Littinéraires viniques » 2012 » avril

ACHILLE MET DU SEL DANS SA VIE …

Le Jardin d’Eden.

 

L’été Indien, sous un ciel lapis, n’en finissait pas …

Achille rongeait son frein. Il aurait voulu que les Caïds montent illico une expédition punitive terrible contre la bande du haut. Comme à l’habitude Bruno n’a rien dit mais a regardé Melloul. Celui-ci a fait « non !» de la tête et de ses deux mains mi tendues vers le bas il a signifié qu’il fallait se calmer, prendre le temps de la réflexion, ce qu’Achille a traduit par « la vengeance est un plat qui se mange froid !», une expression qu’il venait de découvrir dans un roman d’aventure. Les quatre autres l’ont regardé d’un air interrogatif qui disait « Chnouhiyya ? », Achille s’est empressé d’expliquer l’expression à plusieurs reprises et de différentes façons jusqu’à ce que leurs yeux, mais pas tous, se rallument.

On a laissé mariner l’affaire le temps qu’il fallait.

La carriole a été remisée, finies les parades, les plastronnades et autres provocations. Silence, absence et profil bas, telles étaient les nouvelles règles. Ils changèrent de jeux le temps que les autres sortent de leur trou et reprennent le pouvoir sur le quartier. Le temps qu’ils s’apaisent, que tombe leur méfiance, qu’ils les croient à jamais vaincus. Sur le bas du quartier s’étendait en vagues vertes un immense verger bordé de hautes murailles de roseaux tressés. Ce paradis abritait quantité de fruits mûrs et juteux. Selon les saisons, pommes, poires, oranges, cerises, nèfles, grenades, abricots, pêches, pastèques ou melons pendaient au bout des branches ou grossissaient, beaux ovales vert foncé zébrés de pâle, ou boules rondes couleur saumon au pied des fruitiers. Patrouillant nuit et jour dans ce « jardin des délices » un garde effrayant armé d’un fusil de chasse chargé au gros sel dissuadait voleurs et maraudeurs en puissance. Autour de cet Eldorado sucré courait un ruisseau qui alimentait, par des passages étroits creusés dans la haie, le système d’irrigation. Du balcon derrière chez Achille on dominait les lieux et les garçons bavaient de gourmandise et de rage devant ce spectacle coloré en presque toutes saisons. Ce trésor de sucres juteux devint leur obsession, ils palabrèrent des heures, échafaudèrent maints plans qui allaient de l’escalade des murailles de roseaux coupants le corps protégé par des chambres à air, à l’attaque du gardien à coups de lance-pierres, en passant par la mise en feu de l’enceinte. Cela dura des jours. Bien planqués sur le chemin de ceinture, les pieds au frais dans l’eau courante du fossé, loin de ceux du haut qui régnaient en maître sur leur ex-territoire, ils jouaient, cogitaient, ruminaient, se disputaient. Il y avait des matins de fou-rires où ils s’aspergeaient d’eau froide et se collaient des poignées de boue vaseuse dans la culotte, ce qui les faisaient pisser de rire et des après midis orageuses, pleines de rancœurs, de disputes larvées et d’affrontements volcaniques. Ces moments là ils frôlaient la séparation. Melloul à l’écart observait Achille et faisait les yeux noirs. Il avait une façon de plisser le front et de rentrer la tête dans les épaules qui ne présageait rien de bon; souvent il se levait d’un bond et partait sans un mot. Les autres se calmaient alors et restaient muets, ensemble mais distants, jetant des pleines poignées de gravillons dans l’eau, têtes basses en soupirant. Un matin Melloul leur montra du doigt un des trous par lesquels l’eau s’en allait au verger. Le passage était étroit, deux bras ou une cuisse y passeraient en forçant un peu, hors ceux ou celles de Bruno. Tous firent la moue en haussant les épaules. Melloul sortit de sa poche un gros couteau au manche de corne qu’il déplia. La lame usée, effilée, brillante et aiguisée de frais, faisait au moins vingt cinq centimètres, ce qui déclencha une bordée de jurons en arabe. D’un coup sec, l’engin sectionna un gros roseau dur et épais. Du matos de pro, du « nanan » (en langage moderne, « un truc de ouf »), « un surin à décoller Louis XVI » dit Achille que les autres regardèrent sans comprendre d’un œil aussi las que vitreux. Melloul descendit dans le ruisseau et en deux trois coups de lames agrandit suffisamment le passage pour qu’ils puissent y passer un à un. Il se décidèrent pour le lendemain en fin d’après midi …

Melloul s’engouffra le premier parce qu’il avait eu l’idée et le couteau, puis Bruno, Achille, Aziz et Rachid. Bruno ralentit la progression, le trou avait beau avoir été agrandi ses hanches grasses morflèrent sévère. Au sortir du mini tunnel il n’en crurent pas leurs yeux. Le jardin, irrigué jour et nuit était couvert d’herbes hautes et de fleurs qui leur montaient presque aux épaules, les arbres étaient hauts, les troncs épais et les grenades qu’ils visaient en cette fin Octobre étaient plus grosses que les nibards de Josiane qui font rêver tout le quartier! Les petits s’en foutaient plein les yeux de ce spectacle splendide tant il est vrai que le plaisir commence toujours par là, sauf chez les aveugles. C’était bien le Jardin des Délices dont ils avaient tant rêvé ! Mais en beaucoup mieux, plus grand vu d’en bas. Les arbres surchargés de grenades aux coques luisantes étaient énormes. Ils jurèrent qu’elles leur faisaient de l’œil, les arbres leur souriaient. C’est du moins ce qu’Achille pensait, les autres agenouillés dans l’herbe n’osaient lever les yeux, la peur du gardien leur serrait le ventre. Un petit vent tiède coulait entre les arbres dont les feuilles bruissaient, les herbes balancées par le souffle doux jouaient à cache-cache avec les fleurs. Achille se crut au Paradis dont le curé leur parlait au Catéchisme. Il regarda de droite et de gauche à la recherche d’Ève. Elle devait forcément être quelque part au pied d’un arbre, innocente et surtout nue! Depuis le temps que le mystère du sexe des femmes l’obsédait, cette chose obscure tapie dans l’ombre, ce mont pileux ou chauve au gré des revues, cette énigme qu’il croyait être, selon diverses sources contradictoires, fendu comme un abricot trop mûr, ou effrayant comme un sourire édenté aux lèvres roses, se pourrait-il qu’enfin il sache si cette maudite fente est perpendiculaire ou parallèle au plancher des vaches ? Ou mourrait-il peut-être en ce lieu, ignorant ? L’anatomie d’Adam qui courait sans doute non loin d’ici à la recherche de pommes bien rouges pour sa belle, elle, ne l’intéressait pas. La peur survoltait Achille et lui décuplait l’imagination.

Pas à pas, dos courbés, têtes penchées vers le sol ils avançaient dans la végétation drue vers les arbres aux fruits tant convoités. Melloul le premier s’accroupit au pied d’un grenadier chenu aux branches lourdes,et se mit à grimper prudemment au tronc rugueux. Les autres, agglutinés en boule autour de l’arbre suivaient sa progression. Les premières grenades aux coques rouges et cirées se mirent à rebondir en tombant sur le sol humide. Ils n’avaient pas prévu de sacs ! Prestement, ils cachèrent leur butin sous leurs chemises qu’ils bourrèrent au maximum. Les gamins malingres qu’ils étaient ressemblaient à des monstres difformes dont les corps en fièvre se gonflaient d’énormes kystes sous cutanés. Bruno faisait peur tant il devenait énorme; à lui seul il en cachait bien une vingtaine, plus que tous les autres réunis. Chemises craquantes, qu’ils colmataient comme ils pouvaient avec leurs bras serrés, ils battirent en retraite. Mais leur cargaison encombrante les obligea à marcher droit, le torse au dessus de la végétation … Ils sautèrent au ruisseau et s’enfuirent vers le passage.

Melloul, le premier le vit …

Là devant eux, un pied de chaque côté de l’eau, comme un pont de muscles bien campé sur ses jambes de colosse, la djellaba de laine brune déchiquetée trempant dans le ruisselet, le visage à demi caché par le large turban qu’il avait en partie déroulé de son crâne, le regard meurtrier plus sombre qu’une coulée d’obsidienne figée, le gardien du temple des plaisirs interdits les regardait fixement. Leurs chemises craquèrent de surprise, les grenades roulèrent lourdement à leurs pieds tremblants. Comme une portée de lapins pris dans les rayons térébrants des phares ils se marbrifièrent. Seul Melloul ne se pissa pas dessus et se mit à parler très vite en arabe, à voix sourde. Les yeux aveugles du fusil à deux coups ne cillèrent pas. Melloul, ce qui surprit les gosses, implorait, sa voix montait dans les aiguës, lui d’ordinaire impassible gesticulait comme un automate fou, les genoux à demi fléchis, le visage gris de peur. Lentement le Colosse de Rhodes baissa son fusil, son visage exprimait le doute, désemparé. Dès qu’il eût posé son arme, Melloul transfiguré se retourna d’un bloc en hurlant « تضيع !!!» (Imchi !). Sa voix claqua comme un coup de fouet, la bande sursauta et se mit à courir dans tous les sens. Achille bondit, il sentait l’adrénaline lui manger le cœur, les muscles gonflés au maximum de leur puissance il ne touchait plus terre. Tout droit il s’enfonça dans le verger. Il allait si vite que l’air lui parut d’acier trempé. C’était comme s’il devenait invincible, une onde délicieuse de peur et de plaisir tressés lui enserrait les reins, il lui sembla qu’il s’envolerait s’il le voulait, qu’il franchirait, haut dans le ciel comme un rapace planant sans effort, la haie de roseaux; si haut, si rapide que même les anges applaudiraient. Les autres, comme une seule flèche rampèrent entre les longues jambes du molosse et filèrent dans le trou, si vite qu’il n’eut pas le temps de se retourner. Quand il tira le sel se perdit dans l’épaisseur de la haie. Bruno, qui passait le dernier, y laissa son short déchiqueté par les cannes.

Achille à l’abri derrière un tronc épais flageolait, ses dents claquaient comme des castagnettes, la sueur ruisselait le long de son maigre dos, la ceinture de son short n’épongeait plus, même ses fesses de criquet étaient trempées. Le souffle saccadé, épuisé par la course il distinguait au travers des herbes protectrices la silhouette massive du gardien qui lui barrait la sortie. À l’extérieur, de l’autre côté du chemin, les petits, fous d’inquiétude, l’attendaient. Achille réfléchissait à se faire exploser les synapses. Il pria pour que des plumes lui poussent, pour que la foudre consume son ennemi, pour que les anges l’anéantisse. Mais celui-ci ne bougeait pas, il fouillait du regard les environs. Baissant les yeux Achille s’aperçut que la douleur qui lui taraudait le genou gauche avait la forme d’un gros silex brisé. Il le jeta à toute volée, le plus loin possible à l’autre bout du jardin. Le caillou se fracassa, hasard aidant, sur un petit massif rocheux qui émergeait des herbes. Le bruit du choc et le cliquetis des débris fit sursauter le cerbère. La pétoire haut levée il fonça vers les herbes agitées par la mitraille en hurlant, passant au ras du gamin. Les grands pied nus et crevassés de l’homme, ses ongles énormes, tordus, crasseux, repoussants, incrustés d’argile brune, s’imprimèrent à jamais dans sa mémoire. Il sut à l’instant qu’ils hanteraient longtemps ses nuits. Mais l’instinct de conservation reprit le dessus, prudemment il rampa vers le ruisseau qu’il suivit. La tâche noire du boyau, là-bas au bout du verger grandissait trop lentement. La peur le reprit qui le fit cavaler d’un coup vers la délivrance. Le chien de garde, alerté par les bruits mous de l’eau soulevée par la course de l’enfant, se retourna. Il tira à la volée, juste au moment ou Achille plongeait désespérément les bras tendus vers la sortie. Le coup de feu résonna dans l’air poisseux, le sel perça le short et fouetta les fesses d’Achille, une atroce brûlure lui rongea le ventre; il crut qu’il perdait ses tripes. Sa tête heurta le bord du fossé, il pleurait et riait à la fois de douleur et de joie, noir de boue et de merde coulante, les jambes piquées de sangsues, mais vivant !

Sa mère a pleuré en le voyant, l’a décrotté, lavé plusieurs fois, graissé d’onguents divers, lui a même, à sa grande honte, désinfecté les fesses puis l’a rhabillé avant que son père ne rentre. Discrètement, elle a posé sur sa chaise une petite chambre à air, pas trop gonflée pour qu’elle ne se voit pas trop, sous une serviette éponge.

Ce soir à table Achille est un peu plus grand que d’habitude …

Cette nuit,

Pour la première fois,

Dans ses rêves,

Il volera très haut,

Et rira avec Bashung,

Qui n’est pas encore mort …

Achille le birbe, barde et barbon à ses heures ne dort pas. Il somnole yeux grands ouverts. Comme un aigle royal il plane, souvenirs et avenir confondus. Bashung est mort depuis peu. Les escadrilles légères des âmes disparues voguent au dessus de la terre, les guerres éternelles ne les concernent plus. La mort aime tant Achille l’exténué qu’elle lui permet ces incursions régulières entre les mondes, avec envolées délicieuses et retours assurés. L’heure n’est pas encore venue du départ mais il sent qu’il s’approche. Le haut verre, Graal de cristal fragile est là, plein du rubis écarlate d’un vin soyeux qui l’attend et rutile sous la lumière dorée de la lampe de peu. Comme un cône de vie dans la nuit morte. Sur la peau vieillie de sa croupe encore ferme une pluie de petites taches bistres, comme des fruits tombés de l’arbre que le temps a racornis, l’ont à jamais marqué. Il ne les voit pas, mais l’aigle cette nuit à l’heure ou la mémoire s’entrouvre, les a reconnues.

Immobile dans le verre à la ligne parfaite, le vin cardinalice au disque bordé de rosières en émois, dont le centre chatoie sous lumière traversante, palpite comme l’amour au bord des gorges pantelantes oubliées. Au centre du calice bat l’œil jaune éblouissant d’une lumière diffractée. Le serpent n’est jamais loin des serments parjurés. Alors l’antiquaille sourit au plaisir qui l’attend. Comme un moine cauteleux il met le reniflard au verre. C’est que ce Beaune « Les Toussaints » 2002 du Domaine A. Morot pousse à l’humilité des gestes et des sens. À l’appendice attentif un bouquet complexe et fondu se donne, aux notes multiples et entrelacées. Fumet sauvage d’abord que l’aération dissipe, puis le sang suivi par la terre, les fruits rouges, le tabac et les épices douces. Le temps a assagi le vin dont la matière souple et onctueuse lui envahit la bouche pour enfler lentement. Il lui semble qu’une sphère parfaite tremble un instant avant de se briser en mille éclats goûteux puis elle se transforme et s’allonge fraîche et pure, sur des notes de fruits mûrs, de champignon et de sous bois humide. Enfin le ruisseau verse son jus au corps qui l’accueille et s’épanouit d’aise, laissant derrière lui une longue finale persistante, riche de zan, marquée d’épices et de tannins fins et frais.

Dans la nuit profonde,

Reviennent à la finale,

Les images fraîches et vivaces,

Des temps toujours vivants …

Une cartouche de sel, jamais,

N’abolira,

Les souvenirs …

EBLEMOSSÉETICONE.

MOLLARD ACHILLE EN CAGE…

Paul Klee. Drawn one.

 

Ce jour là, Achille n’aurait pu imaginer …

L’oisillon avait pris des plumes et du grade dans la couvée hétéroclite des « Caïds ». Melloul le taiseux au poing vif-argent veillait sur lui et le suivait désormais pas à pas. Achille lui racontait ses espoirs, l’aidait aux devoirs, lui prêtait des livres que Melloul tournait et retournait sans oser les ouvrir, prenant un air déconfit et apeuré. C’était bien les seuls instants où le gamin laissait apparaître ses émotions, lui qui avait d’ordinaire le visage impassible en toutes circonstances. Cette indifférence apparente faisait sa force, son regard noir ne cillait jamais et nul ne savait quand la foudre allait tomber. Au contact d’Achille le bavard qu’il écoutait le front plissé, Melloul changeait en secret et ne regardait plus les fleurs des champs de la même façon. En vérité ce n’est pas qu’il les regardait d’une autre façon, c’est simplement qu’il les voyait et les couleurs subtiles des soleils couchants, aussi … Petit à petit il osa parler, mais à Achille seulement; son premier commentaire fut «جَمي» qu’il lâcha d’une voix rauque et basse un soir qu’ils étaient assis sur un mur de pierres sèches, silencieux devant l’astre mourant. Achille sut se taire bien qu’il en eût eu les larmes aux yeux. Un jour de flânerie Melloul lui proposa de venir goûter chez lui. Sa famille habitait une petite maison de briques nues et de tôles ondulées à moitié rouillées qui tenaient lieu de toit. Le sol de terre durci de l’unique pièce du logis était recouvert de tapis de laine rase qui se recouvraient l’un l’autre comme les pièces multicolores d’un patchwork oriental. Au centre une table basse à la marqueterie naïve et fatiguée, entourée de poufs de cuir patinés par l’usage, rassemblait la famille. La pièce embaumait les épices et les agrumes, elle avait cette odeur puissante et enivrante qu’Achille garderait définitivement en mémoire, ce parfum de musc, de cumin, de fruits frais et de terre rouge qu’il retrouverait intact à chacune de ses escapades Maghrébines. Encadrant les murs, des matelas recouverts de voiles colorés faisaient office de divan le jour et de couchages pour la nuit. La mère de Melloul une petite femme ronde au visage rieur, aux mains déformées par le travail, noires de henné, le regarda de ses petits yeux de jais et déposa devant lui sur la table basse, à peine le seuil franchi, une crêpe de blé noir accompagnée d’un verre bouillant de thé vert sucré et longuement infusé. Achille fit l’expérience de l’hospitalité vraie, désintéressée, qui n’attend pas de retour. Dans un des coins de la pièce, sur une petite étagère de bois brut vernis Achille reconnut, soigneusement rangés par taille croissante, les livres passés à Melloul qui sourit discrètement en surprenant son regard. A l’instant le pacte fut scellé, Achille devint le cinquième enfant de la maison, le second grand frère des quatre petites filles espiègles qui le dévoraient des yeux en pouffant entre leurs petites mains potelées. Adossé à l’un des murs, assis en tailleur sur l’un des matelas, un petit homme malingre, tout en tendons noueux, le visage fin et racé, le regardait en silence. Pas un muscle ne bougeait sur son visage, ses joues creuses, son nez florentin et ses lèvres absentes lui faisaient visage de rapace mais sous ses sourcils épais la lumière chaude de son regard rassura Achille. Cet homme avait des yeux verts profonds, hypnotiques, que la bonté chaude et lumineuse qu’il jetait sur les êtres rendait profondément humains. La chéchia rouge sang qu’il portait droit sur la tête lui donnait un air noble et distant. Achille ne se résolut jamais à l’appeler autrement que Monsieur Bachir. Les petites piaillaient, groupées comme une portée de chats autour d’un des premiers livres qu’Achille avait donné à Melloul, une bande dessinée sur la Révolution Française. Elles pointaient chacune leur tour un dessin du bout des doigts et le commentaient longuement, puis immanquablement ça finissait en fou-rire ! Faut dire que Marat était un sacré comique.

La bande des cinq caïds tenait désormais le haut du pavé dans le quartier et sa réputation avait gagné les alentours, jusque dans la cour de l’école. Du haut de son mètre et quelques centimètres, Achille, fort de ses quelques dizaines de kilos, faisait son malin, paradait, parlait fort et n’hésitait pas à provoquer tous ceux qui osaient émettre des avis différents des siens. Plus d’une fois, face à des clients plus âgés qui pesaient deux fois son poids et affichaient une barbe naissante, il se trouva en grande difficulté. Faut dire qu’avec sa gouaille et son sens de la formule moqueuse il clouait le bec facilement à ses contradicteurs. Alors pris au piège, incapable de rétorquer, humiliés par les répliques acides du gamin, ceux-ci, passaient à la castagne histoire de rabattre le caquet du morveux. Quand l’air commençait à sentir la châtaigne grillée, Melloul qui n’était jamais loin se rapprochait de l’attroupement, le regard noir et les poings serrés ce qui apaisait instantanément les tensions. Achille croyait marcher sur les eaux, un sentiment de toute puissance l’avait tout entier gagné. Le soir en rentrant de l’école il ne manquait pas d’envoyer quelques méchancetés bien senties à la bande du haut dont personne ne regardait plus les beaux vélos luxueux et rutilants. Ils avaient beau eu les décorer de plumes, de fausses queues de renard et autres bouts de carton qui faisaient chanter les roues, rien n’y faisait. Les caïds, généreux et malins, prêtaient de temps à autre leur guimbarde de bric et de bois aux enfants du quartier qui depuis lors leur mangeaient dans la main. Le règne de la bande semblait devoir défier les temps. Le pauvre Achille se croyait l’élu des Dieux. Sans le savoir il faisait l’expérience de l’ivresse du pouvoir, du sentiment de toute puissance qu’accompagne immanquablement le total mépris d’autrui.

Un soir, de retour de l’école après qu’il eut quitté Melloul à l’entrée du quartier, alors qu’il cheminait vers son nid, répondant au salut des enfants, de-ci de-là, souriant et confiant comme un paon, la bande du haut surgit en paquet de derrière un muret et l’entoura au plus près. Il sentit une onde de terreur lui manger la moelle épinière, qui le paralysa un instant. Puis il sourit comme un bravache tandis que son cœur serré dans un étau glacé balbutiait ses battements désynchronisés. Le chef, un grand rouquin au visage poinçonné de taches de rousseur le prit à bras le corps, lui coupant le souffle. Les autres le soulevèrent de terre et le jetèrent dans une volière géante, vide, sale et rouillée dont ils fermèrent la grille sans un mot. Achille se releva, les vêtements souillés par les excréments qui faisaient une couche épaisse et puante sur le sol de terre humide. Le soleil rouge de la Saint Jean continuait sa lente descente vers l’horizon, noyant la végétation tremblante sous la chaleur, dans un halo orangé aveuglant qui semblait mettre le feu au paysage. Seules les silhouettes épaisses des cactus se découpaient en masses charbonneuses sur le ciel d’encre bleue. Leurs contours hérissés d’épines menaçantes ajoutaient à l’effroi du garçon qui sentait venir l’imminence du châtiment. Seuls les yeux brillant de haine des ennemis étaient visibles, leurs visages à contre-jour n’étaient que masques noirs sans vie. Le souvenir des sacrifices humains lus dans les comics et qui, des nuits durant avaient alimentés ses cauchemars, lui revinrent en mémoire comme un flot d’images précises et terrifiantes. Telle une pluie de shrapnells mous, les crachats gluants des gosses s’abattirent sur lui, le couvrant de glaires tièdes qui coulaient plus grasses qu’un vin de Ximenez. Achille se protégeait le visage de ses mains serrées mais les huiles fétides arrivaient à glisser entre ses doigts. Il avait beau s’essuyer à toute vitesse, les glaviots épais finirent par glisser entre ses lèvres crispées. Il vomit à longs jets, jusqu’à la bile aigre qui lui brûla les muqueuses. Penché vers l’avant il hoquetait et pleurait à blanc, humilié et vaincu. Seul les raclements de plus en plus sonores des assaillants qui allaient chercher au profond de leurs gorges leurs derniers mollards verdâtres, sonorisaient la scène. La dernière rafale, la plus épaisse, rougie de sang lui recouvrit le visage d’une toile d’araignée répugnante. Puis ils débloquèrent la grille et s’évanouirent au crépuscule, sans un mot, comme chiens et loups.

Humilié au plus profond, le cœur révulsé, l’estomac retourné, plus courbatu qu’après une bonne raclée, Achille rasa les murs jusqu’à la maison. Ses parents prenaient l’apéro chez les voisins; il se jeta tout habillé sous la douche. L’eau brûlante le décapa plus sûrement que le savon. Puis il se déshabilla sous le jet, frotta ses vêtements au savon vert et les piétina longuement. Quand l’eau redevint claire, il s’assit sur la céramique blanche et pleura sans une larme. Il resta là un long moment, hébété, honteux. Il lui faudra du temps avant de comprendre, petit à petit, à force d’erreurs répétées des années durant, qu’on ne peut longtemps se mentir en toute impunité.

Aujourd’hui encore,

Il ne sait toujours pas,

S’il a vraiment compris …

Ce soir là Achille le vieux craquait une Boulard, une bouteille « Les Murgiers » issus des millésimes 2008/07/06 (2/3 meunier, 1/3 pinot noir) dont l’ambre pâle à peine percée par un cordon de bulles fines tranchait les ombres et se reflétait sur la nuit. C’est ce cordon insécable qui l’avait entraîné au fond de sa mémoire. Là, sur l’écran embué du cristal le film de ses souvenirs s’est déroulé d’un trait. Il a revu la scène en détail et les cailloux blafards comme les calcaires blancs du pays de champagne qui défilaient sous ses pieds dans la clarté de la lune d’alors, tandis que tête baissée, plus gluant qu’une méduse, il courait comme un éperdu vers la maison de son enfance. Étrangement ses larmes sèches d’antan prennent eau ce soir comme s’il fallait bien qu’un vieux jour elles sortent enfin. Le vin lui est entré en bouche comme un repentir silencieux et lui a délié le cœur. Le soulagement qui s’en est ensuivi a grossi comme le centre rond et mûr du vin. La pomme tiède de la légère oxydation lui a mis autant de baume au cœur qu’au palais, les fruits blancs se sont épanouis, enrobés d’une furtive pointe de cannelle, puis la cire, la poire, l’amande et le pamplemousse ont chanté la délivrance. Les noyaux de fruits après que le vin est avalé lui ont laissé l’âme apaisée et la bouche propre …

Rien ne se crée,

Rien ne se perd,

Mais tout s’expie,

Un jour, une nuit,

Quand on ne s’y attend plus…

EÉMOBERTILUÉECONE.

ACHILLE ET LES CINQ CAÏDS…

Rossetti. Vénus Verticordia.

 

Achille vient d’avoir dix ans, juste avant l’été …

Bruno a dégoté les roulements à billes. Cinq ! Va savoir où et comment ! Comme neufs ils brillent de tout leur acier. A la décharge, derrière le quartier, les garçons ont récupéré une caisse de bois vieille mais solide, quelques planches et des cartons d’emballage. Melloul, qui n’en est pas à son premier bolide, dirige les opérations et son poing vole quand ça ne tourne pas à sa façon. Rachid, Aziz et Achille sont nommés tâcherons à l’unanimité moins leurs voix. A eux tous ils forment la bande (et non pas le club, on n’est pas de fifilles …) des « Cinq Caïds », Maroc oblige ! Ne reste plus qu’à assembler les pièces du puzzle. L’angoisse est palpable car l’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit d’épater « la bande du haut », la bande des « riches », de surpasser leur « standing », eux qui se pavanent sur leurs vélos neufs quand les cinq traînent leurs savates, langues pendantes, en les regardant parader.

A donc, l’instant est grave, il en va de l’honneur de la troupe. Pas question de se planter, va falloir assurer. Accroupis autour du puzzle à mettre en forme, les trois garçons lèvent la tête vers Melloul qui sort de sa poche une poignée de longs clous, des grosses vis et des écrous ad hoc. Bruno, un peu à l’écart mais pas trop, comme un chef, fait son cador. Une lourde chaleur torride écrase cet après midi de Juin, ce qui ne suffit pas à expliquer les larges auréoles qui maculent leurs chemisettes. La crainte de l’échec leur tord les boyaux de la tête et leur met au front une suée plus acide que les autres, cette eau âcre, caractéristique, cette eau de stress. Ben oui, on peut stresser à dix ans. Dans un silence, sinon glacial, du moins à peine tiède, Bruno leur tend marteaux et autres outils, genre gros silex et pince anglaise, si usée, qu’elle n’accroche plus puis il s’assied et se met à graisser méticuleusement les roulements à billes. Au premier clou le marteau dérape et fend la planche. Le poing de Melloul fend lui aussi, mais l’air et s’écrase sur l’épaule gauche d’Achille juste là où passent les nerfs, entre le deltoïde antérieur et le médian. Le coup sec et précis le paralyse, mais moins que rage et honte mêlées qui lui mettent les boules dans la gorge. Bruno sans un mot le regarde et lui reprend le marteau. Viré. Terminé ! Alors Achille se lève, saisit Melloul par le col de sa chemise et lui balance un putain de balèze de coup, un de ces taquets monstrueux qui vient du fond des rancœurs accumulées juste avec son petit poing de moineau qu’il imagine énorme. En plein dans le bas ventre, et même un peu plus bas que le bas. Carrément dans les glaouis. Melloul ploie le genou, lâche un gloup douloureux la respiration coupée et reste quelques minutes à grimacer, muet et surprit. Les autres, prudents, ne mouftent pas, regardent à la dérobée et attendent. Achille lui aussi attend, sur ses gardes, les poings serrés, oubliant de respirer. Bruno toujours aussi placide les observe un moment puis rend le marteau à Achille, crevette tremblante qui semble, tant elle est rouge, sortir d’un court-bouillon … Le temps se détend, Melloul sourit. Dès cet instant Achille sera admis et Melloul l’aura discrètement à l’œil à la récré, toujours prêt à lui prêter poing fort. Au cas où …

Le bolide est prêt. Il en jette avec sa caisse vernie de frais au ras du sol, ses gros roulements brillants et sa longue barre en « T » reliée au conducteur par deux lanières de cuir tressé. L’engin est hissé tout en haut de la côte : une longue ligne droite pentue, suivie d’un large virage à gauche puis l’arrivée trente mètres plus loin. Sur le haut du quartier, à la limite de la « frontière », la bande du haut le nez au ras des herbes rares, espionne. Bien sûr ils sont vus et le savent mais l’important c’est surtout de faire « comme si », du genre les cow-boys ne voient pas les sioux. Bruno s’installe, le bois accuse le cul. Le groupe est inquiet, la caisse a du mal à absorber son gros fessier de culbuto et ses graisses périphériques. Si ça passe c’est que la machine est solide se disent-ils à coup de regards furtifs et de silences éloquents. Bruno est poussé par les huit bras de ses copains et part timidement. Mais la pente forte l’avale d’un coup et son poids aidant il dévale comme un bolide. A l’instant de vérité – le virage – la machine dérape à mort, les roulements sont à la rupture mais le gros cul de Bruno fait son boulot et colle la caisse au sol. Ça passe, juste au ras du mur du bas, mais ça passe. Derrière les herbes sèches la bande du haut enrage. En silence. Les autres mouillent leurs culottes et envient le gros cul de Bruno. A la stupeur générale Bruno désigne Achille pour le deuxième round. Ça tourne à toute vitesse sous le crâne du fluet, il serre les fesses et fait un effort terrible pour que ça ne se voit pas. Les autres ricanent en sourdine, persuadés que le moineau va se dégonfler. Et même s’il y va, il va se manger le mur, sûr ! Le périnée au bord de la crampe Achille a du mal à marcher, alors les mains dans les poches il la joue façon cow boy que ses éperons ralentissent. Pierre après grosse pierre, il leste l’engin et se glisse entre entre les rochers. Y’en bien une fois et demi son poids qui le ceinture et lui griffe les cuisses. Grand silence dans la troupe et yeux écarquillés. « Les gros cailloux c’est bien aussi » leur balance Achille en évitant le regard de Bruno. Et c’est parti, l’engin de mort tressaute à fond les burettes sur la piste caillouteuse, Achille se dit que son coccyx va lâcher, que ses dents vont tomber, que ses yeux vont exploser mais il s’agrippe aux lanières de cuir comme un damné aux portes de l’enfer. Simultanément, le long de sa colonne vertébrale, le plaisir le caresse, les poils qu’il n’a pas se dressent et pas que. Cette sensation, nouvelle, intense, cette giclée d’adrénaline qui l’inonde, la vitesse, le mur qui s’approche, sa vue qui tremble, tout ça le fait crier de peur et de plaisir indistinctement mêlés. Oui mais le mur, les pierres sèches empilées qui se rapprochent, l’engin qui vibre ! Achille tire à mort sur la lanière gauche, sa cuisse se crispe, son talon s’enfonce sur la planche, les vis grincent, les roulements à bille dérapent. Alors, sans savoir pourquoi, d’instinct, Achille contre-braque, et ça passe, si près qu’il a le temps de voir la rouille qui tache la pierre et les clous qui dépassent par endroits. Puis l’engin s’en va tout droit vers l’arrivée sur le faux plat goudronné qui mène au ciel, aux étoiles qui voilent sa vue, au paradis des intrépides et des imbéciles, heureux et réunis ! Ce soir il va lui falloir nettoyer son slip discrètement, le plaisir plus le corps qui lâche, c’est bien mais c’est salissant. En attendant l’enfant, « fier mais modeste », se laisse à peine féliciter. Les autres prennent leur tour, Melloul passe avec brio mais les deux derniers renoncent avant le virage. Les cris, les encouragements et les bruits secs et crissants du chariot dévalant la pente ont attiré les mômes alentours qui ouvrent de grands yeux admiratifs et félicitent chaudement les guerriers intrépides. En quelques minutes les Cinq Caïds sont devenus les stars du coin ! Sur le haut de la côte la bande du haut n’en finit pas de les épier et rumine déjà une action d’éclat, histoire de reprendre le contrôle du quartier.

Ce matin c’est jeudi. Pas d’école. Au bord de la décharge sauvage, Achille et les autres jouent à lancer de grosses pierres qui font éclater en mille morceaux les bouteilles vides plantées dans les immondices. Chaque flacon brisé joue une musique différente, mate ou cristalline selon que les fioles sont pulvérisées ou simplement brisées. Sous le soleil levant les éclats de verre descendent en ruisselets étincelants et multicolores vers le bas de la pile puante. Achille préfère les brisures de verre brun qui chantent plus bas que les autres en glissant et diffractent la lumière rose du petit matin en arcs-en ciels rutilants. Au bout d’une heure le tas d’ordures, décoré comme un sapin de noël, brille de tous ses tessons irradiés qui brasillent en rus d’étincelles éblouissantes. Les autres sont partis, rappelés par les piaillements de leurs mères poules, Achille reste seul, assis en tailleur au bas de l’éboulis puant, émerveillé par les rafales de lumière qui chantent sous la baguette du soleil montant. Sur le sommet du crassier un coquelicot à la corolle fragile danse lentement sous la brise tiède, comme un petit cœur émouvant. « Angélique » soupire t-il à voix mourante … C’est l’heure de rentrer à la maison, pense t-il, soudainement inquiet. Une bouteille à ses pieds lui tend son goulot cassé, Achille la jette de toutes ses forces vers le haut du Sinaï, pour se libérer des sanglots retenus qui l’étouffent. Au passage le verre lui fend le pouce en deux dont une moitié pendouille, sanguinolente, à peine retenue par un lambeau de peau. Branle bas de combat ! Accroché au dos de son père, la main recouverte d’un paquet de coton suintant, Achille, le nez au vent à l’arrière du « Lambretta », vole vers la ville. Au retour il tient son pouce gauche recousu, emmailloté comme un nourrisson du jour, bien levé vers le ciel, comme un patricien aux arènes. Le médecin lui a interdit l’école quelques jours ce qui fait monter en flèche son prestige dans la bande. Au retour de l’école il attend les copains, s’enquiert des nouvelles de la cour de récré puis se moque d’eux quand ils lui récitent la litanie des devoirs à faire. Tous l’envient et lui balancent de grandes claques dans le dos. Un soir une des filles du quartier s’est approchée lui avec la mine fripée et le regard lourd de sens des comploteuses de cet âge, pour lui glisser à l’oreille : « Angélique a demandé de tes nouvelles et t’a appelé son petit bleuet blond ». Il a haussé les épaules en ricanant …

Ce soir là, au fond de son lit,

Il lui a longtemps parlé,

Avec des mots secrets,

Qui ne se disent pas.

Achille le vieux dont la tête repose dans sa main droite, yeux clos et mine mâchée, sourit. C’est étrange ce flot d’images qui remonte ainsi du profond de sa vie. Sans doute va t-il mourir bientôt ? Sa main gauche, oui … il regarde ce pouce de dix ans, le tiers du sien, boursouflé qui s’étale en relief sur son doigt d’adulte. Il n’a pas rêvé même s’il a brodé largement sur ses souvenirs, digérés, modifiés, réinventés par la magie du langage, par l’épaisseur filtrante de la vie, l’ordonnancement des mots, les temps stratifiés, la mort à l’affût. N’empêche que cette cuvée « Les Églantiers » 2001, robe rouge sanguinolent, couleur vive, comme épargnée par les années, du Domaine de la Réméjeanne, qui le regarde de son œil de cyclope à mi hauteur du verre …. « Rémé » comme remémore, « Jeanne » comme Angélique, lui a bien rincé la mémoire et nourrit son imagination. La fiction est fille de la réalité revisitée, taillée, élaguée, magnifiée, ce soir … comme à l’habitude quand la transe le prend à la gorge, qu’elle lui fait rendre ! Séance tenante. Dans le verre immobile la robe du vin est d’un beau grenat au cœur noir comme l’enfer, intacte. Dans la lumière, le vin qui tourne au rythme de son poignet a les reflets changeants des flacons pulvérisés de l’enfance, la lumière diffractée par l’épaisseur du vin envoie alentours des flammèches impressionnistes, comme un feu d’artifice liquide. C’est ce manège enchanté qui l’a replongé dans son passé. Les arômes poivrés du vin associés aux senteurs de garrigue ensoleillée se marient aux fruits rouges mûrs, aux prunes éclatées, à la réglisse en bâton. En bouche le vin puissant, très, (trop ?) mûr, lui remplit la bouche de sa matière poivrée et lui laisse longuement au palais l’empreinte de ses tannins fondus et réglissés.

Comme le vin dans la gorge,

Le petit bleuet blond a disparu,

Dans les trappes profondes,

Du passé d’Achille …

EHOMOSATINNACONE.

LE BEAU JOUR OU ACHILLE A MAUDIT PHILIPPINE …

Egon Schiele. Couple.

 

Faut avouer qu’un Montrachet 1947, ça secoue …

Ce soir là, Achille ne savait pas que ce premier Montrachet serait sans doute – à moins d’un miracle qui aurait maintenant intérêt à ne plus trop tarder – son dernier aussi … Après que le temps eut passé, il arrivait en bout de course, à l’âge où à s’être trop protégé on a parfois le sentiment de n’avoir plus d’âge. Il semble alors que la vie a perdu ses reliefs, qu’elle s’écoule, monotone vers sa fin. Plus aucune montagne à l’horizon, plus de cet air pur qui brûle les poumons, plus d’élans, d’envies, de folies, d’espoirs … Sur la morne plaine stérile de sa vie il cheminait sans grâce.

Puis un beau jour maudit il retrouva sa moitié d’amande, son complément d’âme, sa lumière. Instantanément il sut dans une intuition fulgurante que cette étrangère ne l’était pas, il sentit que la plus enfouie de ses cellules la connaissait, qu’il avait souvent marché à ses côtés depuis l’aube des temps. Les épreuves étaient passées, les comptes étaient réglés, il crut que le ciel l’autorisait à connaître le bonheur, que le temps de la moisson était venu. Elle lui fut instantanément plus familière que sa propre conscience. Tout en elle lui parlait. Jamais il n’avait connu un tel sentiment de plénitude. « Bliss » ! C’était comme s’il était gonflé à l’hélium. Dans sa tête, Mozart déroulait ses grâces.

Achille, inconditionnellement, aima « l’Amour de sa vie » !

Et crut à la sincérité de la réponse.

Le long d’un chemin blanc, sous les sommités moussues des maïs en pousse de ce printemps naissant ils s’avouèrent d’une même voix les enlacements de l’Amour. Cela ne ressemblait pas aux emportements d’intensités diverses qui avaient émaillé leurs vies. Sans le savoir ils n’avaient travaillé qu’à préparer leurs retrouvailles et leurs inclinations récentes n’avaient été que pâles esquisses de ce sentiment total qui les emportait au sommet. Ils osèrent même penser que le bonheur, cette inaccessible félicité, semblait à leur portée. Entre les murs verts qui ondulaient et bruissaient sous la brise ils entendaient rire les anges. Accrochés l’un à l’autre, serrés pour ne faire plus qu’un, têtes contre épaules, ils étaient ivres de leurs parfums. Certes ils leur faudrait franchir des obstacles, fracasser leurs vies actuelles, mais ils étaient confiants.

Dès lors Philippine, comme sa moitié d’amour, ne devait plus quitter son esprit. Elle était là, toujours et partout, intimement liée, fondue en lui. Chacune de ses cellules lui parlait, l’associait à tous les événements du jour et de la nuit. Elle volait en souriant dans sa tête, regardait par ses yeux. Par instant, perdant presque l’équilibre quand un torrent de tendresse lui traversait le corps entier, il devait s’asseoir en feignant un accès de fatigue. Souvent il devenait sourd aux bruits du monde, tout occupé qu’il était à lui parler en silence. Il lui arrivait aussi de bredouiller des mots à moitié audibles que personne ne comprenait quand admirant le soleil couchant, il le buvait pour elle. Devant la complexité de sa situation Achille acceptait de ne la voir qu’en coup de vent, au hasard des parkings pluvieux, au bout des chemins perdus, à la terrasse des cafés, où faisant mine de n’être qu’une connaissance ordinaire, maîtrisant ses gestes, refoulant ses élans, contrôlant ses regards, il s’efforçait de parler le banal babil des humains en société. Elle lui demandait d’être patient, d’attendre qu’elle ait réglé ses « affaires » ; lui, plus éperdu qu’un éperlan devant une girelle en habit d’Arlequine, ruminait mais attendait, acquiesçait, subissait, s’attristait … C’est qu’ils s’étaient promis de quitter leur vie présente en douceur, dans le respect des autres, en évitant le plus possible de faire souffrir leurs proches. Cependant, au fil du temps Achille s’étiolait, croupissant le plus clair du temps dans la solitude et l’affliction. Parfois, mais rarement, au prix de minables manœuvres, de mensonges dégradants et d’acrobaties incertaines, ils se ménageaient une nuit à eux, voire, exceptionnellement, quelques jours.

Elle coulait dans ses veines plus que son propre sang !

Ces rares moments volés, ils les dévoraient, ils partaient au loin, se réfugiaient à l’ombre protectrice des vignes Bourguignonnes ou Languedociennes et s’aimaient comme des affamés. Souvent, sans qu’elle le sache, Achille pleurait de joie. Au creux de sa poitrine, sur les ailes diaphanes de son âme exaltée, ces larmes de cristal fondu, mêlées au sang chaud de son désir, effaçaient les blessures de son quotidien ordinairement solitaire. De retour, l’angoisse de la séparation lui serrait à nouveau la gorge. Le temps passait, les choses traînaient, Achille s’impatientait et devenait irascible. Philippine, toujours « en affaires », continuait à afficher aux yeux du monde sa fausse petite vie superficielle de gracieux papillon, souriait à l’entour, courait de-ci, de-là, embrassant la ville entière comme si de rien n’était … Cinquième roue du carrosse de la belle, Achille se morfondait à l’ombre de la remise, attendant que son tour vienne enfin pour prendre place à ses côtés, au grand jour. Philippine, qui n’avait jusqu’alors jamais réfléchi plus loin que le bout de son nez tout entier plongé dans la vie matérielle, lui fit quelques affronts cinglants dont elle n’eut même pas conscience, acceptant cadeaux de prix et soirées mondaines, au prétexte de ne pas éveiller l’attention.

Pourtant, envers et contre toutes ses frasques, à son contact, l’armure d’airain dans laquelle Achille s’était peu à peu enfermé depuis l’enfance, se désagrégeait. La douceur de ses lèvres, ses mains qui lui semblaient siennes, et la lumière surtout, qui inondait ses yeux quand elle le regardait le faisaient fondre. Il se retrouva les chairs à vif, les nerfs à nu. Les grandes et lourdes portes derrière lesquelles son cœur ne battait plus depuis si longtemps s’effondrèrent ; il se confia comme un aveugle à son chien, se donna tout entier, réapprit à palpiter, désemparé et plus fragile qu’un Pétrel des neiges au Sahel … Elle lui répétait à l’envi qu’il était le grand amour de sa vie, mais ne cessait de réinvestir ses gains quand elle prétendait vouloir une nouvelle vie.

Achille dissolvait d’un revers de main brutal les craintes qui lui traversaient l’esprit et lui piquaient le cœur. Il s’employait à neutraliser sa lucidité et se réfugiait lâchement dans une confusion inconsciemment entretenue. Petit à petit, chez lui, il prenait ses distances, préparant doucement son départ, persuadé que la délivrance approchait. Le temps, en suspens, n’en finissait pas d’égrener ses gouttes de plomb coruscantes. Les années s’étaient empilées comme de lourdes briques paralysantes, il ne savait plus ce que vivre en liberté était. Certes les frustrations accumulées éclataient parfois en gerbes épaisses qui effrayaient Philippine. Elle préférait en toutes circonstances la mer calme aux flots rugissants, aimant à vivre sans presque respirer, attachée au paraître, ne comprenant pas qu’il est des actes plus meurtriers que des mots. Achille devenait boule de détresses agglutinées qui fusaient en longs jets douloureux de reproches exacerbés et inutiles. Elle ne l’entendait pas.

Comment lui faire comprendre, qu’arrivé un temps, celui des temps trop longtemps accumulés, le temps n’a plus le temps de prendre son temps en patience ? Pourtant, par tous temps comme en tous temps, elle lui importait comme au premier jour des temps. L’intensité des vicissitudes réitérées lui fit mesurer la puissance inépuisable du sentiment qui l’animait plus que jamais, tant et tant, qu’il sublimait le temps, le temps aidant, le temps forçant !

Ô temps, à suspendre ton vol, renonce,

Préfère oublier le vieux temps,

Renaît au temps nouveau,

Et reprends ton cours,

Plus clair que l’eau,

Enfin.

Achille s’accrochait aux parenthèses, vivant entre leurs crochets, en forcené, ces temps de lumière arrachés à la nuit noire du reste de sa vie. Il offrit à Philippine le Louvre qu’ils arpentèrent, ils se coulaient dans les longues galeries bondées comme des amants heureux. Ses yeux brillaient peu à peu d’une lumière nouvelle, plus intérieure. Pour elle il caressa à mots choisis « La Belle Ferronnière », plutôt que « La Joconde » au fond de la galerie devant laquelle s’écrasaient vingt mètres d’Asiates qui l’incendiaient à coups de flashes enfarinés. Devant le « Scribe assis » il lut l’étonnement dans ses yeux, puis l’intérêt, puis il lui expliqua, veillant à la faire rire, les mystères des Empires Anciens. Des heures entières ils marchaient dans Paris, mains empaumées, emmitouflés dans leurs laines énamourées, au hasard … Quand le temps leur manquait ils fuguaient au plus près, s’enfermaient, marchaient au long des caps, frôlant l’eau de leurs talons rieurs, folâtraient sur le sable chaud, plongeaient dans les vagues claires, couraient et jouaient comme des enfants oublieux. Hors de son monde elle ne se ressemblait plus, elle devenait curieuse, avide d’apprendre, de comprendre, de sentir la vie en profondeur. Un beau jour qu’il n’oublia jamais, elle lui dit ne plus vouloir de sa propre appréhension du monde, ne plus pouvoir se contenter de survoler la surface des choses et des êtres. Il crut à la prunelle de ses yeux …

Ailleurs, l’hiver,

Ils se turent devant la mer,

Sur laquelle,

Communiant,

Il leur semblait,

Immobiles,

Voguer ensemble.

Cette nuit est une nuit différente des autres. Dans cette parenthèse noire du 24 au 25 Mars 2012, Achille le canonique est plongé dans son souvenir pas si vieux que ça comme une goutte de vinaigre diluée dans l’huile chaude des tendresses disparues. Le temps est arrêté dans ce no man’s land temporel du changement d’heure. Ô temps, en suspendant ton vol, à l’instant où ce souvenir l’envahissait, tu as figé Achille, le temps d’une heure pleine, dans son présent ressuscité, comme si sa mémoire prenait le pouvoir sur la réalité en le ramenant, à la stupeur de ses sens qui n’en croient pas leur yeux, dans la perception étrange et bouleversante de la présence, aussi vraie que nature, de Philippine. Elle est là près de lui, la main posée, caressante, sur son avant bras droit, ses bras l’entourent, ses seins réchauffent son dos. Il sent son souffle sur son cou, son odeur qu’il aime tant, ses cheveux blonds et drus qui lui chatouillent la joue. Achille s’ébroue pour relancer les aiguilles de sa montre qui reste obstinément gelée.

Il est deux heures piles du matin,

Une heure durant, il revivra,

“L’insoutenable légèreté de l’être”.

Sur un coin du bureau de cuir patiné, à mi hauteur dans un verre de cristal au pied élancé, brille sous la lumière jaune chrysocale de la lampe la robe brillante d’un coeur de rubis éclatant plongé au profond de la corolle d’une rose aux pétales incendiées par un soleil mourant. Alors Achille comprend enfin. C’est CE vin de Pernand-Vergelesses, du Domaine Rapet Père et Fils, cette « Île des Vergelesses » du millésime 2000 qui l’a entraîné dans l’entrelacs des vignes proches de Corton. Sur le disque éclatant du vin il revoit le kaléidoscope des jours florissants, les flânes par les sentes, les nuits de dentelles froissées, et ce vin de Pernand qu’ils avaient bu ensemble au pied de la côte … Sous le nez qui implore montent les parfums des fruits rouges, groseilles et cerises mûres, la douceur du cuir, les notes mouillées des feuilles sous le bois d’automne, les piqûres tendres des épices douces, l’âpreté du café fort et les étincelles subtiles du poivre blanc. Achille soupire. Puis désireux de prolonger l’éternité il prend au buvant du verre une gorgée de vin à la matière demi-corps. Délié et concentré à la fois par le temps, le vin diffuse délicatement à son palais ses fruits prégnants, comme l’amoureux ses sortilèges. Puis il se dépouille lentement, libérant des tannins fins et polis, sous lesquels, à l’avalée qui réchauffe le corps, apparaît l’ultime expression des calcaires sous terre ferrugineuse qui l’ont engendré. C’est à cet instant précis que les vins parlent d’Amour, ce sentiment rare, puissant, authentique qui se construit pas à pas, véritable transmutation de l’inclination amoureuse que dépassent si rarement les êtres inconstants aux coeurs de papier crépon.

Un beau jour maudit, Philippine s’en est allée,

Sans se retourner …

Dans la solitude glacée,

De sa nuit intérieure,

Achille,

S’épuise,

Et lentement se meurt,

En insultant le ciel …

EÀMOJATIMAISCONE…

ACHILLE ENTRE LES HAUTS CŒURS …

Abdelfattah Karmane. Nature morte.

 

Achille, tous les matins, se lève …

A vrai dire il ne se lève pas, il bondit de son lit comme une balle joyeuse. Sa toilette, il l’expédie d’un coup de gant de toilette humide sur le visage. Puis il croque une tartine beurrée, boit un verre de lait et file ventre à terre. A huit ans, on ne marche pas, on tressaute, on court, on est une boule d’énergie, une usine chimique en effervescence. Sur le haut de la côte raide qui mène à la route empierrée, Achille fonce rejoindre la petite bande d’enfants qui prend le chemin buissonnier de l’école. « Bellevue » est alors un quartier de Meknès excentré, perdu dans la campagne aride au milieu des cactus, des oliviers grimaçants et des figuiers odorants. Bien sûr la route bordée d’habitations mène bien à la ville et à l’école, mais c’est bien loin et monotone à pieds d’enfant. Alors les gosses préfèrent « leur » chemin, un raccourci en pleine brousse. Le matin, la troupe tire la langue et galope. Impossible d’arriver en retard à l’école, ce serait une catastrophe et les foudres du directeur, « Barbichou » comme ils le surnomment, les raieraient plus sûrement de la carte que le champignon de la bombe atomanique dont parlent les grands …

Et surtout, surtout, à l’école il y a Angélique ! Dans son cœur Achille parle à Angélique tout le jour et le soir surtout, avant de s’endormir. A voix tendre. Quand il l’aperçoit le matin dans sa jupe écossaise, ses soquettes blanches, son chemisier rose et ses longues nattes soigneusement tressées, il rougit en cachette. S’approcher d’elle, mine de rien en faisant comme si j’te voyais pas, devant la grille avant la rentrée, Dieu qu’il aime ça ! Pas question qu’il lui parle ou qu’il réponde aux filles qui lui demandent en douce « Tu veux sortir avec ? », d’autant qu’Achille ne veut pas « sortir !!! » mais ETRE avec elle, tout le temps, lui dire des mots de miel et lui tenir la main. Prudent, il se tait. Pas question d’avouer ça, ce serait la honte ! Il deviendrait la risée de l’école et se ferait traiter de pédé par les copains. Pour eux, tout ce qui est doux, tendre, sentimental, c’est « Pédé !» !!! La règle de fer en matière de fille, c’est « celle-là, je la nike ». Et tous d’opiner en riant grassement, genre mec à la coule qu’a plus roulé sa bosse qu’un triqueur bien poilu de quinze ans. Comme les copains Achille se la joue, histoire de rester dans les normes implacables du clan. Pourtant quand sa mère l’oblige à se doucher, il se demande en apercevant son asticot dans le miroir, comment on s’en sert de ce petit doigt de viande molle qui se raidit parfois sans qu’il ait à le décider. Certes, le soir, dans la chaleur de son lit, la pensée d’Angélique lui met la sueur au front et son têtard durcit, mais bon, on s’en sert comment ? Comment ? Comment !!! Bruno, le chef de la bande, un noiraud rondouillard, lui a bien montré sur une page chiffonnée, arrachée à un magazine « de cul », une femme nue aux gros seins tombants, au ventre de plâtre, vue de loin, avec comme des cheveux noirs entre les jambes. Il a eu beau faire l’affranchi, il ne comprend toujours pas comment on « nike » !

En classe, Angélique est deux rangs devant lui, assise à côté de Bouchra, une petite marocaine, fine comme un fennec, aux grands yeux noirs frangés de longs cils recourbés bleus noirs qui lui donnent un regard profond et humide. Et ces deux perles de jais, brillantes et fines comme peu, aux reflets d’encre cobalt, tranchent sur sa peau d’angelette safranée. Bouchra se retourne souvent en ébauchant un sourire craintif mais le regard du Roméo transi se perd dans les frisettes claires qui bouclent dans le cou d’ivoire de sa Juliette. A la récré, Achille la suit de loin, elle saute à la corde. Il a remarqué que ses nattes pointent vers le ciel quand elle retombe et inversement, ce qui l’émeut infiniment ; il n’y a qu’elle pour faire ça. A la fin de la séquence, elle se penche gracieusement en rejetant ses tresses vers l’arrière et relève ses soquettes bordées de rose. C’est l’instant trop bref qu’il préfère, quand il aperçoit furtivement le creux de son genou à la peau si fine qu’on peut y voir battre du sang bleu. Un matin qu’il n’y croyait plus, elle s’est retournée d’un bloc et l’a regardé une très longue seconde, intensément, au fond des yeux. L’esquisse de sourire qui a suivi lui a coupé le souffle. Depuis plus rien, elle ne l’ignore pas, il sent bien que non, mais elle ne lui donne rien non plus. Ce vide dans lequel elle lui enfonce la tête, qui lui coupe la respiration des minutes entières, Achille le peuple de belles images et de sentiments tendres. Dans le pays de ses promenades intérieures, sa main ne quitte pas la sienne, elle lui sourit et de temps à autre, lui pose un gros baiser fermé sur la bouche et rit aux éclats à chacune de ses blagues …

Achille est amoureux de l’Amour,

Qui ne le lui rend pas.

Il fait ses gammes,

Et s’y habituera …

Au retour de l’école, entre les haies de cactus hérissés de figues de barbarie, c’est le temps du reflux quotidien des Barbares. Les filles traînent et jabotent entre elles. Les garçons, emmenés par Bruno, parlent le langage grossier des enfants qui tentent d’apprivoiser le monde. Melloul est vif, sec, tout en tendons et ses coups de poings qui partent sans prévenir font très mal. Les autres sont plus calmes, moins irascibles, plus joueurs et les « putain de ta mère », « enculé de ta race » et autres bonbons, ricochent dans l’air sec orangé, au soleil tombant, tout le long du chemin. A défaut de cailloux, les petits poucets de là-bas laissent derrière eux des chapelets d’injures que les oiselles qui les suivent picorent en pouffant …

Un soir, il descendait le dernier chemin menant à la maison, l’oreille encore endolorie par une droite sèche de Melloul, ruminant sa rancœur, ravalant la rage de l’humiliation subie, quand il entendit claquer à son oreille valide, l’insulte, la définitive, la suprême, l’intolérable : « Tiens v’là le p’tit pédé ! », suivie d’un rire aigu et méprisant. Derrière un mur de pierres plates qui entourait une belle maison, à cheval sur une basse branche d’un grand eucalyptus, un enfant aux boucles blondes, un peu plus âgé que lui, le regardait en ricanant. Achille sentit la colère monter en lui. Soudaine, violente comme un crachat de lave écarlate au sortir d’un volcan enragé, elle lui monta du ventre, le submergea d’un coup, il perdit tout contrôle. Lorsque qu’il vit son ennemi choir sans un cri, comme un paquet mou de sa branche, Achille reprit ses esprits. La caillasse coupante qu’il avait ramassée et jetée de toutes ses force avait frappé le moineau en pleine tempe ! L’image d’une hyène hurlante le traversa, le couvrant de sueur glacée, la peur lui creva la vessie et inonda son pantalon. Achille se mit à courir à toute vitesse vers la maison. La nuit épouvantable qui suivit le laissa éveillé, grelottant de trouille, croyant à chaque bruit nocturne que le père de sa victime frappait à la porte. Au petit matin, hagard, épuisé, il n’eut pas de peine à convaincre sa mère qu’il était malade. Toute la journée il regretta cette lâcheté car la peur ne baisserait pas, il le savait bien, tant qu’il se cacherait. Quelques jours plus tard, il revit sa victime dans l’arbre, qui ne dit mot à son passage. Sa tête enturbannée par une large bande avait pris du volume. « Pâques est en avance cette année » lui jeta-t-il au passage, d’un ton faussement bravache. L’autre ne répondit pas.

Cette année là il comprit qu’il ne lui faudrait jamais plus fuir les conséquences de ses actes. Mais il ne comprit pas que l’homme blessé se transforme souvent en animal enragé. De ce jour là il préféra les mots aux poings. Très vite, il prit l’ascendant sur les violents en leur clouant le bec à coups de mots cinglants et de formules assassines …

Les doigts d’Achille courent sur le clavier comme les souvenirs dans sa tête. Les émotions, les craintes, les peurs et les tendresses d’antan remontent en vagues incessantes, lui serrant le cœur et lui mouillant les yeux. Dans la gelée de cette nuit, épaisse de toutes les solitudes accumulées, les volants de la jupe écossaise d’Angélique volent au vent de son enfance qu’il croyait oubliée et arrachent à ses doigts une dentelle de mots qu’il ne maîtrise pas. Dans un coin de sa tête, Roger lui tend un verre de cristal fin au sein duquel un beau rubis liquide accroche la lumière dorée de la lampe. Les rayons jaunes illuminent ce vin qui prend au bord de son disque des reflets roses délicats. Achille tourne la tête vers le vin rédempteur qui tremble dans le verre et plonge sous la robe écarlate. C’est les yeux fermés qu’il nage le mieux dans les reflets brillants, dans les gammes de rouges toujours changeantes. Là, sur l’écran liquide ondoyant du cristal, les vignes de l’été 2008, au creux de Chassagne-Montrachet, dans cette parcelle des « Morgeots » du Domaine Morey-Coffinet, sont lourdes des grappes aux billes bleu noir dont il fait tourner le jus d’un mouvement souple du poignet. Des parfums de fruits frais, de fraises mûres et surtout de cerises, se mêlent aux effluves d’épices douces, de cuir et de réglisse qui lui ravissent le nez. Les larmes grasses qui s’accrochent au verre sont un peu des siennes et cela le soulage. Il soupire à la fois du plaisir de l’instant et de celui du passé. De la joie à la tristesse, du bonheur au regret, il n’y a qu’une frontière ténue et mouvante qu’une seconde lui suffit à franchir. La gorgée de vin emplit sa bouche d’une matière qui fait sa boule de fruits gourmands, qui roule, puis s’étire, lâchant la fraîcheur de ses cerises au palais. L’acidité des fruits étire plus encore le jus, en une longue finale au goût de noyau et de réglisse. A l’avalée, la douce chaleur qui l’envahit lui dit qu’avec la beauté de ce vin sa nostalgie passagère s’en est allée, aussi …

Dans un coin de sa tête,

Le chant puissant du muezzin

Là-bas, tout là-bas,

Recouvre la ville Impériale,

Comme le lustre de ce beau vin,

Lui a lavé le cœur …

EANMOGÉTILICOQUENE.