Littinéraires viniques » 2010

ACHILLE ENTRE CHAT ET LAPIN …

Guido Mocafito. Nature morte au lapin.

 

Mais la vie n’est pas bangka fuyant sur l’huile des eaux calmes.

Le plus souvent elle est barcasse fragile roulant sur les vagues écumeuses des jours, esquif désorienté, maltraité par les fureurs rugissantes de la mer à l’aigre. Achille l’a, croit-il, bien compris. Petit bouchon de champagne il flotte, roule, plonge et remonte ; malmené par les vagues gigantesques qui le rudoient il ne coule pas. Il sait bien désormais que rien ne lui sert de se vouloir dur comme vieux teck sec, sauf à sombrer.

Ce matin Novembre fait son Avril, le ciel est pur, d’un bleu intense, luminescent. Les arbres que l’hiver rampant dépouille peu à peu sentent leur vitalité décroître et jettent leurs derniers feux. Jetés au hasard des forêts, les touches d’incarnat vif, les flavescences étincelantes, les marcs fondus qui peignent les feuilles trilobées des érables illuminent le pelage fauve et havane brûlé des bois de leurs flamboyances brasillantes. Comme un vieux volcan prit d’une folle et dernière ardeur dont les spasmes mourants raviveraient les laves depuis longtemps figées. Novembre est un menteur et Achille le sait ! L’automne 1983 est ainsi, qui a vu le Sauternais exulter.

Tout au bout de la rue, en son plein milieu, un lapin immobile corps en travers et tête tournée vers lui, le regarde. Il est environ quatorze heures, un linge blanc, albâtre translucide, voile lentement l’azur du ciel ; l’atmosphère phosphorescente est au changement de temps, l’humidité imperceptiblement gagne. Achille à l’arrêt rit en silence, ce lapin aux oreilles trop courtes n’est qu’un chartreux inquiet d’être ainsi surpris. Quand la pluie arrive, se dit-il, les chats ressemblent à des lapins. Il frappe le sol d’un coup sec et le matou, d’un coup de rein gracieux, se glisse dans une haie touffue et disparaît à sa vue. Achille est triste, il aimerait être ce lapin capable de se transformer à volonté, pour traverser la rue de sa vie présente et réapparaître incognito et libéré, dans un ailleurs tout neuf .

Le vent forcit, arrachant aux eaux agitées des brouillards d’eau pulvérisée qu’il emporte en tourbillons salés aux ventres des nuages noirs gavés qui alourdissent le ciel. Le bouchon, qui fut de champagne, glisse sur les vagues gigantesques qu’il remonte à toute allure pour retomber toujours plus loin, les tripes saignantes et le cœur entre les dents. Brutalement le ciel s’ouvre comme une mer rouge et des trombes d’eau tombent en flèches tièdes. Achille planté au milieu de cette foutue rue déserte est instantanément trempé. Les nuages se referment aussitôt, la pluie cesse tout aussi brusquement. Bleu, tout bleu, de suite le ciel est à nouveau bleu. Se pourrait-il que le temps reparte en arrière, que le chat au milieu de la rue refasse son lapin puis que ça recommence, encore et encore ? La rage l’étouffe mais la vie s’en tape, un sentiment d’impuissance l’écrase au sol, il a beau se débattre rien n’y fait, la vie est plus forte que lui, il ne sortira pas de ses rails ! La liberté n’est qu’une invention de philosophe rêveur, Achille est pétrifié par l’évidence. Pas plus que les arbres il n’empêchera ses feuilles mortes de tomber qui repousseront ensuite, jusqu’à ce qu’il pourrisse sur pied, un jour, un soir, une nuit, va savoir ! Ou que la foudre le décapite un matin qu’il ne s’y attendra pas. La nécessité est plus forte que le hasard, Achille se sent pion dans l’ordre des choses qui le dépassent et lui échappent.

En ce jour du lapin-chat il ravale sa suffisance, son insolence de gommeux, son petit ego qui lui crevait les yeux se dégonfle sous la pluie froide et, nu sous ses vêtements mouillés, Achille tremble plus de rage que de froid. Un tourbillon de feuilles mortes qu’entraîne le vent qui s’est levé, l’entoure. Sur les trottoirs pas un arbre n’a bougé.

Depuis ce jour, il lance des pierres aux chats de rencontre mais n’a plus jamais tiré un lapin de passage.

La nuit qui suivit fut nuit de garenne, de courses échevelées dans un paysage d’après l’Apocalypse, fumant et minéral, derrière un lièvre fuyant qu’il ne rattrapait jamais. Il avait beau hurler «Lapin attends moi, je ne veux que te sauver des fous qui veulent te mettre dans leurs casseroles !», celui-ci détalait de plus belle et ses zigzags foudroyants le faisaient souvent choir comme chiffe molle. Il s’accrochait pourtant, saignant et chuintant comme un soufflet de forge, les jambes en sang, les yeux hors de la tête. Derrière lui les poursuivants armés tiraillaient et gagnaient du terrain. Au détour d’une combe abrupte un chat gigantesque surgit, tous poils hérissés, crachant et feulant, négligea Achille et fit barrage aux assaillants. La mitraille s’intensifia. Achille entendit les cris de douleur de l’animal et le bruit sourd des impacts dans la fourrure épaisse. Le lièvre stoppa net et se retourna, redevenant le lapin-chat de l’après-midi ; Achille, à bout de force et de souffle en fit autant. Non loin d’eux sous les volutes de poussière, au cœur cette nuit blême qu’éclairait une lune rousse cyclopéenne, l’énorme masse du chat, immobile désormais, lui tournait le dos. Comme un mirage au désert le lapin trembla, sa silhouette se dilua lentement pour disparaître au bout d’un dernier soupir. Le chat rapetissa, retrouva sa pelisse de l’après-midi, s’allongea en ronronnant doucement, regardant Achille de ses yeux d’ambre. Puis se mit, langue crissante, à sa toilette. Le paysage terre de sienne était vide, ni cadavres, ni pétoires, le chat était indemne. Achille eut beau chercher de tous côtés, rien, il ne trouva rien, que des pierres coupantes au flanc des talus et la poussière soulevée par ses pas. Il crut devenir fou.

Puis le jour se leva instantanément sous un soleil ardent.

Et le ciel est pur, d’un bleu intense, la rue est vide qu’aucun lapin-chat ne traverse … Il lui semble voler dans l’enfilade de la rue, il a beau regarder de tous côtés, il n’est pas là non plus.

Au réveil de cette nuit troublante, Achille pria Freud en pensée et regretta qu’il fût mort si tôt, ou plutôt qu’il fût lui même né si tard. Car il avait beau revivre son rêve, encore et encore, scène après scène, il n’y comprenait rien. Cela le mit dans une forte colère, une de ces colères latentes, une de ces rages qui couvent sous le sourire ; il ressentait bien comme une effervescence intérieure plutôt inhabituelle mais il ne savait pas que c’était cette lèpre rampante qui le consumait lentement et lui gâchait ses heures, ses jours et ses nuits plutôt bleues entrecoupées d’insomnies récurrentes. Au bout de quelques jours il finit par comprendre que ce rêve à l’interprétation résistante l’agaçait en sous main ! L’image du bouchon de champagne fragile, malmené par la mer démontée, lui revint en mémoire. Il rit, amèrement, peu fier de lui, mais il rit et se mit en configuration liégeuse. Ce qui l’apaisa sans résoudre le mystère. Mais dans les méandres de son cerveau, de son cervelet ou de son inconscient, l’étrange rêve faisait son chemin, ouvrant des portes, en fermant d’autres, le transformant si lentement qu’il ne s’en apercevait pas.

De la clepsydre,

L’eau du temps

S’écoulait lentement,

Et dans son coeur, l’hydre

Avait encore des dents …

Sur le bureau d’ Achille le décharné, un lièvre est passé en courant quand il a mis le nez au bord de son cristal perché, fragile sur sa tige gracile. Comme à son habitude, perdu dans la nuit du temps et de ses souvenirs, le fumet léger échappé du verre à peine versé lui a pris le coeur et voilé le regard. Alors Achille, sous la lumière ambrée de sa lampe a sombré. Au profond du passé surgi de « Les Évocelles », l’étrange lapin-chat à déboulé du creux de ce vallon de Gevrey Chambertin. Dans la bouteille du millésime 2010 du Domaine des Tilleuls il était tapi, attendant sagement qu’Achille le débusque. Puis il a bondi, entraînant Achille dans son sillage odorant, pour disparaître, à peine humé. Après une longue aération, alors que l’animal se perdait dans la pénombre, la pivoine, la rose, le sureau et l’églantine se sont échappés en fragrances légères de la robe grenat du vin. La cerise burlat, le cassis, la framboise ont pointé le bout de leurs chairs mûres ; en second rang, dans un léger nuage fumé, presque lardé. L’élégance olfactive et la précision des arômes arrachent un sourire aux lèvres crispées d’Achille qui ferme les yeux, renvoyant l’évocation de son rêve ancien aux gémonies avant de porter la bouche au buvant du verre. La fraîcheur de l’attaque lui plaît, le vin en bouche affirme sa présence, donne à aimer la finesse de son toucher puis fait le gros dos, belle matière qui s’étire ensuite et libère ses fruits. C’est un ru de fruits rouges et d’épices douces, marqués par le noyau de la cerise, qui roule dans sa bouche, s’ouvre sous l’acidité impatiente de sa jeunesse, qui lamine le jus comme le fait un chat au réveil. Achille rouvre les yeux tant ce vin au parfait équilibre, fin et élégant, l’émeut. Gourmand il le garde longuement au bord de l’avaloir, le mâche, le croque, le fait gicler sous la langue, le monte au palais, jusqu’à qu’il se soit entièrement donné. Avant de l’avaler à regret. Le vin s’en va, dévale son gosier mais lui laisse un peu plus que longtemps au palais sa marque, son empreinte, ses tannins ciselés, la légère amertume du noyau de la cerise et son grain de sel au coin des lèvres.

EFÉMOLITINECONE.

ACHILLE ET LE VOYAGE INTÉRIEUR …

Francis Bacon. Selfportrait.

 

Rangé des voitures …

Achille s’était. Sans même s’en apercevoir. Pris dans le rythme ordinaire des vies à l’entour, sans le vouloir jamais vraiment, sans le refuser non plus. Conscience sourde qui balaie d’un revers de la pensée désirs et idéaux. Et le voilà sagement rangé dans le garage des vies sans histoires, moteur éteint et freins serrés, cœur absent, devoir rempli, insertion réussie, bien loin des paysages tourmentés entraperçus, frôlés, enivrants, des jeunes années. Forces corrodantes des habitudes rassurantes, comme ces courants suceurs qui vous entraînent et vous noient au fond des baïnes. Conformisme rassurant qui calme les angoisses ; à se couler dans la norme, la moyenne, il gagnait en confort, perdait en folie, vivait au tiède, invisible au creux de la horde des tous pareils. En avance sur son temps – 1971 – il avait découvert l’arme du casanier, le copier-coller. Copier à grands traits la vie des autres pour la coller sur la sienne.

De loin en loin, le visage de Natacha défiguré par l’acide du temps le visitait. Seul ses grands yeux liquides, émeraudes fondantes, résistaient à l’oubli et mangeaient son souvenir. Alors de gros nuages noirs chargés d’eau glaciale traversaient son regard et gommaient son sourire. La grêle le cinglait.

Un an après son renoncement, il abjura un peu plus et se maria comme on pèle un fruit d’un couteau distrait ; puis eut une belle enfant l’année suivante sans que cela, jamais, ne le ramenât à l’intensité. 1972. La vie suivait son cours, rivière aux méandres oubliés, sans heurts ni enchantements. Julien Sorel avait abdiqué pour entrer dans la peau d’un ersatz affadi de Meursault; à ceci près qu’il lui restait les emportements – faciles par procuration – imaginaires et douloureux des grands héros de roman. Il baignait dans une sorte d’insensibilité souriante, se donnait en vibrant à ses classes mais assurait plus mal que bien, dans une sorte de détachement mécanique et tremblant, ses devoirs d’homme et de père. Son visage affichait l’air satisfait de la petite réussite molle obtenue sans risques ni orages. Souvent au petit matin, seul devant son miroir, son visage lisse lui renvoyait l’image en deux dimensions de sa lâcheté. Dans ses yeux grand-ouverts brillait l’intelligence sans surprise d’un regard dépassionné. Ses iris bleus ne vibraient plus, alors il baissait les yeux et faisait mine de ne pas s’être vu. Au quotidien il faisait illusion, il avait la fadeur amusante, l’humour poussif des petits maîtres, le charme ordinaire de la jeunesse, tiède, rassurant, tellement normé qu’il attirait sous le halo blême de son lampadaire quelques mites rosissantes autour de sa lumière blafarde. On louait sa causticité, la séduction de sa voix sourde qui caressait les mots, ses regards moqueurs et l’azur innocent de ses yeux. Achille en jouait avec grâce et perversité, envoûtait du velours modulé de sa voix, attachait d’un sourire, puis la belle ferrée, l’achevait d’un mot assassin et se repaissait de ses larmes. Une joie fielleuse l’envahissait, lui montait aux narines comme un musc sauvage qui l’enivrait. Comme un flash, un shoot puissant qui lui encrassaient l’âme plus qu’ils ne la comblaient. Souvent la nuit au flanc de sa femme qui lui réchauffait la hanche il était visité par le souvenir de Natacha aux yeux crevés. Alors il soupirait en silence, balançant entre la nostalgie de cet amour avorté et le goût âcre de ses vengeances aveugles.

Entre devoirs et devoirs il courait aux accalmies, s’essoufflait en courses longues, partageait la balle avec d’autres vieux enfants, dribblait, frappait, feintait, s’épuisait et riait, faussement désinvolte, à se montrer vivant. Partageait les joies simples des mâles en concurrence. Derrière les sourires amicaux brillaient les dents des loups. Sourires francs et regards cruels, tapes amicales et croche-pattes, bleus à l’âme et contusions. Longues soirées à croiser les cartes, tarot flamboyant et regards en-dessous, sourires ébauchés et langues gourmandes, lèvres crispées. Dialogues muets des corps, messages codés, vibrations partagées. Au désert des sentiments l’humain désemparé succombe aux pièges des dentelles, aux fausses amitiés, ne tarit pas sa soif, se contente d’eau de feu, de cendres tièdes, à défaut du nectar espéré.

Ce soir là, il pleurait comme vache qui pleut. Achille accroché aux essuie-glaces roulait sous les trombes d’eau froides qui tombaient en rafales. Il avait la vigilance molle de ceux à qui l’alcool ment et le sentiment confus d’être le maître des éléments. Trempé à l’intérieur, à l’abri de sa coque de fer fragile à l’extérieur, il rasait les trottoirs et s’extasiait de son habileté à déclencher de grandes vagues d’eau sale sous ses roues. Petit Moïse inconscient, il contrôlait les éléments et se sentait immortel, zigzaguant dans les flaques comme un surfeur dans les rouleaux d’Hawaï. Les rues étaient désertes et les feux au vert lui ouvraient la route. Lorsque la voiture dérapa, il accéléra, criant en silence, les poils hérissés par la peur et le plaisir. Malgré le froid glacial, toutes vitres baissées, il sentait sur ses reins couler la sueur poisseuse du danger et le contraste entre cette lave intense et le froid ambiant l’excitait encore plus. Au dernier feu avant l’arrivée au bas de chez lui, il accéléra une dernière fois et prit de front la grande mare profonde que les gouts saturés n’arrivaient plus à vider, au bas d’une légère descente sous un pont de rien. L’avant de la voiture frappa l’eau durement, levant une gerbe épaisse et aveuglante. Achille freina et les lois de la physique l’envoyèrent embrasser la pile droite du pont. Durement. Tout craqua, il se sentit raccourcir, puis sombra.

En se voyant dans le miroir qu’on lui tendait il pensa à Bacon …

A demi comateux, étincelle de vie noyée dans une bouillie douloureuse, il voguait, bateau lent, aux confins de la conscience. Dans son champ de vision restreint par son immobilité forcée il ne voyait que son bras gauche piqué de tiges et de vis en inox, a demi levé et maintenu par une lanière large reliée à un portant. Le drap faisait une serre autour de son corps. Il pensa qu’il était un ver en mutation dans son cocon. Tout était très propre et cela le rassura. Longtemps il crut faire d’incessants voyages étranges et fulgurants, filant plus rapide qu’une balle au travers d’univers colorés et changeants. Il volait comme une âme libérée du poids encombrant de sa gangue de viande, déchirait les galaxies comme un couteau les chairs tendres. Dans un total silence rompu de loin en loin par des cris aigus ou de petits chuintements dégoûtants. Par intermittences, la blancheur floue du plafond peuplée d’ombres bleues masquées et mouvantes s’entrouvrait sur un ciel d’azur, pur, luminescent, qui calmait ses angoisses. Natacha s’y tenait, immobile. Les voiles diaphanes qui la drapaient voletaient au vent léger, dévoilant et épousant par instant son corps blanchâtre. Ses yeux brillaient d’une lumière étrange, intense, violente, si forte qu’elle assombrissait son visage pâle. Seule ses lèvres rouge sang coloraient la scène. Elle était entourée d’une aura douce qui semblait sourdre de sa peau, sauvage et bienveillante à la fois, elle le regardait en silence. Comme une jeune Madone, un Fra Angelico revisité par la folie de Munch. L’azur passait de l’azurine diaphane à l’indigo violent, de l’ange éthéré aux chairs transparentes à la sorcière hirsute aux lèvres saignantes. Achille balançait entre extase douce et cœur au galop, des silhouettes indistinctes s’agitaient puis disparaissaient et revenaient. L’air sentait l’iode et le magma, les draps crissaient, il voguait, agrippé au mat glissant d’un voilier par gros temps sur les eaux écumeuses et poisseuses, où alors il nageait sans effort dans l’onde cristalline d’un lac opalescent. Puis la lumière faiblissait, il sombrait dans l’inconscience épaisse, coulait d’un bloc au profond du néant. La soif le ramenait au ras du monde et l’eau fraîche d’un linge mouillé qu’un peu de sang tachait adoucissait ses lèvres craquelées. Il fit le voyage des semaines durant, entre béatitude et cauchemar.

Lentement ses chairs travaillèrent à se retisser …

Dans l’opacité de sa conscience en pointillés Achille était en osmose avec son corps. Pour la première fois de sa vie, il ressentait de l’intérieur le travail obscur de ses cellules martyrisées par son orgueil aveugle de jeune mâle stupide. Dans tous ses membres, ses organes blessés, il vivait la vie de son enveloppe charnelle. Il apprit par la voie subtile de la douleur que son corps était son bien le plus précieux, sa seule et véritable intimité. Que la machine était merveilleuse, opiniâtre, complexe, qu’elle se battait pour qu’il puisse confortablement continuer à vivre. En un mot son corps l’aimait. Inconditionnellement. Dès ce jour là pas une seul minute ne passa sans qu’il lui dise en silence combien lui aussi il l’aimait et le remerciait de ses constants efforts, combien il était émerveillé par cet incroyable miracle. Tous les soirs avant de s’endormir il se promenait dans les méandres obscurs, les arcanes complexes de sa maison de sang et palpitait avec elle, la caressait de l’intérieur, visualisait les chemins de ses humeurs, de ses nerfs, de son sang qui pulsait doucement, réchauffait ses organes et roucoulait avec les milliards de lumières qui chantaient en chœur le grand aria de la vie. Il retourna sa peau de Narcisse infatué et derrière ses paupières closes il apprit les bonheurs invisibles du véritable amour de soi.

Il ne marcha plus jamais seul …

Épicure, si tu me lis !

La nuit est au silence. Ce silence total, rare et doux qui règne sur la ville quand l’esprit s’abstrait du monde. Achille, voyageur égaré, sait que la fin de son périple approche. Inexorablement. Lors il profite de ces instants. La tête entre les mains, les coudes calés sur le cuir bronze fané de son vieux bureau, il sent sur ses épaules la chaleur de sa lampe, le flot de miel doré qui lui offre ce petit jour au cœur de l’obscurité ambiante. Il pleure de joie lentement et s’en repaît comme l’enfant d’une friandise rare. Au creux de lui-même il communie avec sa propre vie, comme toutes les nuits depuis les temps anciens de l’hôpital. Son petit grand bonheur de tous les jours. Sous sa peau flétrie les petites lumières rient avec lui ; toujours à l’œuvre elles lui donnent le meilleur de leurs dernières forces. Silencieusement il les remercie. Humblement. Entre ses doigts il aperçoit le demi œuf rouge qui rutile dans sa couche de cristal sous le rai d’or qui l’illumine. La lumière diffractée se concentre dans le cœur battant, rayonne jusque aux bords du disque et révèle les subtiles nuances que l’âge déjà distingue. Le blanc ardent au centre qui l’aveugle l’a ramené au vieux temps de ses souffrances quand il fixait le plafond aveuglant de sa chambre.

Une fois encore, il a fait le voyage et s’en revient exténué.

Puygueraud repose en paix, tout jeune, il est né en 2010 dans l’appellation peu connue Francs Côtes de Bordeaux. Achille saisit en tremblant la longue tige du verre et le soustrait aux jeux coruscants de la lampe. Le vin a la robe sévère aux extrémités repliées d’une converse, noire au cœur, que l’œil ne traverse pas. Ses bords rougeoient à peine qui rosiront un jour sans doute comme la nonne aux souvenirs de sa jeunesse profane. Elle a le drapé calme d’une foi certaine d’échapper à la folie du monde. Les parfums de son jeune âge, de fruits mûrs et d’épices douces ont la séduction naturelle des jeunes beautés qui promettent bien des caresses. Le jus s’immisce sans brusquerie entre les lèvres entrouvertes d’Achille le nostalgique, lui emplit la bouche et lui offre ses fruits. Puis le vin se dilate, turgescent, jusqu’aux plus hautes tours du palais, libérant épices, poivre et réglisse. Puis se reprend et s’allonge en fraîcheur, passe la luette, lui réchauffe le corps, lui tapisse la bouche de tannins fins, enrobés, doux et frais, longuement, comme un adieu qui ne veut pas finir …

Le silence se fait

Que seuls les murmures

Et les chants bruissants

Du corps qui exulte

Troublent à peine …

 

EBRISMOTISÉECONE.

ACHILLE SUR LA BALANÇOIRE …

D’entre les cieux …

 

Seul dans un compartiment, Achille somnolait.

Un six places en moleskine vert bronze et porte coulissante. En ce quinze Juillet 1969 le train était désert. Quelques bidasses en retour de permission rigolaient ; quelque part sous ses paupières alourdies par la fatigue Achille récupérait de son séjour Parisien. La tension post concours lui retombait sur la nuque, il se sentait courbatu, plus encore qu’après un effort sportif intense. La disparition brutale de Natacha, tête basse et regard, fuyant aux basques d’un colosse au visage dur, l’affectait profondément. Il avait beau s’en vouloir de s’être laissé ainsi embringué comme un poulbot de l’année par ces yeux incroyablement irradiés, ces gemmes lumineuses, ces émeraudes pâles au fond desquels il avait chu en bloc, sans chercher à résister un peu. L’esprit paralysé, la jugeote sidérée et le cœur à la chamade, il sentait bien qu’elle était encore en lui qui continuait à lui chuchoter des mots doux, des soupirs roses et des consonnes chuintantes. « Bougre de con, crétin intersidéral, cœur d’artichaut mou … ! », il ne s’était pas complu dans la guimauve, bien au contraire il menait un dur combat intérieur sans pitié pour lui-même, cherchant à se raccrocher à la raison pour reprendre le contrôle de ses émotions. Mais rien n’y faisait, Natacha lui dévorait la cervelle, elle était là, maîtresse de ses pensées, lui pourrissant la vie. Comment expliquer au contrôleur méfiant qu’il avait oublié de poinçonner son billet alors que la Gare du Nord était presque déserte ? L’amende dont il écopa le laissa de marbre, il paya sans mot dire. Les roues d’acier claquaient contre les ballasts, régulièrement, comme une musique Soufi lancinante qui l’emportait dans une danse lente et cotonneuse.

A l’autre bout des rails, debout au bord du quai vide, la silhouette immobile de Natacha se découpait comme un tanagra exhumé des âges anciens, sur le ciel délavé par les pluies disparues. Son regard absent courait le long des voies, sans espoir, ses yeux plus liquides que jamais débordaient. Elle respirait à petites bouffées comme un animal essoufflé et ses ongles griffaient la paume impuissante de ses mains recroquevillées. Elle aurait donné beaucoup pour connaître, ne serait-ce que le prénom de ce garçon dont l’image roulait en elle comme une déferlante chaude dans laquelle elle aurait tant aimé se dissoudre. Zlatko lui prit le bras vivement, la retenant au moment ou elle basculait d’un bloc sur les graviers sales en contrebas du quai. Mais qu’avait-elle pensa t-il, sa petite chose qui lui mangeait jusqu’alors dans la main comme un petit animal reconnaissant ? Qui ne rechignait pas à lui gagner son pain quotidien sur les boulevards glauques des amours à bas prix? Il la secoua durement, à l’abri de la pluie froide sous une porte cochère. Natacha ne réagissait pas, comme une poupée de chiffon elle rebondissait entre ses mains, sans un mot ni même le début d’une plainte. Ses yeux voilés ne le voyaient pas et cela faisait enrager le géant qui dut se maîtriser pour ne pas briser les os de la moinelle entre ses pattes puissantes. Depuis qu’elle danse dans ce « Crazy » elle m’échappe rumina t-il. Son bras entoura fermement les épaules de Natacha, l’entraîna doucement, passant de la tempête aux eaux calmes et tièdes de la fausse tendresse, roucoulant dans son oreille les mots anciens de la langue de son enfance. Encore une fois la musique des origines la calma, elle pleura en silence, à demi effondrée. Deux rails de coke plus tard, enroulée dans ses couvertures, l’oiselle aux ailes repliées reposait dans le silence relatif de la chambre. Yeux clos elle ne dormait pas mais rêvait d’un grand oiseau blanc qui la portait très haut dans le ciel d’azur, par delà les violences de son existence, vers ce garçon souriant qui lui tendait les bras, tout en bas.

Achille reprit le cours vide de sa vie entre parenthèses. Elle allait mécanique et sans grâce, faite d’automatismes vitaux, de travail et de solitude, de réveils fades et de sommeils agités. Dans sa jeune tête clignotait en arrière plan, quel que puisse être le moment, dans les rires comme dans les soupirs, la même question sans réponse : « Pourquoi » ?, qui le taraudait. Comme un vers l’écorce. Certes, il vivait, rencontrait, séduisait, jouait aux jeux sans bonheur des amours de surface, donnait à sa bête son comptant de plaisirs mais le puits de lumière dans lequel il avait sombré comme un navire démâté par un maelström, là-bas, dans les yeux clairs de Natacha, l’obsédait. Il avait cru se trouver en se perdant mais le sort n’avait pas voulu lui sourire. Plus il y pensait moins il comprenait, plus le manque était vif, qui lui brûlait l’âme comme un acide puissant. Un soir que le sommeil faisait son ingénue qui agace sans se donner, la raison de son échec lui tomba sur le crâne comme un coup de marteau, fracassante d’évidence. Il se vit comme un train dont il ne contrôlait pas les aiguillages, empêché par la vie de sortir de ses rails ; il aurait beau se débattre, oser, risquer, feinter, jamais il ne pourrait être vraiment libre, totalement maître de sa vie. Des forces mystérieuses sans projets clairs à ses yeux, sans logique apparente, impérieuses et intransigeantes le bridaient. L’intuition de n’avoir rien à craindre et d’être partiellement protégé en toutes circonstances lui vint aussi. Achille comprit que son esprit limité de petit humain boursouflé ne pouvait pas embraser les raisons supérieures, les plans que ces forces (?), constamment agissantes, organisaient à l’insu de sa petite conscience étroite de bipède perdu dans l’immensité inconnue. Son ego se ratatina comme peau de chagrin. Il eut l’orgueil de chercher à renoncer au sien. Mais il comprit aussi qu’il lui faudrait toute sa vie se battre pour échapper aux pièges subtils des vanités. Cette découverte l’apaisa un peu mais au soir tombant, quand l’humanité se réfugiait au rythme de la terre dans la fausse paix du sommeil et l’illusion des rêves, quand il se sentait seul au monde sous la lumière coruscante de sa lampe, l’ovale parfait de Natacha au corps de porcelaine fine ne manquait jamais de descendre au revers de ses paupières closes, pour lui sourire tendrement. Alors les nuages en foules humides déversaient leurs eaux glaciales dans ses veines. Dompté, il s’endurcit, se referma, sa cuirasse s’épaissit, il ne dépérit pas, se lança dans la vie comme un gladiateur dans l’arène, gardant au secret les instants fragiles de ses visions nocturnes.

Il eut confirmation de son succès au concours …

Qu’il accueillit sans fanfare. En parla peu, opposant un silence têtu aux félicitations de tous bords. Certains auraient aimé sincèrement qu’il fêtât sa victoire, car c’était pour lui plus une victoire qu’un succès mais il ne céda pas et passa pour un pingre. Peu lui importait. Naïvement, la nuit quand il écarquillait les yeux dans l’obscurité de ses insomnies récurrentes, il aurait volontiers échangé sa réussite contre deux roucoulements de Natacha. On lui confia une classe à la rentrée pour son année de stage. Il s’y plongea, s’évertuant à ouvrir l’esprit d’une bande de gamins de quinze ans aux charmes de la langue. Vaste chantier qui valait bien toutes les pyramides d’Égypte tant les mômes étaient peu réceptifs. Un dur et long combat commença, fait de duels oratoires cinglants – il y excellait et les ados aiment ça – de règles imposées, de devoirs réguliers corrigés dans la nuit et rendus au matin suivant, il usa d’autorité, de charme, de distance ou de proximité, d’intransigeance ou de compréhension selon les jours, il fut dur, insensible, faux aveugle parfois mais à l’écoute constante. Au bout de deux mois la partie était gagnée, il était reconnu, respecté, craint et ses réparties déstabilisantes faisaient la joie de ceux qui n’en faisaient pas les frais dans l’instant. Bientôt, loin de toute démagogie, la classe s’apaisa, les élèves s’ouvrirent, se sentant protégés, aux difficultés des textes classiques. Cinq ou six même montrèrent de réelles dispositions. Achille monta la barre au plus haut de leur âge. Dans le temps du cours ils aimaient ça et oubliaient le plus souvent de regarder leur montre. Mais jamais il ne les ménagea, allant aux difficultés, accrochés qu’ils étaient au cheval fou de son imagination galopante, bridés par la rigueur de ses exigences ; les jeunes pousses allèrent aux fleurs des délices de l’âme ainsi qu’aux épines des tourments. En bref, ils apprirent et grandirent. Achille aussi.

L’année passa à la vitesse d’un train. Les jours, les semaines. Ses nuits étaient plus lentes, creusées, agitées par une courte houle entêtée qui faisait un clapot constant. De longues lames de mer déferlaient impromptues et lui salaient les yeux. Le dernier soir de l’année scolaire, il crut dur comme diamant qu’il ne poursuivrait pas mais n’en cauchemarda pas moins, rouillant ses draps d’étranges larmes.

Il décida de retourner à Paris.

Mordre dans l’inconnu,

Oser, risquer.

Hors la mort,

Mais qui peut être belle,

Il ne risquait rien.

Et plutôt que de griser,

Sous la blouse …

Fin juillet 70, il sauta dans le cheval de fer, comme un cow-boy qui ne craint pas les Indiens. A mi-parcours, il prit conscience de son acte (pas si fou que ça ; il n’était qu’en disponibilité sans salaire), se glaça, surprit de sa propre audace folle qui lui sembla plutôt démence. Lâcher ainsi la proie pour l’ombre ! Les scénarios catastrophes déroulèrent leurs images terribles et leurs toujours horribles chutes. Bien avant que cela ne devienne un titre célèbre, il se dit qu’il faisait peut-être un « voyage au bout de l’enfer ». Lorsque le film fulgurant de Cimino sortit huit ans plus tard, il eut l’élégance de ne pas réclamer de droits d’auteur. Cela le fit rire en silence dans l’ombre de la salle. Comme le ciel parfois quand il s’offre un arc-en-ciel, il riait et pleurait à la fois. Après la huitième séance, il l’oublia un lustre entier avant de le revoir plusieurs et plusieurs fois encore. Cette année presque passée, il avait préféré « Le cercle rouge » aux prétentions Pasoliniennes et « Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon » au fade « Genou de Claire ». De façon différente, « Barry Lyndon » le pénétra en 75, définitivement; c’était bien avant que Marisa Berenson ne devienne une sole sous les assauts inesthétiques des bistouris hors de prix. Achille aimait le cinéma depuis son enfance, c’était son champ de bataille, l’espace infini de ses rêves, la salle noire du refuge, le lieu des grands élans et ses premiers frissons furent de pellicules en flammes. Comme un amoureux fou, il s’offrait à lui-même ces perles, ces diamants, ces topazes polis, taillés, sertis par les grands maîtres du nouvel Art. Depuis Errol Flynn le ferraillant il n’avait cessé de traîner dans ces lieux souvent improbables ; il avait vu s’enflammer plus d’une pellicule et plus d’un cœur (comprendre jupon) aussi. L’obscurité était son alliée, le sombre jardin des fleurs écarlates, le boudoir qui faisait fondre les plus boudeuses, le velours des caresses invisibles et des baisers dévorants. Au noir il découvrait la lumière dorée des phares. Il fut l’ami des rois, le confident des reines, l’amant des soubrettes, le justicier implacable, l’incorruptible, le traître mielleux, le salaud abject, le meurtrier, le tueur en série, le mari trompé, le beau gosse en Marcel humide, la Lolita, l’allumeuse pulpeuse, la garce éblouissante, la mère courage plutôt chiante, la call-girl, l’élégant, le flic intègre, le ripou chafouin, le barbot brutal, la pute poursuivie par la poisse, l’Arlette Arletty (Hip-hip-hip !), le Gabin gommeux, le Jouvet sentencieux, le Blier faux-derche, la Cardinal pulpeuse à croquer un guépard … Plus tard, beaucoup plus tard, « La Rose Pourpre du Caire » le renvoya aux magies de l’enfance quand il croyait aux fées et à sa propre toute puissance. A l’inverse des personnages de l’histoire il ne descendait pas dans la salle, il «montait» dans le film, vivait la vie des héros, leurs joies, leurs déboires, leurs échecs comme leurs succès. Et quand le scénario ne l’emballait pas ou le laissait sans rêves, il le ré-écrivait, plume alerte, le soir avant de s’endormir …

Les roues crissèrent longuement quand le cheval de fer entra en gare du nord. Achille sursauta, les brumes se dissipèrent et la réalité le mordit à nouveau. Il erra quelque temps dans le grand hall, puis autour de la gare dans les tristes troquets alentours. C’était petit matin, l’heure des café crèmes, des clopes amères, des regards éteints et des odeurs de sommeil, de sueur et d’after shave. Tout cela le dégrisa. S’il était arrivé en bord de nuit il aurait foncé jusqu’au Crazy comme un amoureux aimanté par sa belle, le cœur entre les dents, plein d’un espoir fou. Mais le jour naissant augurait d’une interminable journée, d’une lenteur qui l’ankylosa plus sûrement qu’un oiseau englué à la branche. Natacha dormait sans doute dans une alvéole, blottie, quelque part dans cette ruche bruyante. Avant midi il était dans le train du retour. Tout le long du voyage il oscilla entre honte et soulagement et revit, comme une obsession qui ne le lâcha point, les images du chef-d’œuvre de Preminger, «La rivière sans retour».

Natacha se réveilla vers quatorze heures après une longue et sinistre nuit de travail. Et se mit à pleurer. Sans savoir pourquoi, tant elle avait de raisons.

Achille ne pleurait pas,

Il ondulait entre honte et joie,

Sentant la vie lui couler entre les doigts …

Achille le dévasté regardait l’étiquette de ce Morgon de Jean Marc Burgaud millésime 2010 et ce nom, ce foutu mot – «Charmes» – qui l’avait absorbé tout entier, le privant de sa liberté de l’instant en le plongeant dans le marais des anciens sortilèges. Il s’en défaisait avec peine et se battait pour recouvrer un peu de sa lucidité. Étrangement le Charme lui avait chamboulé le présent du monde et la nuit silencieuse était plus lumineuse que le plus aveuglant des jours. L’ambre liquide de sa lampe de bureau était d’une inhabituelle pâleur, les murs de la pièce phosphoraient, il se sentait las, indécis, comme il l’était naguère quand la sorcière à la chevelure roux vénitien lui enflammait les sens. Mais qu’on les brûle comme jadis ces âmes malignes, qu’on les mette au bûcher, qu’elles grillent sans se consumer pour souffrir de toute éternité ! L’ancienne rage le mordait encore et lui tordait les boyaux.

Alors il regarde le grand verre – Graal profane – dans la vasque duquel le vin reposait en prenant le temps de s’étirer à l’air libre. Il se délivre du charme passé en plongeant dans l’incarnat aux reflets grenat d’où sourd en ondes changeantes l’étrange clarté qui repousse la nuit. Pour s’y retrouver, pour redescendre le temps, pour s’arrimer à nouveau au réel. Les arômes l’aident, qu’il retrouve ; grand nez de fruits rouges frais, belle cerise, fine pointe de bois noble quasi fondu, épices en fragrances délicates. Farandole en bouche, ronde de saveurs salivantes qui confirment le bouquet, jus glissant qui donne à la matière conséquente des airs de dentelle … Réglisse douce et épices subsistent au palais ; après avoir sombré derrière la glotte le vin rédempteur réchauffe l’âme et caresse le coeur du vieux cacochyme éperdu. Organsin de tannins mûrs, lampas en extase. Une tendresse à ne trouver nulle part, inconditionnelle, qu’aucun coeur jamais ne donne …

Premier désir,

Enfin presque …

Premier soupir,

Chagrin malin …

 


EINMODÉTICICOSENE.

ACHILLE ENTRE AFFRES ET APHTES …

Lily Cole.

 

1963. Passer du rêve à la réalité …

De l’un à l’autre le chemin est long, très long, il faut trouver le courage et l’énergie. Achille mit un temps fou à réaliser ce foutu rêve. Reculant, s’inventant des prétextes pour ne pas. Cet âge est impatient mais ce jeune âge a le temps, un temps qui coule trop lentement, épais comme un miel sauvage. Sur sa fenêtre qui faisait face à celle d’Annie les traces de ses doigts brûlaient de briser la glace et s’épaississaient soir après jour. Dix marques grasses et sales maculaient la vitre. Au crépuscule, étendu sur son lit les bras derrière la tête, il fixait jusqu’à loucher les traces de ses longues attentes durcies et opaques qui le narguaient. Sous l’abri bus, au petit matin frisquet, il tournait et tournait autour de la belle mutine, elle lui échappait d’un coup de talon léger et ne lui faisait jamais face. C’était un jeu cruel qui mettait Achille au supplice. Mais elle tournait un peu la tête mine de rien et il devait se contenter d’un battement de cil ou d’un demi sourire furtivement esquissé. Et la lueur espiègle sourdait de son regard insolemment baissé. Le contraste entre sa posture faussement timide et la vibration chaude qui émanait de son corps gracieux lui mettait les sangs en ébullition. Cela s’éternisa des mois … Le soir au retour, du fond du bus il fixait la nuque gracile de la dulcinée assise deux sièges devant lui. Il l’observait sans jamais la lâcher, à lui brûler la nuque, concentré à l’extrême, lui ordonnant, muet et dents serrées de se retourner. Ce qu’elle ne fit jamais. A l’arrivée elle cheminait aux côtés d’un garçon de son âge, un rondouillard aux cheveux noirs calamistrés qui la faisait rire aux éclats. Parfois, elle se penchait sur le côté et ses cheveux mousseux frôlaient, complices, l’épaule du garçon aux joues rouges qu’il surnomma méchamment « Le Bouffi ». Puis en guise d’au-revoir elle lui touchait l’épaule et filait tête basse vers son bloc de béton. Achille pressait le pas, doublait le garçon et grimpait quatre à quatre l’escalier vers la petite lucarne de sa fenêtre. Les doigts écartés sur la vitre, collés aux traces grasses stratifiées il attendait qu’elle se montre, là-bas en face et lui offre le spectacle de ce qu’elle lui refusait. La finette n’abusait pas, ses apparitions étaient hasardeuses. Achille retardait le plus possible l’heure du repas malgré les appels de plus en plus pressants de sa mère jusqu’à ce que son père hausse le ton. Il dînait à toute vitesse prétextant un boulot de romain et s’en retournait en courant vers sa chambre. Quand elle ne venait pas il était certain qu’il avait loupé l’heure. Alors, avant de s’endormir il se repassait les souvenirs de ses apparitions et affabulait une scène tout à son avantage. Parfois il se relevait et regardait fixement le cadran noir de la fenêtre derrière laquelle la cruelle, à demi nue. Pur fantasme. A force de ruminer il développa des aphtes qui lui brûlaient le palais. Il n’en dit rien, mais chaque repas devenait un supplice.

Le courage lui tomba sur les épaules d’un coup un matin qu’il avalait douloureusement son petit déjeuner. Marre des souffrances du corps et du cœur, des aphtes et des affres. « Bouge toi !» résonna dans sa tête. Ce cri ne le quitta pas, il lui tordait les tripes. Achille ferma les yeux, serra les mâchoires pour s’en alla chercher tout au fond son ventre son désir pour en faire une force et résolut, tremblant, de passer le soir même à l’action. L’attente du bus lui fut un supplice ! L’air faussement dégagé il ne la regardait pas bien qu’elle attendît son habituel manège. Plongé dans une révision fictive, il prenait l’air concentré de celui qui bosse jusqu’à la dernière minute. A vrai dire, il n’arrivait même pas à lire une ligne, ni même un mot sur la page blanche qu’il fixait, plus halluciné qu’un lapin pris dans les phares. Les copains avaient beau se moquer et s’étonner de son courage soudain, lui qui n’apprenait jamais rien d’ordinaire. Ce fut un soulagement quand elle descendit du bus à l’avant dernier arrêt, celui du Lycée Technique. La journée passa trop vite, Achille aurait voulu qu’elle s’éternise (ce qu’elle faisait souvent !), mais ce jour là elle coula comme un torrent de montagne. Dans le bus du retour, Annie riait et papotait avec son bouffi de copain, un peu trop fort pour qu’il l’entende à l’autre du bout du bus en folie. Un moment il avait espéré qu’elle ne serait pas là, qu’elle aurait fini les cours plus tôt et serait déjà rentrée. Mais non, le sort en décida autrement.

La belle et la boule trottaient à quelques pas devant lui. Devisaient et riaient comme à leur habitude. Elle s’était ce jour là emmanchée dans un jeans étroit qui lui faisait fesses de pommes d’amour, roulantes et émouvantes, des fruits charnus à éplucher des heures. Et ne se privait pas d’en rajouter en secouant sa crinière vénitienne. Puis comme chaque jour elle bisa l’enveloppé ravi et tourna à gauche. Le cœur d’Achille se serra si fort qu’il eut mal, ce fut comme un coup de kriss dentelé qui le trouait et tournait dans sa poitrine mais il bifurqua quand même en accélérant. Deux mètres les séparaient à peine quand elle poussa la porte de verre de son entrée d’immeuble; il haussa le rythme, à la coller, pour franchir le seuil dans la même foulée. Au moment où elle appuyait sur le bouton de l’ascenseur il lui toucha – le visage plus rouge qu’un coquelicot de barricade – timidement la pointe du coude gauche. Annie sursauta, se retourna; il prit en plein visage son regard étonné et craintif à la fois. Elle avait de petits yeux noirs et perçants. Des « fruits de cailletier », deux olives Niçoises, deux perles sans éclat, deux boutons fades, sans la lumière, sans le charme envoûtant des belles amoureuses. Qui n’arrêtèrent pas la détermination d’Achille, c’était comme un ressort bandé depuis si longtemps qui se détendait d’un coup. Intuitivement il sut que parler n’ajouterait rien de plus et même que ça pourrait bien le desservir. Sa bouche d’instinct mangea la sienne qui n’était pas experte avec la brutalité gauche des maladroits; son impétuosité lui suffit. Surprise et rosissante elle entrouvrit la bouche, il happa sa petite langue pointue, bava et la suça comme un sucre d’orge. Annie se contracta un peu sans pour autant protester ni reculer puis colla durement son pubis contre le ventre du garçon. Écartelé entre la violence hormonale qui lui coagulait le jugement et la stupeur dans laquelle son audace le mettait, Achille évita le regard vide des petites olives à demi éteintes. A trop les regarder il eut été vite rassasié. Il laissa faire la bête affamée. Et d’entraîner doucement la belle vers l’escalier de la cave, et de descendre marche à marche l’escalier sans rompre le contact, et de la palper convulsivement à la recherche de ses mystères, et d’oublier ce regard un peu terne qui l’avait déçu, et de s’abriter dans les souvenirs délicieux de la fenêtre soleil couchant …

Il s’était calé dos au mur dans la pénombre du couloir aveugle. Sur sa jambe repliée elle s’était assise, à demi pâmée. Sa chevelure qu’il tenait à deux mains pendait comme une gorgone rubigineuse au flanc d’un tombant tropical. Elle se cambrait et se frottait lentement sur sa cuisse crispée. Yeux clos et gorge offerte elle râlait doucement, lèvres entrouvertes. Sous ses mains fureteuses Achille sentait les pointes dures de ses petits seins fermes. L’interminable attente qui l’avait épuisé à longueur de nuits frustrantes était enfin récompensée. Il se repaissait sauvagement des chairs qu’elle lui offrait. Pourtant derrière l’animal qui était entièrement à la manœuvre, quelque chose de triste comme un regret furtif le décontenançait. Mais la bête avide, bourrée d’hormones en fusion, tint bon la barre et porta Achille jusqu’à l’extase sous les doigts agiles de la pouliche. Qui soupira d’aise en le sentant partir. Un voile lourd lui tomba d’un coup sur la nuque. La bise rapide qu’elle déposa sur sa joue avant de s’enfuir à petits pas pressés finit de le dégriser. Une odeur de moisi lui piqua le nez, les murs grisâtres de la cave maculés de crasse humide, la réalité sordide des lieux, lui sautèrent aux narines et au cœur. La descente à la cave devint descente aux enfers. Achille s’en voulut d’avoir trahi son rêve, il rougit de honte et de rage indistinctement entrelacées. Tant bien que mal il nettoya les dégâts, sacrifiant une copie double qui n’absorba rien. C’est en courant jambes écartées comme un pingouin maladroit qu’il se faufila jusque chez lui pour s’enfermer sans un mot dans la salle de bain. Il se nettoya à grande eau et en garda quelque humidité tout le soir, qu’il cacha, jambes serrées et gorge nouée.

Des nuages roses au sordide,

Des émois de l’âme

A la crudité des sens,

De la beauté sans faille des rêves

Au pays des humeurs,

De l’évanescence à la permanence,

Du subtil au dégoulinant,

Achille venait de passer …

En cette nuit de deuil qui voit mourir ce qui avait failli vivre, Achille le vétuste le visage entre les mains, regard vague et sourire éteint, vacille. Au coin de son bureau défleuri le fleuve saure de la lampe de nuit déverse sur sa nuque fatiguée un torrent d’étoiles mourantes. Plus que las, dévasté, il sourit au vide qui le nargue et se souvient de cette chevelure de boucles drues s’agitant sous vent mauvais des amours tristes. Les images défilent nettes et claires, elles l’émeuvent encore. Ses premiers émois pyrogravés dans son vieux cuir ont laissé des traces. Dans le silence il balance. Entre le souvenir de son rêve d’amour naïf et le violent passage à l’acte quand l’animal, frustre, brutal, obscène avait surgi de l’enfer. Entre l’ange et la bête, ce soir son cœur ne balance plus. Cette nuit c’est le vin qui tournoie dans le cristal illuminé plein du souvenir de tous ses voyages. C’est dans le vin que s’opère la magie qui l’entraîne au-delà du visible et que ressuscitent les vieilles amours mortes.

Au fond du lac pâle brille le rubis jaune étincelant d’un premier cru de bourgogne. Et « Beauregard » 2010 du Domaine Pattes-Loup danse sous ses yeux; l’or jaune lui apporte la paix. Des reflets verts de jeunesse marquent encore la robe liquide, ce sont eux qui ont entre-ouvert la boite de pandore. Alors il a plongé le nez sur le disque immobile. Quelques fragrances florales et furtives sont montées jusqu’à lui puis des notes subtiles de pomelos bien mûr l’ont définitivement emporté. Il ne s’est pas méfié quand le jus pur d’un citron ferme et poivré lui a flatté les narines, il n’a pas résisté, le verre a touché ses lèvres. A la première gorgée il a succombé. Passé et présent se sont télescopés. Le gras léger du vin enveloppe une brassée de fruits jaunes emmiellés. Les fruits frais et délicats se sont ouverts. La pureté du citron a pris le dessus, fraîche comme un petit matin d’automne puis le vin a roulé, s’est lové s’est donné, s’est repris pour repartir de plus belle, présent et fuyant tour à tour, cristallin et joueur, s’est dénudé peu à peu en prenant son temps, à dévalé sa gorge, lui a enflammé le corps en l’entraînant dans les tourbillons du passé

Achille a fermé les yeux de plaisir, a frémi, a souri, les souvenirs l’ont revisité jusqu’aux larmes. Enfin il a longuement senti la terre de Beauregard lui caresser la bouche, a passé la langue sur lèvres et recueilli au passage les sels calcaires des amours mortes …

ECAMOFETITEUCOSENE.

LE BON PASTEUR, BON PIED, BON OEIL …

Grande Clotte à bouts de doigts sur meuble ancien cérusé.

Les voies du Fatum sont impénétrables …

En ce 19 Juillet 2012 elles me guident vers Pomerol. La pierre noire de la Mecque Bordelaise, terroir des finesses dit-t-on, patchwork de propriétés minuscules aux tailles inversement proportionnelles à leur notoriété internationale : enclavées les unes dans les autres, parcelles imbriquées entre les Châteaux, qui paient moins de mine – hors quelques chais fastueux – que les altières célébrités de la Rive Gauche. Pour une fois que la droite n’étale pas !

Sous la pluie battante, je quitte Cognac, m’évade de l’atmosphère recluse (de cette ville endormie sous la domination des grandes maisons florissantes dont les eaux de vie inondent les continents), me faufile entre les mammouths en files compactes qui engorgent la Nationale 10, puis me sors des vapeurs odorantes des trente tonnes rugissants pour me glisser sur le bitume étroit des départementales désertes, à zigzaguer comme une puce énervée entre les rangs de vignes, à me faufiler entre les velours céladons porteurs du millésime à venir. Et de couper les virages, et de jouer comme un idiot avec freins et accélérateur, loin des radars embusqués et des képis mandatés par le Trésor Public, qui n’en finit plus de dépouiller les hommes troncs dociles accrochés à leurs volants. Bon pied donc et bon œil aussi, grand ouvert par la grâce d’un soleil absent en ce matin estival.

C’est que Madame Rolland nous attend, l’Abbé, la Nonne et moi ! Dany de son prénom, ni rouge ni rousse, mais blonde comme les blés mûrs, nous a conviés à « Le Bon Pasteur » himself, propriété familiale de sept hectares en parcelles disséminées, à goûter ses vins, « Le Bon Pasteur » « Fontenil » et son « Défi » et d’autres encore, comme deux « Argentins » de haute volée « Val de Florès » (Mendoza) et « Yacochuya » (Salta). De ces vins de l’hémisphère sud, je ne connais rien, si ce n’est une Argentine rencontrée dans mes rêves torrides. Nous ne croiserons pas le « Flying Winemaker » ainsi finement baptisé par le gotha journalistique pas toujours énamouré. C’est qu’il « flaille » l’époux de Dany, prénommé Michel, du côté de l’Argentine précisément. Tant pis pour lui ! A la vérité, inutile de mentir comme un courtisan, je flippe un peu. C’est que le pékin que je suis, qui écrivaillonne vaguement à la frontière incertaine du monde des vins, n’a pas l’habitude de traîner ses baskets usés sur les parquets vernis, ni d’être ainsi gentiment invité à tremper son vieux bec dans les nectars encensés des hauts rangs de vignes basses. Va falloir que je fasse mon courtois, politesse oblige, que je tourne sept fois ma langue de vipère dans ma bouche impolie (je ne tweete pas!), que je ne me comporte pas comme un furet déchaîné dans un poulailler !

Mais ma bonne étoile veille sur moi.

L’esprit de finesse aussi …

Or donc, je chemine, et laisse mes pensées vagabonder. Surpris je suis, moi qui n’imaginais pas me retrouver un jour à lipper les jus d’un grand (c’est ainsi que beaucoup disent) Pomerol, même pas d’un beau Fronsac, encore moins d’un supposé élixir de fleurs, et surtout pas d’une pulpe mûre de cactus géant. Ainsi va la vie d’un découpeur de mots de rien, buveur de vins d’ici et d’ailleurs. Mes comparses et moi sommes à pied d’œuvre. Suis propre sur moi, de jaune vêtu, comme un vieux poussin pépieur. L’Abbé cache sa robe cardinalice sous de discrets habits profanes, La Nonne, fidèle à ses vœux, polie comme un onyx de belle eau, est toute de nuances, qui vont du noir térébrant au gris pâle, vêtue. Tissus et soies légères qui ondulent au gré des brises mutines sur son corps callipyge. Nous sommes tout sourire, même mézigue qui d’ordinaire fait la gueule, s’efforce. L’épouse du bon pasteur s’avance. Il est des gens qui se présentent en se cambrant légèrement en arrière, épaules dégagées et tête relevée. Ce n’est pas bon signe. Dany au contraire se penche plutôt légèrement vers l’avant, joli port de tête sur un long cou gracieux, en venant vers nous, mains à demi tendues. Cette femme semble tactile, me dis-je in-petto (in-petto, je vous le présente, est mon meilleur ami du dedans), une de ces personnes qui a spontanément besoin de toucher, pour ressentir et affiner sa perception de l’humain. Et ça j’aime bien, et je n’aime pas, oh non je n’aime pas (!), celles et ceux qui refoulent les animalcules qui les habitent. La Nonne sourit ; elle sourit la Nonne, elle est comme ça, pulpeuse et tendre, mais pas que. L’Abbé lui est en phase pré-aqueuse, ses yeux sont expressifs, chaleureux, sa bouche sourit elle aussi, aimablement, mais dans le fond de son regard, perce déjà la concentration aigüe du tasteur averti. On se rapproche, un peu intimidés quand même (c’est toujours comme ça les premières fois), visages ouverts et mains tendues (on n’est pas des Bonobos quand même!) qui se frôlent pour finir par aller jusqu’aux bras, tandis que l’on se bise juste après que l’on s’y soit verbalement invités et mutuellement autorisés. La bise, ou du moins la nature de bise, c’est fichtrement important ! Entre des joues qui se rapprochent alors que les lèvres picorent le vide, et des bouches qui claquent sur des peaux qui disent oui, il y a autant de différence qu’entre un coït de lapin anémié et un grand orgasme – toutes proportions gardées – qui sent bon. Mais si, mais si, j’vous jure ! Pas besoin de glace ; nous ne sommes pas là pour une rencontre en macération carbonique.

La salle de dégustation est vaste et bellement agencée, avec goût mais sans ostentation. Le blanc cassé des murs domine, quelques vieux meubles cérusés dans les tons œuf pâle, finement grisés, habillent ce qu’il faut l’espace. Une cheminée ancienne aux pierres ouvragées s’offre aux regards pacifiés. Quelques touches de couleurs égayent les lieux, dont l’atmosphère est aussi doucement vibrante que le toucher de bouche d’un vin à l’équilibre. Au centre, une grande table de marbre clair aux bords arrondis, montée sur pierre, sur la quelle deux Jéroboams (?) encadrent deux coupes de verre garnies de fleurs blanches, en opposition – apparente seulement – avec les dossiers et assises noires de quelques chaises anciennes, cérusées elles aussi, donnent de la profondeur, ainsi qu’une légère touche de mystère, à l’ensemble. Rien d’excessif qui pourrait insidieusement influencer la dégustation de la belle brochette de vins proposés. Quelque chose, de l’ordre de la dualité humaine, plane.

Monsieur Prévot, directeur technique du domaine, prévenant et précis, moins « Benoît » que son prénom ne pourrait le laisser supposer, veille sur les vins. Qui coulent dans les verres et se succèdent tranquillement. La Nonne et la maîtresse des lieux conversent (sic) à voix douce, l’Abbé griffonne en marmonnant in petto, dans son carnet à coups de pattes de mouches illisibles. Je volète tous sens aiguisés, m’imprégnant des subtilités de l’instant et de la qualité des vins. Les violettes me chatouillent le nez, les fruits rouges me racontent leurs jardins, la truffe puissante me chatouille les neurones, la réglisse me « turgesce » les papilles, le toucher d’un jus crémeux, un instant m’emporte, la ronde onctueuse des tannins soyeux me ravit plus d’une fois, tandis que la race d’un vin à la puissance maîtrisée m’emmène en Bourgogne, le temps d’une lampée. Le simple Bordeaux, Château La Grande Clotte, 2010 * né sur les terres de Lussac Saint-Emilion, clôt le bal des rouges. Ses arômes de raisins mûrs, de pêches, infime pointe d’agrumes, soupçon de miel et touches exotiques, embaument. Sur les parois fines de mon verre, le gras du vin dessine les jambes fines et les arrondis plantureux du Pont du Gard. Ma bouche le remercie qui le boit et s’en rafraîchit …

Ni conseilleur bêlant, ni prescripteur reconnaissant, ni même ministre intègre, je m’enivre plus de l’instant que des vins.

Pour la précision, l’essentiel,

Et l’analyse scrupuleuse,

Lisez l’ Abbé.

Vous serez comblés.

Or donc bis, le temps a passé en quelques minutes qui ont duré plus d’une heure. Et voici que nous nous sustentons aimablement, à la table d’une bonne table sise à Pomerol, de fraîcheurs et de carnes fines qu’accompagnent avec bonheur quelques uns des vins dégustés peu avant. Le temps est au plaisir, au partage, aux échanges simples, à l’humanité, urbaine, simplement.

Mon hôtesse et mes complices retournent à leurs pénates, Mozart chante dans l’habitacle de ma quatre roues. Le bitume du retour chuinte sous les pneus, je rêvasse comme à l’habitude, quelque part, en vie retenue, dans les nuages de mes impressions récentes pas encore débourbées. Patience et gravité y pourvoiront, et me repaîtrai des lies fines de mes souvenirs à peine pigés.

La vie est alchimie subtile,

M’en vais écrire œuvre au blanc.

* 60% Sauvignon (qui ne sauvignonne pas), 25% Sémillon sémillant, 15% Muscadelle qui fait la ritournelle.

ESONMOGEUTISECONE.

ACHILLE EN PEAU DE SOIE GRIVELÉE …

Francisco Cortès. Nu.

 

Rien n’est plus beau qu’une inclination muette.

Cette distance, ce silence qu’Annie entretenait, lointaine et proche à la fois, d’une extrême pudeur à l’arrêt du bus, tête basse, regard fuyant et pourtant d’une totale impudeur à sa fenêtre, n’était pas pour déplaire à Achille dont la timidité n’était pas la moindre des qualités. Pour rien au monde il n’aurait manqué un de leurs rendez vous lointains au soleil couchant. Annie variait les poses et s’attardait de plus en plus. Histoire d’en voir un peu plus Achille empruntait les jumelles de son père. Bien sûr il s’attardait surtout sur sa peau, ses creux et ses rondeurs. Le blanc laiteux de ces espaces mystérieux le troublait. A la nuit tombée, yeux clos il voyageait en mémoire sur ces paysages tendres et pas une tâche de rousseur ne manquait aux œuvres abstraites mais charnelles qu’il peignait en secret sur la toile opalescente de ses paupières fermées. Une fin d’après midi qu’il n’espérait plus, Annie grimpa sur un tabouret et s’offrit toute entière à ses jumelles de petit voyeur transi. Ses hanches étroites mais rondes, la toison claire qui reliait la confluence des ses cuisses fines à son ventre doucement bombé, l’emmenèrent au pays des espoirs impossibles qu’il ne pouvait s’empêcher de caresser en secret. Le plaisir et la peur lui mordaient le ventre et les reins. Elle resta immobile un long moment puis se mit à tourner sur elle même au ralenti. Achille s’envola pour un long voyage au pays troublant du corps des femmes. De profil, légèrement cambrée, le corps de l’adolescente qu’équilibraient ses formes graciles, l’éblouit et l’idée de ses doigts caressant du bout de la pulpe cette liane souple lui serra la gorge. Le frisottis léger, cette parure discrète inondée de soleil qui dépassait à peine de sa silhouette tendue sur la pointe des pieds, l’émut comme un bijou précieux. La valse lente continua. Elle s’arrêta enfin, bras levés semi ployés dans ses cheveux mousseux, offrant à la vue les deux globes fermes de ses fesses à fossettes. Un instant, dans la fenêtre d’en face le soleil plus rouge que la pomme de Blanche Neige enflamma cette offrande muette de son puissant reflet. Achille aveuglé. Fondu au noir. Image rémanente. Il eut l’intuition forte que Dieu ne pouvait pas ne pas exister ! La beauté parfois touche au mystique.

Sa vie durant il ne connaîtrait pareille émotion.

Les garçons de la classe qu’il avait intégrée au lycée l’accueillirent froidement. Les transfuges d’Algérie qui débarquaient en masse, le plus souvent traumatisés par les épreuves subies, étaient considérés avec méfiance. Achille dût affronter des remarques injurieuses et blessantes, d’entrée. On lui mit sur le dos toutes les horreurs de la guerre, les exactions, les crimes et autres tortures, les attentats qui avaient meurtri la Métropole, aussi. Attaques injustes, grossières et réitérées, se multipliaient à longueur de couloir et de récrés. Achille fit la tortue romaine, dos rond derrière un bouclier d’indifférence apparente. La vie lui avait appris à masquer son impatience naturelle derrière une impassibilité de façade. Il lui faudrait faire ses preuves. En cinq années de Cours Complémentaire, sous les palmiers ondulants qui se balançaient la nuit dans sa mémoire il avait suivi quelques mois d’anglais en sixième, puis plus rien et le niveau général des élèves de sa classe dans les autres matières également était bien supérieur au sien. Le premier mois, les cours de langue – ou plus exactement les premières stations de son chemin de croix ! – furent un long calvaire douloureux. Il se prit modestement pour l’Usbek de Montesquieu débarquant à Paris. Les tartines beurrées de zéros s’empilaient. Indigestes. Un jour qu’il n’en pouvait plus de voir dans le regard du professeur sa fainéantise franchement signifiée, à la fin d’un cours il se décida. Quand la classe fut déserte, il dit son désarroi et vida en vrac tout son sac. Pendant cinq bonnes minutes il se purgea littéralement des angoisses accumulées. Le regard du professeur s’éclaircit, une douceur apaisante l’éclaira. C’est ainsi qu’en cachette il travailla dur. Le soir le nez penché sur sa grammaire, le stylo courant le long des épais « polys » à l’encre violette que le prof lui passait en douce. Ah cette puanteur d’alcool de ronéo, yeux rougis, tête bourdonnante, il ne l’oubliera jamais ! L’image d’une souris minuscule trouvant une énorme tomme d’une tonne de gruyère devant son trou lui venait souvent à l’esprit. Il grignota patiemment son retard.

Personne, jamais, n’en sut rien …

Le midi après la cantine c’était foot dans la cour. Petite balle sur-gonflée. Entre deux buts de hand-ball. Il passa l’hiver solitaire à regarder de loin. Au réfectoire c’était table de huit, Achille était le huitième, les plats lui arrivaient presque vides et les remarques fusaient : « Alleeez, t’as pas faim le bougnoule, t’as eu le temps de te gaver sur le dos des burnous ! ». Et ça dura des semaines. Achille ne disait mot et rentrait le soir crevant de faim. Ce fut un crachat dans le plat qui déclencha l’affaire. Un voile noir qui le surprit le coupa brutalement du monde et de lui même, le transformant en une seconde en goule déchaînée. Le lourd plat de métal vola à la tête de l’agresseur hilare qui se mit à saigner, le front largement fendu, en braillant comme un goret. Un verre d’eau lancé à toute force traversa la table en estourbissant un second qui tentait de se lever. Achille, métamorphosé, éructant, bavant de rage libérée et de haine, tendu comme trait d’arbalète, renversa la table dans le fracas d’acier des plats rebondissants au sol et le chant crissant de la vaisselle brisée. Il se jeta, poing moulinant, cognant et mordant visages grimaçants et chairs affolées. Puis le voile se leva sur le désastre ambiant. Achille prostré au sol comme un fœtus vagissant reprit conscience. Autour de lui mais pas trop près deux cents élèves en cercle, choqués, silencieux. Deux surveillants le transportèrent plus mou qu’une chique à l’infirmerie. L’après midi entier il pleura les eaux soufrées de ses souffrances comme une outre qui se vide. Maternelle, l’infirmière jeune vénus callipyge lui tint la main sans un mot. Longtemps, très longtemps. Monsieur le Censeur l’interrogea d’une voix neutre, apaisante, sans aucune brusquerie. Calmé il se livra, raconta petit à petit. Les humiliations, le froid, la peur, les difficultés scolaires, son désespoir, les cauchemars sombres qui l’agitaient, les visions sanglantes, sa solitude extrême. La mal-être expurgé lui dénouait les muscles en lui laissant un creux chaud au ventre. L’affaire fut étouffée, les familles eurent l’élégance de ne pas se plaindre. Il ne sut jamais si ses parent furent prévenus. En classe on ne le brimait plus, un silence gêné régnait. Achille sans trop forcer, à la Bahamontes, pédale souple et mollets de serin, grimpa dans le peloton de tête. Mais sans la prendre grosse la tête pour autant. Un matin que le soleil printanier sourdait, un rayon blanc pur venu des cieux noirs entrebâillés l’éclaira enfin. Un « quinze” en anglais, la meilleure note du jour, resplendissait sur le haut de sa copie. Au dehors le ciel bleu gagnait, saturait les couleurs que l’hiver avait trop longtemps délavées. Au repas du midi Achille en milieu de table déjeuna à sa faim, il n’était pas follement heureux, ce n’était que le début du printemps des déracinés. Sa solitude ne se disparut pas pour autant mais le simple faire enfin partie de la classe, de la ville, du monde entier, le rasséréna. S’affranchir du regard des autres ! Il sentit confusément que la route serait longue.

« Allez, tu joues ? », fallait bien qu’un midi ils soient trop peu nombreux et l’invitent à danser avec la balle. Peu à peu la finesse de son jeu, son aisance le rendirent indispensable. Ses feintes de méditerranéen dribbleur, les longues soirées d’apprentissage sous la botte de « Mononcle » et les gammes récitées à longueur de tournoi sous le soleil d’Algérie lui valurent place assurée dans l’une des équipes. Histoire de voir il traîna un midi au retour du déjeuner. Exprès. En arrivant dans la cour les équipes en place l’attendaient. « C’est gagné » pensa t-il. C’est sans doute pour ça qu’il associa définitivement, sport intensif, paix de l’esprit et joie du corps. Il avait fait son trou sous les frimas du Nord, il ne comptait plus pour du beurre rance dans la classe et bientôt dans le lycée non plus. La balle qu’il ne quittait pas des yeux décrivit une courbe harmonieuse. Partie des pieds de l’arrière gauche elle volait vers lui. Un peu trop puissante elle le loba, rebondit sur le sol et franchit la haie de troènes qui bordait le terrain, roula sur la pelouse jusqu’au ras de l’écriteau « Pelouse Interdite » fixé au grillage proche de la rue. Lancé à toute allure Achille franchit souplement la haie, courut vers la balle, se baissa quand la pointe d’une chaussure le frappa rudement au périnée. La douleur le sidéra, il crut qu’il allait mourir là dans l’herbe courte alors que sa vie fleurissait à peine. Le sang lui brouilla la vue, lui coupa le souffle, inonda et durcit ses muscles, le pétrifiant. Voile noir, voile rouge, rage noire fumante, rage écarlate, orgueil blessé, ne pas tomber, ne pas mourir, résister. Corps ployé, souffle court, il s’en alla chercher au plus profond la bête enragée qu’il savait en attente, grimaçante, baveuse, crocs acérés, toujours prête à déchirer aveuglément. Son poing gauche partit comme un éclair cinglant en même temps qu’il se retournait, atteignant à la pointe du menton le très grand surveillant maigrichon qui lui avait fracassé le coccyx. Les yeux du géant s’ouvrirent en grand, son regard se figea sur une lueur d’incrédulité stupéfaite quand il s’écroula en tournant sur lui même. Au ras de la haie les garçons médusés regardaient en silence. Il lui sembla que l’air s’épaississait, l’herbe devint bleue (sic), le ciel verdit, tremblant il vomit sa peur, sa douleur et son repas.

La porte du bureau s’ouvrit, son père, plus livide que blanc entra. Le Censeur lui expliqua l’incident. La main du pater claqua comme un 14 Juillet sur son oreille gauche, il recula, le mur l’arrêta. Sourd à l’extérieur, il n’entendait plus « qu’en soi ». Un sifflement suraigu, déchirant, ricochait sur les parois intérieures de son crâne comme si le chant de mille baleines remontait des abysses pour exploser derrière ses tympans. Cette gifle, il l’accueillit comme une délivrance mêlée de rage impuissante. Dans un silence de cachot matelassé ils prirent le chemin de la maison. Ni gestes, ni mot, visages parallèles, corps raidis, temps suspendu, colère froide du père, butée du fils, proches, dans leur bulle, intimidés, ruminants, distants, l’un vexé comme un paon déplumé, l’autre humilié d’avoir été convoqué. La semaine d’exclusion fut longue. Achille, croulant sous le travail supplémentaire, rumina de subtiles vengeances, ourdit de tortueux complots qui ne virent jamais le jour. Ses ongles tombèrent en copeaux saignants. Le soir il restait éveillé dans une sorte d’absence, l’esprit vide de pensées. Immobile il se laissait bercer par la vie comme le bouchon par l’océan tempétueux. Il se sentait léger, détaché, doucement son ressentiment se délitait. Petit à petit il apprenait que l’injustice existe, qu’elle mène les actions des hommes plus souvent que la vertu et qu’elle était le reflet de sa propre imperfection. Étrangement ça le soulageait, le grand poids qui l’écrasait depuis longtemps à se vouloir irréprochable disparut un soir, emporté par le vent mauvais. A cet instant précis de son jeune âge il sut qu’il aurait à conjuguer régulièrement le verbe « assumer ». Dans son vocabulaire « erreur » remplaça « faute ». « Réparer » se substitua à « payer ».

Les flèches de la vie

Lui perçaient

Le coeur et le corps,

d’amour et de raison.

Des myrtilles sur le flanc du Mont Lozère, l’été est d’azurite. Des champs serrés d’arbustes miniatures à feuilles dures parsemées de points bleus. Achille le déliquescent vole dans l’air pur, plane au dessus des roches de granit au pied desquelles les myrtilliers s’agglutinent en bouquets. Le parfum acidulé des fruits ajoute à la beauté sereine des paysages survolés. Le calme, alors que l’épaisse nuit de ses rêves éveillés l’entoure, l’oppresse. L’objet de son évasion nocturne est dans le verre callipyge, lac obscur d’un vin d’alabandine cerclé de zinzolin, jeune et effluent. Nulle ride ne le trouble, il a la tension naturelle des peaux jeunes et l’indifférence de ceux qui se croient immortels. A cheval sur le Grand Duc aux ailes immenses Achille survole du bout du nez ce jus de fruits mûrs, ce Morgon «Réserve » 2010 du Domaine Jean-Marc Burgaud après qu’il s’est évadé de sa barrique pour se retrouver prisonnier, étouffé dans son sarcophage de verre. Comme tous les enfants récemment nés il regrette déjà le ventre de bois maternel. Mais Achille n’en a cure. Confortable entre les ailes de l’oiseau noble et au chaud sous le cône de sa lampe de bureau fidèle lumière de ses nuits entre deux mondes tremblants, entre rêve et réalité, il jubile. Le vin est le lien, la formule magique qui lui ouvre les portes des plaisirs concomitants. Rien n’est plus troublement doux que ces voyages sous paupières closes, sens subtils en éveil, lèvres humides et narines palpitantes. Du lac de vin dormant s’élèvent des parfums de fruits rouges et mûrs, dominés par la myrtille et le grenat éclaté de la framboise, qu’intensifient des fragrances d’épices douces. Achille sourit intérieurement quand Annie, plus nette encore qu’il y a peu, le visite fugacement. Alors il prend le vin en bouche comme il l’aurait prise alors si la vie avait voulu. Le jeune jus tendre, pudique, fait la boule en milieu de bouche. Puis se détend, s’allonge et s’installe en roulant l’amphore de ses hanches charnues, lui prend entièrement la bouche et finit par s’ouvrir et lâcher ses fruits épicés. Une vague de tannins crayeux enrobés le marque et s’étale quand à l’avalée le vin quitte son palais pour lui réchauffer le corps. Disparu ? Non pas ! Son empreinte subsiste longuement tandis que sa main caresse en mémoire la courbe fragile de ce sein juvénile qu’il n’a pas connu …

Annie,

Menue souris

Espiègle,

Ce rêve,

Je te dédie …

EDEMOSOIETICONE.

ACHILLE, LES OISEAUX, LA SERRURE ET LE TROU …

Par le trou de la serrure.

 

Les oiseaux joyeux étaient partout …

En ce temps là la nature entrait dans la ville; pas de frontière visible entre La Calle, les forêts de chênes lièges, la mer et les eaux douces avoisinantes. Pas de zone commerciale à la périphérie, industrielle non plus. En fait, pas de périphérie au sens urbain du terme. Les jardins étaient campagne, la campagne était leur prolongement naturel. Seuls quelques alignements potagers, le plus souvent pas très droits, à l’Anglaise, pouvaient laisser à penser que des hommes domestiquaient un peu, très peu, la nature. Les plages elles aussi étaient sauvages, pas de « front de mer ». Parfois même, les chemins et les routes qui menaient aux embruns n’allaient au sable; au pire, ils, elles bordaient les plages et disparaissaient à la vue des baigneurs assoupis à l’ombre d’un parasol de fortune piqué dans le sable chaud. Hors « Le trou de Madame Adèle », on avait le choix entre la plage de « L’usine », de « L’île Maudite » et quelques autres criques miniatures, minuscules croissants chauds sans noms. Ces dernières peu fréquentées étaient le refuge des gamins qui chassaient le Gobi, petit poisson qui peuple les flaques cachées dans les anfractuosités des rochers battus par la mer. Le soir peu avant le coucher du soleil rouge, les gosses fatigués par leur journée de vadrouilles et de pêches diverses aimaient à se planquer pour mater les couples d’amoureux pas transis qui se roulaient patins et mains fureteuses à l’abri de l’aplomb des rochers. La soirée avait été bonne quand les tandems surpris dans le cours de leurs ébats fuyaient, pantalons aux chevilles et corsages dégrafés sous les jets de pierre des enfants. Ces soirs là, ils apprenaient peu des emportements, des transes de la chair moite, trop chauffés et refroidis à la fois qu’ils étaient par les agitations jugées ridicules des fessiers à demi nus. Les pommettes rouges ils revivaient la scène cent fois et riaient jaune. Ambiguïté de cet âge qui oscille entre désir naissant et dégoût des humeurs épaisses.

Dès le milieu du printemps les jeudis étaient leurs plus belles journées. Levés tôt, ils fonçaient sur les devoirs pour s’en débarrasser au plus vite histoire de se retrouver au fond d’un jardin sauvage, entre soi, à l’heure où le soleil ouvre grand son œil jaune de cyclope éberlué, au ras des forêts de chênes lièges qui montent en pente douce vers les hauteurs de la ville. Noël dernier, une carabine à plomb nickelée, qu’il fallait plier en deux pour la charger, était tombée dans les baskets d’Achille. Il aimait le bruit que faisait dans sa poche la boite de fer sonore remplie de champignons de plombs mous et striés à la base. Le Père Noël guerrier avait aussi pourvu Marco d’un engin similaire, noir mat et plus puissant. Alors ils partaient à la chasse aux oiseaux. Cruels et pervers, ils adoraient le bruit sec de la détonation suivi du sploutch écrabouillant du projectile qui disloque chairs tendres et os fragiles ainsi que le petit nuage de plumes qu’irisait la lumière du contre-jour, juste avant que le chardonneret, la mésange ou le serin, ne dégringole, désarticulé de sa branche. Ils s’assoyaient en tailleur devant le volatile palpitant et se repaissaient salement du spectacle de la mort. Un sentiment de toute puissance malfaisante les prenait aux tripes. Parfois c’était long, l’oiseau n’en finissait pas d’ouvrir et fermer le bec, son petit œil noir roulait sous la paupière translucide comme s’il était étonné que les garçons aient succombé au vertige. Quand la petite flamme quittait l’œil minuscule du roitelet l’air se figeait, la lumière devenait plus crue, les couleurs saturaient, bavaient parfois comme si l’arrêt progressif de ce souffle indécelable désolait les anges et leur brouillait la vue. C’est du moins ce qu’Achille ressentait, qu’alourdissaient un peu plus encore les pierres coupantes qui lui griffaient la poitrine un instant. Marco, habitué des chasses aux sangliers de l’automne avec son père, rigolait et fourrait la petite chose dans le sac commun, continuant à fouiller les arbres à la recherche de la prochaine victime. Souvent, Achille prétextait une envie pressante pour s’éloigner un moment. C’est à cette époque qu’il se mit à rêver de chutes interminables dans le noir absolu, comme si la faucheuse, l’enroulant dans sa robe de suie grasse, l’entraînait dans un horrible plongeon térébrant. Et dans ses cauchemars glauques la même odeur écœurante le révulsait, ce fumet lourd, douceâtre, ces molécules épaisses qui ne le quittaient plus, enfoncées au plus profond de sa mémoire, cette puanteur que la mort putréfiante dégage partout où elle passe. Achille se méfiera toujours dès lors des femmes chantournées de noir dont les voiles crissants croyait-il, vous séduisent pour mieux vous ôter la vie du bout de leurs ongles rouges et effilés. Jusqu’au jour où il s’apercevra que la couleur des atours ne change rien à l’affaire et qu’à trop donner d’amour on se fait flouer.

En milieu de matinée, quand la stridulation des criquets devenait électrique, quand la chaleur tombait comme une lave cuisante ils regagnaient la grotte fraîche sous les rochers, se fumaient une tige à deux les pieds au frais dans les vaguelettes mousseuses. Chacun revivait en silence le plaisir trouble des petites vies prises à la vie. L’un mimait les gestes, accroché au fusil absent, imitait le son de l’air comprimé qui propulsait le plomb mortel, le bruit mat des chairs froissées, singeait l’affolement de l’oiselet mourant, écarquillant les yeux et s’écroulant terrassé dans un chuintement final. L’autre le sourire crispé faisait mine d’en rire. Puis ils oubliaient et parlaient à voix basse du mystère des filles qu’ils rêvaient de pétrir convulsivement. Une fois l’excitation de la mort et de l’amour charnel retombées ils s’équipaient. Masques et tubas, palmes fatiguées et fusils-harpons, armés comme des ninjas aquatiques ils plongeaient dans les eaux claires. Les premières minutes les purifiaient des miasmes terrestres, les lavaient de leurs plaisirs malsains. Tout était fraîcheur, silence et pureté dans l’émeraude liquide. Le bruit régulier de leur respiration les apaisait. La vie grouillait sur les fonds changeants, flottait paisible, ou dérivait lentement. Le velours des coraux recouvrait et gommait les angles des roches entre lesquelles les tâches blanches des zones sableuses dessinaient un paysage harmonieux. Le binôme cherchait entre les langues vertes des algues ondulantes les poissons de roche agiles qui s’y cachaient. De temps à autre l’un d’eux piquait, harpon pointé à bout de bras, dans un brouillard de bulles vers un poisson fuyant qu’il remontait gigotant au bout de la tige de métal qui le transperçait. Quand le froid les gagnait ils retrouvaient leur grotte et tremblaient longuement, recroquevillés sur le sable poudreux et tiède dans lequel ils se roulaient en riant. Quand la chasse avait été maigre ils pêchaient de gros oursins à la fourchette, qu’ils remontaient et posaient dans des casiers de bois léger garnis de plaques de liège arrachées aux chênes-lièges. Les grosses boules vivantes, hérissées de piquants cassants leur laissaient aux mains des épines profondément enfoncées qui les agaçaient des jours et des semaines. Puis ils faisaient un feu de bois mort, cuisaient leurs oiseaux squelettiques et leurs poissons minuscules, ouvraient leurs oursins, et s’en délectaient avec du pain rassis ramolli à l’eau. Petite clope enfin pour finir comme des hommes …

Tony habitait la Caserne des Douanes. Un petit Corse à la peau mate et au regard ourlé de longs cils de fille. Mais fallait pas le chercher, il avait le sang chaud et la susceptibilité à fleur de poing. Et surtout, oui surtout, Tony avait deux grandes sœurs, des vieilles de plus de vingt ans, longues lianes brunes, yeux de ciel et hanches huilées qui faisaient baver les morveux de treize ans qu’elles ne voyaient même pas. Quand ils discutaient en bande, comme des conspirateurs d’opérette dans un coin de la cour de la caserne il n’attendaient en fait qu’une chose : l’apparition des deux filles, maquillées et vêtues de robes mouvantes, descendant les escaliers. A chaque marche, le balancement de leurs hanches rondes envoyait de droite à gauche les plis espiègles de leurs courtes jupes légères. Sous leurs chemisiers à bretelles, leurs jolis seins oblongs se riaient de Newton et ballottaient à chacun de leurs pas. Elles savaient bien que les merdeux bavaient à les voir ainsi descendre lentement; c’est bien pourquoi elles prenaient plaisir, regard perdu à l’horizon, à accentuer ondulations suggestives et tremblements mammaires. Bouches pendantes les gamins rêvaient en bavant. Les premiers temps Tony se fâchait et menaçait de leur casser la gueule. Il tenta même de leur interdire la cour mais rien n’y fit ! Comme des huîtres à marée basse ils s’accrochaient, attendant la vague montante qui les submergerait de plaisir. Un jour Tony qui n’arrivait pas à sauver son honneur – sauf à n’avoir plus un copain – leur proposa un marché honnête, histoire de garder le contrôle, de mettre un peu de beurre dans les relations et de se graisser un peu les rognons au passage. Le jeudi, à l’heure de la toilette, en l’absence de ses parents, il leur proposa la location du trou de serrure de la salle de bain ! Dix centimes les quinze secondes pour l’une, ou trente centimes pour les deux, en deux fois quinze. Durée maximum, indépassable, dûment chronométrée et non renouvelable le même jour. Il fit un carton ! Planqués en paquet sous l’escalier, chacun leur tour ils montaient pieds nus, se glissaient à genoux devant la porte et mataient jusqu’à la dernière seconde, à se crever un œil. C’était au petit bonheur la chance … Ils entrapercevaient furtivement un bout de culotte rose, un fragment de cuisse, les plus chanceux croyaient deviner un buisson noir furtif, frisé ou raide c’était selon, mais ça allait si vite qu’ils peinaient à en garder l’image en mémoire. Sous l’escalier ils avaient du mal à garder le silence tant l’attente leur semblait interminable. Une fois, la séance terminée, ils s’évertuaient, échangeant leurs souvenirs tous frais, à reconstituer le puzzle. Cela leur faisait des rêves à la Picasso pour la nuit. Patiemment ils attendaient le jeudi suivant dans l’espoir de récolter d’autres morceaux de l’énigme. Les semaines avaient beau s’empiler, ils avaient beau se ruiner, ils n’y parvinrent jamais. Tony lui, certain que son petit commerce resterait florissant dépensait sans compter. Généreux, il leur offrait force P4 et des valdas à gogo … C’était Byzance et Tony en était le Nabab !

Depuis quelque temps, le soir,

Loin au delà des collines,

On entendait le bruit sourd des canons

Qui résonnait lugubrement,

Et faisait taire les oiseaux …

Dans la tête d’Achille l’antédiluvien les obus du passé ont déchiré la nuit. Le rayon opalescent de la lampe irise la robe du vin, pâle comme un soleil de Vermeer, de reflets vert tendre. Au cœur du cristal Achille a plongé, emporté par le courant puissant du souvenir. Il nage dans les eaux claires d’une méditerranée qui fleure bon la pêche blanche arrachée à l’arbre du jardin. Le petit frisson délicieux qui lui frisait l’échine tandis qu’il courait, loin du lieu de son forfait d’enfant, le traverse à nouveau. Étrangement au fond de l’eau de vin translucide, il revoit les paysages d’Afrique, respire des parfums exotiques d’ananas crus, de fines senteurs de citrons mûrs et d’agrumes frais, de raisins, de pêches de vigne, de poires et de cette fleur d’oranger qui l’enivrait jadis dans les allées interdites des orangeraies blanches. Par les trous de sa serrure nasale, la réglisse en volutes infimes clôt le bal des arômes.

Une gorgée de ce pur sauvignon « Aubaine » 2010 de Jonathan Pabiot, Pouilly-Fumé délicieusement frais né sur lies fines et marnes calcaires lui truffe la bouche. Pure sphère, la matière cristalline enfle doucement sous sa fine pellicule grasse puis diffuse lentement ses fruits mûrs – de l’ananas exotique et subtil à la chair fondante des pêches blanches, du jus du citron doré à la poire juteuse – qui lui affolent les papilles que caressent longuement en finale la craie fine, la pulpe de citron poivrée de blanc. Achille, immobile, savoure à n’en plus finir la chair parfumée de ces fruits d’antan. Comblé il se lèche les lèvres et le sel fin qu’il y recueille le replonge une dernière fois dans les eaux d’émeraude d’antan …

Dans la salle de bain flottante,

De sa mémoire évaporée,

Les filles perlées d’eau fraîche

Rient à jamais,

Gaiement …

EDOUMOCHÉETICONE.

ACHILLE VOIT LA VIE EN ROUGE …

Oleg Dou.

 

Un soir d’été, en Juin sans doute, quand les jours retardent les heures des repas et des couchers, Achille est assis au ras du sol sur la porte de fer d’un soupirail. Le métal encore chaud brûle un peu les cuisses de l’enfant. Il est inquiet, sans raison, comme les animaux le sont parfois quand le temps va changer. Non, ce n’est pas vraiment de l’inquiétude – il n’a pas fait plus de bêtises qu’à l’ordinaire – , mais il ressent quelque chose d’étrange, d’indicible, qui le plonge dans une sorte de mélancolie légère. Comme d’un verre trop plein, les larmes finissent par déborder de ses yeux de ciel pur, rouler sur ses joues rebondies, lui mettant aux lèvres ce goût de mer, salé et amer qui ne lui déplaît pas quand il patauge dans les vagues de la mer du Nord, au bout des longues plages blondes qui s’étirent jusqu’à plus loin qu’il ne peut imaginer. Achille, tête basse, les épis de ses cheveux encore blonds pointés comme des aiguilles vers le ciel, ressemble vaguement à un petit porc-épic sur la défensive, surprit à la traversée d’un chemin. Alors qu’il sommeille à moité, engourdi par la chaleur tombante du soleil couchant, les deux bras vigoureux de son père l’emportent en douceur. Ce contact le rassérène, il se coule contre la poitrine dure mais rassurante comme un lionceau fatigué.

C’était bien avant qu’Achille ne s’émerveillât devant les subtilités stylistiques de Stendhal, bien avant qu’il ne bût à grandes lampées goulues, yeux grands ouverts comme des quinquets de fête foraine, à la lumière chiche de sa lampe de chevet, dans le secret de sa chambre exiguë, tard dans la nuit, les emportements de Céline, bien avant qu’il ne compatît aux égarements émollients d’Emma, l’amoureuse follement éperdue de la surface des êtres et des choses … C’était peu après qu’il eût tâté, à son corps accueillant, aux chairs ductiles des monos de la colo, juste après que d’incompréhensibles frissons troublants l’eurent traversé. C’était au temps où Bruxelles ne dansait pas encore dans la voix chaude de Brel …

C’était au temps du présent faussement éternel de l’enfance inquiète …

Pneus pleins, rouge claquant comme un camion de pompiers !Achille pédale comme un fou. Deux roulettes arrières assurent encore son équilibre tandis qu’il saute du trottoir et atterrit sur la route. Un bond de quelques centimètres qui lui paraît si long ! Il croit flotter un instant dans les airs. A six ans on est un oiseau. Un sacré coup de bol quand même que ce vélo tombé du ciel ! Pour un ticket de tombola gagnant de deux sous, voilà qu’Achille est le roi du monde ! Le nez dans le guidon, il appuie de toute la force de ses mollets de coq sur les manivelles, tourne et vire, risque la chute à chaque tour de pédale et se bloque d’un coup, reins tendus quand vient un obstacle, sur son cheval de fer sans freins. Les roues dérapent, ses cuisses maigres vibrent douloureusement sous l’effort et la mamie, dont il tamponne le cabas au ralenti, hurle comme une poule au four. A malmener son destrier rouge, les roulettes finissent par céder. Sans même s’en apercevoir Achille roule sur deux roues. Comme un grand. Il a appris à dompter la bête. Alors, cette longue rue qui lui paraissait filer jusqu’au bout du monde, il l’explore, comme les anciens qui croyaient la terre plate embarquaient à la conquête de l’improbable, affrontant leurs peurs et leurs superstitions.

Petit à petit les limites du monde reculent !

Le nez au ras du tablier de la table Achille érige une montagne de purée au lait, onctueuse et chaude, qui fume comme un volcan jaune. A gestes maladroits, il lisse les flancs du monticule qu’il perce d’un trou profond dans lequel il enfonce méticuleusement des paquets de viande hachée juteuse. C’est que cette « baïande » comme il dit, l’écœure un peu, alors il fait de son mieux pour la cacher. Les longues larmes de sang qui tracent des rigoles sinueuses au long de la bouillie mousseuse l’hypnotisent. Au travers du brouillard dans lequel il se réfugie, il capte par bribes la conversation de ses parents. Il ne comprend qu’une chose : Il va partir. Loin. Mais avec eux et sa petite sœur. Prendre le bateau. Pour le Maroque. ??. « Il va faire chaud là-bas » disent-ils. Bien plus que sous le ciel gris noir et les draches glacées du Nord de la France. « Mais c’est quoi partir ? » demande le ch’tio. Sa mère rit, ses yeux brillent. Achille rit aussi … D’un geste brutal, il effondre le terril de patates écrasées et le jus de la viande gicle jusqu’au milieu de la table. L’atmosphère fraîchit …

En ce mois d’avril triste comme un novembre, sur le quai immense de ce port du Nord bien plus long que la rue de la prime enfance qu’il vient de quitter, un cargo aux flancs noirs brame longuement, crachant au ciel déjà gris, tel un dragon sinistre, une fumée noire et grasse. Achille frémit. Un pressentiment, couleur du ciel, lui serre un peu la gorge. De lourds goélands aux ailes immenses planent. Bien plus tard il aimera Baudelaire … Ce bateau de commerce qui n’accueille d’ordinaire aucun passager avale la petite famille sans presque de bagages. Les longues échelles aux marches glissantes paraissent à l’enfant gigantesques et terriblement dangereuses. Le commandant qui les reçoit le regarde du haut de sa montagne de chairs et de poils. Devant la mine inquiète du minot il cligne de l’œil, sourit, ôte sa casquette à galons dorés et la pose sur la tête du petit. Le monde disparaît à la vue d’Achille tandis qu’une odeur âcre et mâle lui coupe le souffle. Mais il aime ça. Bien qu’aveuglé par la coiffe ce fumet de gibier faisandé l’apaise. Le couvre chef lui descend aux oreilles. Seul son sourire à demi édenté luit à ras de la visière. Fièrement il la tient à deux mains en tournant autour de l’officier qui rit de bon cœur. Achille vient de se faire un grand copain, qui l’emmènera souvent avec lui sur la passerelle de commandement et posera à chaque fois son galure d’opérette sur son crâne de moineau. Même que parfois il le soulèvera sans effort jusqu’à hauteur du gouvernail de cuivre rutilant. Et Achille, entre deux ris violents qui s’écrasent sur la vitre du poste de commandement, guidera le navire sur la mer tempétueuse comme un Christophe Colomb miniature en route vers les Amériques …

La traversée sera rude. En ce mois d’avril d’il y a bien longtemps Neptune est en pétard dans le Golfe du Lion et la mer, mousseuse, bruyante et mouvante, balance sans cesse, entraînant le navire sur ses hautes crêtes, puis le lâchant au long de vertigineuses pentes liquides. Le rafiot pique du nez, perce les flots, puis se rétablit dans une gigantesque gerbe d’écume qui claque violemment sur les tôles en obscurcissant les hublots de la cabine. Il fait nuit et jour en plein jour. Achille agenouillé dans les toilettes nauséabondes vomit même ce qu’il n’a pas mangé. Il se terre au fond de sa couchette, gémissant comme un chiot malade. Son père, ancien marin qui a traversé la guerre à fond de cale dans les odeurs de mazout et de graisse chaude, veille au grain et sort Achille du dessous de ses draps. Attablé au carré des officiers, la tête entre les mains, l’enfant au visage ivoirin, tête basse, est prostré. Devant lui, dans une assiette aussi pâle que lui, des sardines sorties de leur boite nagent dans une flaque d’huile visqueuse. Dans ses grands yeux d’acier bleui qui lui mangent le visage, les poissons confits se reflètent et flottent au gré du roulis. « Mange » lui dit son père en lui tendant une tartine de pain gris. Docile il s’exécute, mais la première bouchée lui met le cœur entre les dents. Un spasme douloureux lui tord les boyaux, ses yeux s’embuent, il hoquette et recrache la bouillie grasse. Le visage de son père est dur, crispé même, mais son regard d’azur tendre le rassure. Les minutes semblent des heures, Achille mâche et remâche, crache, et vomit à moitié les quelques fragments de poisson qu’il parvient à avaler. Au bout d’un temps qui n’en finit plus, il réussit à avaler plusieurs bouchées à grand renfort de pain et d’eau. Le front de son père brille de sueur et ses mâchoires, spasmodiquement, miment les efforts de l’enfant qui étonnamment reprend peu à peu des couleurs. La dernière becquée passée son ventre se calme, une chaleur bienfaisante l’inonde. Un brin provocant, il trempe un dernier morceau de pain dans l’huile et l’enfourne en souriant. Son père lui lâche la main qu’il tenait au chaud dans la sienne, se lève et l’entraîne dans les coursives jusque vers l’échelle de coupée. Sur le pont avant balayé par le vent l’air iodé lui gonfle la poitrine et fait battre son écharpe comme un drapeau dérisoire. Calé entre les jambes écartées de son père qui ne vacille pas, les mains accrochées à sa ceinture, l’enfant au visage mouillé par les embruns écoute la mer lui dire qu’elle l’accepte. De ce matin d’amour rude, jusqu’au soir de sa vie, la mer restera sa plus fidèle amante. Qu’il la regarde ou qu’il s’y baigne, toujours il l’entendra lui dire :

« Viens, ne crains rien, je te porte » …

Un jour enfin beau, passé le sud du Portugal, la crème fouettée retombe, les flots se calment, l’eau verdit puis bleuit et vire au cobalt. Le navire retrouve sa superbe et trace sa route tout droit vers le sud. Accroché à la barre inférieure du bastingage, le petit garçon parle aux mouettes muettes qui filent comme des flèches aveuglantes dans le sillage du navire. Il leur jette du pain qu’elles saisissent au vol au prix de gracieuses acrobaties. Achille rit. Les mouettes criaillent … Au loin, dans l’axe de la proue du bateau, la terre comme un lacet brun sans reliefs encore, marque la fin des eaux. Le lacet devient barre épaisse, puis les détails peu à peu apparaissent. Bientôt, des tâches blanches piquetées de lacis verts, soulignés d’un croissant blanc qui tranche crûment sur l’aigue-marine des eaux calmes, grossissent à vue d’œil. Sous le ciel pur d’Agadir d’avant le tremblement de terre, les palmes dolentes qu’agite la brise chaude de l’Afrique, les saluent. Les odeurs goudronneuses du navire mêlées aux parfums salés de l’océan diminuent, recouvertes peu à peu par les fragrances épicées et puissantes des souks ensoleillés.

A fond de cale, le vélo rouge tressaille …

Derrière le visage ridé du vieil homme qu’Achille est devenu, l’enfant, assis sur le rubis profond de la mémoire de son futur, pédale à toute allure. Dire qu’il n’aura fallu qu’un poulet à la marocaine pour qu’il surgisse du fond de ses souvenirs. Et ce Gris de Rimal 2010 à la robe rose, pâle comme le ciel de Meknès après que le soleil s’est endormi, qui tourne dans le verre embué, a lui aussi, à la faveur de ses fragrances de groseilles juteuses et de fraises fraîches, exhumé, du fond de l’âge, les épices du poulet fondant et les images multicolores des terres lointaines de l’enfance. Yeux mi-clos, Achille le vieux, aveuglé par la violence du soleil au zénith, ressent encore jusqu’à la moelle de ses os douloureux les vibrations des cailloux blancs sous les pneus noirs du vélo dévalant la piste sinueuse et pentue autour de la médina endormie …

Le rouge, le bleu, le blanc,

La nausée, le sel et la puanteur

Délicieuse des sardines écrasées,

Comme un vol de mouettes neigeuses,

En bouquet de jasmin vierge,

Pleurent en silence,

L’enfance disparue …


ENOSMOTALTIGICOQUENE.

ACHILLE ET LES FILLES DE LA COLO …

Achille ravale ses larmes …

Tant qu’à faire il renifle un bon coup. La morve qui lui pendait au nez fait machine arrière, remontre ses sinus et s’étale gluante sur sa langue. Achille l’avale avec délice. Il aime ce goût onctueux et salé, comme le Chardonnay bien mûr et frais dont il aimera se délecter plus tard ? Se pourrait-il que l’inclination qu’adulte il cultivera pour les vins issus de terroirs argilo calcaires lui vienne de ces pleurs refoulés ? Pour l’heure, seul le mufle du bus, dont le diesel tressaille lourdement sous le capot gris, l’intéresse. Dans son dos la main de son père le pousse doucement vers la porte ouverte de l’engin terrifiant. Achille n’a pas six ans et n’a jamais quitté les jupes de sa mère plus de quelques minutes. Ce n’est pas qu’il soit timide, nonnn. Mais, entre faire le clown, amuser la famille, en tournant et soufflant autour de la table dominicale dans le Tuba cuivré – plus grand que lui qui ne fait que deux pommes et demi – de son grand père et partir à l’aventure, en « cononie de vacances » … C’est quand même autre chose. Il flippe grave, lui le plus petit de cette bande d’enfants bruyants qui monte à l’assaut du bus. Sa main s’accroche à sa mère, il perd de sa superbe et se met à brailler, comme un cochon de lait devant un étal de saucisses. Soudain deux mains fines se penchent vers lui, le prennent par la taille, un mouchoir lui recouvre le visage qui essuie au passage larmes et limaces morveuses, le lèvent et le collent contre une poitrine ronde et ferme qui sent bon la chaleur et le linge propre. Interloqué, il se tait et respire, le nez collé au cou pâle d’une jeune blonde rieuse, les parfums musqués qu’exhalent les longs cheveux paille de l’adolescente. Son premier parfum de femme, hors sa mère, l’enivre et l’exalte comme jamais berceuses ne l’avaient fait. Ainsi qu’une pâte à modeler chauffée au soleil il se coule contre le corps de la fleurelette, lui entoure le cou de ses bras et ferme les yeux. Une chaleur soudaine au creux du ventre lui met le rose aux joues. Dans un bruit de pignons grinçants l’autocar démarre.

Achille vient de connaître sa première … émotion !

Par la lunette arrière du bus la foule des parents émus tressaute, agite convulsivement mains et foulards. Très vite la troupe s’amenuise pour disparaître au premier virage. Le menton appuyé contre l’épaule chaude de l’adolescente odorante, Achille, anesthésié, ressent à peine une pointe acide de chagrin lui effleurer les cils ; il vient d’apprendre que la séparation ne sera jamais un moment de pur bonheur, et la courte vague humide qui lui brûle les yeux, il la reconnaîtra désormais, à chaque fois. Une chance pour lui que cette grande fille rieuse l’ait aidé à accepter, sans trop souffrir, que la vie est faite le plus souvent de petits bouleversements et que chaque quiétude perdue, chaque choix, chaque décision, implique souffrances et tremblements passagers. Mais à moins de six ans, yeux grands ouverts sur le monde, Achille ne sait encore que pleurer, rire et jouer. La première grimace à demi édentée du rouquin qui se tortille sur le siège derrière lui, suffit à le ramener au présent immédiat. Très vite l’enfant se plonge dans le jeu. Grimpe et descend du siège, glisse les soldats de l’Empereur entre les accoudoirs, mime la mitraille et s’écroule au sol, foudroyé. Le temps, aboli, s’arrête.

Une semaine a passé mais il ne le sait pas. A peine levé les journées fondent à toute vitesse, entre jeux, promenades et veillées. Achille a plein d’amis. Il se vautre dans l’enfance et en rajoute. Petit bout de la bande, il est choyé, passe de mains en bras, de blondines en brunettes, de filasses en frisottées. Ses boucles claires séduisent les grandes bringues qui aiment à se perdre dans ses grands yeux bleus sans fond. Il est un peu leur futur. Sans le savoir elles s’entraînent à la maternité. Il ne craint rien des garçons, et traine avec eux pendant qu’ils fument en cachette au coin du château. Lui se montre, fait le guet, et les avertit au moindre bruit suspect en braillant comme un âne, hi han, hi honnnn. Sa monitrice préférée est une rousse incendiaire, à la peau de lait tâchée de pépites de chocolat, généreuse, confortable. Elle le tripote sans cesse comme une poupée vivante. Lui, ne dit mot, laisse faire la fille, met son nez partout, mine de rien, sans trop savoir pourquoi. Son odeur, à nulle autre pareille, il s’en repaît à sa satiété, la renifle et la lèche. Elle rit, d’un rire de gorge un peu rauque qui finit en crécelle. Elle le secoue gentiment, tant et tant que la tête lui tourne. Parfois, un peu écœuré, il se sauve en riant pour qu’elle ne perçoive pas son malaise. Mais toujours il revient, ou bien elle le rattrape, le colle entre ses jambes, se penche vers lui et le couvre de gros baisers mouillés qui le dégoûtent un peu, et surtout lui donnent chaud.

Le soir tombé, juché sur un rehausseur (une caissette vide qui lui met le menton à hauteur d’assiette), il mange, comme une petite star, à la longue table, entre les monitrices attentives qui le choient comme un chiot fragile. Achille, la coqueluche des filles, fait régulièrement des caprices,depuis qu’il a compris qu’il pouvait, en toute impunité, se le permettre. Et comme il sert de passeur de billets doux aux plus grands des garçons, l’innocent est protégé de tous côtés. Et que j’te lui coupe sa viande, que j’te lui choisisse les meilleurs morceaux, que j’te finis sur les genoux d’la blonde, la nuque au chaud sur les airbags dodus. La vie de château, quoi ! Et tout ça, comme ça, sans rien faire, sans rien dire, rien qu’en étant le soit disant bébé de la couvée …

La quinzaine se termine pour le bambin qui ne vit encore qu’au présent. Vient le grand soir du repas d’adieu des monos, dont il est le seul invité. Fier comme un roitelet à l’Élysée, Achille, qui ne comprend rien à la chose, confortablement installé sur le giron d’une belle en chair, est cœur, et surtout yeux, grands ouverts. Le cidre Normand, brut, à la robe turbide et au parfum âcre, coule généreusement dans les verres à gros bords. La couleur cuivrée du breuvage fascine l’enfant. Là, c’est sûr, « d’la pomme, y’en a ! » et les fragrances sucrées du jus trouble l’enivrent à moitié. Le pick-up braille les airs à la mode de l’année. Les joues rouges et les yeux pétillants des filles énervées qui le bécotent à tour de lèvres humides, lui enflamment le visage. Béat, à demi gagné par le sommeil, Achille lévite. Ces attouchements chastes et ces odeurs de corps moites, mêlées à celles du cidre fort, le marquent à jamais, plus sûrement, sans qu’il le sache, qu’une brûlure au fer rouge. Bien plus tard, il les retrouvera sur la peau laiteuse de sa première expérience, une sorcière rousse, aussi enveloppante que flamboyante !

Perdu dans les pensées de son lointain passé, Achille rêve. Sur le coin du bureau, tandis qu’il pianote en rafales sur son clavier, un grand verre rempli d’un beau jus incarnat, brille, comme le rubis roussoyant d’une chevelure de feu, sous la lumière artificielle de sa lampe. Les rayons du soleil cru, qui perce cette nuit sombre de son regard aigu, se concentrent dans le lac calme du vin de pur carignan qui l’attend. Le temps a fait son œuvre, il a laissé les pommes au verger de l’enfance, il se régale maintenant du sang de la treille. C’est un « Puch », un Vin de Pays des Côtes Catalanes, du millésime 2010, vinifié par une bande d’allumés Roussillonnais, qui lui fait de l’oeil comme un clown cyclope. La bouteille a atterri chez lui, par un de ces miracles, une de ces rencontres, au hasard du Web, virtuelle donc, qui à pris corps de verre vert à bouchon, un beau jour, entre les mains de sa factrice préférée, ronde et blonde comme une mono de colo ! Alors, l’heure est grave, le vin de l’amitié ne se boit pas comme un vulgaire jaja de grande surface. Non, il se regarde, s’ouvre avec tendresse, se verse avec douceur, et monte au nez comme un parfum précieux. Du fruit, des fruits frais en corbeille, de ces fruits cueillis en vrac au jardin les premiers jours de l’été, lui ravissent l’appendice et lui mettent immédiatement la salive en bouche. Il lui faut se retenir grave pour ne pas s’en coller une large rasade dans le gosier, illico. Alors, consciencieusement, il hume, renifle à tours de naseaux le vin odorant. Moins d’une minute plus tard, la première gorgée glisse, soyeuse et fraîche dès l’attaque sur ses muqueuses impatientes. Plus que de fruits mûrs et tendres, ce vin a le goût de l’amitié vraie, simple, et sans chichis. C’est bon, coulant, ça roule en bouche comme hanches de femme mutine, espiègle et franche. Yeux clos, lui vient en tête, sans même qu’il ait à penser, « Putain, c’est bon ! », tant la matière soyeuse, aux tannins si fins, qui s’allonge caressante et pleine, équilibrée et grasse ce qu’il faut sur sa langue conquise, le ravit. Le jus, conséquent et léger à la fois, passe la glotte à l’européenne …. sans frontière apparente. Un vin qui met en joie … à faible degré d’alcool, mais à forte amitié ajoutée. Rare par ces régions de soleil ardent ! Un verre, puis deux, descendent allègrement la pente, qui lui laissent bouche propre et conscience claire …

Une des plus dangereuses bouteilles qu’il ait eu à affronter !

Un vin à brûler la nostalgie.

A bouffer la bouteille vide …

Pire encore que les donzelles de la colo …

Un merci tonitruant à pas l’amer Michel …

Et chapeau …

Ni de paille, ni d’Italie !

EHIMOLATIRECONE.

KYRIE-ELEISONNONS LAURE DOZON…

Le Chapeau Rose. Kees Van Dongen.

C’est dimanche…

Azur tous azimuts, ors fanés et verts mourants dans les branches qu’aucune brise n’agite. Rues vides et fourchettes en bataille derrière les portes closes des villes au repos. La Charente est blanche des façades calcaires de ses maisons anciennes, que la lumière renforce. Sortir, au hasard des chemins et des routes, sentir sous la semelle craquer les feuilles mortes des souvenirs pas si clairs, voler au temps quelques fragments de beauté, en ce jour de silence ?

S’arracher au clavier qui soumet, aux pixels hypnotisants des mots gris sur l’écran blanc de ce jour muet, raconter à qui ne lira pas quelque histoire étrange, décoller du fauteuil des flemmes confortables ? Clovis s’interroge, suppute, se ment, se dit “à quoi bon”, se sent lourd de tous ses âges en strates compacifiées. Mais rien “ne lui vient”, et ses mains inertes n’alignent pas les mots. Un jour sans lumière intérieure qui pèse les tonnes de ses espoirs déçus, de ses échecs, un jour à faire un de ces bilans à la con qui ne servent à rien, sinon à tuer le chat de la voisine, comme ça, pour échapper à la pression.

Un jour blanc sépulcre.

Bouger, rouler, laisser la vie mener le chemin vers l’heure qui vient. Entre les vignes ocres que les machines à vendanger ont meurtries trop tôt, et les feuilles vert bronze, rouge ou or fondu de celles, délestées de leurs grappes par les mains des hommes, Clovis zigzague, à demi comateux, d’un carrefour à l’autre entre les paysages changeants des terres Charentaises. La traversée d’un village le ralentit, une flèche de carton mal taillée signale une “Foire aux vins et aux produits régionaux”. Sans réfléchir – évitez de trop réfléchir, ça brise les miroirs magiques des hasards apparents – il vire et se gare. La salle des fêtes de Pérignac est minuscule. Une foire de poupée, une poignée d’exposants attend le rare chaland … ça déambule paisible, ça sent la digestion lente des graisses du midi. Quelques vignerons, vraiment peu. Nichés de-ci de-là, entre terrines et macramés améliorés, qui somnolent. “Montlouisl’attire, il s’en va sortir de sa torpeur, l’un des “Moyerdu Domaine éponyme, qu’il entreprend derechef. Causette et dégustation. Un bon générique 2010 pur cuve, agrumes, anis et finale fraîche, que suit “Edmond” passé sous bois, plus ambitieux, mais encore en retrait, dissocié par une mise récente … Clovis est fureteur de nature, plutôt curieux, amis des regards et chasseur de hasards, intuitif, un peu aventureux. Il aime à être là et ailleurs en même temps, souriant et distrait, attentif et rêveur. Tout en devisant et tastant civilement, il se sent une chaleur sur la nuque, qui glisse et s’étend, comme le picotement léger d’un regard, derrière lui.

Depuis le matin, il ne comprend pas pourquoi, le visage d’une femme, un portrait de Van Dongen, l’obsède, le taraude, lui mange le cortex, plus forte que le réel et le temps présent ! Elle est là, belle, épanouie, avec ses yeux immenses, sombres et profonds, les cheveux drus bouclés sous un chapeau rose, qui lui recouvre la conscience d’un sourire encore à naître …  Se pourrait-il ? Qu’elle s’évade du musée, vire et volte dans l’espace et le temps, pour se glisser, subreptice, là, juste là, tout près, à lui planter les yeux dans la nuque ? Clovis la sent, elle est là qui s’est glissée dans un corps feminin, en douceur, tout en respect, en complicité de femmes, à l’insu de son hôte.

Clovis se dit qu’il lui va bien falloir oser se retourner. Il tremble à l’intérieur, comme un cep secoué, à chaque fois, quand il fait étrange rencontre, et touche aux mystères des mondes subtils ignorés. Oui, elle est là qui lui sourit de ses deux grandes olives havane, beau visage, à l’oval arrondi ce qu’il faut, franche de corps, belle nature bien plantée, regard droit et jolies dents saines, sous un casque blond vénitien en cascade d’ondulations douces. C’est Laure, du Domaine Dozon, en pays de Ligré, qui plisse un peu des yeux autour de la lumière noisette et bronze de son regard. Comme un Van Dongen ressuscité, habité d’une vivante grâce nouvelle. Accoudé au comptoir du stand, ils parlent des vins de Chinon, ce pays de chair et de raisin qu’il a bien connu, tendu qu’il était, cuisses lourdes, arpentant les arpents à longueur de rangs, reins cambrés sous la charge, tous ces Octobre vendangeux des années Deux mille

Mots échangés, silences partagés. Dialogue silencieux aussi, hors du monde, qui échappe à la conscience. Déversements muets d’ondes rayonnantes, retrouvailles en sous main. Un temps de rare qualité qui prend le temps de couler, lumineux, souriant, charnu, comme un élixir sur argilo-calcaire… qui s’étire comme la finale d’un vin de soie. Les belles rencontres sont à géométrie variable, qu’illuminent les silences riches de tous les possibles, les accords silencieux, plus nourrissants qu’ortolans dorés et langues de rossignols confites. Derrière l’écran des phrases du vin, se jouent, en parallèle, au secret, les tendresses d’autres espaces. Clovis est double, et son autre, invisible, s’en régale tout autant, que son “soi” présent, des vins de Laure. Regardez bien les yeux des femmes, cette lumière particulière qui fait leur sexe, elles ne savent pas, mais sentent bien que tout se joue en contrepoint des ronds de jambes … Pour celles qui ne sont que surfaces, vitrines sans tains, passez votre chemin.

Clovis s’ébroue, quitte la compagnie de Van Dongen, pour se concentrer sur le réel et les vins de Laure. Si vous aimez la salade de poivrons verts, passez aussi votre chemin ! Et les vins de se mettre à rouler leurs robes moirées, et son regard de se perdre dans leurs plis. Tous choanes exorbités, il plonge et s’enivre des fragrances, arômes et autres touches qui lui ravissent la sensorialité. Il se sent l’épithélium exalté, et les lacrymales chatouillées. Sous l’empire de ses sens en alerte, il descend au profond des fruits rouges, croque la groseille, renifle la fraise, mord à pleines dents la framboise humide, sent la réglisse lui agacer la langue, et les épices douces lui rouler au palais les merveilles du vin … Regard, odorat, goût se confondent, se renforcent, se succèdent, qui lui ouvrent les yeux sur d’autres galaxies encore. Exacerbation.

Le regard muet de Laure l’accompagne …

Plus avant, plus après, au calme de son bureau, il regoûte :

Le Bois Joubert 2009 : Coteaux argilo-calcaires, Cabernet Franc de plus de 40 ans d’âge. Grenat clair et brillant. Notes à la gloire des fruits rouges, groseille, fraise des bois, minérales, épices, réglisse. Bouche, matière genre “mine de rien”, acidulée, vibrante, attaque douce mais très vite relayée par une acidité mûre qui fait éclater le vin en bouche et lui donne du volume, libérant fruits rouges et poignée d’épices. Finale longue, fraîche sur la réglisse, et la craie de petits tannins fins et croquants. Un bon carafage lui donne un beau supplément d’expression.

Laure et le Loup 2007 : Coteaux argilo-siliceux, Cabernet Franc de plus de 70 ans d’âge. Ce vin est issu d’une “parcelle de parcelle” sélectionnéee dans “Le Clos du Saut du Louppour l’âge et la qualité de ses vieux ceps. Habits de rubis grenat lumineux qui exhalent des fragrances de groseille, de framboise et de cassis bien mûrs enrobés dans un manteau fin d’épices douces et de poivre frais. Le jus caresse la bouche de sa matière qui fait sa délicate, pour mieux enfler au palais, libérant, prenant son temps, ses fruits frais que corsent les épices. Avalé, il ne se dérobe pas, et marque la bouche de sa fraîcheur pimentée, comme le fait au coeur, à jamais, la romance d’un amour disparu …

“Il se fait tard” …

Phrase idiote quand le silence se fait, quand la nuit libère le regard, quand les sens se resserrent, quand la moindre aspérité, même tendre – et surtout – hérisse la peau, griffe les sens. La nuit est temps aggravé. Le souvenir récent du visage de Laure remonte à son regard et se mèle au portrait de Van Dongen, sur le jais de la nuit.

Et les vins lui reparlent d’elle…

EBIMOLOTIQUÉECONE.