Littinéraires viniques » ACHILLE

ACHILLE SOUS LES FOUDRES DE L’ARCHANGE MICKAËL …

Klimt. Women Friends.

 

Tous les vendredis matin c’était branle-bas de combat.

Pour les barjos, les déglingués et les dépressifs qui ne branlaient rien de la semaine hors leurs trois séances de boustifaille par jour, c’était fête. Pour Achille qui aimait à courir au vent tous les matins, c’était galère. Depuis que le Patron de l’institut lui avait donné feu vert il ne s’en privait pas. Et souriait insolemment aux poules blanches. Tous les jours, par pluie, neige ou soleil, il s’en allait galoper par les sentiers herbeux du parc histoire d’emmerder l’araignée qui lui bouffait plus la tête que les semelles de ses pompes de course. Il n’aimait rien tant que sentir son corps expulser les molécules d’anxiolytiques, d’antidépresseurs et autres miasmes à ne plus pouvoir ressentir en rond dont on le gavait chaque jour. Il avait beau en cracher moitié dans les chiottes,, il en avalait suffisamment pour nager dans le coton toute la journée. Alors il luttait à sa façon, instinctivement, histoire de profiter un peu de ses souffrances.

Et puis il y avait Octave ! Plus Achille tournait entre les troncs tordus du Parc, souffle court et cœur en joie, plus l’écureuil s’habituait à lui. Achille l’apercevait au loin, le cul assis sur ses rondins et son poil roux comme une tâche de vie sur le paysage monochrome d’hiver. Sa queue en panache, largement étalée, drue et touffue, balançait au dessus de sa petite gueule pointue comme une chapka naturelle. Ses yeux de jais ne le quittaient pas tandis qu’il approchait ; il ne bougeait même plus, il croquait un gland mûr qu’il déchiquetait à petits coups de dents aiguës en regardant passer cet étrange bipède aux naseaux fumants. Les jours passaient et la bestiole s’enhardissait, continuant à disparaître au passage d’Achille pour réapparaître épisodiquement à d’autres endroits du parc. Comme s’il connaissait par cœur le circuit. L’animal était d’une étonnante vivacité, il se matérialisait d’un coup comme ça, instantanément et disparaissait aussi vite. Chaque jour Achille lui criait «Lâche donc ce gland et bouffe plutôt cette salope d’araignée qui me ronge la cervelle !». Un matin, l’écureuil ne se montra pas. Achille eut beau tourner et revenir encore, puis encore, pas d’Octave. Épuisé, car il avait couru trois fois plus qu’à l’habitude, Achille à bout de souffle fit quand même un dernier tour de parc. Toujours pas d’Octave assis sur son tas de bûches habituel ; Achille avait beau hurler en silence, il ne semblait pas décidé à pousser le bout de son museau entre les branches. «Allez Octave, dis moi bonjour, fais pas le con, amène toi petit gars j’ai besoin de toi !» criait Achille du bout saignant de son cœur abandonné, quand il l’aperçut au milieu du chemin, les deux pattes croisées sur son ventre duveteux, comme s’il daignait. Achille crut même le voir, content de sa farce, ricaner sous sa moustache. Octave ne cilla même pas quand il le frôla puis Achille le retrouva devant lui, qui le précédait, filant sans effort apparent plusieurs secondes interminables jusqu’à ce qu’il place une accélération foudroyante et s’évanouisse dans les feuilles mortes. L’araignée sous son crâne ne moufta pas.

Adoncques c’était un Vendredi d’octobre 1988.

Et Achille était en retard à la réunion. Les pensionnaires affalés sur les fauteuils et les divans, comme des graisses molles et pâles tranchaient sur les tons marronnasses du Bocal. Au centre de la pièce Marie-Madeleine en majesté vêtue de laines vertes qui se pâmaient sur les renflements appétissants de son corps désirable trônait dans ses bas écarlates. Ses cheveux rubigineux tressés autour de sa tête la couronnaient et dégageaient la ligne pure de son cou dont la peau de lait satinée en hypnotisait plus d’un. Il rêvait de butiner au hasard entre ses émouvantes éphélides. Dans ses rêves nocturnes souvent, comme un chaton gourmand il lapait à petits coups de langue assoiffés cette peau de crème onctueuse et sucrée. Elle avait les genoux serrés et les mains posés sur ses cuisses comme l’enfant sage qu’elle n’était plus. Tout le monde somnolait plus ou moins, selon les poisons administrés, seul Achille la regardait béatement. Enfin non, pour dire vrai Olivier se malaxait la braguette convulsivement en faisant d’infâmes bruits de bouche dont personne ne se souciait. Les blouses blanches assises sur leurs culs généreux s’étaient stratégiquement installées au quatre coins de la pièce ronde histoire de contrôler les débats. Achille pensa aux tableaux de Giorgio de Chirico et se mit à rire. Ça ronronnait gentiment, les infirmières souriaient aux doléances, la bouffe était trop, la bouffe était pas assez, l’eau était trop chaude, trop tiède. Bref ça roulait tout cool mou.

C’est alors qu’Olivier s’est levé en hurlant.

Les yeux exorbités levés au plafond, il menaçait du doigt les forces obscures qui, bavait-il, menaçaient de nous infester. Il tournait sur lui-même et criait des mots rugueux dans une langue inconnue. Ses grandes serres, ongles et doigts crochus tâchés de nicotine jusqu’à la paume, volaient, s’ouvraient en menaçant puis se fermaient, apeurées. Ses longues ailes maigres battaient en tous sens.

Il n’avait pas trente ans et passait le plus noir de ses journées à fumer dans le bocal, ses grands yeux noisettes traversaient les êtres sans les voir, il conversait avec des aliens menaçants venus des mondes invisibles qu’il était seul à connaître. Olivier ne bougeait presque jamais et ne sortait du pavillon qu’à l’heure des repas entre deux infirmières vigilantes. Sous ses cheveux de broussaille bouclée ses gros yeux affolés bougeaient et surveillaient alentour. Ses épaules étroites, repliées sur des bras de sauterelle, surmontaient une énorme barrique tendue sous un tee-shirt toujours humide qui laissait à découvert un gros nombril poilu. D’une main il portait à sa bouche aux commissures croûtées de goudron sa cigarette, brûlante tant il pompait dur ; de l’autre, de ses ongles longs farcis de crasse noire, il se grattait la tête au sang pour croquer les croûtes qu’il détachait à petits coups de griffes expertes. Olivier était franchement repoussant, il sentait la bauge, les excréments secs et l’urine chaude. Rien n’y faisait, ni les douches, ni les habits propres, ni les fourmis nettoyeuses en blouses bleues qui récuraient sa tanière tous les deux jours pour sortir en cachette à l’heure du repas de grandes poubelles de linge sale et de déjections diverses. Souvent il fallait changer son matelas et désinfecter sa chambre.

Or donc bis, Olivier, au milieu de la troupe pétrifiée, éructait et crachait sa haine, le visage révulsé et la lippe sauvage. Les quatorze autres détraqués hurlaient de peur, les infirmières sidérées n’osaient bouger, Marie Madeleine réfugiée contre un mur susurrait des mots d’apaisement qu’il n’entendait pas. Derrière la baie qui couvrait la moité de la pièce le soleil brillait entre les nuages. Achille lui faisait face, à demi aveuglé par la lumière blanche de ce soleil d’hiver et les rayons stroboscopés séquençaient ce spectacle en noir et blanc. Olivier avec qui il entretenait de longues conversations à sens unique ne l’effrayait pas. Il lui semblait même parfois comprendre le sens caché de son langage étrange et les paquets de consonnes gutturales, qui succédaient sans raison apparente aux flots serrés de voyelles sucrées, lui parlaient de haine, de tristesse et d’amour. Olivier, comme l’Archange Mickaël jadis, voulait seulement les protéger des foudres du dragon. Alors Élisabeth s’est levée, sans crainte elle a traversé le vide qui s’était creusé autour du tonitruant, l’a entouré de ses bras qui ne lui arrivaient qu’à la taille et a murmuré ces mots qui ont pourtant couvert le tumulte, «Olivier mon chéri, t’as pas une cigarette ?». Olivier a baissé la tête, égaré comme s’il revenait d’ailleurs, calmé d’un coup, puis s’est mis a chantonner doucement avant de se rasseoir. Élisabeth s’est pelotonnée contre son gros bide.

Quelques anges à moitié déplumés ont traversé la pièce

Et la réunion a fait un bide.

Les blouses blanches ont battu en retraite,

Encadrant Marie Madeleine.

Élisabeth a ramassé les clopes

Que tous lui ont tendus.

Dans la nuit épaisse les notes lourdes qu’égrène le clocher proche ont tiré Achille l’écarquillé de sa torpeur. Il remonte à grand peine du passé et le regard épouvanté d’Olivier lui brouille encore le fond de l’œil. Alors il s’accroche au lac rouge moiré de rose et d’orangé du vin du Domaine Rapet père et fils, ce Corton-Pougets 1999 qui brille doucement sous la lampe. Un vin à rompre les sortilèges espère t-il, qui lui rendra son présent et gommera un temps les vieilles terreurs. Putain de vie, putain de terreur, putain d’araignée !!! Et la pivoine rouge qui lui offre ses fragrances délicates au premier nez l’emmène aussitôt au temps des courses folles de l’enfance dans les jardins fleuris de tous ses printemps disparus. Sur les arbres au soleil il lui semble cueillir les cerises mûres de juin, dans les souks surchauffés, sous le soleil ardent du Maghreb perdu, les grands sacs d’épices douces embaument. Puis vient l’automne humide des champignons naissants, le temps de l’humus gras des sous bois trempés, le souvenir du cuir frais des selles ouvragées que portaient les pur-sang au temps des fantasia, quand la poussière volait sous leurs sabots cirés. Enfin les notes sèches des bâtons de réglisse en bottes alignées sur l’étal des marchands surgissent de sa mémoire que le vin libère. La caresse du jus, douce comme la main d’une femme, inonde sa bouche de cerises mûres croquantes, d’épices fondues, la matière riche enfle, roule et tournoie longuement, s’allonge sans faillir, pour déposer sur ses papilles turgescentes le fin tapis de ses tannins fondus. Il rouvre les yeux quand le vin longuement s’étale, bien après la bascule, plus frais qu’un jus de l’année et la réglisse persiste et le sel léger qui lui poudre les lèvres lui rappelle les neiges sur la colline de Corton certains hivers…

Silencieux,

Achille joue avec le noyau de cerise

Qui ne le quitte pas

Et lui laisse bouche propre.

ECOMMOBLÉETICONE.

ACHILLE, ONDINE ET LE MANDARIN …

Biousphère. Ondine ?

 

Achille poireaute …

Depuis son entrée à l’hôpital psychiatrique une semaine à peine a passé. Très vite il a dû apprendre à faire antichambre. Au pavillon « C », déjà deux fois il a attendu longuement que Marie Madeleine, la bombe de Dublin – deux fois déjà il a rêvé, au profond de ses nuits glauques de lui allumer la mèche – veuille bien le recevoir. Il a vite compris que l’attente est signe discret de pouvoir en ce lieu ouaté où rien n’est dit jamais vraiment, où tout se suggère du bout des lèvres souriantes de ces dames (salopes de poufiasses!) aux blouses blanches. «Allez Monsieur Achille, avalez donc ces saloperies qui vont vous guérir. Faites nous donc confiance, vous verrez comme vous vous sentirez mieux, gnangnangnan ….». Alors Achille fait son docile, il avale la poignée de pilules, en garde la moitié au passage qu’il planque entre dents du fond et gencive, ouvre la bouche en grand pour que la mégère lui ausculte la gueule, voir si par mégarde ! Le cerbère satisfait sourit et lui tapote le bras. La conne ! Aussitôt fait il recrache le paquet de cachets gluants, plus amers encore que ses angoisses, vite fait dans les chiottes. Et enfourne un cachou. Putain ! Celle-là c’est la pire, une petite falote à lunettes noires carrées, avec sa bouche de crabe peinte en rouge sang, son chignon maigre, ses seins de cafard et son cul concave. Achille n’a jamais aimé les culs plats, ces culs sans appétit, ces culs de malheur. Et cette Arlette là – c’est son prénom – il ne supporte pas qu’elle le touche de ses doigts osseux. Les autres sont moins pires, suffisamment ternes pour qu’ils les confondent, elles font leur job, sourient même parfois à ses blagues à tiroirs, à double sens, voire plus, toujours grinçantes. Il y en même une qui rit franchement, avec sa bouche et ses yeux, qui se gondole et lui pose la main sur le bras, une main douce à la peau nette, aux ongles roses joliment faits. Il l’aime bien celle-là. Faut dire qu’en plus elle s’appelle Ondine, c’est beau non ? Elle l’a vu un soir cracher ses cachets dans son mouchoir, ça faisait une tache rouge et bleue sur le blanc du kleenex et sur le coin de sa bouche aussi. Ondine a laissé glisser un voile sur ses yeux et a tourné la tête sans rien dire. Depuis elle le regarde d’un petit air triste, sauf quand il la fait rire aux éclats de sa voix sourde, l’oeil terne mais la verve intacte. La verge aussi d’ailleurs, mais bon … Par moment. Quand l’araignée sommeille. Il est prêt à tout pour illuminer les yeux d’Ondine et chasser la brume lourde qu’elle pose sur lui. On dirait qu’elle partage. Parfois quand l’atmosphère est au calme, l’après midi – tout les loufdingues, abrutis par la came, roupillent dans les piaules – elle s’assied face à lui juste avant le goûter – parce que là-bas ça bouffe beaucoup, ça compense en s’empiffrant à ras-la-gueule – et ils causent doucement. Ondine parle peu, il lui récite des poèmes, elle ne le brusque pas, le laisse venir des heures durant. Coup de bol (à moins que … ?) quand on lui a affecté un référent c’est Ondine qui a été nommée (ou qui l’a choisi, enfin il l’espère). Il lui lui décrit ses émotions, ses absences, son chagrin, sa colère – la bleue comme il la nomme – le plaisir qu’il prend dans le parc quand il court. Il lui parle d’Octave aussi qui le regarde arriver au bout de la ligne droite. Et plein d’autres histoires, courtes ou longues, à épisodes parfois, comme les feuilletons dans les vieux journaux, qu’il invente sans effort. Ondine semble boire ses paroles, la tête entre les mains, les coudes posés sur la table, le regard au loin par delà les murs. Ça peut durer un quart d’heure, parfois une heure, voire plus, quand y’en a pas un qui se met à grouiner comme un pourceau derrière une porte, d’un coup comme ça, fait chier ! Alors Ondine atterrit, ou amerrit c’est selon, fait sa moue genre «zut, suis désolée Monsieur Achille, on continuera demain …», se lève elle et court la trotte-menu voir ce qu’il se passe là-bas derrière cette porte qui vibre sous les coups. Sous le front plissé d’Achille, l’araignée reprend son ariette aigrelette. Le blues retombe sur ses épaules comme un linge mouillé glacé.

Or donc Achille fait le pied de grue …

Devant le bureau du Ponte. Il n’est plus là. Ses yeux voilés regardent à l’intérieur, il est à la chasse à l’araignée. A chercher à lui clouer les mâchoires, à la faire taire cette salope de garce qui lui file entre les neurones et lui griffe le coeur à saigner noir. Elle ne marmotte plus sa cavatine au beurre rance plus amère que le goût des médocs. Non elle geint comme un enfant qui souffre dans le noir de sa chambre, à sanglots courts et aigus. Achille a beau se crisper, grimaçant à se péter les veines, retenir son souffle à étouffer, serrer tous les muscles de son corps, même ceux qu’il ne connaît pas, jusqu’aux crampes qui le gagnent, rien n’y fait, la putasse chouine continûment, insensible à ses efforts terribles.

La porte matelassée de cuir noir, s’ouvre, Daniel Mesguich – enfin son sosie jeune aux cheveux noirs calamistrés – le regarde un instant derrière ses binocles rondes d’intello parigot et lui propose à voix très douce d’entrer. Marrant les voix dans les H.P, ils doivent se la limer tous les soirs.

Achille s’assied dans un fauteuil profond à s’endormir. Derrière son Roentgen de vieux bois garni de cuir patiné finement doré, le Mandarin, appuyé au dossier de sa Bergère style « transition» recouverte de cuir aussi fauve qu’épais, impressionne Achille. Un instant. Puis le Manitou se présente, Médecin-Psychiatre-chef de l’H.P. Puis silence, mais sourire mesuré, visage détendu avec cette étincelle particulière dans l’oeil qui invite à répondre et que souligne un léger hochement de tête. Achille prend son air d’abruti, mâchoire à peine décrochée, lèvre inférieure lourde, lui sort son regard spécial celui qui lui donne l’air d’un doux crétin mais pas dangereux, un regard étudié, travaillé au quotidien. Le silence s’allonge, l’atmosphère du bureau a quelque chose de chaud et rassurant, Achille s’enfonce dans le fauteuil et passe en phase II. La tête penchée vers l’avant, il affiche son regard «Orange mécanique», sa tête de psychopathe à sang froid bien décidé à défendre son droit à courir auquel il tient tant. Sa Sommité sourit de plus en plus, à presque rire en silence et lui dit à voix presque inaudible «Vous le faites bien … mais détendez vous et dites moi …». Alors Achille sourit à son tour. Un grand, un beau rictus de crotale, venimeux, menaçant, canines découvertes et front très bas. Napoléon ne semble pas s’inquiéter, il compulse le dossier ouvert devant lui, relève les yeux, regard perdu et lui dit sans le voir «Ce n’est pas le film de Kubrick que je préfère, et vous non plus je présume». Achille ne bronche pas mais renonce à lui balancer «Vol au dessus d’un nid de coucou» histoire de voir. Mais non ce con les a tous vus, tu parles ! Garde un instant baissée, il dit vouloir et pouvoir courir tous les matins, il en ressent le besoin, c’est vital, irrépressible. Et tant qu’à faire il veut être autorisé à suivre les cours de sport du matin. Aussi ! Stalénine ne répond pas d’emblée à ses demandes, il l’interroge sur les raisons de sa présence à l’hôpital. Achille, bouche pâteuse et verbe hésitant se concentre longuement pour répondre insolemment «Pas trouvé de chambre dispo dans les hôtels de Saint Trop’, ici c’est un second choix, le climat des Yvelines, vous comprenez !». Mais Fidel ne bronche pas et retourne au silence. Sans prévenir, l’araignée mord Achille à la nuque et distille dans son cerveau ramolli son jus d’angoisse. Une vague se met à rouler au fond de ses tripes en spasmes douloureux puis le déborde pour lui inonder les yeux. Un flot salé et silencieux qu’il ne peut empêcher le submerge, le libère, l’araignée se rétracte et le griffe un instant, couine salement comme un furoncle percé puis se tait. Honteux Achille se mouche, paupières closes et tête baissée, renifle, bredouille enfin «Laissez moi courir …». Hugo ne sourit plus, il a le front plissé, ses paupières clignent en rafales, sa bouche s’ouvre et se referme comme si l’air lui manquait. «Bien» dit-il, «bien, bien … soit». Achille bafouille un «merci» glaireux entre deux sanglots de bébé rassuré. La mer s’est calmée, il se sent vidé, presque un peu délivré. Un quart d’heure passe, ou une heure, il ne sait pas. Au fond de lui il ne voit plus qu’un point noir, un oeil de cyclope minuscule qui palpite sur les cristaux brillants que la mer enfuie à laissés.

Et le bruit apaisant d’un ressac régulier.

Achille le flapi, dans la nuit de goudron, s’est affaissé dans son fauteuil comme une vieille chouette empaillée. Les souvenirs l’ont dévaginé, l’air ambiant lui est plus insupportable qu’une soie tissée d’inox tranchant et de dents de requin. Il frissonne à houle continue. L’oeil doré de «Mont de Milieu» s’étale largement dans le cristal du beau verre à long pied que la lumière brûlante de la lampe inonde. Aux taches vert bronze mouvantes et aux reflets cramoisis des murs tapissés de rouge qui dansent dans les replis de la robe éblouissante, du coin de l’oeil le dépiauté s’accroche. Quelques éclairs fauves, moirés et capricieux, chatoient à la périphérie du disque cristallin. Comme jadis Achille attend que le passé reprenne sa douleur, qu’elle retourne au néant des souffrances vaincues. Au gnomon, aveugle la nuit, le temps s’arrête longuement, le soleil ne brille plus, les aiguilles sont figées, le vol est suspendu. Rien ne bouge ni ne bruisse, les respirations rauques des tortures enfouies ne peuvent lui parvenir, les cornages putrides des homoncules dormants non plus.

Alors Achille reprend forme et revient.

A ce vin frais habillé de buée. Pur or immobile qu’il lève précautionneusement. Le Chablis 2000 du Domaine Billaud-Simon le regarde et l’attend. Il s’est épanoui à l’air et explose aux cellules olfactives du célébrant. La citronnelle traverse la mangue, la pêche et le pamplemousse puis cède aux épices délicates. Quelques notes fines de miel, de tisane et de foin sec ferment la ronde. A l’avalée, une purée juste grasse de fruits jaunes et juteux inonde son palais conquis. Le jus sec lui semble moelleux tant la chair est riche puis le pomelo revient, retend le vin qu’une fraîcheur mûre allonge plus encore. Achille avale à regret, le coeur en paix et le kiméridgien imprime sa marque minérale et désaltérante. Sa bouche est en adoration.

A n’en plus finir.

Dans le verre vide

Une goutte grasse roule

Comme un dernier pleur oublié …

 


EFRAMOCATISÉECONE.

ACHILLE ET MARIE MADELEINE …

Le Titien. Marie Madeleine repentante.

 

L’après midi de sa première évasion …

Achille fut mis sous perfusion. L’équipe soignante avait décidé de le calmer. Docilement il s’était laissé faire. Allongé sur son lit, les yeux au blanc du plafond de sa chambre, il regardait filer les nimbus dodus qui traversaient la pièce. Il avait beau s’exténuer il n’arrivait pas à modifier leurs contours. Tous étaient petits, replets, identiques. Il aurait aimé voir courir des nuées effilochées, des cumulus crémeux gonflés de pluies lustrales, des stratus évanescents, un ciel varié qui l’aurait distrait. Mais les gouttelettes incolores qui descendaient régulièrement de la poche de plastique mou se diluaient régulièrement dans la grosse veine bleue qui battait sous la peau de son bras droit. Le niveau du liquide censé l’apaiser ne baissait que trop lentement, il se crut cloué là, ad vitam … Sous l’os de son crâne têtu il sentait bien que l’indifférence au monde le gagnait mais par un effort désespéré du peu de lucidité qui lui restait malgré la camisole chimique, sa colère, bien qu’anesthésiée grondait toujours. Il s’y accrochait de toutes ses forces. Sous le masque paisible de son visage inexpressif l’araignée balbutiait encore.

Deux jours d’immobilité forcée, deux jours entiers à regarder couler le poison qui lui brouille la tête insidieusement. Le troisième jour, de bon matin Achille repart, passe la porte et s’élance dans le parc sur les chemins enivrants en galopant comme un malade ! Sous ses pieds, les feuilles mortes aux couleurs exhaussées par la pluie, déroulent un tapis de couleurs saturées. Une palette automnale qui va du vert bronze au pur cacao, en passant par le rouge foncé des feuilles d’érables et le jaune d’or des sequins de Ginkgos à demi dépouillés. Achille veut débarrasser son corps saturé de ces molécules délétères. Au bout d’une heure, malgré la fatigue il accélère et ses poumons chantent. Le sang pulse dans ses veines, irrigue ses muscles qu’il assouplit. Sa foulée s’allonge, ses angoisses se dissipent, dans ses jambes les énergies terriennes montent et le nourrissent. Dans sa tête, l’araignée submergée par les endorphines se recroqueville et se tait. Mais elle n’a pas dit son dernier mot, elle sait bien que les blouses blanches sont ses alliées, elles attendent le retour du fou qui peine à retrouver ses sens.

Au dessus de lui les arbres se rejoignent et lui font haie d’horreur. Entre leurs branches noires menaçantes, le soleil pâle de l’hiver naissant le fouette de ses rayons tièdes. La tête lui tourne un peu. L’effet stroboscopique, comme un mantra de lumières changeantes l’anesthésie et l’aide à dépasser la douleur. Avoir mal pour submerger la souffrance. Les dards aigus des flaves aveuglantes lui brûlent la rétine et lui serrent le cœur à éclater. Dans ses artères le sang pulse violemment, sous son crâne les tambours du Bronx s’affolent, sur sa peau la sueur coule à rus continus, roule dans son dos, dessine sur son vêtement des formes improbables. Il fume comme une usine qui rejette au ciel ses polluants. Sous ses pieds Achille sent le sol spongieux qui le relance, il lui semble presque voler. Après une série de lacets sinueux entre les futaies il aborde une longue ligne droite bordée de grands arbres à demi dénudés et retrouve le ciel à l’azur peigné de reflets orangés. Au loin, sur un tas de bûches alignées au pied d’un gros chêne, un écureuil le regarde foncer sur lui. Un gros rouquin au pelage d’hiver, à la queue épaisse qui se relève en panache et tremble au-dessus de sa tête comme une perruque de carnaval. Achille se rapproche à foulées maintenant saccadées, l’animal ne bouge pas, pétrifié. Ses petits yeux en boutons de bottines vernies le suivent. Au juste moment où Achille arrive à sa hauteur, le petit animal disparaît d’un coup comme s’il n’avait jamais été là. Au passage de l’arbre, il l’aperçoit, pattes écartées, croché au tronc de l’arbre. Le bout de son museau dépasse à peine et son oeil brillant le fixe toujours. Sans trop savoir pourquoi, Achille le surnomme Octave.

Au retour l’escadron blanc l’entoure et piaille en faisant son gentil pas content. Achille le traverse sans un mot et file vers sa chambre, l’air méchant, en ressort à poil, fait face toutes affaires ballantes puis file porte d’en face dans la salle des douches. Dans le couloir ça jacasse, c’est aigu, blessant, ça lui arrache la peau. Il se retourne, hurle «MERDE !!!!» et s’assied sous l’eau bouillante. Longtemps. Le bruit de l’onde l’apaise, l’isole du monde. La tête posée sur ses genoux que ses bras enserrent, il fait la boule des origines sous le flot qui le rassure.

Le lendemain la marchande de pilules, l’irlandaise à la chevelure flamboyante, lui explique à nouveau et longuement les bienfaits du repos conjugué au traitement chimique. Achille se tait, perdu dans la contemplation de ses jambes galbées, vraiment belles, gaînées de bas verts qui remontent loin sous une jupette rousse du meilleur effet. Il a le regard tellement fixe qu’elle finit par comprendre, remue sur sa chaise, croise et recroise les jambes, tire sur sa jupe, retire et se tortille, mal à l’aise, gênée. Mais Achille lui, la croit flattée alors il relève la tête, lui envoie un regard torve, lui fait sa bouche molle de dingue et en profite pour se régaler de cette belle paire d’avant-coeurs conquérants que soulève la respiration de la grivelée, trop rapide pour être normale. La soie verte, un peu sauvage (?) qui emmaillote les deux superbes supposées poires oblongues, sous la pression se tend et baille un peu. Perdu dans la contemplation de cette créature à dorer à la broche, voire à griller au bûcher, Achille s’est retiré quelque part du côté du XVIème siècle Italien et voyage dans les allées du Louvre, l’oeil résolument accommodé sur les taches de sons qui décorent le minuscule carré de peau, laiteuse à souhait qu’il aperçoit au dessus du bouton de nacre prêt céder dans un charmant petit bruit de fil brisé. La Marie Madeleine repentante du Titien continue son babillage au charmant accent qu’il n’écoute pas. Lorsqu’il revient de son voyage émouvant, il l’entend lui demander son avis. Plus coi qu’un couard, Achille tire les rideaux et affiche le regard vitreux d’une huître de mer trop longtemps exposée au soleil. La doctoresse (quel vilain mot pour une si belle personne !) décontenancée par ce regard de noyé, bafouille un peu son prêche et finit par se réfugier derrière l’autorité du médecin-chef, elle lui annonce que rendez-vous est pris pour le lendemain. Achille, à l’abri de son regard absent, plus sourd qu’un ours polaire, continue de se la dévorer, de se l’imprimer profondément dans le bulbe pour s’en régaler la nuit venue.

A lui les délices nocturnes,

A lui la sérotonine à gogo …

Cette robe si pâle qu’elle en paraît blanche, Achille le rescapé s’y est perdu. Dans les ombres de la nuit qui l’entoure et les poisses visqueuses qui remontent du passé il se recroqueville, affalé sur son siège et s’accroche au cuir vert de son bureau. Du fond du cristal que la lumière vive de la lampe pare de fantômes ondoyants flottent les ombres blanches à peine entraperçues des blouses du passé. Elles nagent dans l’onde claire et les bulles fines qui cherchent l’air de la surface pour éclater en notes subtiles les renvoient en enfer. Ce vin que l’on dit de fête l’a replongé au temps de son double enfermement, dans l’espace clos de l’hôpital et dans celui plus subtil des affres de l’âme. Un champagne de Francis Boulard, un «Blanc de Blancs» pour l’occasion et «Vieilles Vignes» comme lui, vieux cep tordu égaré dans les vignes du seigneur en cette sinistre nuit du 31 Décembre 2012. Minuit a passé, le bruit factice des fausses embrassades – comme une troupe de rats ivres et bruyants – a traversé la ville. Voitures hurleuses, cris épars, chansons braillées, tronches congestionnées, sueurs glacées, choeurs dissonants étouffés par la nuit glacée qui tient à son silence. Qui reprend la maîtrise des espaces assoupis. Sa patience lourde a fini par assommer les corps qui tombent en fatras dans les villes immobiles. Les vapeurs malodorantes des gueuloirs à ras bord qui ronflent comme des outres gorgées cèdent enfin. Une fois encore le temps a vaincu.

Achille a frissonné …

Il se régale à plein nez des parfums purs du chardonnay brut nature qui chante le temps des fleurs, les fragrances fraîches des pêches blanches mûres et les volutes à peine beurrées des brioches chaudes le matin au réveil. Le vin lui est complice du temps qui le magnifie. Il n’est pas comme les hommes qui le haïssent. Dans la bouche attentive d’Achille le vin sourit (oui le champagne, enfin le bon, est un vin souriant), sa matière ronde, son gras léger, ses bulles fines le chatouillent, l’éveillent à l’harmonie du silence retrouvé. Au dehors la nuit continue à purifier l’air et la terre, tandis qu’au palais d’Achille le vin a laissé place propre au sel fin des terres qui l’ont porté. Pour un temps le champagne a lavé sa mémoire, ses bulles qui pétillent encore ont apaisé les phlyctènes douloureuses du passé …

Demain, il faudra bien

Que le Mandarin des désespoirs l’entende.

 

EMENOBULTILÉECONE.

SOUS LE PLAFOND D’ACHILLE …

Odilon Redon. Araignée qui sourit.

 

Achille n’arrivait pas à démarrer …

Collé au siège de sa voiture, à la nuit tombante en cette fin d’automne, comme une sardine dans sa boite, figé, hébété, cloué, il avait beau mobiliser toutes ses ressources il ne savait plus. Une seule phrase lui tournait dans la tête, aussi stupide qu’obsédante, «araignée dans ta tête, araignée dans ta tête …». C’est ce «ta» qui l’inquiétait ; mais qui pouvait bien lui parler, alors qu’à l’habitude il pensait, comme tout le monde (?) sans utiliser de pronom personnel et surtout moins encore à la deuxième personne ? L’étrange chant ne cessait pas, comme une incantation douce qui lentement l’immobilisait sur ce parking. Puis vinrent les suées, fortes, inondantes, qui viraient à la glace tant il faisait froid. La pluie ruisselait sur son pare-brise et brouillait le paysage monochrome. Le monde lui aussi suait. Il lui fallut bien trente minutes pour se calmer un peu et trouver le courage de lancer le moteur. Les deux kilomètres qui le séparaient de chez lui n’en finissaient pas, il se gara trois fois, le pouls à la folie. Quand il ouvrit la porte de ses pénates c’était comme s’il revenait au monde. Un peu. Les jours suivants il tenta, maladroit et fragile, de faire illusion et travailla en pilotage automatique. Quelques regards étonnés qu’il croisa, vite détournés, lui dirent que son malaise transparaissait quand même. Les matins d’après il eut de plus en plus de mal à s’extirper de son lit collant. C’était comme s’il avait fondu, comme s’il n’arrivait pas à se rassembler. Ses nuits étaient si blanches qu’il y voyait comme en plein jour. L’araignée souriait, fidèle, et gringottait sa comptine sans jamais faiblir. Par instants la petite bougie de sa conscience vacillait, il lui semblait fondre et couler dans les draps, la ritournelle tournaillait dans sa tête ouatée, c’était comme si son corps se vidait, comme si le sourire de l’araignée l’aspirait et lui suçait lentement les chairs Pour ne laisser, exsangue, qu’un sac de peau flasque et fripée sur le lit.

Une boule d’angoisse sous un drap.

Un sale matin il ne décolla pas. Immobile, les ailes visqueuses et la viande ramollie, il fut incapable de se lever, il ne pouvait plus que sanglouiller en silence. L’entourage s’effraya, il y fut totalement insensible et se recroquevilla sur l’angoisse magmatique qui le tenaillait sans jamais faiblir. Par moment il exhalait et grelottait. Il resta prostré chez lui plus d’une semaine, volets clos et lumière éteinte. A essayer de pondre deux idées à la suite. A chercher à se désengluer. Mais plus il luttait plus l’angoisse le gagnait. Elle s’était installée, elle avait pris le contrôle de son être, elle s’était épandue jusque dans ses cellules, comme le lisier sur la plaine. L’araignée marionnettiste avait enroulé son pantin dans sa toile, elle pouvait en faire ce qu’elle voulait.

Un ami médecin posa un diagnostic sur son trouble : «Dépression sévère» ! Rédigea une ordonnance longue comme une vie en lambeaux. Achille eut l’intuition, comme ça, un coup de tonnerre entre deux susurrements de l’arachnide, qu’il lui fallait s’éloigner, partir vite, ne pas se laisser digérer et s’occuper sérieusement de cette foutue prédatrice. Une semaine plus tard il taillait la route, contournait Paris, dans une semi somnolence humide qui lui gelait le front et les reins. Il ne respirait plus qu’à petites bouffées courtes.

A l’hôpital, il entra, indifférent, confus et rassuré à la fois …

Ses proches l’y laissèrent. A regrets larmoyants pour eux. Mais à son plus grand soulagement. L’araignée, néanmoins, continuait son lent travail, chuchotait sans répit : « araignée dans ta tête, miammiam …. ». Oui depuis peu elle avait ajouté ce « miam » dégoûtant à son cantilène et ce chuintement grasseyant l’écœurait et le paralysait au fur et à mesure que le temps passait. Littéralement, sous sa peau, il se liquéfiait. Seuls ses os le tenaient encore.

Une infirmière, plutôt matrone, l’accompagna jusqu’à sa chambre. Une cellule blanche sobrement meublée. Spartiate. Un lit étroit, un coin toilette, une armoire, une table et deux chaises. Ni petite, ni grande. Elle avait la bonne taille, celle qui rassure sans étouffer. La blouse blanche eut le bon goût de parler peu et ne lui donna rien d’autre que des explications matérielles sur l’organisation des journées. Sans rechigner, le soir il avala ses premiers cachets. Neuf. Trois fois trois. Bleus, blancs et rouges. Achille ne sourit même pas et s’endormit comme un bébé. Vu du ciel le pavillon « C », ressemblait à une étoile à trois branches, trois couloirs qui donnaient sur les turnes. Au bout de chaque bras du poulpe, les douches. Le centre du pavillon rassemblait les salles communes. Une grande pièce à vivre où les malades prenaient ensemble le petit déjeuner ou se distrayaient – enfin ceux qui en avaient encore le goût -, et un local attenant séparé par une baie coulissante et vitrée, le fumoir. Un bocal puant, toujours embrumé, garni de trois divans et de fauteuils assortis. Couleur chocolat, adossés aux murs, gris de nicotine, sous un plafond marronnasse. Dix huit chambres au total au fond desquelles se terraient dix huit cloportes plus ou moins en détresse. Dont Achille meurtri.

Le troisième jour il rencontra la psychiatre du pavillon. Une Irlandaise ronde aux pulpes harmonieusement distribuées, rousse à la peau laiteuse et grivelée, dont le léger accent charmant le berça. Engourdi par la chimie qu’il avalait, docile et silencieux, il avait la comprenoire en sourdine et des réflexes de paresseux. Il se perdit dans ses yeux verts comme les algues en prairie des mers Philippines. Il lui semblait plonger dans les eaux claires, il se laissa charmer par sa voix de sirène. Béat, il dit amen à tout, d’un hochement de tête léger. Satisfaite, elle souriait. Et lui aussi.

Niaisement, la mâchoire légèrement pendante.

Au bout d’une semaine à bouffer du « bleu-blanc-rouge », un matin qu’il se réveillait engourdi, cheveux d’oursin, bouche pâteuse et conscience alanguie, l’envie de courir le prit violemment. Le copieux petit déjeuner avalé, il enfila en trébuchant un jogging (en hôpital psy le jogging fait office d’uniforme !) et se dirigea vers la sortie. Il courut une heure par sentiers et chemins feuillus dans les allées du parc fermé de l’hôpital. Il se brûla les poumons, se gorgea le corps d’air frais et d’acide lactique, il fila comme si il avait le diable aux trousses, secouant l’araignée qui se cramponnait à sa toile. Elle continuait à chantonner tant bien que mal, les griffes serrées sur ses neurones à demi asphyxiées. Mais elle hoquetait sous le vent et sa complainte envoûtante avait un peu perdu de sa scansion.

A son retour une brochette de blouses blanches l’attendait !

De la réprobation dans le regard, sourcils froncés et mains crispées dans les poches. Mais comment ! «On» sort sans rien dire ! Pour courir en plus ! Pas question, il «lui» faut du repos. Du REPOS ! L’infirmière chef parlait et les poulettes autour de la poule mère hochaient la tête en cadence. Achille lui n’y comprenait rien, il reprenait son souffle.

Les médocs le tenaient encore bien.

Deux plombes du matin, l’heure du changement. D’heure. Deux fois l’an. Mais pas cette nuit. Une nuit noire de néant. D’hiver, de vent qui souffle, de giboulées sauvages qui font chanter les tuiles. A se blottir comme un hérisson dans son nid. Achille le descabellé ne dort pas, il se souvient de cette parenthèse douloureuse et jubilatoire à la fois. Qu’être enfermé, parfois c’est travailler à sa liberté. Et qu’à descendre on ne peut que remonter. A débrouiller l’écheveau de sa vie on prépare son futur. Poil au fémur.

Sous le cône de lumière bilieuse Achille fait son narcisse dans le cristal qui diffracte les rayons de la lampe jusqu’au cœur du vin en flamme. Les reflets soulignent la brillance rubis du jus et caressent les franges roses qui le bordent. Son disque est calme comme un mont que rougit le soleil levant. Montcalmès, accouché en 2005 sur les Coteaux du Languedoc, le fixe de son unique œil paisible. De la panse bombée du verre immobile, des effluves – crème de cerises et prunes mûres – lui ravissent déjà l’appendice. Aux parfums fruités, que le temps passé dans l’espace confiné du sarcophage de verre n’a pas tués, se mêlent des fragrances suaves d’humus et de champignons crus. Et comble de promesse l’élixir lui caresse déjà les salivaires. Épices douces et poivre fin les exaltent.

Achille lève le coude et porte le fragile buvant aux lèvres. Le toucher de bouche frais et soyeux le ravit, ce baiser, aussi goûteux que délicat renvoie en enfer ses souvenirs douloureux. Une chair ronde se déploie au palais, enfle, comme une coulée de larmes de joie au coin de ses paupières, gonfle à n’en plus pouvoir puis libère un flot de fruits mûrs que la cerise couronne. Le vin s’étire, c’est une soie sauvage gorgée de chocolat chaud, de café fumant, d’épices et de poivre. Sans jamais faiblir. La fraîcheur s’installe comme la brise l’été, le jus dévale l’après luette pour lui réchauffer le cœur et l’esprit. De sa bouche le jus s’en est allé sans vraiment la quitter, il lui laisse au palais l’organsin de ses tannins fins et polis et le désir immédiat de s’y rouler à nouveau.

Achille reste pensif néanmoins,

Le sourire venimeux de l’araignée,

N’a pas fini de le tourmenter …

 

EDÉMOCÉTIRÉCOBRÉNE.

ACHILLE SIMPLE LOOSER …

Pierre Soulages. Etching II.

 

Cette année là Mère Térésa ouvre un hospice à Manhattan…

Et Reagan le libéral n’a pas rougi non plus quand le taux de pauvreté a passé les treize pour cent sous ses fenêtres. « Mother Peace » par ici, « Rainbow Warrior » par là. Cahin-caha le monde n’avance pas. Fin juillet Michel Audiard décède. Fin mars c’est Chagall. 1985, une année plus «Mistral» que «Gagnant». Et chez Dire Straits, c’est «Money for Nothing». Les naissances sont sans intérêt, pas un Bouddha, pas une grande âme pour remplacer le matos envolé; quelques fades futurs petits suceurs de fric sans plus, quelques dindes aussi, à brailler dans les bouges plus tard.

Pas de quoi enflammer l’étoupe humide d’un Achille à plutôt marée basse. Se traîne le presque quadra. Faut dire que les années Tapie la baudruche, pas de quoi avoir la trique. Enfin si mais Achille non. Fallait le voir le splendide Bernard, crinière mouvante, faire le show à la télé, s’agiter d’un bout à l’autre des plateaux, futur tronche de bulldog et les mômes encravatés, regards béats qui se voyaient déjà en haut du CAC 40 ! Voyage au bout de la médiocrité. Même Tonton s’entichait de la baudruche. Un malin, un recycleur ce Tonton !

Alors Achille, entre devoirs divers et copies navrantes, rêve …

Achille plisse les paupières sous le soleil aveuglant. Si puissant qu’il semble boule de mercure en fusion, si violent qu’il a mangé tout son jaune. En gros plan sur le bord de la fenêtre une poire Hottentote assise sur son cul à contre-jour. La lumière la transperce et la chair de cette Passe-crassane juteuse et dodue, opalescente et fragile, brille comme une soie sauvage. Au centre, la coque fragile qui enchâsse ses pépins bat comme un cœur d’oiseau. Il lui semble que ce fruit trop mûr est en train de mourir. Que sa pulpe va se liquéfier, inonder le châssis, puis sécher, durcir et se déliter pour disparaître. Achille voudrait la sauver, la monter au frais du grenier mais il ne peut bouger, ses membres raidis n’obéissent plus. Il crie, appelle à l’aide, insulte les hommes et le ciel. En vain. Tapie le melon, lui, aurait eu tôt fait de te la choper la poire ! Mais, blette il l’aurait vendue, au mieux croquée.

Les images, les émotions se succèdent en rafales …

Une énorme Granny Smith le regarde maintenant, juste au bout de son nez. Verte à la peau lisse, cirée, elle lui semble plus grosse que saturne, moins menaçante aussi, elle bouche complètement son champ de vision. Les petits points noirs qui parsèment cette planète céladon craquent l’un après l’autre ? S’en extirpent en se tortillant des asticots translucides dont les cœurs minuscules, veinés de rouge, battent comme des paupières inquiètes. Achille est fasciné par la mort qui semble sourdre de ce fruit si beau, si pur, de ce réceptacle vivant de sucre et d’énergie. Les esches connaissent le chemin, qui rampent sur son nez et s’enfoncent au profond de ses narines. Dans son crâne qui fait tambour, il les entend qui résonnent quand ils percent la morve puis l’os. Une peur à vomir l’étreint mais il ne peut s’enfuir. Du coin de son œil droit, il perçoit, déformé, le premier asticot qui émerge de l’angle de son œil gauche entre chair et cornée. Gluant de sang et de matière cervicale, il a grossi et chuinte en se dégageant. C’est le bruit, ce grasseyement dégoûtant qui le fait gerber, plus que le spectacle.

Une nuée de papillons jaunes jaillissent de sa gorge. La pomme disparaît, il s’envole avec eux. Et le voici si haut,au dessus des derniers nuages, à l’exact endroit où le ciel noircit. Non loin de lui, le vortex de Léon, immobile et resplendissant tourne sur lui même, qu’Achille aux sens trop grossiers est incapable de voir. La terre que l’on dit ronde est face à lui, si lente qu’il ne la voit pas tourner. Encore une illusion qui tombe se dit-il. Tout est calme, très bleu, des bancs de cirrus, nimbus ou cumulus, aux formes gourmandes, vaquent au dessus des eaux. Les terres sont vertes, de sienne, ocres, orangées ; parfois au couchant elles se teintent de roses plus ou moins décrépies. La beauté n’a pas le temps de gagner Achille que le paysage explose de tous côtés. Il lui semble voir les terres se fracturer ; des anacoluthes en nuées attaquent les troupeaux d’aposiopèses qui broutaient paisiblement. Les océans bouillonnent des convulsions désordonnées qui résultent de l’intense mêlée, au sein de laquelle, Achille peine à reconnaître, tant ils sont hystériques – eux d’ordinaire plutôt flegmatiques – les enthymimétismes agrippés comme des furieux aux solécismes à demi étouffés. C’est alors que des hordes d’anantapodotons sortent des forêts, plus épaisses que des pubis du XVIIIème pour se ruer comme des vampires assoiffés de sens sur quelques tmèses pacifiques occupées à deviser, fumer de gros cigares et boire de bons canons avec de charmantes anastrophes aux zeugmas dégoulinants. Achille n’en croit mais ! Le temps d’écarquiller très grand les yeux, que déjà, sur les terres comme sous les eaux gonflent de gigantesques volcans qui crachent leurs torrents de laves épaisses, verdâtres et si puantes que leurs miasmes montent jusqu’à lui. Léon en devient plus rouge qu’un timide épouvanté et se met à tourner comme une toupie folle et désordonnée.

Les laves s’épandent comme des diarrhées fétides, recouvrent les sols et remontent des eaux troublées. La terreur gagne les espaces éternels quand la terre se fendille, craque, implose et explose au même moment ! Les fragments fouettent l’univers jusqu’en ses confins. Orion trémule, Sirius bégaie. A trop se regarder la syntaxe les rhétoriciens ont précipité la fin du monde. Point besoin d’être Maya. Dans l’espace, plus lumineux qu’un Soulages sous la clarté des étoiles, Achille, effaré, qui a perdu sa maison, se voit condamné à errer dans l’interstellaire jusqu’à la fin des temps.

Au réveil, Achille le looser est en larmes

Et le jais liquide qui roule sur ses joues

Laisse les traces noires

D’un désarroi profond.

Cette nuit aussi, la nuit outrenoire d’Achille le désintégré brille comme un Soulages profond sous les flèches lumineuse de sa vieille lampe de bureau qu’encrassent les poussières des temps accumulés. Au dehors les vents soufflent et ne sont pas zéphyrs, non, ils rudoient arbres et tuiles, dessillent les lampadaires dont les lueurs vacillent sous les bourrasques. A regarder le coeur de ce vin qui brasillait comme un soleil mourant Achille a replongé au temps de ses interrogations vaines, dans le souvenir de ses vacuités culpabilisantes. A la remontée des anciennes ténèbres, il reste pétrifié un instant, les tempes battantes et la conscience affolée. Mais dans le verre à fine tige, dans la rondeur du cristal épanoui, le vin, de son regard sombre aux reflets grenat, qu’agite et adoucit la lumière ambre clair de la lampe, le fixe. «Phidias» il se nomme, le millésime 2010 ( 60% syrah et 40% grenache) l’a sculpté sur les Coteaux du Languedoc, au Clos Romain près de Cabrières. Nom de Zeus marmonne Achille, Rome et Athènes dans la même bouteille et vinifiés puis élevés en amphores de terre cuite de surcroît ! Un moderne qui sonne comme de l’antique.

Sous son nez qui se penche une pivoine rouge déploie sa corolle, puis des effluves douces mais puissantes et crémeuses, de fruits rouges que la mûre domine, que la garrigue, le ciste et le thym épicent agréablement. Quelque chose d’un peu sucré aussi le surprend. Yeux clos comme à son habitude, Achille, lèvres entrouvertes au buvant du verre se recueille, chasse les derniers nuages qui lui assombrissent l’âme puis accueille le vin comme il le ferait d’un oisillon fragile. Le jus ne l’agresse pas, bien au contraire, sa crème lui caresse la bouche du bout de sa légère sucrosité, histoire de l’amadouer sans doute, car très vite le vin enfle en bouche, affirme la puissance du sud qui l’a porté, sa matière suave se déploie en vagues fruitées que recouvrent la garrigue et le zan poivré. Caressé par les rondeurs des amphores, sa puissance, bien que tempérée, n’en reste pas moins patente. Puis la matière s’entrouvre, une flèche épicée, minérale aussi, le retend un peu et l’allège. Passé le détroit de la glotte, Achille sent la chaleur du vin l’inonder qui le délivre enfin de son spleen rebelle et lui réchauffe coeur et corps. Le vin marque longtemps sa bouche de ses tannins fins, réglissés, épicés, salés aussi. Schistes obligent …

 

EPUMOTRÉTIFIÉCOENE.


ACHILLE ENTRE CHAT ET LAPIN …

Guido Mocafito. Nature morte au lapin.

 

Mais la vie n’est pas bangka fuyant sur l’huile des eaux calmes.

Le plus souvent elle est barcasse fragile roulant sur les vagues écumeuses des jours, esquif désorienté, maltraité par les fureurs rugissantes de la mer à l’aigre. Achille l’a, croit-il, bien compris. Petit bouchon de champagne il flotte, roule, plonge et remonte ; malmené par les vagues gigantesques qui le rudoient il ne coule pas. Il sait bien désormais que rien ne lui sert de se vouloir dur comme vieux teck sec, sauf à sombrer.

Ce matin Novembre fait son Avril, le ciel est pur, d’un bleu intense, luminescent. Les arbres que l’hiver rampant dépouille peu à peu sentent leur vitalité décroître et jettent leurs derniers feux. Jetés au hasard des forêts, les touches d’incarnat vif, les flavescences étincelantes, les marcs fondus qui peignent les feuilles trilobées des érables illuminent le pelage fauve et havane brûlé des bois de leurs flamboyances brasillantes. Comme un vieux volcan prit d’une folle et dernière ardeur dont les spasmes mourants raviveraient les laves depuis longtemps figées. Novembre est un menteur et Achille le sait ! L’automne 1983 est ainsi, qui a vu le Sauternais exulter.

Tout au bout de la rue, en son plein milieu, un lapin immobile corps en travers et tête tournée vers lui, le regarde. Il est environ quatorze heures, un linge blanc, albâtre translucide, voile lentement l’azur du ciel ; l’atmosphère phosphorescente est au changement de temps, l’humidité imperceptiblement gagne. Achille à l’arrêt rit en silence, ce lapin aux oreilles trop courtes n’est qu’un chartreux inquiet d’être ainsi surpris. Quand la pluie arrive, se dit-il, les chats ressemblent à des lapins. Il frappe le sol d’un coup sec et le matou, d’un coup de rein gracieux, se glisse dans une haie touffue et disparaît à sa vue. Achille est triste, il aimerait être ce lapin capable de se transformer à volonté, pour traverser la rue de sa vie présente et réapparaître incognito et libéré, dans un ailleurs tout neuf .

Le vent forcit, arrachant aux eaux agitées des brouillards d’eau pulvérisée qu’il emporte en tourbillons salés aux ventres des nuages noirs gavés qui alourdissent le ciel. Le bouchon, qui fut de champagne, glisse sur les vagues gigantesques qu’il remonte à toute allure pour retomber toujours plus loin, les tripes saignantes et le cœur entre les dents. Brutalement le ciel s’ouvre comme une mer rouge et des trombes d’eau tombent en flèches tièdes. Achille planté au milieu de cette foutue rue déserte est instantanément trempé. Les nuages se referment aussitôt, la pluie cesse tout aussi brusquement. Bleu, tout bleu, de suite le ciel est à nouveau bleu. Se pourrait-il que le temps reparte en arrière, que le chat au milieu de la rue refasse son lapin puis que ça recommence, encore et encore ? La rage l’étouffe mais la vie s’en tape, un sentiment d’impuissance l’écrase au sol, il a beau se débattre rien n’y fait, la vie est plus forte que lui, il ne sortira pas de ses rails ! La liberté n’est qu’une invention de philosophe rêveur, Achille est pétrifié par l’évidence. Pas plus que les arbres il n’empêchera ses feuilles mortes de tomber qui repousseront ensuite, jusqu’à ce qu’il pourrisse sur pied, un jour, un soir, une nuit, va savoir ! Ou que la foudre le décapite un matin qu’il ne s’y attendra pas. La nécessité est plus forte que le hasard, Achille se sent pion dans l’ordre des choses qui le dépassent et lui échappent.

En ce jour du lapin-chat il ravale sa suffisance, son insolence de gommeux, son petit ego qui lui crevait les yeux se dégonfle sous la pluie froide et, nu sous ses vêtements mouillés, Achille tremble plus de rage que de froid. Un tourbillon de feuilles mortes qu’entraîne le vent qui s’est levé, l’entoure. Sur les trottoirs pas un arbre n’a bougé.

Depuis ce jour, il lance des pierres aux chats de rencontre mais n’a plus jamais tiré un lapin de passage.

La nuit qui suivit fut nuit de garenne, de courses échevelées dans un paysage d’après l’Apocalypse, fumant et minéral, derrière un lièvre fuyant qu’il ne rattrapait jamais. Il avait beau hurler «Lapin attends moi, je ne veux que te sauver des fous qui veulent te mettre dans leurs casseroles !», celui-ci détalait de plus belle et ses zigzags foudroyants le faisaient souvent choir comme chiffe molle. Il s’accrochait pourtant, saignant et chuintant comme un soufflet de forge, les jambes en sang, les yeux hors de la tête. Derrière lui les poursuivants armés tiraillaient et gagnaient du terrain. Au détour d’une combe abrupte un chat gigantesque surgit, tous poils hérissés, crachant et feulant, négligea Achille et fit barrage aux assaillants. La mitraille s’intensifia. Achille entendit les cris de douleur de l’animal et le bruit sourd des impacts dans la fourrure épaisse. Le lièvre stoppa net et se retourna, redevenant le lapin-chat de l’après-midi ; Achille, à bout de force et de souffle en fit autant. Non loin d’eux sous les volutes de poussière, au cœur cette nuit blême qu’éclairait une lune rousse cyclopéenne, l’énorme masse du chat, immobile désormais, lui tournait le dos. Comme un mirage au désert le lapin trembla, sa silhouette se dilua lentement pour disparaître au bout d’un dernier soupir. Le chat rapetissa, retrouva sa pelisse de l’après-midi, s’allongea en ronronnant doucement, regardant Achille de ses yeux d’ambre. Puis se mit, langue crissante, à sa toilette. Le paysage terre de sienne était vide, ni cadavres, ni pétoires, le chat était indemne. Achille eut beau chercher de tous côtés, rien, il ne trouva rien, que des pierres coupantes au flanc des talus et la poussière soulevée par ses pas. Il crut devenir fou.

Puis le jour se leva instantanément sous un soleil ardent.

Et le ciel est pur, d’un bleu intense, la rue est vide qu’aucun lapin-chat ne traverse … Il lui semble voler dans l’enfilade de la rue, il a beau regarder de tous côtés, il n’est pas là non plus.

Au réveil de cette nuit troublante, Achille pria Freud en pensée et regretta qu’il fût mort si tôt, ou plutôt qu’il fût lui même né si tard. Car il avait beau revivre son rêve, encore et encore, scène après scène, il n’y comprenait rien. Cela le mit dans une forte colère, une de ces colères latentes, une de ces rages qui couvent sous le sourire ; il ressentait bien comme une effervescence intérieure plutôt inhabituelle mais il ne savait pas que c’était cette lèpre rampante qui le consumait lentement et lui gâchait ses heures, ses jours et ses nuits plutôt bleues entrecoupées d’insomnies récurrentes. Au bout de quelques jours il finit par comprendre que ce rêve à l’interprétation résistante l’agaçait en sous main ! L’image du bouchon de champagne fragile, malmené par la mer démontée, lui revint en mémoire. Il rit, amèrement, peu fier de lui, mais il rit et se mit en configuration liégeuse. Ce qui l’apaisa sans résoudre le mystère. Mais dans les méandres de son cerveau, de son cervelet ou de son inconscient, l’étrange rêve faisait son chemin, ouvrant des portes, en fermant d’autres, le transformant si lentement qu’il ne s’en apercevait pas.

De la clepsydre,

L’eau du temps

S’écoulait lentement,

Et dans son coeur, l’hydre

Avait encore des dents …

Sur le bureau d’ Achille le décharné, un lièvre est passé en courant quand il a mis le nez au bord de son cristal perché, fragile sur sa tige gracile. Comme à son habitude, perdu dans la nuit du temps et de ses souvenirs, le fumet léger échappé du verre à peine versé lui a pris le coeur et voilé le regard. Alors Achille, sous la lumière ambrée de sa lampe a sombré. Au profond du passé surgi de « Les Évocelles », l’étrange lapin-chat à déboulé du creux de ce vallon de Gevrey Chambertin. Dans la bouteille du millésime 2010 du Domaine des Tilleuls il était tapi, attendant sagement qu’Achille le débusque. Puis il a bondi, entraînant Achille dans son sillage odorant, pour disparaître, à peine humé. Après une longue aération, alors que l’animal se perdait dans la pénombre, la pivoine, la rose, le sureau et l’églantine se sont échappés en fragrances légères de la robe grenat du vin. La cerise burlat, le cassis, la framboise ont pointé le bout de leurs chairs mûres ; en second rang, dans un léger nuage fumé, presque lardé. L’élégance olfactive et la précision des arômes arrachent un sourire aux lèvres crispées d’Achille qui ferme les yeux, renvoyant l’évocation de son rêve ancien aux gémonies avant de porter la bouche au buvant du verre. La fraîcheur de l’attaque lui plaît, le vin en bouche affirme sa présence, donne à aimer la finesse de son toucher puis fait le gros dos, belle matière qui s’étire ensuite et libère ses fruits. C’est un ru de fruits rouges et d’épices douces, marqués par le noyau de la cerise, qui roule dans sa bouche, s’ouvre sous l’acidité impatiente de sa jeunesse, qui lamine le jus comme le fait un chat au réveil. Achille rouvre les yeux tant ce vin au parfait équilibre, fin et élégant, l’émeut. Gourmand il le garde longuement au bord de l’avaloir, le mâche, le croque, le fait gicler sous la langue, le monte au palais, jusqu’à qu’il se soit entièrement donné. Avant de l’avaler à regret. Le vin s’en va, dévale son gosier mais lui laisse un peu plus que longtemps au palais sa marque, son empreinte, ses tannins ciselés, la légère amertume du noyau de la cerise et son grain de sel au coin des lèvres.

EFÉMOLITINECONE.

ACHILLE ET LA DANSEUSE ESPAGNOLE …

Et sur terre aussi, la Danseuse Espagnole ..

 

Des doigts tendres et fermes lui dénouent le dos …

Achille allongé sur le ventre, l’œil mi-clos se laisse faire. Le soleil baisse et sature les couleurs. Le sable blanc est chaud, doux comme une peau de levantine.

Sous la poigne agile qui glisse sur sa peau, puis par endroit s’enfonce dans ses muscles durcis, Achille récupère des fatigues aquatiques de sa journée, à explorer les eaux claires des Philippines. De la pulpe aveugle de ses doigts la jeune femme aux mains d’huile odorante lit son corps mieux que les plus modernes scanners. Elle possède cette science infuse héritée de sa mère, de sa grand-mère et de toutes celles qui l’ont précédée, ce don subtil du soulagement,qui décrispe les muscles et relance les énergies. La jeune femme n’est pas belle comme le sont nos fardées occidentales mais la douceur de son regard confiant et ses cheveux de jais luisant lui donne une grâce rare, délicate et fragile.

En ce mois de février 1990 qui lâchait sur le nord de la France ses rafales de neige en flocons collants, Achille s’était envolé de Bruxelles vers l’inconnu, comme ça, sans réfléchir. Partir pour fuir. Naïf besoin de caleter pour esquiver quelque chose qu’il ignorait mais emportait néanmoins avec lui. Depuis quelques années déjà, il s’était pris de passion pour la plongée sous marine qu’il avait découverte au hasard d’un voyage en Égypte sur les bords de la mer rouge, peu encore dévastée en ce temps-là. Pour lui, plonger sous bouteilles c’était comme vivre, enfin presque, ce rêve récurrent, quand il volait, sans effort au dessus du sol des petits hommes lourds, libre, absolument. Léger comme une bulle de savon sous la brise ces nuits d’oiseau planant le lavaient des lourdeurs de la vie. De son enfance il avait gardé le goût du sel sur la peau et celui de la caresse purifiante de la mer Méditerranée. Sous l’eau, à se laisser dériver dans les courants il retrouvait ses douze ans, l’insouciance et la joie.

A Hong-Kong, il avait retrouvé une bande de plongeurs inconnus avec lesquels il allait bordailler sous la surface lisse de la mer des Visayas. Ils s’étaient apprivoisés à force sourires et gentillesses échangées puis avaient atterri à l’aéroport de Mactan-Cebu après un dernier vol de quelques heures. La bonne ambiance, de rigueur en ce genre de circonstances, augurait d’un séjour agréable. Ni dindes piaillantes, ni mâles en rut dans la troupe. Non, des amoureux des dérives aquatiques, des plongées profondes, des courants obstinés, des nuits étoilées et des partages sans façons, une équipe de passionnés, mais pas trop.

La bangka à balanciers, fine, longue, étroite comme une lame, file d’îles microscopiques en îles minuscules sur la mer métallique. A cheval sur l’avant Achille fait sa figure de proue, le vent chante, il ne sent pas le grill du soleil ardent sur sa peau, le bateau, comme un scalpel de bois déchire la surface fragile des eaux qui cède en chuintant. Comme un homoncule égaré, balancé entre deux tranches d’organsin bleu. Entre l’azur du ciel brodé d’impalpable mousseline blanche et l’infini marin que cisaille le sillage d’ivoire de l’esquif lancé à pleine allure. Sous les flots cristallins les marlins naviguent en silence et leurs éperons ne déchirent que les rêves. Les trajets entre les îles minuscules enchantent Achille, la barque file sur le chant des eaux, il lui semble vivre sa vie en accéléré quand il tranche l’immobile cérulescent, mais il sait bien que le vent peut se lever et surgir du paisible, les vagues enfler à devenir mortelles, que l’azur peut passer au cobalt puis à l’encre noire, que le paisible voyage peut devenir géhenne, qu’il pourrait avoir à se battre sans espoir certain contre les éléments si l’envie leur prenait de le rudoyer. Comme une métaphore de la vie, toujours incertaine et changeante, radieuse ou délétère. Alors, Achille déguste chaque seconde du présent à petites bouchées précieuses. De Moalboal à Panglao, en passant par Apo Island et Siquijor, de sable d’albâtre en rocher hérissé, il sautille d’îles en îlots.

Quand il saute du bateau, harnaché comme un extra terrestre maladroit, dents serrées sur le détendeur, Achille quitte le monde de surface pour celui des aigues fraîches qui le portent comme un oiseau sans ailes. La mer n’est pas silence, elle est craquements, crissements, chuintements des bulles qui remontent en zigzaguant vers la surface comme des yeux de mercure fragiles, cris aigus, pleurs, sanglots liquides, mais elle est aussi mort des mots et des criaillements humains. Et le mental s’apaise qui laisse au regard le bonheur de ne pas savoir juger. Le regard qui ne sait plus où donner de la pupille tant les fonds sont riches, beaux et harmonieux. Un peu à l’écart du groupe Achille pédale à lentes brassées de palmes souples et survole les paysages changeants, multicolores de ces anciennes terres englouties. Toutes les mers sont d’anciens continents et toutes les terres deviendront mers un mauvais jour, quand il ne sera plus. Surgie des profondeurs une chaussette rayée file entre ses jambes, gondole, s’arrête, se retourne et le fixe un instant de ses yeux de mystère qui lui mettent le frisson à fleur de peau. Laticauda colobrina garde son venin mortel pour les proies à venir, l’ignore et repart en larges ondulations pour plonger au cœur du noir abyssal. Parfois la bangka lâche sa palanquée de petits pois noirs à l’entrée d’une passe, le courant violent les emporte comme graines sous le vent, les remous puissants jouent au ping-pong avec les corps légers qu’ils brassent, secouent et propulsent au hasard. Achille ne lutte pas et se laisse entraîner, membres écartés par l’infernale machine à laver, monte et remonte jusqu’à ce qu’elle l’abandonne. Il nage vers le fond proche, s’accroche au récif tête levée que gifle le fort mouvement du cristal bleuté des eaux et contemple d’en dessous, hypnotique, la surface aveuglante de la mer. Au bout d’un moment il distingue les silhouettes profilées des squales immobiles en maraude, les tourbillons multicolores des poissons tropicaux affolés, les carangues argentées et les bancs de barracudas rassemblés en rangs, les uns contre les autres, comme des flèches prêtes à jaillir du carquois. Au-dessus de la foule les requins marteaux brassent lentement, sans effort, le courant ; au bout de leurs têtes étranges leurs petits yeux d’escarboucle brillent et menacent. Comme une sangsue noire Achille, collé au sable, rit entre ses bulles, de sa bêtise, de son puéril égotisme, de ce putain d’orgueil humain qui emprisonne toutes les formes de vie dans un anthropomorphisme ridicule. «Mais laisse donc vivre la vie qui n’est pas la tienne» se dit-il entre deux respirations, «si tu ne veux pas que les requins te prennent pour une grosse loche affriandante». Alors le monde change quand Achille reconnaît qu’il est autre. Et cela l’apaise. A ne pas chercher de sens il ressent l’harmonie des lieux et de l’instant. Le temps s’efface, l’oubli le gagne, bientôt il est seul, perdu, tellement absent. Tous sont déjà remontés quand il pense à regarder son Suunto. Il affiche cinq bars !!! L’horizon est vide, le ciel s’est couvert et se fond dans la mer qui s’est creusée. La main de son binôme lui touche l’épaule, il tressaille de surprise et de peur. L’engueulade est courte mais intense, Achille conscient de son erreur se tait. Derrière eux le parachute rouge pointe sa tête à deux mètres de la surface. De la vague pliure, juste entre le ciel noir et la mer grise, la bangka surgit qui patrouille à leur recherche depuis un bon moment. Ça braille, ça rit et ça chambre dur tout le soir, ça boit aussi.

Sur le compte d’Achille, le rêveur des profondeurs …

Le dernier soir sur le pont humide qui brille comme une patinoire sous la pleine lune tous s’équipent pour la dernière, la plongée de nuit. Plus rien, plus de repères, comme un aveugle dans la poisse liquide et les peurs ataviques, acides et incontrôlables. Le faisceau étroit des torches fouille l’épais charbon, vite elles se rapprochent, frileuses, tremblantes, les mains se cherchent, se touchent et se rassurent, la mer grouille de vie. La nuit des peuples aquatiques c’est le jour des humains. Les épaisseurs liquides deviennent phosphorescentes, le plancton s’agite et s’égaie deavnt les gueules affamées. Sous la lumière ardente les couleurs resplendissent, le poisson lion vogue lentement toutes ailes déployées, les balistes scintillent, les coraux brillent de leurs feux variés comme des lumignons à l’envers. Le ciel est en bas ! Les anémones grasses balancent sous la faible houle et les poissons clowns, rouges, jaunes, noirs, violets s’y nichent. Achille s’approche d’un de ces bouquets de chairs veloutées et les clowns l’attaquent, frappent son masque à coups de nez cornés pour protéger leurs petits cachés entre les filaments. Les langoustes passent de roches en roches, seules leurs antennes mobiles les trahissent. Les coraux de feu, les sclératinaires tordus, les coraux roses, rouges, durs ou mous scintillent, les gorgones allongent leurs ailes rousses ou jaunes, les anthozoaires étalent leurs pétales raides. Le fond est un jardin de pierres aux couleurs surprenantes, de fleurs de chairs molles balancées par le rythme des eaux, tel un patchwork vivant. Achille nage au ralenti entre les récifs, tourne autour des patates coralliennes, se gave de couleurs, s’enivre de beauté.

Juste avant de remonter il défaille presque tandis que le nez au ras des pierres il se perd dans la contemplation des minuscules nudibranches, tâches flashies, électriques ou pastels tendres, aux gueules de monstres, effrayants et ravissants à la fois. Pendant qu’il se gorge de couleurs, au détour d’une colonne de corail une hexabranchus sanguineus, apparaît. Large et charnue, écarlate, elle est là, juste devant lui. Sa longue robe fragile ondule de tous ses plis de rose. Gracieuse, surnaturelle, la danseuse espagnole chaloupe au son d’une guitare absente, un flamenco lent, envoûtant et lascif.

L’incarnat brûlant de sa robe le fascine.

Achille suffoque de surprise,

Puis Natacha se met à vibrer

Dans sa mémoire émue …

Accroché aux ailes repliées de son bureau,dans la lumière jaune du phare de sa lampe Achille le rapiécé tangue encore, comme s’il revenait lui aussi d’avoir dansé. L’almée espagnole balance dans sa mémoire, le rouge étincelant de sa robe fulgure dans le cristal sous ses yeux. Une larme roule sur sa joue, qu’il essuie d’un revers de manche. Dans le giron du verre immobile un lac de rubis sombre ne danse pas. « Syrah Leone » la lionne ne bronche pas, un lit de rose borde sa robe. C’est qu’elle a déjà bien vécu. Au creux du cristal son regard noir le fixe. Ce Coteaux du Languedoc, né au Domaine Peyre Rose en 1996 embaume les épices douces qui enchâssent un confit de fruits noirs, de mûres, d’eucalyptus, de tapenade goûteuse, de vieux cuir, de tabac, de cacao, de café, de thym et de garrigue. Mais plus prégnantes encore, des fragrances de truffe, de zan, de fumée et de poivre noir lui montent aux narines qu’elles épatent. Largement. Natacha le regarde furtivement puis se dilue comme tannins évanescents. Alors Achille que gagne la soif se penche sur le buvant. Un jus crémeux un peu sucré glisse dans sa bouche, enfle, puissant, presque trop, la réglisse et le zan s’affichent violemment, envahissent et s’installent. La fraîcheur qu’il attend ne vient pas, la puissance domine et la matière imposante ne crève pas son cœur, ne libère pas la fraîcheur qui l’aurait relancé. Achille avale enfin. Sur sa langue attentive, les tannins polis, fins mais encore conséquents, augurent d’une longue vie longue de patience. Plus que la sienne peut-être. Le zan dure et dure toujours, le poivre aussi.

Achille est perplexe.

Quelque chose lui manque,

La danseuse espagnole,

Et sa grâce ?

Ou Natacha,

Toujours ?

 

EONMODUTILANCOTENE.

ACHILLE ET LE TEMPS ARRÊTÉ …

Anonyme. Tag de rue.

 

Vivait en pilotage automatique …

Chatons dans leurs paniers, pompiers au garde-à-vous, bouquets de roses, de lys, de marguerites, chiots larmoyants, les calendriers se succédaient. Achille était encore à l’âge qui n’en prend pas. Et ne se souciait de rien ou presque. Il avait oublié l’accident de voiture, le rictus de la mort déçue, il avait renié sa «méthode», il était redevenu de ceux que l’institution façonne, sa position de franc-tireur n’avait pas tenu longtemps sous les assauts amicaux des «collègues» et des proches. Au fond de sa conscience sourde, quelque part derrière sa nuque, sous l’os, ses idéaux, sa générosité, son besoin d’authenticité, son goût pour la vérité des êtres s’étaient réfugiés pour survivre au ralenti, en apnée. Il n’avait pas pas cru bien longtemps aux niaiseries soixante huitardes, pas plus qu’au stalinisme déguisé, aux chinoiseries du petit livre non plus. Les fleurs, les bouclettes, les combis WW, les « Gardarem lou Larzac », les pétards qui tournent, les « Peace and Love » un peu niaiseux l’avaient laissé indifférent, complètement de marbre lisse et glacé. Cette époque, ou plutôt ces époques qui s’empilaient sans qu’il s’en aperçoive lui donnaient pourtant des joies aiguës. Ces moments forts, intenses, quand le plaisir est au bord de la douleur, quand les larmes sont de souffrance et de joie à la fois, il les trouvaient au cinéma et dans la musique.

Aux guimauves aspartamées qui envahissent les radios, aux Juvet, Sardou, Dalida, Dassin … Achille préfère Le Forestier, Y. Simon et son « Au pays des merveilles de Juliette », Polnareff, Nino Ferrer qui l’emporte au « Sud » et Christophe, même s’il chante faux «Les mots bleus». Mais plus encore, il se bourre les oreilles des riffs flamboyants de Knoepffler, des dentelles de Jethro Tull, du blues saignant de Clapton, des évanescences du Pink floyd, des rythmes de Stevie Wonder, du rock carré de ZZ Top, des subtilités de Police et des plaintes décadentes des Doors. Gainsbourg ce faux dandy, ses concessions au show-biz et ses mélodies souvent «empruntées» le débectent.

Il se réfugie avec délice dans les salles obscures, dans ces ténèbres habitées que perce le faisceau du projecteur. Les silhouettes des spectateurs qui se découpent sur l’écran le fascinent ; rien de plus émouvant qu’une bouclette sombre qui tire-bouchonne au tombé d’une nuque, que la ligne pure d’un cou gracile, que ces mains qui essuient sporadiquement des foules d’yeux embués par l’émotion ; leur présence le rassure, il se sent bien parmi les gens de son espèce, de sa « race », parmi ces humains qui l’entourent, qu’il ne connaîtra jamais, mais qui habillent sa solitude. C’est le riche temps de « La grande bouffe », de « La nuit américaine », des « Valseuses », du « Juge et l’assassin », de « Cet obscur objet du désir », de « Série Noire » et du « Dernier Métro » … autant d’œuvres fortes qui le ravissent et le nourrissent à la fois. Et le maintiennent en vie, à côté de la vie.

Immobile mais attentif Achille mûrit comme une viande au frigo. Une de ces parenthèses apparentes, comme le temps long d’un rien de la vie qui prépare, rabote et polit, aiguise les angles ou les arrondit, lentement, à l’insu même de nos perceptions, trop grossières pour le très subtil des heures, si ralenties qu’elles paraissent arrêtées. A s’être laissé croire que le progrès est dans l’action, les projets, la science, Achille a oublié l’importance de l’ennui, de la contemplation, de la puissance du vide, de la vacuité dans l’évolution de l’être, des bienfaits de la rumination inconsciente. Comme s’il ne savait pas qu’entre les semailles et l’improbable venue de l’épi, passent les nuages, tombe la pluie, chauffe le soleil.

Il faut toujours …

Un beau matin le ciel était vert, l’herbe rouge, il pleuvait du soleil humide, de l’eau salée aussi, tombée de la mer, le bitume jaune de la route des fous reflétait ce spectacle insensé, Achille marchait les mains dans ses chaussures, les Ginkgos Bilobés plantés à l’envers agitaient leurs racines sous le vent qui sourdait du sol, soulevant la terre et les jupes des filles. Chaque mauvaise nuit lui mettait le monde à l’envers, il se disait qu’il le voyait peut-être tel qu’il était vraiment ce foutu monde de merde et que lui seul le savait. C’était vacances d’hiver, il était seul, il ferma les yeux, pointa un doigt sur la carte et prit le train. Sur la promenade en bord de mer, il insulta longuement Proust et Chanel, demandant à l’un de sortir de son plumard, à l’autre de se mettre au tricot mais le vent mangea ses mots que nul n’entendit. Seules les mouettes crièrent et lui chièrent dessus. Le sable humide fouetté par les bourrasques le cinglait à rougir. Il eut bientôt les dents crissantes, les yeux rubis et les oreilles bouchées. Bouche ouverte, il laissa les graines de silice lui gifler les amygdales et hurla en silence son dégoût de Deauville où le hasard l’avait porté. Tous ces visages célèbres, ces hôtels cossus aux yeux fermés par l’hiver défilaient devant lui tandis qu’il arpentait les planches sous les congères de sable accumulé. Par extraordinaire en ces lieux si prisés par tout ce qui conte et compte, il était seul, un survivant dans la ville déserte. Le vent avait arraché les aiguilles des horloges, la pluie fine lissait les paysages que le gris de la brume humide uniformisait. La rage convulsait son visage ravagé, il braillait comme un fou échappé des camisoles, il insultait les hommes, le monde, la vie, appelait la mort, la défiait, qui ne le regardait même pas ! Achille un instant fut au bord de larguer les amarres, de carguer les voiles vers l’empire des fous, de quitter les rivages de la raison, de foncer vers la ligne fine de la mer, là-bas, grise, frangée d’écume, pour marcher sur les vagues, vers l’Atlantide, vers ces êtres merveilleux et leurs villes englouties, y retrouver Platon et Diogène, boire de l’hydromel et se gaver d’encens ! Parler avec les ombres et puiser au tonneau. Sur le sable il se mit à courir, on ne voyait plus à dix mètres, il était vers seize heures, la nuit tombait déjà, seule la mer phosphorait avec la marée. Achille brûlant ne sentait rien du froid humide de ce sinistre Février 1979, il était comme insensible, plus décérébré qu’une grenouille au labo il gueulait des mots qui n’existent pas, crachait sa haine par la bouche du diable, suait sa misère à grosses gouttes odorantes qui lui faisaient face de gargouille, titubait, tombait, se relevait comme un automate aux articulations grippées. Sous le voile gris qui mangeait les reliefs le monde avait perdu sa troisième dimension, un fantôme blanc vêtu de soie moirée scintilla un instant avant de se diluer dans les ombres montantes. Cette vision furtive l’électrisa comme un électrochoc qui le fit tressaillir jusqu’aux os. Natacha ??? Le cri sauvage qu’il poussa déchira si peu la puissance des éléments qu’il lui revint en pleine face. Pétrifié Achille s’arrêta, perdu entre terre et mer. Le monde disparut à ses yeux, il venait de comprendre que le manque de Natacha, emprisonné depuis des années derrière la façade animée de sa vie arrêtée, avait brisé les digues, que la force de vie qui l’habitait se débarrassait de ce cadavre exquis.

Achille tomba à genoux puis sur le sable griffant il se lova, genoux contre poitrine et visage entre les bras.

L’ampoule de la lampe a grillé, la nuit a englouti Achille le désagrégé qui s’est levé en maugréant de son vieux fauteuil. Sans le cône blond qui agite la poussière du passé la magie n’opère pas et dans le verre le vin se tait. La vis de la lampe grince et l’ampoule lui brûle les doigt. Il se rassoit. Dans la nuit plate, seule la virgule de lumière dorée distingue les reliefs de son tout petit monde tiède. Ce soir Achille a le visage décomposé par les vieilles émotions remontées du fond du puits. Dans le verre le vin scintille, alangui dans son joli berceau à long pied. Au travers du cristal épanoui le disque liquide déformé semble noir sur l’eau claire, pâle comme un soleil quand l’hiver est à la glace. La rivière de lumière fauve agite des capes vertes et mouvantes qui ondulent comme des espagnoles au son des guitares et des voix rauques de ventres dans les cabarets de Séville. Il a bien besoin de vie brutale, d’eau qui enchante les sangs après cette douloureuse remembrance et ce « Coteaux sous la roche » 2009, ce Santenay blanc du Domaine Olivier l’a bien aidé quand il a plongé son regard sous sa robe blanche. C’est à ce juste moment qu’il a basculé, quitté la nuit d’aujourd’hui pour les ténèbres d’il y a si longtemps, les obscures douleurs de ce jour blême de vomissure et de fureur.

Maintenant que le souvenir a passé, maintenant qu’Achille sent son pouls se calmer, il ose cueillir le verre par la tige, comme une rose de cristal fragile, y plonger le nez, inspirer longuement, se plonger dans la vigne en fleur, percevoir déjà la fraîcheur du jus, inhaler ces fragrances de fruits blancs, d’agrumes et d’herbes sèches qui lui disent qu’il a eu fait chaud cette année là ! Longuement l’air l’a caressé et le vin s’est ouvert, Achille est remonté libéré des fantômes, le vin l’était aussi. Après les rudesses du passé Achille est tenté de se noyer, mais de plaisir, dans les eaux du vin cette fois. Les yeux clos, il se recueille et accueille en bouche l’onde de ce lac limpide. Sa bouche qui ne demande que ça comme les filles quand elles aiment. Le jus pur lui prend les lèvres, frais comme un lac de montagne, tendu comme la flèche qui cherche le cœur. Puis la matière enfle au palais, plus encore que le courtisan devant son Prince, inonde sa bouche et le plaisir s’installe. Le jus fait le dos rond puis la langue écrase le fruit et le vin repart tout droit comme un Masaï à la danse. Ce jus si frais est cristal en bouche marqué par les épices vives finement réglissées. Bouche vide, Achille sent le vin toujours, qui l’a quitté pourtant, basculant, passée la luette, dans le mystère des profondeurs. L’acidité mûre rechigne à fléchir. Comme l’image d’une lame de fruits tendue dans son écrin calcaire et le sel encore lui lèche les lèvres.

EMOMOTIROCOSENE.

ACHILLE EN ASSOMPTION …

Rembrandt. La Leçon d’Anatomie.

 

Achille sortit de l’hôpital un matin de grande froidure …

Le corps fragile et l’esprit dégagé. Quelque peu meurtri encore dans son corps mais le cœur léger, bien décidé à quitter les terres arides du paraître et les rives fangeuses de l’ego. Plus jamais il ne laisserait impressionner par les angoisses existentielles. Par les robes empesées du statut social, le respect de la hiérarchie indiscutable, les mirages de la réussite matérielle, non plus. Intuitivement il regarda dès lors le monde froidement, cherchant l’humain derrière les convenances étroites et les titres. Derrière la pompe il voyait la sueur, les boutons et les poils, cela l’amusait et le rassérénait à la fois. A percer les défenses, il s’exerça. En toutes circonstances désormais il traversait sereinement les épreuves et l’image des corps dénudés, exposés sans que jamais ils se sachent dévêtus, débarrassés de leurs atours futiles, l’émouvait grandement et l’amenait à l’empathie. Sourd aux discours de circonstances, Achille cherchait la vérité des êtres et leur souriait tendrement.

Le chirurgien rondouillard et son nœud papillon furent décontenancés quand il les appela « Monsieur », les regarda dans les yeux sans détour, leur demanda en riant franchement si leur petite bedaine ne les fatiguait pas trop, à opérer debout à longueur de jours. Le praticien comprit alors qu’un humain de chair et d’os lui parlait fraternellement. Son regard changea, accommoda, perdit de sa distance, il sourit. Fort de cette expérience positive et du tour sincère qu’avait pris la conversation, Achille décida d’appliquer définitivement la « méthode ». Mais la première approche ne donnait pas toujours l’effet escompté, d’aucuns s’arc-boutaient et se crispaient sur leurs positions sociales, peinaient à sortir de la relation officielle, alors Achille composait mais revenait par trois fois à la charge. Pas plus. C’est ainsi qu’il se dégagea des relations conventionnelles, des amicales de-ci, des copains de-ça, sans insolence ni provocation, proposant à ses semblables de parler sincère, sans armure, simplement, entre frères de race humaine. Il continuait à respecter les hiérarchies des genres, mais refusait de baisser la tête, rejetait la condescendance et laissait le mépris aux âmes fragiles. Plus jamais il ne poserait le petit doigt sur la couture de son pantalon. Certes il sut très vite qu’il ne ferait pas « carrière », il en fit le deuil, joyeusement. A ne pas jouer au jeu des faux semblants il se constitua un copieux portefeuille d’ennemis qui n’eurent pas la joie de l’être, car il refusait de les considérer comme tels.

A n’être pas mort, il reprenait vie …

Les jours, les mois, les années par paquets se délitaient, «ré» avant «mi», «sol» après «fa». A mettre sa petite manière en œuvre entre les murs de la classe, il s’efforça ; à petites touches légères et colorées il modifia les relations, évitant toute démagogie et gardant en toutes circonstances un haut niveau d’exigence pour lui, pour les mômes aussi. Achille regarda les ados dans les «yeux de l’être», ils apprécièrent, il lui fallait garder l’équilibre sur la corde raide des relations, rester le maître à l’autorité reconnue sans se réfugier dans l’autoritarisme aveugle ordinaire. A faire son funambule sous les vents contraires, il s’exerça. De remettre sur le métier cent fois son ouvrage, il accepta, pansa ses plaies, soigna ses bosses, ne baissant pas la garde, n’évitant jamais les questions. Les années fuyaient toujours plus sans qu’il s’en aperçût et sa vie était à force d’être remplie. Sans faiblir il déshabillait les êtres et lui même avançait nu, sans masque.

Achille le gourdiflot faisait son psy …

Une nuit d’après un jour comme les autres, tard le soir il avait préparé ses cours puis corrigé son lot de copies. Achille s’était couché épuisé et avant même de s’en apercevoir il s’endormit comme on meurt. Sa conscience s’éteignit sans avoir le temps de décroître, sans qu’aucun de ses délicieux rêves éveillés habituels ne le tienne un instant à la frontière du sommeil. La salle était blanche, opalescente, le décor vibrait, comme une de ces images savamment floues qu’aimaient les « Hamiltoniens » des années 80. Achille n’avait plus ni froid ni chaud, ni faim ni soif, il flottait au-dessus d’une table d’inox glacée et brillante, autour de laquelle des blouses bleues s’agitaient comme des équarrisseurs aux scalpels aiguisés. Les lames tranchantes, à chacun des mouvements au ralenti des découpeurs, reflétaient la lumière aveuglante. Une clarté parfaite sourdait du ciel blanc de cette salle sans plafond, étrangement elle ne produisait aucune ombre. Les hommes se parlaient en travaillant mais Achille n’entendait rien et cette surdité l’angoissait. Au dessus du drap blanchâtre qui recouvrait un corps parfaitement immobile, bras et jambes serrés, un visage dépassait à peine, d’une pâleur ivoirine, traits détendus et yeux clos. Le sien. Cette vision finit d’affoler Achille qui tournait autour de la scène comme un derviche fou. Mais les émotions le quittaient lentement, sa perception se modifiait, la scène au dessous de lui le concernait de moins en moins et le ballet des humains affairés l’indifféra peu à peu. C’est alors qu’un autre règne lui apparut.

Autour des médecins légistes qui maintenant entaillaient les chairs du cadavre qui fut le sien, des êtres lumineux aux radiances vives et changeantes tournaient comme des vortex invisibles et silencieux. Chacun d’entre eux guidaient les mains des hommes en blouses bleues. Autour d’Achille déconcerté qui contemplait la scène, une foule d’êtres indistincts psalmodiaient des chants, doux comme des litanies mille fois répétées. Leurs timbres cristallins le charmaient, bientôt il machicota avec eux d’étranges pulsations, aiguës comme des trilles d’oiseaux que la pièce du bas réverbérait. Un sentiment de paix détachée, comme un bonheur sans fin, linéaire et doux le remplissait peu à peu. Il ne voyait plus comme un humain, il percevait l’extérieur et l’intérieur à la fois, il n’était plus qu’une caisse de résonance colorée au creux de laquelle il vibrait en harmonie avec les espaces, avec tous les mondes, du plus dense au plus subtil. Les cris de souffrance des humains le troublaient encore un peu. Mais de moins en moins. Le sentiment d’impuissance qu’il avait connu dans son corps de chair avait disparu. Une acceptation sans limite, mêlée de compassion s’installait tandis qu’il ressentait à la fois la souffrance des torturés, le désarroi des abandonnés, la faim des affamés, la douleur des martyrs en sang, partout sur la terre ronde et dense. En arrière plan les ondes d’amour qu’émettaient ses frères en esprit, autour de lui et jusqu’aux confins d’étranges cercles de vie sans formes, le nourrissaient, le soutenaient, l’exaltaient en douceur. Bientôt son ancien corps de chair éviscéré ne fut plus qu’une bouillie rouge, ses organes découpés gisaient sanguinolents dans des bacs de couleur. Dans une salle attenante, ceux qui furent ses proches étaient en larmes, écroulés sur des bancs de bois brut. Autour d’eux ce n’étaient que lumières chatoyantes qui pénétraient leurs corps sans qu’ils en aient conscience et les berçaient comme des caresses invisibles au profond de leurs êtres. Petit à petit Achille distinguait dans les courants lumineux multicolores des formes subtiles, sans contours vraiment distincts mais qui formaient pourtant des entités fluctuantes et séparées. Par moments elles se réunissaient pour ne former qu’une masse éblouissante qui brillait de mille couleurs dont certaines lui étaient inconnues. C’était comme une vague infinie, une marée immense qui s’enroulait autour des mondes, par instant, au bout de sa ronde, elle retombait en milliards de gouttelettes incandescentes sur les humains en tribulation. La beauté de ce spectacle incomparable le ravit, au point qu’il se glissa dans le flot rutilant pour y disparaître. Sans pour autant perdre conscience de son unité Achille eut l’advertance d’un tout dont il n’était plus qu’une infime cellule. Il en fut transporté, emporté dans un orgasme paisible et sans fin, au-delà des mots et des sens humains.

Une chaleur humide lui mouilla les reins, il hoqueta, respira par saccades comme s’il étouffait, ses yeux larmoyèrent, ses doigts étaient gourds et brûlants, gros comme des saucisses boursouflées, des piqûres multiples lui traversaient le corps, il gigotait en bredouillant des mots mâchés. Ses yeux s’ouvrirent d’un coup sur le jais de la chambre, une peur violente lui nouait les tripes, il ne savait plus ni qui, ni où il était !

Ce rêve de mort de soi et de vie retrouvée l’obséda des années durant.

Dans la nuit épaisse une cloche sonnait minuit. Achille le presque trépassé, immobile sur son siège, semblait endormi. La pièce, son bureau, baignait dans un silence ouaté au centre duquel le cône de lumière de sa lampe rayonnait de mille étincelles de poussière flottante. Achille avait le regard vague de celui qui s’envole éveillé vers les mornes mondes morts des souvenirs. Son visage affichait une expression de stupeur muette qui contrastait avec la douceur de son regard bleu. La robe jaune d’or qui luisait au ventre du verre posé sur le bord de son bureau de cuir vieux bronze répondait à l’ambre de la lampe qui coulait sur les épaules d’Achille comme un miel d’acacia liquide. Ces couleurs chaudes contrastaient avec l’obscurité du monde endormi alentours. Achille tourna la tête vers la fenêtre noire mangée par la nuit. L’ordinateur ronronnait. Sur les flancs ronds du cristal à long pied une buée fine donnait au vin doré un aspect satiné, presque velouté. Entre les fines gouttelettes Achille scrutait le cœur blanc de lumière diffractée du nectar. Ce soir c’est un Vouvray moelleux du millésime 1989, du Domaine Claude Villain aujourd’hui disparu qui l’avait emmené sur les terres évanouies d’un de ces vieux rêves que l’on n’oublie jamais. Un de ces rêves «étrange et pénétrant» qui vous marquent la peau au fer ardent d’une vieille nuit de braise. Le disque du vin s’est calmé, sur les parois de cristal le jus gras a laissé d’étranges dessins ésotériques. Sur les flancs du verre Achille revoit le visage de cet homme qui l’avait, voici longtemps, entraîné sous les tuffeaux épais de sa cave et lui avait des heures durant, pour le plaisir du partage et de la sympathie spontanée, débouché de vieux vins qui dormaient sous les toiles noires des champignons accumulés par le temps. Titubant un peu, Achille était remonté des entrailles de calcaire, la tête ébouriffée, la bouche marquée par les fruits disparus, la dentelle légère et le tuffeau croquant. Les bras chargés de ces bouteilles de 1989 dont il vide ce soir la dernière, bien des lustres après que Claude a disparu.

Un Vouvray à l’ancienne, 12°. Oh rien de galactique à la façon des nectars inabordables mais un très bon vin qui respire la sincérité quand au nez il se donne, fleurs et fruits entrelacés. Et cette note de sucre candi qui revient en bouche au milieu des pêches, fruits secs et autre miel. Une matière délicate comme la chair tendre des temps anciens, quand sur la peau des belles le jus coulait, frais et odorant … Bouche exquise d’une Marquise à l’haleine vive dont le baiser désaltérant vous laisse la bouche radieuse, le tuffeau entre les dents et l’envie de lui mordre la bouche à nouveau, puis encore et toujours. C’était le temps des moelleux gracieux et désaltérants …

Achille lève les yeux

Mais n’aperçoit plus

Au noir du plafond,

Les vortex aux chants si doux.

Il est encore vivant.

ECHAMOTOYTIANCOTENE.

ACHILLE ET LE VOYAGE INTÉRIEUR …

Francis Bacon. Selfportrait.

 

Rangé des voitures …

Achille s’était. Sans même s’en apercevoir. Pris dans le rythme ordinaire des vies à l’entour, sans le vouloir jamais vraiment, sans le refuser non plus. Conscience sourde qui balaie d’un revers de la pensée désirs et idéaux. Et le voilà sagement rangé dans le garage des vies sans histoires, moteur éteint et freins serrés, cœur absent, devoir rempli, insertion réussie, bien loin des paysages tourmentés entraperçus, frôlés, enivrants, des jeunes années. Forces corrodantes des habitudes rassurantes, comme ces courants suceurs qui vous entraînent et vous noient au fond des baïnes. Conformisme rassurant qui calme les angoisses ; à se couler dans la norme, la moyenne, il gagnait en confort, perdait en folie, vivait au tiède, invisible au creux de la horde des tous pareils. En avance sur son temps – 1971 – il avait découvert l’arme du casanier, le copier-coller. Copier à grands traits la vie des autres pour la coller sur la sienne.

De loin en loin, le visage de Natacha défiguré par l’acide du temps le visitait. Seul ses grands yeux liquides, émeraudes fondantes, résistaient à l’oubli et mangeaient son souvenir. Alors de gros nuages noirs chargés d’eau glaciale traversaient son regard et gommaient son sourire. La grêle le cinglait.

Un an après son renoncement, il abjura un peu plus et se maria comme on pèle un fruit d’un couteau distrait ; puis eut une belle enfant l’année suivante sans que cela, jamais, ne le ramenât à l’intensité. 1972. La vie suivait son cours, rivière aux méandres oubliés, sans heurts ni enchantements. Julien Sorel avait abdiqué pour entrer dans la peau d’un ersatz affadi de Meursault; à ceci près qu’il lui restait les emportements – faciles par procuration – imaginaires et douloureux des grands héros de roman. Il baignait dans une sorte d’insensibilité souriante, se donnait en vibrant à ses classes mais assurait plus mal que bien, dans une sorte de détachement mécanique et tremblant, ses devoirs d’homme et de père. Son visage affichait l’air satisfait de la petite réussite molle obtenue sans risques ni orages. Souvent au petit matin, seul devant son miroir, son visage lisse lui renvoyait l’image en deux dimensions de sa lâcheté. Dans ses yeux grand-ouverts brillait l’intelligence sans surprise d’un regard dépassionné. Ses iris bleus ne vibraient plus, alors il baissait les yeux et faisait mine de ne pas s’être vu. Au quotidien il faisait illusion, il avait la fadeur amusante, l’humour poussif des petits maîtres, le charme ordinaire de la jeunesse, tiède, rassurant, tellement normé qu’il attirait sous le halo blême de son lampadaire quelques mites rosissantes autour de sa lumière blafarde. On louait sa causticité, la séduction de sa voix sourde qui caressait les mots, ses regards moqueurs et l’azur innocent de ses yeux. Achille en jouait avec grâce et perversité, envoûtait du velours modulé de sa voix, attachait d’un sourire, puis la belle ferrée, l’achevait d’un mot assassin et se repaissait de ses larmes. Une joie fielleuse l’envahissait, lui montait aux narines comme un musc sauvage qui l’enivrait. Comme un flash, un shoot puissant qui lui encrassaient l’âme plus qu’ils ne la comblaient. Souvent la nuit au flanc de sa femme qui lui réchauffait la hanche il était visité par le souvenir de Natacha aux yeux crevés. Alors il soupirait en silence, balançant entre la nostalgie de cet amour avorté et le goût âcre de ses vengeances aveugles.

Entre devoirs et devoirs il courait aux accalmies, s’essoufflait en courses longues, partageait la balle avec d’autres vieux enfants, dribblait, frappait, feintait, s’épuisait et riait, faussement désinvolte, à se montrer vivant. Partageait les joies simples des mâles en concurrence. Derrière les sourires amicaux brillaient les dents des loups. Sourires francs et regards cruels, tapes amicales et croche-pattes, bleus à l’âme et contusions. Longues soirées à croiser les cartes, tarot flamboyant et regards en-dessous, sourires ébauchés et langues gourmandes, lèvres crispées. Dialogues muets des corps, messages codés, vibrations partagées. Au désert des sentiments l’humain désemparé succombe aux pièges des dentelles, aux fausses amitiés, ne tarit pas sa soif, se contente d’eau de feu, de cendres tièdes, à défaut du nectar espéré.

Ce soir là, il pleurait comme vache qui pleut. Achille accroché aux essuie-glaces roulait sous les trombes d’eau froides qui tombaient en rafales. Il avait la vigilance molle de ceux à qui l’alcool ment et le sentiment confus d’être le maître des éléments. Trempé à l’intérieur, à l’abri de sa coque de fer fragile à l’extérieur, il rasait les trottoirs et s’extasiait de son habileté à déclencher de grandes vagues d’eau sale sous ses roues. Petit Moïse inconscient, il contrôlait les éléments et se sentait immortel, zigzaguant dans les flaques comme un surfeur dans les rouleaux d’Hawaï. Les rues étaient désertes et les feux au vert lui ouvraient la route. Lorsque la voiture dérapa, il accéléra, criant en silence, les poils hérissés par la peur et le plaisir. Malgré le froid glacial, toutes vitres baissées, il sentait sur ses reins couler la sueur poisseuse du danger et le contraste entre cette lave intense et le froid ambiant l’excitait encore plus. Au dernier feu avant l’arrivée au bas de chez lui, il accéléra une dernière fois et prit de front la grande mare profonde que les gouts saturés n’arrivaient plus à vider, au bas d’une légère descente sous un pont de rien. L’avant de la voiture frappa l’eau durement, levant une gerbe épaisse et aveuglante. Achille freina et les lois de la physique l’envoyèrent embrasser la pile droite du pont. Durement. Tout craqua, il se sentit raccourcir, puis sombra.

En se voyant dans le miroir qu’on lui tendait il pensa à Bacon …

A demi comateux, étincelle de vie noyée dans une bouillie douloureuse, il voguait, bateau lent, aux confins de la conscience. Dans son champ de vision restreint par son immobilité forcée il ne voyait que son bras gauche piqué de tiges et de vis en inox, a demi levé et maintenu par une lanière large reliée à un portant. Le drap faisait une serre autour de son corps. Il pensa qu’il était un ver en mutation dans son cocon. Tout était très propre et cela le rassura. Longtemps il crut faire d’incessants voyages étranges et fulgurants, filant plus rapide qu’une balle au travers d’univers colorés et changeants. Il volait comme une âme libérée du poids encombrant de sa gangue de viande, déchirait les galaxies comme un couteau les chairs tendres. Dans un total silence rompu de loin en loin par des cris aigus ou de petits chuintements dégoûtants. Par intermittences, la blancheur floue du plafond peuplée d’ombres bleues masquées et mouvantes s’entrouvrait sur un ciel d’azur, pur, luminescent, qui calmait ses angoisses. Natacha s’y tenait, immobile. Les voiles diaphanes qui la drapaient voletaient au vent léger, dévoilant et épousant par instant son corps blanchâtre. Ses yeux brillaient d’une lumière étrange, intense, violente, si forte qu’elle assombrissait son visage pâle. Seule ses lèvres rouge sang coloraient la scène. Elle était entourée d’une aura douce qui semblait sourdre de sa peau, sauvage et bienveillante à la fois, elle le regardait en silence. Comme une jeune Madone, un Fra Angelico revisité par la folie de Munch. L’azur passait de l’azurine diaphane à l’indigo violent, de l’ange éthéré aux chairs transparentes à la sorcière hirsute aux lèvres saignantes. Achille balançait entre extase douce et cœur au galop, des silhouettes indistinctes s’agitaient puis disparaissaient et revenaient. L’air sentait l’iode et le magma, les draps crissaient, il voguait, agrippé au mat glissant d’un voilier par gros temps sur les eaux écumeuses et poisseuses, où alors il nageait sans effort dans l’onde cristalline d’un lac opalescent. Puis la lumière faiblissait, il sombrait dans l’inconscience épaisse, coulait d’un bloc au profond du néant. La soif le ramenait au ras du monde et l’eau fraîche d’un linge mouillé qu’un peu de sang tachait adoucissait ses lèvres craquelées. Il fit le voyage des semaines durant, entre béatitude et cauchemar.

Lentement ses chairs travaillèrent à se retisser …

Dans l’opacité de sa conscience en pointillés Achille était en osmose avec son corps. Pour la première fois de sa vie, il ressentait de l’intérieur le travail obscur de ses cellules martyrisées par son orgueil aveugle de jeune mâle stupide. Dans tous ses membres, ses organes blessés, il vivait la vie de son enveloppe charnelle. Il apprit par la voie subtile de la douleur que son corps était son bien le plus précieux, sa seule et véritable intimité. Que la machine était merveilleuse, opiniâtre, complexe, qu’elle se battait pour qu’il puisse confortablement continuer à vivre. En un mot son corps l’aimait. Inconditionnellement. Dès ce jour là pas une seul minute ne passa sans qu’il lui dise en silence combien lui aussi il l’aimait et le remerciait de ses constants efforts, combien il était émerveillé par cet incroyable miracle. Tous les soirs avant de s’endormir il se promenait dans les méandres obscurs, les arcanes complexes de sa maison de sang et palpitait avec elle, la caressait de l’intérieur, visualisait les chemins de ses humeurs, de ses nerfs, de son sang qui pulsait doucement, réchauffait ses organes et roucoulait avec les milliards de lumières qui chantaient en chœur le grand aria de la vie. Il retourna sa peau de Narcisse infatué et derrière ses paupières closes il apprit les bonheurs invisibles du véritable amour de soi.

Il ne marcha plus jamais seul …

Épicure, si tu me lis !

La nuit est au silence. Ce silence total, rare et doux qui règne sur la ville quand l’esprit s’abstrait du monde. Achille, voyageur égaré, sait que la fin de son périple approche. Inexorablement. Lors il profite de ces instants. La tête entre les mains, les coudes calés sur le cuir bronze fané de son vieux bureau, il sent sur ses épaules la chaleur de sa lampe, le flot de miel doré qui lui offre ce petit jour au cœur de l’obscurité ambiante. Il pleure de joie lentement et s’en repaît comme l’enfant d’une friandise rare. Au creux de lui-même il communie avec sa propre vie, comme toutes les nuits depuis les temps anciens de l’hôpital. Son petit grand bonheur de tous les jours. Sous sa peau flétrie les petites lumières rient avec lui ; toujours à l’œuvre elles lui donnent le meilleur de leurs dernières forces. Silencieusement il les remercie. Humblement. Entre ses doigts il aperçoit le demi œuf rouge qui rutile dans sa couche de cristal sous le rai d’or qui l’illumine. La lumière diffractée se concentre dans le cœur battant, rayonne jusque aux bords du disque et révèle les subtiles nuances que l’âge déjà distingue. Le blanc ardent au centre qui l’aveugle l’a ramené au vieux temps de ses souffrances quand il fixait le plafond aveuglant de sa chambre.

Une fois encore, il a fait le voyage et s’en revient exténué.

Puygueraud repose en paix, tout jeune, il est né en 2010 dans l’appellation peu connue Francs Côtes de Bordeaux. Achille saisit en tremblant la longue tige du verre et le soustrait aux jeux coruscants de la lampe. Le vin a la robe sévère aux extrémités repliées d’une converse, noire au cœur, que l’œil ne traverse pas. Ses bords rougeoient à peine qui rosiront un jour sans doute comme la nonne aux souvenirs de sa jeunesse profane. Elle a le drapé calme d’une foi certaine d’échapper à la folie du monde. Les parfums de son jeune âge, de fruits mûrs et d’épices douces ont la séduction naturelle des jeunes beautés qui promettent bien des caresses. Le jus s’immisce sans brusquerie entre les lèvres entrouvertes d’Achille le nostalgique, lui emplit la bouche et lui offre ses fruits. Puis le vin se dilate, turgescent, jusqu’aux plus hautes tours du palais, libérant épices, poivre et réglisse. Puis se reprend et s’allonge en fraîcheur, passe la luette, lui réchauffe le corps, lui tapisse la bouche de tannins fins, enrobés, doux et frais, longuement, comme un adieu qui ne veut pas finir …

Le silence se fait

Que seuls les murmures

Et les chants bruissants

Du corps qui exulte

Troublent à peine …

 

EBRISMOTISÉECONE.