ACHILLE MET DU SEL DANS SA VIE …

Le Jardin d’Eden.

 

L’été Indien, sous un ciel lapis, n’en finissait pas …

Achille rongeait son frein. Il aurait voulu que les Caïds montent illico une expédition punitive terrible contre la bande du haut. Comme à l’habitude Bruno n’a rien dit mais a regardé Melloul. Celui-ci a fait « non !» de la tête et de ses deux mains mi tendues vers le bas il a signifié qu’il fallait se calmer, prendre le temps de la réflexion, ce qu’Achille a traduit par « la vengeance est un plat qui se mange froid !», une expression qu’il venait de découvrir dans un roman d’aventure. Les quatre autres l’ont regardé d’un air interrogatif qui disait « Chnouhiyya ? », Achille s’est empressé d’expliquer l’expression à plusieurs reprises et de différentes façons jusqu’à ce que leurs yeux, mais pas tous, se rallument.

On a laissé mariner l’affaire le temps qu’il fallait.

La carriole a été remisée, finies les parades, les plastronnades et autres provocations. Silence, absence et profil bas, telles étaient les nouvelles règles. Ils changèrent de jeux le temps que les autres sortent de leur trou et reprennent le pouvoir sur le quartier. Le temps qu’ils s’apaisent, que tombe leur méfiance, qu’ils les croient à jamais vaincus. Sur le bas du quartier s’étendait en vagues vertes un immense verger bordé de hautes murailles de roseaux tressés. Ce paradis abritait quantité de fruits mûrs et juteux. Selon les saisons, pommes, poires, oranges, cerises, nèfles, grenades, abricots, pêches, pastèques ou melons pendaient au bout des branches ou grossissaient, beaux ovales vert foncé zébrés de pâle, ou boules rondes couleur saumon au pied des fruitiers. Patrouillant nuit et jour dans ce « jardin des délices » un garde effrayant armé d’un fusil de chasse chargé au gros sel dissuadait voleurs et maraudeurs en puissance. Autour de cet Eldorado sucré courait un ruisseau qui alimentait, par des passages étroits creusés dans la haie, le système d’irrigation. Du balcon derrière chez Achille on dominait les lieux et les garçons bavaient de gourmandise et de rage devant ce spectacle coloré en presque toutes saisons. Ce trésor de sucres juteux devint leur obsession, ils palabrèrent des heures, échafaudèrent maints plans qui allaient de l’escalade des murailles de roseaux coupants le corps protégé par des chambres à air, à l’attaque du gardien à coups de lance-pierres, en passant par la mise en feu de l’enceinte. Cela dura des jours. Bien planqués sur le chemin de ceinture, les pieds au frais dans l’eau courante du fossé, loin de ceux du haut qui régnaient en maître sur leur ex-territoire, ils jouaient, cogitaient, ruminaient, se disputaient. Il y avait des matins de fou-rires où ils s’aspergeaient d’eau froide et se collaient des poignées de boue vaseuse dans la culotte, ce qui les faisaient pisser de rire et des après midis orageuses, pleines de rancœurs, de disputes larvées et d’affrontements volcaniques. Ces moments là ils frôlaient la séparation. Melloul à l’écart observait Achille et faisait les yeux noirs. Il avait une façon de plisser le front et de rentrer la tête dans les épaules qui ne présageait rien de bon; souvent il se levait d’un bond et partait sans un mot. Les autres se calmaient alors et restaient muets, ensemble mais distants, jetant des pleines poignées de gravillons dans l’eau, têtes basses en soupirant. Un matin Melloul leur montra du doigt un des trous par lesquels l’eau s’en allait au verger. Le passage était étroit, deux bras ou une cuisse y passeraient en forçant un peu, hors ceux ou celles de Bruno. Tous firent la moue en haussant les épaules. Melloul sortit de sa poche un gros couteau au manche de corne qu’il déplia. La lame usée, effilée, brillante et aiguisée de frais, faisait au moins vingt cinq centimètres, ce qui déclencha une bordée de jurons en arabe. D’un coup sec, l’engin sectionna un gros roseau dur et épais. Du matos de pro, du « nanan » (en langage moderne, « un truc de ouf »), « un surin à décoller Louis XVI » dit Achille que les autres regardèrent sans comprendre d’un œil aussi las que vitreux. Melloul descendit dans le ruisseau et en deux trois coups de lames agrandit suffisamment le passage pour qu’ils puissent y passer un à un. Il se décidèrent pour le lendemain en fin d’après midi …

Melloul s’engouffra le premier parce qu’il avait eu l’idée et le couteau, puis Bruno, Achille, Aziz et Rachid. Bruno ralentit la progression, le trou avait beau avoir été agrandi ses hanches grasses morflèrent sévère. Au sortir du mini tunnel il n’en crurent pas leurs yeux. Le jardin, irrigué jour et nuit était couvert d’herbes hautes et de fleurs qui leur montaient presque aux épaules, les arbres étaient hauts, les troncs épais et les grenades qu’ils visaient en cette fin Octobre étaient plus grosses que les nibards de Josiane qui font rêver tout le quartier! Les petits s’en foutaient plein les yeux de ce spectacle splendide tant il est vrai que le plaisir commence toujours par là, sauf chez les aveugles. C’était bien le Jardin des Délices dont ils avaient tant rêvé ! Mais en beaucoup mieux, plus grand vu d’en bas. Les arbres surchargés de grenades aux coques luisantes étaient énormes. Ils jurèrent qu’elles leur faisaient de l’œil, les arbres leur souriaient. C’est du moins ce qu’Achille pensait, les autres agenouillés dans l’herbe n’osaient lever les yeux, la peur du gardien leur serrait le ventre. Un petit vent tiède coulait entre les arbres dont les feuilles bruissaient, les herbes balancées par le souffle doux jouaient à cache-cache avec les fleurs. Achille se crut au Paradis dont le curé leur parlait au Catéchisme. Il regarda de droite et de gauche à la recherche d’Ève. Elle devait forcément être quelque part au pied d’un arbre, innocente et surtout nue! Depuis le temps que le mystère du sexe des femmes l’obsédait, cette chose obscure tapie dans l’ombre, ce mont pileux ou chauve au gré des revues, cette énigme qu’il croyait être, selon diverses sources contradictoires, fendu comme un abricot trop mûr, ou effrayant comme un sourire édenté aux lèvres roses, se pourrait-il qu’enfin il sache si cette maudite fente est perpendiculaire ou parallèle au plancher des vaches ? Ou mourrait-il peut-être en ce lieu, ignorant ? L’anatomie d’Adam qui courait sans doute non loin d’ici à la recherche de pommes bien rouges pour sa belle, elle, ne l’intéressait pas. La peur survoltait Achille et lui décuplait l’imagination.

Pas à pas, dos courbés, têtes penchées vers le sol ils avançaient dans la végétation drue vers les arbres aux fruits tant convoités. Melloul le premier s’accroupit au pied d’un grenadier chenu aux branches lourdes,et se mit à grimper prudemment au tronc rugueux. Les autres, agglutinés en boule autour de l’arbre suivaient sa progression. Les premières grenades aux coques rouges et cirées se mirent à rebondir en tombant sur le sol humide. Ils n’avaient pas prévu de sacs ! Prestement, ils cachèrent leur butin sous leurs chemises qu’ils bourrèrent au maximum. Les gamins malingres qu’ils étaient ressemblaient à des monstres difformes dont les corps en fièvre se gonflaient d’énormes kystes sous cutanés. Bruno faisait peur tant il devenait énorme; à lui seul il en cachait bien une vingtaine, plus que tous les autres réunis. Chemises craquantes, qu’ils colmataient comme ils pouvaient avec leurs bras serrés, ils battirent en retraite. Mais leur cargaison encombrante les obligea à marcher droit, le torse au dessus de la végétation … Ils sautèrent au ruisseau et s’enfuirent vers le passage.

Melloul, le premier le vit …

Là devant eux, un pied de chaque côté de l’eau, comme un pont de muscles bien campé sur ses jambes de colosse, la djellaba de laine brune déchiquetée trempant dans le ruisselet, le visage à demi caché par le large turban qu’il avait en partie déroulé de son crâne, le regard meurtrier plus sombre qu’une coulée d’obsidienne figée, le gardien du temple des plaisirs interdits les regardait fixement. Leurs chemises craquèrent de surprise, les grenades roulèrent lourdement à leurs pieds tremblants. Comme une portée de lapins pris dans les rayons térébrants des phares ils se marbrifièrent. Seul Melloul ne se pissa pas dessus et se mit à parler très vite en arabe, à voix sourde. Les yeux aveugles du fusil à deux coups ne cillèrent pas. Melloul, ce qui surprit les gosses, implorait, sa voix montait dans les aiguës, lui d’ordinaire impassible gesticulait comme un automate fou, les genoux à demi fléchis, le visage gris de peur. Lentement le Colosse de Rhodes baissa son fusil, son visage exprimait le doute, désemparé. Dès qu’il eût posé son arme, Melloul transfiguré se retourna d’un bloc en hurlant « تضيع !!!» (Imchi !). Sa voix claqua comme un coup de fouet, la bande sursauta et se mit à courir dans tous les sens. Achille bondit, il sentait l’adrénaline lui manger le cœur, les muscles gonflés au maximum de leur puissance il ne touchait plus terre. Tout droit il s’enfonça dans le verger. Il allait si vite que l’air lui parut d’acier trempé. C’était comme s’il devenait invincible, une onde délicieuse de peur et de plaisir tressés lui enserrait les reins, il lui sembla qu’il s’envolerait s’il le voulait, qu’il franchirait, haut dans le ciel comme un rapace planant sans effort, la haie de roseaux; si haut, si rapide que même les anges applaudiraient. Les autres, comme une seule flèche rampèrent entre les longues jambes du molosse et filèrent dans le trou, si vite qu’il n’eut pas le temps de se retourner. Quand il tira le sel se perdit dans l’épaisseur de la haie. Bruno, qui passait le dernier, y laissa son short déchiqueté par les cannes.

Achille à l’abri derrière un tronc épais flageolait, ses dents claquaient comme des castagnettes, la sueur ruisselait le long de son maigre dos, la ceinture de son short n’épongeait plus, même ses fesses de criquet étaient trempées. Le souffle saccadé, épuisé par la course il distinguait au travers des herbes protectrices la silhouette massive du gardien qui lui barrait la sortie. À l’extérieur, de l’autre côté du chemin, les petits, fous d’inquiétude, l’attendaient. Achille réfléchissait à se faire exploser les synapses. Il pria pour que des plumes lui poussent, pour que la foudre consume son ennemi, pour que les anges l’anéantisse. Mais celui-ci ne bougeait pas, il fouillait du regard les environs. Baissant les yeux Achille s’aperçut que la douleur qui lui taraudait le genou gauche avait la forme d’un gros silex brisé. Il le jeta à toute volée, le plus loin possible à l’autre bout du jardin. Le caillou se fracassa, hasard aidant, sur un petit massif rocheux qui émergeait des herbes. Le bruit du choc et le cliquetis des débris fit sursauter le cerbère. La pétoire haut levée il fonça vers les herbes agitées par la mitraille en hurlant, passant au ras du gamin. Les grands pied nus et crevassés de l’homme, ses ongles énormes, tordus, crasseux, repoussants, incrustés d’argile brune, s’imprimèrent à jamais dans sa mémoire. Il sut à l’instant qu’ils hanteraient longtemps ses nuits. Mais l’instinct de conservation reprit le dessus, prudemment il rampa vers le ruisseau qu’il suivit. La tâche noire du boyau, là-bas au bout du verger grandissait trop lentement. La peur le reprit qui le fit cavaler d’un coup vers la délivrance. Le chien de garde, alerté par les bruits mous de l’eau soulevée par la course de l’enfant, se retourna. Il tira à la volée, juste au moment ou Achille plongeait désespérément les bras tendus vers la sortie. Le coup de feu résonna dans l’air poisseux, le sel perça le short et fouetta les fesses d’Achille, une atroce brûlure lui rongea le ventre; il crut qu’il perdait ses tripes. Sa tête heurta le bord du fossé, il pleurait et riait à la fois de douleur et de joie, noir de boue et de merde coulante, les jambes piquées de sangsues, mais vivant !

Sa mère a pleuré en le voyant, l’a décrotté, lavé plusieurs fois, graissé d’onguents divers, lui a même, à sa grande honte, désinfecté les fesses puis l’a rhabillé avant que son père ne rentre. Discrètement, elle a posé sur sa chaise une petite chambre à air, pas trop gonflée pour qu’elle ne se voit pas trop, sous une serviette éponge.

Ce soir à table Achille est un peu plus grand que d’habitude …

Cette nuit,

Pour la première fois,

Dans ses rêves,

Il volera très haut,

Et rira avec Bashung,

Qui n’est pas encore mort …

Achille le birbe, barde et barbon à ses heures ne dort pas. Il somnole yeux grands ouverts. Comme un aigle royal il plane, souvenirs et avenir confondus. Bashung est mort depuis peu. Les escadrilles légères des âmes disparues voguent au dessus de la terre, les guerres éternelles ne les concernent plus. La mort aime tant Achille l’exténué qu’elle lui permet ces incursions régulières entre les mondes, avec envolées délicieuses et retours assurés. L’heure n’est pas encore venue du départ mais il sent qu’il s’approche. Le haut verre, Graal de cristal fragile est là, plein du rubis écarlate d’un vin soyeux qui l’attend et rutile sous la lumière dorée de la lampe de peu. Comme un cône de vie dans la nuit morte. Sur la peau vieillie de sa croupe encore ferme une pluie de petites taches bistres, comme des fruits tombés de l’arbre que le temps a racornis, l’ont à jamais marqué. Il ne les voit pas, mais l’aigle cette nuit à l’heure ou la mémoire s’entrouvre, les a reconnues.

Immobile dans le verre à la ligne parfaite, le vin cardinalice au disque bordé de rosières en émois, dont le centre chatoie sous lumière traversante, palpite comme l’amour au bord des gorges pantelantes oubliées. Au centre du calice bat l’œil jaune éblouissant d’une lumière diffractée. Le serpent n’est jamais loin des serments parjurés. Alors l’antiquaille sourit au plaisir qui l’attend. Comme un moine cauteleux il met le reniflard au verre. C’est que ce Beaune « Les Toussaints » 2002 du Domaine A. Morot pousse à l’humilité des gestes et des sens. À l’appendice attentif un bouquet complexe et fondu se donne, aux notes multiples et entrelacées. Fumet sauvage d’abord que l’aération dissipe, puis le sang suivi par la terre, les fruits rouges, le tabac et les épices douces. Le temps a assagi le vin dont la matière souple et onctueuse lui envahit la bouche pour enfler lentement. Il lui semble qu’une sphère parfaite tremble un instant avant de se briser en mille éclats goûteux puis elle se transforme et s’allonge fraîche et pure, sur des notes de fruits mûrs, de champignon et de sous bois humide. Enfin le ruisseau verse son jus au corps qui l’accueille et s’épanouit d’aise, laissant derrière lui une longue finale persistante, riche de zan, marquée d’épices et de tannins fins et frais.

Dans la nuit profonde,

Reviennent à la finale,

Les images fraîches et vivaces,

Des temps toujours vivants …

Une cartouche de sel, jamais,

N’abolira,

Les souvenirs …

EBLEMOSSÉETICONE.