plus « qu’en soi ». Un sifflement suraigu, déchirant, ricochait sur les parois intérieures de son crâne comme si le chant de mille baleines remontait des abysses pour exploser derrière ses tympans. Cette gifle, il l’accueillit comme une délivrance mêlée de rage impuissante. Dans un silence de cachot matelassé ils prirent le chemin de la maison. Ni gestes, ni mot, visages parallèles, corps raidis, temps suspendu, colère froide du père, butée du fils, proches, dans leur bulle, intimidés, ruminants, distants, l’un vexé comme un paon déplumé, l’autre humilié d’avoir été convoqué. La semaine d’exclusion fut longue. Achille, croulant sous le travail supplémentaire, rumina de subtiles vengeances, ourdit de tortueux complots qui ne virent jamais le jour. Ses ongles tombèrent en copeaux saignants. Le soir il restait éveillé dans une sorte d’absence, l’esprit vide de pensées. Immobile il se laissait bercer par la vie comme le bouchon par l’océan tempétueux. Il se sentait léger, détaché, doucement son ressentiment se délitait. Petit à petit il apprenait que l’injustice existe, qu’elle mène les actions des hommes plus souvent que la vertu et qu’elle était le reflet de sa propre imperfection. Étrangement ça le soulageait, le grand poids qui l’écrasait depuis longtemps à se vouloir irréprochable disparut un soir, emporté par le vent mauvais. A cet instant précis de son jeune âge il sut qu’il aurait à conjuguer régulièrement le verbe « assumer ». Dans son vocabulaire « erreur » remplaça « faute ». « Réparer » se substitua à « payer ».

Les flèches de la vie

Lui perçaient

Le coeur et le corps,

d’amour et de raison.

Des myrtilles sur le flanc du Mont Lozère, l’été est d’azurite. Des champs serrés d’arbustes miniatures à feuilles dures parsemées de points bleus. Achille le déliquescent vole dans l’air pur, plane au dessus des roches de granit au pied desquelles les myrtilliers s’agglutinent en bouquets. Le parfum acidulé des fruits ajoute à la beauté sereine des paysages survolés. Le calme, alors que l’épaisse nuit de ses rêves éveillés l’entoure, l’oppresse. L’objet de son évasion nocturne est dans le verre callipyge, lac obscur d’un vin d’alabandine cerclé de zinzolin, jeune et effluent. Nulle ride ne le trouble, il a la tension naturelle des peaux jeunes et l’indifférence de ceux qui se croient immortels. A cheval sur le Grand Duc aux ailes immenses Achille survole du bout du nez ce jus de fruits mûrs, ce Morgon «Réserve » 2010 du Domaine Jean-Marc Burgaud après qu’il s’est évadé de sa barrique pour se retrouver prisonnier, étouffé dans son sarcophage de verre. Comme tous les enfants récemment nés il regrette déjà le ventre de bois maternel. Mais Achille n’en a cure. Confortable entre les ailes de l’oiseau noble et au chaud sous le cône de sa lampe de bureau fidèle lumière de ses nuits entre deux mondes tremblants, entre rêve et réalité, il jubile. Le vin est le lien, la formule magique qui lui ouvre les portes des plaisirs concomitants. Rien n’est plus troublement doux que ces voyages sous paupières closes, sens subtils en éveil, lèvres humides et narines palpitantes. Du lac de vin dormant s’élèvent des parfums de fruits rouges et mûrs, dominés par la myrtille et le grenat éclaté de la framboise, qu’intensifient des fragrances d’épices douces. Achille sourit intérieurement quand Annie, plus nette encore qu’il y a peu, le visite fugacement. Alors il prend le vin en bouche comme il l’aurait prise alors si la vie avait voulu. Le jeune jus tendre, pudique, fait la boule en milieu de bouche. Puis se détend, s’allonge et s’installe en roulant l’amphore de ses hanches charnues, lui prend entièrement la bouche et finit par s’ouvrir et lâcher ses fruits épicés. Une vague de tannins crayeux enrobés le marque et s’étale quand à l’avalée le vin quitte son palais pour lui réchauffer le corps. Disparu ? Non pas ! Son empreinte subsiste longuement tandis que sa main caresse en mémoire la courbe fragile de ce sein juvénile qu’il n’a pas connu …

Annie,

Menue souris

Espiègle,

Ce rêve,

Je te dédie …

EDEMOSOIETICONE.