Oleg Dou.
Un soir d’été, en Juin sans doute, quand les jours retardent les heures des repas et des couchers, Achille est assis au ras du sol sur la porte de fer d’un soupirail. Le métal encore chaud brûle un peu les cuisses de l’enfant. Il est inquiet, sans raison, comme les animaux le sont parfois quand le temps va changer. Non, ce n’est pas vraiment de l’inquiétude – il n’a pas fait plus de bêtises qu’à l’ordinaire – , mais il ressent quelque chose d’étrange, d’indicible, qui le plonge dans une sorte de mélancolie légère. Comme d’un verre trop plein, les larmes finissent par déborder de ses yeux de ciel pur, rouler sur ses joues rebondies, lui mettant aux lèvres ce goût de mer, salé et amer qui ne lui déplaît pas quand il patauge dans les vagues de la mer du Nord, au bout des longues plages blondes qui s’étirent jusqu’à plus loin qu’il ne peut imaginer. Achille, tête basse, les épis de ses cheveux encore blonds pointés comme des aiguilles vers le ciel, ressemble vaguement à un petit porc-épic sur la défensive, surprit à la traversée d’un chemin. Alors qu’il sommeille à moité, engourdi par la chaleur tombante du soleil couchant, les deux bras vigoureux de son père l’emportent en douceur. Ce contact le rassérène, il se coule contre la poitrine dure mais rassurante comme un lionceau fatigué.
C’était bien avant qu’Achille ne s’émerveillât devant les subtilités stylistiques de Stendhal, bien avant qu’il ne bût à grandes lampées goulues, yeux grands ouverts comme des quinquets de fête foraine, à la lumière chiche de sa lampe de chevet, dans le secret de sa chambre exiguë, tard dans la nuit, les emportements de Céline, bien avant qu’il ne compatît aux égarements émollients d’Emma, l’amoureuse follement éperdue de la surface des êtres et des choses … C’était peu après qu’il eût tâté, à son corps accueillant, aux chairs ductiles des monos de la colo, juste après que d’incompréhensibles frissons troublants l’eurent traversé. C’était au temps où Bruxelles ne dansait pas encore dans la voix chaude de Brel …
C’était au temps du présent faussement éternel de l’enfance inquiète …
Pneus pleins, rouge claquant comme un camion de pompiers !Achille pédale comme un fou. Deux roulettes arrières assurent encore son équilibre tandis qu’il saute du trottoir et atterrit sur la route. Un bond de quelques centimètres qui lui paraît si long ! Il croit flotter un instant dans les airs. A six ans on est un oiseau. Un sacré coup de bol quand même que ce vélo tombé du ciel ! Pour un ticket de tombola gagnant de deux sous, voilà qu’Achille est le roi du monde ! Le nez dans le guidon, il appuie de toute la force de ses mollets de coq sur les manivelles, tourne et vire, risque la chute à chaque tour de pédale et se bloque d’un coup, reins tendus quand vient un obstacle, sur son cheval de fer sans freins. Les roues dérapent, ses cuisses maigres vibrent douloureusement sous l’effort et la mamie, dont il tamponne le cabas au ralenti, hurle comme une poule au four. A malmener son destrier rouge, les roulettes finissent par céder. Sans même s’en apercevoir Achille roule sur deux roues. Comme un grand. Il a appris à dompter la bête. Alors, cette longue rue qui lui paraissait filer jusqu’au bout du monde, il l’explore, comme les anciens qui croyaient la terre plate embarquaient à la conquête de l’improbable, affrontant leurs peurs et leurs superstitions.
Petit à petit les limites du monde reculent !
Le nez au ras du tablier de la table Achille érige une montagne de purée au lait, onctueuse et chaude, qui fume comme un volcan jaune. A gestes maladroits, il lisse les flancs du monticule qu’il perce d’un trou profond dans lequel il enfonce méticuleusement des paquets de viande hachée juteuse. C’est que cette « baïande » comme il dit, l’écœure un peu, alors il fait de son mieux pour la cacher. Les longues larmes de sang qui tracent des rigoles sinueuses au long de la bouillie mousseuse l’hypnotisent. Au travers du brouillard dans lequel il se réfugie, il capte par bribes la conversation de ses parents. Il ne comprend qu’une chose : Il va partir. Loin. Mais avec eux et sa petite sœur. Prendre le bateau. Pour le Maroque. ??. « Il va faire chaud là-bas » disent-ils. Bien plus que sous le ciel gris noir et les draches glacées du Nord de la France. « Mais c’est quoi partir ? » demande le ch’tio. Sa mère rit, ses yeux brillent. Achille rit aussi … D’un geste brutal, il effondre le terril de patates écrasées et le jus de la viande gicle jusqu’au milieu de la table. L’atmosphère fraîchit …
En ce mois d’avril triste comme un novembre, sur le quai immense de ce port du Nord bien plus long que la rue de la prime enfance qu’il vient de quitter, un cargo aux flancs noirs brame longuement, crachant au ciel déjà gris, tel un dragon sinistre, une fumée noire et grasse. Achille frémit. Un pressentiment, couleur du ciel, lui serre un peu la gorge. De lourds goélands aux ailes immenses planent. Bien plus tard il aimera Baudelaire … Ce bateau de commerce qui n’accueille d’ordinaire aucun passager avale la petite famille sans presque de bagages. Les longues échelles aux marches glissantes paraissent à l’enfant gigantesques et terriblement dangereuses. Le commandant qui les reçoit le regarde du haut de sa montagne de chairs et de poils. Devant la mine inquiète du minot il cligne de l’œil, sourit, ôte sa casquette à galons dorés et la pose sur la tête du petit. Le monde disparaît à la vue d’Achille tandis qu’une odeur âcre et mâle lui coupe le souffle. Mais il aime ça. Bien qu’aveuglé par la coiffe ce fumet de gibier faisandé l’apaise. Le couvre chef lui descend aux oreilles. Seul son sourire à demi édenté luit à ras de la visière. Fièrement il la tient à deux mains en tournant autour de l’officier qui rit de bon cœur. Achille vient de se faire un grand copain, qui l’emmènera souvent avec lui sur la passerelle de commandement et posera à chaque fois son galure d’opérette sur son crâne de moineau. Même que parfois il le soulèvera sans effort jusqu’à hauteur du gouvernail de cuivre rutilant. Et Achille, entre deux ris violents qui s’écrasent sur la vitre du poste de commandement, guidera le navire sur la mer tempétueuse comme un Christophe Colomb miniature en route vers les Amériques …
La traversée sera rude. En ce mois d’avril d’il y a bien longtemps Neptune est en pétard dans le Golfe du Lion et la mer, mousseuse, bruyante et mouvante, balance sans cesse, entraînant le navire sur ses hautes crêtes, puis le lâchant au long de vertigineuses pentes liquides. Le rafiot pique du nez, perce les flots, puis se rétablit dans une gigantesque gerbe d’écume qui claque violemment sur les tôles en obscurcissant les hublots de la cabine. Il fait nuit et jour en plein jour. Achille agenouillé dans les toilettes nauséabondes vomit même ce qu’il n’a pas mangé. Il se terre au fond de sa couchette, gémissant comme un chiot malade. Son père, ancien marin qui a traversé la guerre à fond de cale dans les odeurs de mazout et de graisse chaude, veille au grain et sort Achille du dessous de ses draps. Attablé au carré des officiers, la tête entre les mains, l’enfant au visage ivoirin, tête basse, est prostré. Devant lui, dans une assiette aussi pâle que lui, des sardines sorties de leur boite nagent dans une flaque d’huile visqueuse. Dans ses grands yeux d’acier bleui qui lui mangent le visage, les poissons confits se reflètent et flottent au gré du roulis. « Mange » lui dit son père en lui tendant une tartine de pain gris. Docile il s’exécute, mais la première bouchée lui met le cœur entre les dents. Un spasme douloureux lui tord les boyaux, ses yeux s’embuent, il hoquette et recrache la bouillie grasse. Le visage de son père est dur, crispé même, mais son regard d’azur tendre le rassure. Les minutes semblent des heures, Achille mâche et remâche, crache, et vomit à moitié les quelques fragments de poisson qu’il parvient à avaler. Au bout d’un temps qui n’en finit plus, il réussit à avaler plusieurs bouchées à grand renfort de pain et d’eau. Le front de son père brille de sueur et ses mâchoires, spasmodiquement, miment les efforts de l’enfant qui étonnamment reprend peu à peu des couleurs. La dernière becquée passée son ventre se calme, une chaleur bienfaisante l’inonde. Un brin provocant, il trempe un dernier morceau de pain dans l’huile et l’enfourne en souriant. Son père lui lâche la main qu’il tenait au chaud dans la sienne, se lève et l’entraîne dans les coursives jusque vers l’échelle de coupée. Sur le pont avant balayé par le vent l’air iodé lui gonfle la poitrine et fait battre son écharpe comme un drapeau dérisoire. Calé entre les jambes écartées de son père qui ne vacille pas, les mains accrochées à sa ceinture, l’enfant au visage mouillé par les embruns écoute la mer lui dire qu’elle l’accepte. De ce matin d’amour rude, jusqu’au soir de sa vie, la mer restera sa plus fidèle amante. Qu’il la regarde ou qu’il s’y baigne, toujours il l’entendra lui dire :
« Viens, ne crains rien, je te porte » …
Un jour enfin beau, passé le sud du Portugal, la crème fouettée retombe, les flots se calment, l’eau verdit puis bleuit et vire au cobalt. Le navire retrouve sa superbe et trace sa route tout droit vers le sud. Accroché à la barre inférieure du bastingage, le petit garçon parle aux mouettes muettes qui filent comme des flèches aveuglantes dans le sillage du navire. Il leur jette du pain qu’elles saisissent au vol au prix de gracieuses acrobaties. Achille rit. Les mouettes criaillent … Au loin, dans l’axe de la proue du bateau, la terre comme un lacet brun sans reliefs encore, marque la fin des eaux. Le lacet devient barre épaisse, puis les détails peu à peu apparaissent. Bientôt, des tâches blanches piquetées de lacis verts, soulignés d’un croissant blanc qui tranche crûment sur l’aigue-marine des eaux calmes, grossissent à vue d’œil. Sous le ciel pur d’Agadir d’avant le tremblement de terre, les palmes dolentes qu’agite la brise chaude de l’Afrique, les saluent. Les odeurs goudronneuses du navire mêlées aux parfums salés de l’océan diminuent, recouvertes peu à peu par les fragrances épicées et puissantes des souks ensoleillés.
A fond de cale, le vélo rouge tressaille …
Derrière le visage ridé du vieil homme qu’Achille est devenu, l’enfant, assis sur le rubis profond de la mémoire de son futur, pédale à toute allure. Dire qu’il n’aura fallu qu’un poulet à la marocaine pour qu’il surgisse du fond de ses souvenirs. Et ce Gris de Rimal 2010 à la robe rose, pâle comme le ciel de Meknès après que le soleil s’est endormi, qui tourne dans le verre embué, a lui aussi, à la faveur de ses fragrances de groseilles juteuses et de fraises fraîches, exhumé, du fond de l’âge, les épices du poulet fondant et les images multicolores des terres lointaines de l’enfance. Yeux mi-clos, Achille le vieux, aveuglé par la violence du soleil au zénith, ressent encore jusqu’à la moelle de ses os douloureux les vibrations des cailloux blancs sous les pneus noirs du vélo dévalant la piste sinueuse et pentue autour de la médina endormie …
Le rouge, le bleu, le blanc,
La nausée, le sel et la puanteur
Délicieuse des sardines écrasées,
Comme un vol de mouettes neigeuses,
En bouquet de jasmin vierge,
Pleurent en silence,
L’enfance disparue …
ENOSMOTALTIGICOQUENE.