Littinéraires viniques » Chablis

DRB. VAILLONS 2010.

8EZZA_DRB_2010

Un premier cru de Chablis vinifié par Romain Bouchard, vigneron bio et son frère Damien, à partir d’achat de raisins. Terroir argilo-calcaire Kimméridgien.

Voilà, ça fait toujours bien …

Ceci dit le vin repose dans son verre, le lendemain du jour de l’ouverture du flacon, paisible dans sa robe brillante de jaune franc et de vert mêlés. Une robe proche du vert bronze. Un nez fondu, déjà, une liqueur de poudre de coquille d’huître, de sel chaulé, sur un citron jaune mûr et pur, de zestes d’agrumes aussi. Un nez « vibrant », je ne sais dire mieux ni plus précis.

 Madame Thatcher est toujours morte …

Je sais, ça n’a rien à voir avec le vin, mais en ces temps de domination libérale sans partage, je me contente de peu. Sans doute cette idée me vient-elle à l’esprit par association d’idée avec le mot « pureté », à moins que ça ne soit la douleur qui m’égare.

M’en vais donc mettre en bouche ce jus salivant qui m’appelle. Aussitôt dit, aussitôt lampé. Un toucher de bouche, qui réveille par sa vivacité bienvenue l’endormi que j’étais à moitié. Une matière dynamique qui court partout et manifeste, prend la papille de front, la redresse, et la titille, comme un enfant taquin une mèche rebelle. Et la voici qui fait frétiller la papille, qui active derechef (sic) les salivaires, qui déclenche la soif illico. Une purée fine de fruits blancs, de poivre du même métal et de citron mûr, fait la ronde dans ma bouche qui ne s’en plaint pas. Dans ma tête, les pastels du printemps apparaissent et me consolent de cette pluie battante qui ne veut pas finir d’inonder la terre et les cœurs. Le jus s’allonge, puis s’allonge, construit comme une lame, aussi droite qu’affûtée. L’avalée est un moment délicieux qui me réveille et me déleste de mes pensées un peu tristes, des images d’antan quand la guerre déniaisait l’enfant d’alors …

Au creux de mon ventre, le soleil brille, sa chaleur irradie, dénoue mon plexus, dissout ma déprime montante. Dans ma bouche entrouverte, les zestes demeurent longuement, le sel s’est installé, avec ce qu’il faut d’amertume pour dissoudre la mienne …

 L’énergie du vin m’a gagné, sa fraîcheur me revient.

 Merci les frères Bouchard !

ACHILLE ENTRE AFFRES ET APHTES …

Lily Cole.

 

1963. Passer du rêve à la réalité …

De l’un à l’autre le chemin est long, très long, il faut trouver le courage et l’énergie. Achille mit un temps fou à réaliser ce foutu rêve. Reculant, s’inventant des prétextes pour ne pas. Cet âge est impatient mais ce jeune âge a le temps, un temps qui coule trop lentement, épais comme un miel sauvage. Sur sa fenêtre qui faisait face à celle d’Annie les traces de ses doigts brûlaient de briser la glace et s’épaississaient soir après jour. Dix marques grasses et sales maculaient la vitre. Au crépuscule, étendu sur son lit les bras derrière la tête, il fixait jusqu’à loucher les traces de ses longues attentes durcies et opaques qui le narguaient. Sous l’abri bus, au petit matin frisquet, il tournait et tournait autour de la belle mutine, elle lui échappait d’un coup de talon léger et ne lui faisait jamais face. C’était un jeu cruel qui mettait Achille au supplice. Mais elle tournait un peu la tête mine de rien et il devait se contenter d’un battement de cil ou d’un demi sourire furtivement esquissé. Et la lueur espiègle sourdait de son regard insolemment baissé. Le contraste entre sa posture faussement timide et la vibration chaude qui émanait de son corps gracieux lui mettait les sangs en ébullition. Cela s’éternisa des mois … Le soir au retour, du fond du bus il fixait la nuque gracile de la dulcinée assise deux sièges devant lui. Il l’observait sans jamais la lâcher, à lui brûler la nuque, concentré à l’extrême, lui ordonnant, muet et dents serrées de se retourner. Ce qu’elle ne fit jamais. A l’arrivée elle cheminait aux côtés d’un garçon de son âge, un rondouillard aux cheveux noirs calamistrés qui la faisait rire aux éclats. Parfois, elle se penchait sur le côté et ses cheveux mousseux frôlaient, complices, l’épaule du garçon aux joues rouges qu’il surnomma méchamment « Le Bouffi ». Puis en guise d’au-revoir elle lui touchait l’épaule et filait tête basse vers son bloc de béton. Achille pressait le pas, doublait le garçon et grimpait quatre à quatre l’escalier vers la petite lucarne de sa fenêtre. Les doigts écartés sur la vitre, collés aux traces grasses stratifiées il attendait qu’elle se montre, là-bas en face et lui offre le spectacle de ce qu’elle lui refusait. La finette n’abusait pas, ses apparitions étaient hasardeuses. Achille retardait le plus possible l’heure du repas malgré les appels de plus en plus pressants de sa mère jusqu’à ce que son père hausse le ton. Il dînait à toute vitesse prétextant un boulot de romain et s’en retournait en courant vers sa chambre. Quand elle ne venait pas il était certain qu’il avait loupé l’heure. Alors, avant de s’endormir il se repassait les souvenirs de ses apparitions et affabulait une scène tout à son avantage. Parfois il se relevait et regardait fixement le cadran noir de la fenêtre derrière laquelle la cruelle, à demi nue. Pur fantasme. A force de ruminer il développa des aphtes qui lui brûlaient le palais. Il n’en dit rien, mais chaque repas devenait un supplice.

Le courage lui tomba sur les épaules d’un coup un matin qu’il avalait douloureusement son petit déjeuner. Marre des souffrances du corps et du cœur, des aphtes et des affres. « Bouge toi !» résonna dans sa tête. Ce cri ne le quitta pas, il lui tordait les tripes. Achille ferma les yeux, serra les mâchoires pour s’en alla chercher tout au fond son ventre son désir pour en faire une force et résolut, tremblant, de passer le soir même à l’action. L’attente du bus lui fut un supplice ! L’air faussement dégagé il ne la regardait pas bien qu’elle attendît son habituel manège. Plongé dans une révision fictive, il prenait l’air concentré de celui qui bosse jusqu’à la dernière minute. A vrai dire, il n’arrivait même pas à lire une ligne, ni même un mot sur la page blanche qu’il fixait, plus halluciné qu’un lapin pris dans les phares. Les copains avaient beau se moquer et s’étonner de son courage soudain, lui qui n’apprenait jamais rien d’ordinaire. Ce fut un soulagement quand elle descendit du bus à l’avant dernier arrêt, celui du Lycée Technique. La journée passa trop vite, Achille aurait voulu qu’elle s’éternise (ce qu’elle faisait souvent !), mais ce jour là elle coula comme un torrent de montagne. Dans le bus du retour, Annie riait et papotait avec son bouffi de copain, un peu trop fort pour qu’il l’entende à l’autre du bout du bus en folie. Un moment il avait espéré qu’elle ne serait pas là, qu’elle aurait fini les cours plus tôt et serait déjà rentrée. Mais non, le sort en décida autrement.

La belle et la boule trottaient à quelques pas devant lui. Devisaient et riaient comme à leur habitude. Elle s’était ce jour là emmanchée dans un jeans étroit qui lui faisait fesses de pommes d’amour, roulantes et émouvantes, des fruits charnus à éplucher des heures. Et ne se privait pas d’en rajouter en secouant sa crinière vénitienne. Puis comme chaque jour elle bisa l’enveloppé ravi et tourna à gauche. Le cœur d’Achille se serra si fort qu’il eut mal, ce fut comme un coup de kriss dentelé qui le trouait et tournait dans sa poitrine mais il bifurqua quand même en accélérant. Deux mètres les séparaient à peine quand elle poussa la porte de verre de son entrée d’immeuble; il haussa le rythme, à la coller, pour franchir le seuil dans la même foulée. Au moment où elle appuyait sur le bouton de l’ascenseur il lui toucha – le visage plus rouge qu’un coquelicot de barricade – timidement la pointe du coude gauche. Annie sursauta, se retourna; il prit en plein visage son regard étonné et craintif à la fois. Elle avait de petits yeux noirs et perçants. Des « fruits de cailletier », deux olives Niçoises, deux perles sans éclat, deux boutons fades, sans la lumière, sans le charme envoûtant des belles amoureuses. Qui n’arrêtèrent pas la détermination d’Achille, c’était comme un ressort bandé depuis si longtemps qui se détendait d’un coup. Intuitivement il sut que parler n’ajouterait rien de plus et même que ça pourrait bien le desservir. Sa bouche d’instinct mangea la sienne qui n’était pas experte avec la brutalité gauche des maladroits; son impétuosité lui suffit. Surprise et rosissante elle entrouvrit la bouche, il happa sa petite langue pointue, bava et la suça comme un sucre d’orge. Annie se contracta un peu sans pour autant protester ni reculer puis colla durement son pubis contre le ventre du garçon. Écartelé entre la violence hormonale qui lui coagulait le jugement et la stupeur dans laquelle son audace le mettait, Achille évita le regard vide des petites olives à demi éteintes. A trop les regarder il eut été vite rassasié. Il laissa faire la bête affamée. Et d’entraîner doucement la belle vers l’escalier de la cave, et de descendre marche à marche l’escalier sans rompre le contact, et de la palper convulsivement à la recherche de ses mystères, et d’oublier ce regard un peu terne qui l’avait déçu, et de s’abriter dans les souvenirs délicieux de la fenêtre soleil couchant …

Il s’était calé dos au mur dans la pénombre du couloir aveugle. Sur sa jambe repliée elle s’était assise, à demi pâmée. Sa chevelure qu’il tenait à deux mains pendait comme une gorgone rubigineuse au flanc d’un tombant tropical. Elle se cambrait et se frottait lentement sur sa cuisse crispée. Yeux clos et gorge offerte elle râlait doucement, lèvres entrouvertes. Sous ses mains fureteuses Achille sentait les pointes dures de ses petits seins fermes. L’interminable attente qui l’avait épuisé à longueur de nuits frustrantes était enfin récompensée. Il se repaissait sauvagement des chairs qu’elle lui offrait. Pourtant derrière l’animal qui était entièrement à la manœuvre, quelque chose de triste comme un regret furtif le décontenançait. Mais la bête avide, bourrée d’hormones en fusion, tint bon la barre et porta Achille jusqu’à l’extase sous les doigts agiles de la pouliche. Qui soupira d’aise en le sentant partir. Un voile lourd lui tomba d’un coup sur la nuque. La bise rapide qu’elle déposa sur sa joue avant de s’enfuir à petits pas pressés finit de le dégriser. Une odeur de moisi lui piqua le nez, les murs grisâtres de la cave maculés de crasse humide, la réalité sordide des lieux, lui sautèrent aux narines et au cœur. La descente à la cave devint descente aux enfers. Achille s’en voulut d’avoir trahi son rêve, il rougit de honte et de rage indistinctement entrelacées. Tant bien que mal il nettoya les dégâts, sacrifiant une copie double qui n’absorba rien. C’est en courant jambes écartées comme un pingouin maladroit qu’il se faufila jusque chez lui pour s’enfermer sans un mot dans la salle de bain. Il se nettoya à grande eau et en garda quelque humidité tout le soir, qu’il cacha, jambes serrées et gorge nouée.

Des nuages roses au sordide,

Des émois de l’âme

A la crudité des sens,

De la beauté sans faille des rêves

Au pays des humeurs,

De l’évanescence à la permanence,

Du subtil au dégoulinant,

Achille venait de passer …

En cette nuit de deuil qui voit mourir ce qui avait failli vivre, Achille le vétuste le visage entre les mains, regard vague et sourire éteint, vacille. Au coin de son bureau défleuri le fleuve saure de la lampe de nuit déverse sur sa nuque fatiguée un torrent d’étoiles mourantes. Plus que las, dévasté, il sourit au vide qui le nargue et se souvient de cette chevelure de boucles drues s’agitant sous vent mauvais des amours tristes. Les images défilent nettes et claires, elles l’émeuvent encore. Ses premiers émois pyrogravés dans son vieux cuir ont laissé des traces. Dans le silence il balance. Entre le souvenir de son rêve d’amour naïf et le violent passage à l’acte quand l’animal, frustre, brutal, obscène avait surgi de l’enfer. Entre l’ange et la bête, ce soir son cœur ne balance plus. Cette nuit c’est le vin qui tournoie dans le cristal illuminé plein du souvenir de tous ses voyages. C’est dans le vin que s’opère la magie qui l’entraîne au-delà du visible et que ressuscitent les vieilles amours mortes.

Au fond du lac pâle brille le rubis jaune étincelant d’un premier cru de bourgogne. Et « Beauregard » 2010 du Domaine Pattes-Loup danse sous ses yeux; l’or jaune lui apporte la paix. Des reflets verts de jeunesse marquent encore la robe liquide, ce sont eux qui ont entre-ouvert la boite de pandore. Alors il a plongé le nez sur le disque immobile. Quelques fragrances florales et furtives sont montées jusqu’à lui puis des notes subtiles de pomelos bien mûr l’ont définitivement emporté. Il ne s’est pas méfié quand le jus pur d’un citron ferme et poivré lui a flatté les narines, il n’a pas résisté, le verre a touché ses lèvres. A la première gorgée il a succombé. Passé et présent se sont télescopés. Le gras léger du vin enveloppe une brassée de fruits jaunes emmiellés. Les fruits frais et délicats se sont ouverts. La pureté du citron a pris le dessus, fraîche comme un petit matin d’automne puis le vin a roulé, s’est lové s’est donné, s’est repris pour repartir de plus belle, présent et fuyant tour à tour, cristallin et joueur, s’est dénudé peu à peu en prenant son temps, à dévalé sa gorge, lui a enflammé le corps en l’entraînant dans les tourbillons du passé

Achille a fermé les yeux de plaisir, a frémi, a souri, les souvenirs l’ont revisité jusqu’aux larmes. Enfin il a longuement senti la terre de Beauregard lui caresser la bouche, a passé la langue sur lèvres et recueilli au passage les sels calcaires des amours mortes …

ECAMOFETITEUCOSENE.

ACHILLE, LE RÂTEAU ET L’EXCAVATRICE …

Stanley Kubrick. Lolita.

 

Achille allait sur ses dix-sept ans. Il avait oublié le goût du lait, de l’eau et du cidre, depuis que petit bout d’enfant il trônait sur les genoux ronds des monos de la colo

C’était plein hiver, pourtant elle était habillée en Juin …

Un pantalon pas trop collant. En ce temps là, le collant était réservé aux dessous ou aux fins de soirée, à s’être trop serrés, frottés, malaxés. Fallait rentrer à pieds, dans le noir, tête dans les nuages et culotte poisseuse. Pantalon donc, près des fesses, mais pas dans l’entre deux. En toile légère,à petits carreaux vaguement vichy. Tissu mou qui faisait des marques aux genoux. Une cotonnade de pauvre aussi moche que le lin des riches. Un genre de blouse large au dessus, de style vague, qui atténue les formes mais n’empêche pas l’imagination. Informe, un peu sac mal taillé. Une paire de ballerines sans grâce en cuir noir. Mais des yeux, une peau, des cheveux … Putain, on ne voyait que ça ! Après ça, le reste devenait habits de princesse, fringues haute couture, soie et falbalas. On voyait, on regardait, on rêvait, on idéalisait, on fantasmait. De loin, à la sortie des filles, de l’autre côté du lycée. On rosissait, on rougissait, parfois, en secret, à l’intérieur de soi.

La môme carotte aux cheveux en cascade d’automne l’hypnotisait. Une menue mangouste, vive, agile, déroutante, qui le tenait sous son œil de menthe fraîche piqueté de pépites dorées. Selon son humeur versatile, elle souriait, le regard franc, ou boudait, tête baissée et lèvres plissées. Ses surprenantes sautes d’humeur se lisaient à la couleur de ses yeux qui pouvaient passer, le temps d’un subreptice cillement, du jade limpide au lapis profond, tandis que son babil de perruche devenait silence menaçant. Achille, innocent, y cherchait des raisons, une logique subtile, qui lui échappait, le dépassait et lui serrait le cœur. Souvent il en parlait à son copain Hector, esprit terrien, qui lui conseillait de s’en foutre et de rester concentré sur un seul objectif, vital celui là : « se la faire » ! Mais à l’aube de sa vie, Achille souffrait de mille angoisses, et l’acné tenace qui lui ravageait la face du front au menton, purulente et disgracieuse, lui mangeait aussi l’insouciante confiance en soi qu’il avait un peu eue dans son enfance. Le soir, dans la moiteur de ses draps rêches, le juvénile voguait longtemps sur les rives du sommeil, tournait et retournait, passait des grandes chaleurs brûlantes des espoirs excessifs, aux plaines glacées des plus sombres tourments. Et les obscurs devoirs de math au dessus desquels il dévorait son bic, l’esprit noyé dans les froides émeraudes de la belle insaisissable, le laissaient sec comme peau d’orange au désert, et n’arrangeaient rien à son état.

Or donc Achille espérait, œil de caniche, échine ployée, accepté et rejeté à longueur de temps. Il multipliait les tentatives, essuyant échecs et humiliations répétés. Ses poèmes, endiablés, évanescents ou torrides, se heurtaient au rire idiot de la sorcière qui n’y comprenait que pouic. Elle avait de beaux yeux, certes, mais était basse de plafond, désespérément futile, violemment addicte à la surface des choses. Parfaite petite consommatrice égoïste, elle était plus attachée à son image qu’un imprimeur Spinalien, plus soucieuse de son apparence qu’une fashion-victim. En un mot comme en mille, elle était d’esprit superficiel, mais de complexion angélique. Rien de surprenant à ce qu’elle s’appelât Candice, comme le sucre, quasi éponyme, qui fond sous la langue et laisse bouche poisseuse…

Après s’être gorgé d’elle, mirage lointain et vibrant, comme de l’eau d’une fontaine d’hydromel, Achille se résigna à la défaite. Il la voyait, au sortir du lycée, qui enfourchait la vespa blanche d’un garçon dégingandé, à la mèche savamment rebelle, qui se serrait contre lui en crépitant comme une crécelle. A l’angle de la rue, il comprit qu’il lui faudrait l’oublier. Mais à dix sept ans, les émotions sont nouvelles, fortes, tenaces et douloureuses, plus encore que sur le vieil âge. Alors Achille dégusta le pire vin d’amertume de sa vie. Le soir dans son lit étroit, il pleurait et se vidait des humeurs bilieuses qui lui cartonnaient la gorge. Étrangement, il constata qu’il aimait ça aussi. Son ego exultait, il était seul au monde à connaître tant de souffrance, nul n’égalerait jamais sa désespérance. Mourir, oui mourir délaissé, il ne voyait que ça.

Hector ne le lâcha plus et l’entoura de son amitié bourrue, le rudoya et lui mit le nez dans sa complaisance malsaine, en face des trous. Lui parla d’une de perdue pour dix pintades à farcir, l’initia aux joies de la bière tiède et aux riffs des Stones. Insensiblement Achille délaissa ses très saints Beatles, adulés jusqu’alors, pour s’enflammer aux sauvageries de groupes inconnus. Jusqu’à se fondre comme acier en sidérurgie, aux éructations rauques des nouveaux hardeurs naissants. Il entra dans la secte des excessifs en toutes choses. Lui qui n’était que duvet d’oiseau tendre, donna dans le psychopompe et les catacombes, la musique hurlante et les beuveries sauvages. Son acné disparut ! Ses eaux lustrales furent plus noires que jus de charbon.

Son corps s’allongea, son visage s’émacia, son regard se durcit. Il comprit – du moins le crût-il un temps – que l’aristocratie des goûts est affaire de groupuscules durs et intransigeants. A mépriser le monde des « mous de la tronche », comme il les nommait, lui attira les grâces des groupies éperdues qui cherchaient à travers l’espoir d’être adoubées, une raison de combler leur vide abyssal. Il reconnaissait les plus prometteuses d’entre elles à la qualité de leur rire ainsi qu’à leur regard en deux dimensions. Achille s’en gava, devint un prédateur froid, sans foi ni cœur (sic), et s’évertua à épuiser le cheptel des rousses à bouches souples de la ville. Nombre d’entre elles, plus rouges qu’acier fondu, souffrirent. Il s’en repu et les croqua comme noix fraîches … Du haut de sa suffisance, il apprit la puissance des mots, bien plus dévastatrice que celle des poings. Son verbe devint acier de Tolède. Il en usa et abusa sans états d’âmes. La musique intensifia son pouvoir. Quant il tapait comme un damné sur les peaux tendues de sa batterie, au cœur de son groupe de gratteurs de grattes éructantes, il se croyait maître du monde. Et ramassait à l’excavatrice des chapelets de donzelles consentantes. La vengeance est une rousse qui se mange chaude. Il lui fallut du temps pour passer de la boucherie industrielle, à la génisse bio élevée sous la mère.

Mais …

Le soir, en secret il écoutait Joan Baez …

Sous sa couette noire, il n’était que douceur,

Derrière les eaux sombres de son regard,

Le bleu azur attendait,

Que la vie revienne.

————–

Le temps a passé …

Les Lolitas ne sont plus,

Que fades égéries de Lempika …

Au cadran de l’horloge absente, le temps, toutes les nuits, s’arrête, comme par miracle. Ces moments d’extrême solitude, Achille les aime. Les chérit. Les attend. L’espace s’entrouvre. À sa mémoire remontent les émotions, les images, la compréhension silencieuse de l’histoire de sa vie. Toutes ces années, ces heures, ces secondes, souvent plus intenses que des lustres, il les fête, les visite, les revit, les regrette ou soupire du bonheur de n’avoir plus à les affronter. Il y a belle lurette qu’il a délaissé les plaisirs frustes des alcools improbables, pour l’univers subtil du jus des treilles … Mais cela est une autre histoire. Dans le silence, sous la lumière jaune de sa lampe, il se perd dans l’or pâle du soleil d’hiver liquide qui pulse dans son son verre ventru à long pied. Sa conscience se noie dans la robe tendre du vin. Autour de lui les parois de cristal fin l’enveloppent. Une fraction de seconde, les yeux clos, il est hors de lui et communie avec le vin.

C’est un jus aérien du Domaine Pattes Loup, un Chablis 1er Cru « Beauregard » 2009 de Thomas Pico, longuement aéré qu’il s’apprête à déguster. C’est d’abord la précision des arômes qui le surprend et l’émeut. Des fragrances de fleurs blanches, de melon, de fruits de la passion, puis d’ananas à peine rôti, et de citron mûr enfin, montent en guirlandes odorantes jusqu’à ses narines recueillies. C’est une belle matière, ronde, onctueuse, grasse en bouche, sans trop, fourrée aux fruits exotiques, gourmands mais sans excès, qui lui remplit la bouche. Puis le jus pur et précis du citron fend la boule de fruits tendres, et donne au vin une belle énergie qui le relance et l’équilibre. Le vin, une fois disparu au delà de la luette, laisse sur langue et palais sa double empreinte suave et fraîche, très longuement. Longtemps après l’avalée, l’avaloir marqué par la soie crayeuse et finement salée des coteaux marneux à exogyra virgula de Courgis, retrouve le goût désaltérant du citron de Menton qui revient en rétro.

Rien à voir avec les Chablis ordinaires,

Décharnés et détartrants,

Qui encombrent les linéaires …

EROUMOGEOTIYANCOTENE.

LE PHARE ET LA BOUGIE…

Phare dans la tempête.

Ce n’est pas grand une bougie ordinaire blanche. A peine plus que sa flamme. Ce n’est pas comme un cierge de Cathédrale, épais de pure cire, turgescent et ornementé. Non.

Une bougie à la mode d’Épinal, c’est une âme perdue, en souffrance. Ou alors triste, dans la peine, comme un cycliste dans le col du Tourmalet. Une pauvre petite chose, qui ne sait que se consumer. Pas comme le flambeau, mahousse sur-dimensionné, qui ne brûle qu’intensément, le cul piqué au milieu d’autres costauds couleux, dans le fond d’une église Romane, en conversation privée avec le Ciel. Qui fait son appareilleuse…

La bougie, vieille comme la chandelle qu’on méprise, qu’on ignore, qu’on oublie, ordinairement le plus souvent – qui de pure cire, même pas n’est faite – sort du tiroir de l’arrière cuisine, quand la catastrophe s’abat. La calamité, le cataclysme, le séisme, l’abomination naturelle, qui relativise, d’une pichenette calcinante ou liquéfiante, nos certitudes de petits civilisés arrogants. Plus qu’elle à portée d’espoir, pour y voir un peu clair au fond de la panique. Mais y font quoi, les pompiers, la police, les politiques? Le froid de l’eau, ça brûle le feu! Quelques millénaires de civilisations, toutes plus triomphantes les unes que les autres, qui crament ou se noient, comme nos certitudes béates.

Puis il y a la bougie mine de rien, minuscule, des anniversaires. Chétive, qui a déjà célébré, qui attend, pauvre âme, que ça revienne.

De l’autre côté de la vie, il y a le phare, cette vieille tour impavide, blanchie sous les écumes acides, d’une vie de peu. Mais solide, impérieuse dans les tourmentes. Dure comme un basalte venu du chaud-froid des âges. Habituée qu’elle était à dominer les mers ourlées, à rire des vents furieux, elle se croyait définitivement indestructible, insensible, dénervée. La nuit était son alliée, la solitude sa richesse. Construite de pierres d’orgueil, soudées par le ciment des certitudes, surmontée d’une lanterne de métal éblouissante, qui de son œil jaune puissant, perçait par tous les temps, les orages les plus noirs. Un torrent de pure chrysocale brûlant, une cataracte d’ambre en fusion, qui calcinait les émotions, qui exterminait les sentiments les plus enracinés, qui faisait mer domptée à ses pieds.

Nulle jamais ne la dulcifierait…

Mais la bougie, sans y pouvoir rien faire, le phare l’a aimée d’emblée. Elle l’a pris, comme l’araignée translucide, dans sa toile de cristal labile. La totale surprise dans le jais du moment. Un de ces noirs, tellement sombres et poisseux, que l’on croit que c’est girandole. Dans l’innocence aveugle d’une conscience, pitoyablement aguerrie aux désespérances ultimes, il prenait son ronron pour la vie. La petite lueur, fragile aux vents, lui a mis le feu aux haillons. Il l’a regardée. Dans l’instant vibrant d’un regard extasié, elle l’a à jamais glycériné. Elle l’a englouti. Face au lumignon gracieux, à la flamme fragile, le vieux Faros a secoué tous ses embruns, plus que sous la pire tornade…Dans le secret de ses entrailles soudées à la terre, nourries de tous les tellurismes, il a sangloté, aveuglé par la lumière transmutante de cette flamme minuscule. Des propylées ignorées se sont effondrées, des macles rutilantes, des adorations vertigineuses ont afflué en vagues pures, délicates, câlines, fondantes, ondoyantes, éblouissantes et veloutées. Les marchés de Samarcande ont déroulé leurs chatoyances épicées. Les Borées furieux sont devenus plus doux que les tendres zéphyrs de l’Odyssée. Le hiératique éruptif a vacillé.

L’Oeuvre au blanc a succédé au désordre noir, il entrevoyait l’incandescence prochaine…

Mais la bougie a la vie brève et sa flammèche vacille au moindre soupir. Le sien, trop intense, l’a soufflée très tôt. Son châssis de cire volage s’est désagrégé bien vite. Elle s’est éteinte, laissant derrière elle une mofette, délétère comme un cautère profond.

Le phare a vacillé sur son brisant salé…

Il fallait bien que des «Preuses» désaltèrent les lèvres craquelées du Preux. Que le sel de ses yeux morts rejoigne les vagues saumâtres des cyclones retrouvés. Alors il pensa à Dauvissat, l’autre, à Jean, de Chablis qui lui offrirait bien un flacon de ses «Preuses» 1992 pour lui débourrer le cœur et l’âme…

A petites causes grands effets. C’est ainsi qu’un flacon se débouche.

L’étain que l’âge a fendillé, dévoile un bouchon humide. Sous la vrille d’acier, il éclate en fragments, comme un melon noir, sous le bois d’une matraque!

La lumière déclinante de ce soir pré-printanier, traverse la robe de ces Preuses, révélant un or ,teinté de gris vert.

Des touches de jasmin qu’anoblissent de légères touches de fleurs de menthe, qui seraient dites de tête, si le vin était un parfum. Puis vient le cœur. De profondes fragrances de citron confit se marient aux mirabelles et aux mangues juteuses, ainsi qu’à quelques notes apicoles. Et c’est au fond, bien sûr, qu’apparait la terre, humide de ses cailloux. L’attaque est pure suavité de fruits jaunes mûrs. De prime abord immobile, c’est une matière d’une grande douceur qui marque la bouche. Au fur et à mesure qu’elle s’installe et roule, c’est une puissante rondeur, grasse à point qui prend le relai. Nous sommes dans le cœur jaune des fruits, tombés entre les rayons de la ruche. La boule, conséquente, vrille et tournoie encore, comme ce que devrait ête une belle cohérence sociale… A chaque tour, elle se dépouille un peu plus de ses falbalas fruités, et se tend. Nue, enfin, elle se donne, rétro aidant, jusqu’à la craie de ses os, jusqu’au silex encore chaud qui loin d’abattre la bête, la sublime. La finale arrache la chair, jusqu’au dernier lambeau. Ne restent, jusqu’à plus tard, que la pierre tiède, le sel des mers anciennes et le poivre blanc, que soutient une juste vivacité.

De bien belles gueuses que ces Preuses, qui n’ont pas fini de faire grimper aux rideaux des bonheurs viniques, ceux qui oseront les forcer un peu…

EDEOMOGRATICIASCONE.