Littinéraires viniques » 1989

ACHILLE ET LE DOIGT DE DIEU …

Michel-Ange. Le doigt de Dieu.Michel-Ange. Le doigt de Dieu.

 

La perspective de ramper à la nuit noire jusqu’à la chambre de Sophie, comme un agent secret, enflammait l’esprit d’Achille. Et ses sens aussi. Quelques jours passèrent le temps que le soufflet retombe. La vigilance des bleues de nuit baissa. Derrière sa porte il les épiait du bout de l’oreille et notait l’heure de leurs rondes qui ne variait que peu, il oubliait de respirer pour ne rien perdre du bruit feutré de leurs pas puis il dessinait des croquis précis de leurs trajets. Très heureusement elles étaient casanières et dépourvues de finesse. Chaque nuit, très exactement, elles remettaient leurs pas dans ceux de la nuit précédente. Machinales et très certainement à moitié engourdies les anges de nuit aux ailes mortes passaient et repassaient. Quand elles poussaient sa porte il dormait sagement, nu sur son lit et sa nudité innocente que le sommeil feint accentuait les arrêtait plus que de nécessaire.

Achille jubilait.

Un soir pendant le tarot, Sophie et lui se regardèrent en silence et décidèrent de passer à l’action. Achille la visiterait le premier.

La lune était noire de nuages épais et les couloirs aussi. Avant de se lancer à l’aventure il avait bourré son lit de couvertures qui imitaient la forme d’un corps endormi. Achille, collé au mur, se mit à ramper au ras du sol, sans bruit, respirant lentement, l’œil aux aguets. La lueur blafarde des éclairages de sécurité grisait à peine les lieux et ne parvenait pas à donner ne serait-ce qu’un semblant de relief aux murs, on aurait cru qu’ils se touchaient. Les fenêtres étaient plus ternes que des yeux aveugles, nulle lumière ne les traversait. Achille bouillait mais le contraste entre la chaleur de son corps en sueur et le froid qui brûlait ses pieds nus le rassurait. Au passage il donna un violent coup de talon dans la porte de la chambre d’Olivier puis accélérant d’un coup il traversa la pièce commune à quatre pattes, longea le bocal comme un reptile apeuré et fila sur sa gauche dans le couloir de Sophie. Comme ils l’avaient prévu Olivier se mit à hurler. Achille se colla contre le mur à s’y fondre et ne bougea plus. Ses vêtements pâles s’accordaient parfaitement à la couleur du mur avalée par la nuit. Il cachait son visage entre ses bras pour masquer la pâleur de son visage et la blancheur de ses yeux affolés. Il avait peur, très peur et c’était délicieux. Le moment était si fort que l’araignée submergée par l’adrénaline jouissait tant qu’elle ne mouftait pas ! La trouille était plus forte que l’angoisse. Achille le comprit à ce moment précis.

Agir inconsidérément diluait sa paralysie ordinaire.

Olivier bramait comme un cerf en rut. Et se pissait dessus sans doute. Dans les chambres ça remuait, la panique gagnait la horde. Une veilleuse de nuit jaillit du local des infirmières à quelques mètres de lui. Sans le voir. Le second cerbère déboucha à toute allure du couloir opposé. Leurs pieds chaussés de crocks patinaient dans les virages, cliquetaient sur le carrelage comme des mille-pattes amputés de 998 pattes. Un rire nerveux enfla dans la gorge d’Achille, il eût tant de peine à le réprimer que son diaphragme se tordit. Un spasme douloureux lui fouailla le ventre. Comme une lame effilée qui lui déchirait les tripes. Il se mit à respirer à petits coups rapides et se vit accouchant ce qui redoubla son fou-rire. Élisabeth serrant entre ses bras décharnés son baise en ville rouge sang, balbutiante et perdue, le frôla dans son linceul de nuit qui volait autour de son corps comme une voile blanche. D’autres silhouettes indistinctes naviguaient au hasard emportées par le vent de panique. Olivier braillait de plus belle malgré les soins du cerbère à deux têtes.

Tout allait pour le mieux …

Quand il entrouvrit la porte de la chambre de Sophie, le sang lui fracassait les tempes, pulsait en ondes fortes, son cœur tapait à grands coups de marteau sur ses côtes et sonnait sous son crâne comme le bourdon de Notre Dame à l’heure de la grand messe. La bouche sèche et le front en sueur Achille se glissa dans l’obscurité puis referma doucement. Il scruta les ténèbres un moment. La chambre était construite à l’inverse de la sienne. Le volet n’était pas baissé, la vitre était de mercure satiné, il n’y voyait rien. La tête lui tourna, ses poumons, en apnée tout au long du trajet, se gonflèrent d’un coup, l’air afflua dans sa poitrine et la pression qui lui vrillait les tempes se calma. Il sentit revenir ses énergies, son cœur s’apaisa doucement et ses muscles douloureux se détendirent enfin. Il inspira et souffla plusieurs fois. Jamais l’air ne lui avait paru aussi caressant, presque sucré. Sa vision augmentait peu à peu, il commençait à distinguer, à percer l’ombre ambiante quand un rai de lumière traversa la chambre. Les nuages, lourds de pluie retenue qui bouchaient le ciel, s’écartèrent et la lune redonna du relief au monde. A quelques pas de lui la clarté laiteuse dessinait à contre-jour une silhouette à demi étendue sur le lit. Les cheveux épais de Sophie descendaient en boucles lourdes de feu au ras de ses épaules dénudées, la lune sculptait son épaule gauche, soulignait sa hanche d’un trait de lait tremblant, se glissait sous son bras arrondissant la courbe pleine d’un sein gonflé de vie. Sur sa jambe la lumière jouait avec un léger duvet, lui faisant peau de velours. Elle soupira d’aise. La lune rebondit sur un miroir et le jour se leva dans les yeux de sa belle. Les aigues-marines étincelèrent étrangement un instant puis la lune s’éteignit.

Dans le couloir, loin, si loin, la java continuait à tourner follement …

Dans la nuit anthracite, enfouis sous la couette chaude, ils échangeaient d’interminables baisers pulpeux, ils ne pensaient plus, ne décidaient rien et laissaient au corps le soin de les guider. Leurs lèvres se trouvaient, anticipaient, se répondaient sans qu’ils aient à réfléchir, à s’adapter, à apprendre. Ils se délectaient comme des morts de faim du bonheur de se dévorer tendrement, comme s’ils avaient attendu longtemps, des milliers de vies, avant de pouvoir se donner, s’unir enfin l’un à l’autre, dans une belle insouciance proche de l’enfance. Ils se pétrissaient avec délectation, de vrais boulangers maladroits ivres de pâtes chaudes, ils erraient au hasard de leurs corps et rien ne les rebutait. Parfois même, devant tant de douceur partagée il glissaient silencieusement jusqu’à ce délicieux moment, où les larmes perlent sans tout à fait couler… Ils franchirent sans encombre les barrières des convenances ordinaires, pour atteindre un monde de félicité qu’ils n’auraient jamais même osé espérer frôler.

La nuit coula comme le miel dans la gorge.

Au petit matin Sophie s’endormit. Elle reposait sur le dos. Pour la première fois Achille la voyait sans défense. Sa chevelure éparse entourait son visage pur de gisant, quelques perles de sueur, sur ses tempes veinées de bleu, brillaient sous la lumière tranchante qui filtrait entre les volets mal joints. De fines lames incandescentes traversaient la pièce et découpaient son corps des pieds jusqu’aux épaules en tranches émouvantes. Les doigts d’Achille, papillons gracieux, frôlaient sa peau tendre et soyeuse. Les creux ombreux, les plis délicats, les vallons en pentes douces, les collines tremblantes aux tétins bombés qu’il butinait éperdu au soleil levant, dépassaient de loin toutes les splendeurs des Jardins Suspendus de Babylone. Sophie, sous la caresse du papillon, souriait comme l’Ange de la Cathédrale de Reims.

Rude nuit blême que cette sorgue de mars. Achille le désemparé rêvasse. Perdu dans l’univers il n’est qu’un atome de chair vieillie au bord du gouffre. Au tréfonds de l’abîme la carogne grimace. La terre est sombre et ses reliefs ont disparu dans l’encre de chine piquetée d’étincelles des espaces effrayants. Quelques entités subtiles sourient peut-être dans l’ailleurs que berce le chant des sphères. Sous les ardeurs dorées de sa lampe de bureau l’ambre liquide a graissé les parois du cristal aux formes hottentotes. Mais Achille tressaille quand il lui semble voir, plongé jusqu’au fond du verre, le doigt de Dieu ! Sous ses paupières closes il revoit une dernière fois la gracile Sophie endormie et souriante sous la main câline effleurant sa peau de pain d’épices.

Oui cette nuit là le doigt de Dieu était sur eux …

Alors Achille sourit, un de ces sourires intérieurs que nul ne voit. Sauf Sophie peut-être, au fond de son souvenir. Ses doigts pincent la tige du verre qu’ils portent sous le nez. Et ses muqueuses frémissent et dédient à l’amour perdu les fragrances puissantes, envoûtantes qu’il perçoit. Mais qu’il eût aimé, sous les rayons ardents de l’Orient, flâner au petit matin, les doigts de sa belle entrelacés aux siens. Il lui aurait appris les senteurs échappées des rayons de miel suintants, les parfums des fruits secs, ceux des abricots écrasés dans les paniers épars, les vapeurs échappées des raisins de Corinthe gonflés par le thé bouillant, les fragrances chaudes des figues mûres et sèches et les fruits gorgés de lumière, tous les fruits pulpeux des jardins des plaisirs.Achille rouvre les yeux pour se perdre dans les mailles grasses que cette « Goutte de d’Or » 1990 du Domaine FOREAU a tissé sur les parois de cristal. L’élixir odorant lui tend ses lèvres comme jadis Sophie. Alors Achille porte le buvant du verre à sa bouche entrouverte que le liquide pénètre. La Loire par Vouvray en quintessence lui donne au palais le plus prodigieux des baisers. A se taire à jamais, à ne plus oser dire tant il les mots lui manquent ! Tout ce qu’un liquoreux peut rêver dans les grains frigorifiés des grappes qui s’accrochent encore aux ceps à l’automne brumeuse est sur sa langue, s’y enroule et la séduit. Longuement. Le vin enfle et le soleil se lève sur la terre au cœur de la nuit. Puissant, délicieux, d’un parfait équilibre, un étalon se dresse, sabots cirés, au centre de la piste. Le Cadre Noir de Saumur !!! Muscles tendus et croupe fine, grâce et majesté … Enfin la fraîcheur vient, tempère le vin et le relance, l’emporte à jamais, l’étalon donne son meilleur sous la main ferme du cavalier. Le soleil a descendu de nuit pour inonder de sa chaleur douce le corps entier d’Achille. Sur ses lèvres en prière le tuffeau a laissé son indélébile empreinte salée. Tout comme les larmes de Sophie jadis. Alors ce soir, il le sait qu’il peut faire soleil à minuit …

Achille vaincu par le vin

A jeté son encre

Et sa plume de rien.

 

EDIMOVITINECONE.

ACHILLE EN ASSOMPTION …

Rembrandt. La Leçon d’Anatomie.

 

Achille sortit de l’hôpital un matin de grande froidure …

Le corps fragile et l’esprit dégagé. Quelque peu meurtri encore dans son corps mais le cœur léger, bien décidé à quitter les terres arides du paraître et les rives fangeuses de l’ego. Plus jamais il ne laisserait impressionner par les angoisses existentielles. Par les robes empesées du statut social, le respect de la hiérarchie indiscutable, les mirages de la réussite matérielle, non plus. Intuitivement il regarda dès lors le monde froidement, cherchant l’humain derrière les convenances étroites et les titres. Derrière la pompe il voyait la sueur, les boutons et les poils, cela l’amusait et le rassérénait à la fois. A percer les défenses, il s’exerça. En toutes circonstances désormais il traversait sereinement les épreuves et l’image des corps dénudés, exposés sans que jamais ils se sachent dévêtus, débarrassés de leurs atours futiles, l’émouvait grandement et l’amenait à l’empathie. Sourd aux discours de circonstances, Achille cherchait la vérité des êtres et leur souriait tendrement.

Le chirurgien rondouillard et son nœud papillon furent décontenancés quand il les appela « Monsieur », les regarda dans les yeux sans détour, leur demanda en riant franchement si leur petite bedaine ne les fatiguait pas trop, à opérer debout à longueur de jours. Le praticien comprit alors qu’un humain de chair et d’os lui parlait fraternellement. Son regard changea, accommoda, perdit de sa distance, il sourit. Fort de cette expérience positive et du tour sincère qu’avait pris la conversation, Achille décida d’appliquer définitivement la « méthode ». Mais la première approche ne donnait pas toujours l’effet escompté, d’aucuns s’arc-boutaient et se crispaient sur leurs positions sociales, peinaient à sortir de la relation officielle, alors Achille composait mais revenait par trois fois à la charge. Pas plus. C’est ainsi qu’il se dégagea des relations conventionnelles, des amicales de-ci, des copains de-ça, sans insolence ni provocation, proposant à ses semblables de parler sincère, sans armure, simplement, entre frères de race humaine. Il continuait à respecter les hiérarchies des genres, mais refusait de baisser la tête, rejetait la condescendance et laissait le mépris aux âmes fragiles. Plus jamais il ne poserait le petit doigt sur la couture de son pantalon. Certes il sut très vite qu’il ne ferait pas « carrière », il en fit le deuil, joyeusement. A ne pas jouer au jeu des faux semblants il se constitua un copieux portefeuille d’ennemis qui n’eurent pas la joie de l’être, car il refusait de les considérer comme tels.

A n’être pas mort, il reprenait vie …

Les jours, les mois, les années par paquets se délitaient, «ré» avant «mi», «sol» après «fa». A mettre sa petite manière en œuvre entre les murs de la classe, il s’efforça ; à petites touches légères et colorées il modifia les relations, évitant toute démagogie et gardant en toutes circonstances un haut niveau d’exigence pour lui, pour les mômes aussi. Achille regarda les ados dans les «yeux de l’être», ils apprécièrent, il lui fallait garder l’équilibre sur la corde raide des relations, rester le maître à l’autorité reconnue sans se réfugier dans l’autoritarisme aveugle ordinaire. A faire son funambule sous les vents contraires, il s’exerça. De remettre sur le métier cent fois son ouvrage, il accepta, pansa ses plaies, soigna ses bosses, ne baissant pas la garde, n’évitant jamais les questions. Les années fuyaient toujours plus sans qu’il s’en aperçût et sa vie était à force d’être remplie. Sans faiblir il déshabillait les êtres et lui même avançait nu, sans masque.

Achille le gourdiflot faisait son psy …

Une nuit d’après un jour comme les autres, tard le soir il avait préparé ses cours puis corrigé son lot de copies. Achille s’était couché épuisé et avant même de s’en apercevoir il s’endormit comme on meurt. Sa conscience s’éteignit sans avoir le temps de décroître, sans qu’aucun de ses délicieux rêves éveillés habituels ne le tienne un instant à la frontière du sommeil. La salle était blanche, opalescente, le décor vibrait, comme une de ces images savamment floues qu’aimaient les « Hamiltoniens » des années 80. Achille n’avait plus ni froid ni chaud, ni faim ni soif, il flottait au-dessus d’une table d’inox glacée et brillante, autour de laquelle des blouses bleues s’agitaient comme des équarrisseurs aux scalpels aiguisés. Les lames tranchantes, à chacun des mouvements au ralenti des découpeurs, reflétaient la lumière aveuglante. Une clarté parfaite sourdait du ciel blanc de cette salle sans plafond, étrangement elle ne produisait aucune ombre. Les hommes se parlaient en travaillant mais Achille n’entendait rien et cette surdité l’angoissait. Au dessus du drap blanchâtre qui recouvrait un corps parfaitement immobile, bras et jambes serrés, un visage dépassait à peine, d’une pâleur ivoirine, traits détendus et yeux clos. Le sien. Cette vision finit d’affoler Achille qui tournait autour de la scène comme un derviche fou. Mais les émotions le quittaient lentement, sa perception se modifiait, la scène au dessous de lui le concernait de moins en moins et le ballet des humains affairés l’indifféra peu à peu. C’est alors qu’un autre règne lui apparut.

Autour des médecins légistes qui maintenant entaillaient les chairs du cadavre qui fut le sien, des êtres lumineux aux radiances vives et changeantes tournaient comme des vortex invisibles et silencieux. Chacun d’entre eux guidaient les mains des hommes en blouses bleues. Autour d’Achille déconcerté qui contemplait la scène, une foule d’êtres indistincts psalmodiaient des chants, doux comme des litanies mille fois répétées. Leurs timbres cristallins le charmaient, bientôt il machicota avec eux d’étranges pulsations, aiguës comme des trilles d’oiseaux que la pièce du bas réverbérait. Un sentiment de paix détachée, comme un bonheur sans fin, linéaire et doux le remplissait peu à peu. Il ne voyait plus comme un humain, il percevait l’extérieur et l’intérieur à la fois, il n’était plus qu’une caisse de résonance colorée au creux de laquelle il vibrait en harmonie avec les espaces, avec tous les mondes, du plus dense au plus subtil. Les cris de souffrance des humains le troublaient encore un peu. Mais de moins en moins. Le sentiment d’impuissance qu’il avait connu dans son corps de chair avait disparu. Une acceptation sans limite, mêlée de compassion s’installait tandis qu’il ressentait à la fois la souffrance des torturés, le désarroi des abandonnés, la faim des affamés, la douleur des martyrs en sang, partout sur la terre ronde et dense. En arrière plan les ondes d’amour qu’émettaient ses frères en esprit, autour de lui et jusqu’aux confins d’étranges cercles de vie sans formes, le nourrissaient, le soutenaient, l’exaltaient en douceur. Bientôt son ancien corps de chair éviscéré ne fut plus qu’une bouillie rouge, ses organes découpés gisaient sanguinolents dans des bacs de couleur. Dans une salle attenante, ceux qui furent ses proches étaient en larmes, écroulés sur des bancs de bois brut. Autour d’eux ce n’étaient que lumières chatoyantes qui pénétraient leurs corps sans qu’ils en aient conscience et les berçaient comme des caresses invisibles au profond de leurs êtres. Petit à petit Achille distinguait dans les courants lumineux multicolores des formes subtiles, sans contours vraiment distincts mais qui formaient pourtant des entités fluctuantes et séparées. Par moments elles se réunissaient pour ne former qu’une masse éblouissante qui brillait de mille couleurs dont certaines lui étaient inconnues. C’était comme une vague infinie, une marée immense qui s’enroulait autour des mondes, par instant, au bout de sa ronde, elle retombait en milliards de gouttelettes incandescentes sur les humains en tribulation. La beauté de ce spectacle incomparable le ravit, au point qu’il se glissa dans le flot rutilant pour y disparaître. Sans pour autant perdre conscience de son unité Achille eut l’advertance d’un tout dont il n’était plus qu’une infime cellule. Il en fut transporté, emporté dans un orgasme paisible et sans fin, au-delà des mots et des sens humains.

Une chaleur humide lui mouilla les reins, il hoqueta, respira par saccades comme s’il étouffait, ses yeux larmoyèrent, ses doigts étaient gourds et brûlants, gros comme des saucisses boursouflées, des piqûres multiples lui traversaient le corps, il gigotait en bredouillant des mots mâchés. Ses yeux s’ouvrirent d’un coup sur le jais de la chambre, une peur violente lui nouait les tripes, il ne savait plus ni qui, ni où il était !

Ce rêve de mort de soi et de vie retrouvée l’obséda des années durant.

Dans la nuit épaisse une cloche sonnait minuit. Achille le presque trépassé, immobile sur son siège, semblait endormi. La pièce, son bureau, baignait dans un silence ouaté au centre duquel le cône de lumière de sa lampe rayonnait de mille étincelles de poussière flottante. Achille avait le regard vague de celui qui s’envole éveillé vers les mornes mondes morts des souvenirs. Son visage affichait une expression de stupeur muette qui contrastait avec la douceur de son regard bleu. La robe jaune d’or qui luisait au ventre du verre posé sur le bord de son bureau de cuir vieux bronze répondait à l’ambre de la lampe qui coulait sur les épaules d’Achille comme un miel d’acacia liquide. Ces couleurs chaudes contrastaient avec l’obscurité du monde endormi alentours. Achille tourna la tête vers la fenêtre noire mangée par la nuit. L’ordinateur ronronnait. Sur les flancs ronds du cristal à long pied une buée fine donnait au vin doré un aspect satiné, presque velouté. Entre les fines gouttelettes Achille scrutait le cœur blanc de lumière diffractée du nectar. Ce soir c’est un Vouvray moelleux du millésime 1989, du Domaine Claude Villain aujourd’hui disparu qui l’avait emmené sur les terres évanouies d’un de ces vieux rêves que l’on n’oublie jamais. Un de ces rêves «étrange et pénétrant» qui vous marquent la peau au fer ardent d’une vieille nuit de braise. Le disque du vin s’est calmé, sur les parois de cristal le jus gras a laissé d’étranges dessins ésotériques. Sur les flancs du verre Achille revoit le visage de cet homme qui l’avait, voici longtemps, entraîné sous les tuffeaux épais de sa cave et lui avait des heures durant, pour le plaisir du partage et de la sympathie spontanée, débouché de vieux vins qui dormaient sous les toiles noires des champignons accumulés par le temps. Titubant un peu, Achille était remonté des entrailles de calcaire, la tête ébouriffée, la bouche marquée par les fruits disparus, la dentelle légère et le tuffeau croquant. Les bras chargés de ces bouteilles de 1989 dont il vide ce soir la dernière, bien des lustres après que Claude a disparu.

Un Vouvray à l’ancienne, 12°. Oh rien de galactique à la façon des nectars inabordables mais un très bon vin qui respire la sincérité quand au nez il se donne, fleurs et fruits entrelacés. Et cette note de sucre candi qui revient en bouche au milieu des pêches, fruits secs et autre miel. Une matière délicate comme la chair tendre des temps anciens, quand sur la peau des belles le jus coulait, frais et odorant … Bouche exquise d’une Marquise à l’haleine vive dont le baiser désaltérant vous laisse la bouche radieuse, le tuffeau entre les dents et l’envie de lui mordre la bouche à nouveau, puis encore et toujours. C’était le temps des moelleux gracieux et désaltérants …

Achille lève les yeux

Mais n’aperçoit plus

Au noir du plafond,

Les vortex aux chants si doux.

Il est encore vivant.

ECHAMOTOYTIANCOTENE.

DES PRUNES DANS LE COGNAC… ?

Stéphane Burnez.

Depuis 1769, officiellement (depuis les premières lumières du dix huitième en fait) et sans faiblir, les Prunier ont aimé assembler – ou non – les eaux de vie issues, après double distillation, des arbres nains à toutes petites prunes dorées. Jusqu’en 1918, de Jean à Alphonse, les Prunier ont secoué les ceps de Colombard, de Folle blanche et d’Ugni blanc surtout (98% des surfaces cultivées). A l’extinction de la branche directe, le neveu Jean Burnez, puis ses descendants ont assuré sans faillir la succession.

Stéphane Burnez, grand «Prunier», aux branches toujours agitées, qui flirte avec les deux mètres, assure la direction de la maison depuis 1987. A l’appel de son père il a quitté la Bourgogne et la maison de son oncle Robert Drouhin au sein de laquelle, pendant six ans il avait assuré la charge essentielle de courtier exclusif, pour rejoindre Cognac et ses terroirs multiples. Ami de Robert Groffier à Morey, de Jean Pierre Charlot à Volnay, entres autres, formé par son maître Max Léglise, il a apporté dans ses bagages la finesse et la droiture d’un nez et d’un palais, rompus aux subtilités bourguignonnes.

Dans le paysage monolithique des grands groupes monopolistiques, la maison Prunier revendique son statut artisanal. Dix neufs employés font tourner – très bien – la boutique… Du VS au XO, en passant par le VSOP, les assemblages sont tous bien plus vieux que les comptes 2, 4 et 6 imposés par la loi. C’est ainsi que ce sont des comptes 3 qui font le VS, des comptes 5 le VSOP et des compte 45, le XO, bon an mal an ! Alors tendez vos verres. Tant que de telles maisons vivront, il faudra s’en régaler !

Après quelques heures passées à secouer les branches du Stéphane, il vous dira, humble sans le savoir, et le regard dans les nuages : «Un grand cognac est un cognac qui m’échappe…», qu’il ne cherche pas la standardisation à tout prix mais qu’il lui préfère «la sinusoïde douce !». Et surtout, citant Franck Zappa, qu’il vise, espérant l’atteindre un jour, «la continuité conceptuelle». De son ancienne vie de courtier bourguignon, il a gardé, l’âme du chineur de bon. Dans un coin de sa mémoire, dans son petit panthéon, il garde le souvenir de cette «Borderie Réserve» assemblage minimal d’alcools des millésimes 1992 et 1993, aujourd’hui introuvable, et dont les parfums d’une finesse d’école, exempts des pommades ordinairement adjuvées, n’en finit jamais de vous ravir le nez et de vous initier aux mille baisers du kamasutra gustatif.

En vente toujours, la «Réserve de la famille» dont l’assemblage est constitué de Grande-Champagne, Petite-Champagne et Fins-Bois (celui-ci est de 1938 !), le «Vingt ans» d’âge dont les Fins Bois, coquets, en ont vingt six… Et joyaux sur la couronne, ne passez pas à côté des «Millésimes» actuellement disponibles, les 1964, 1969, 1971, 1975, 1979 et 1989 qui vous diront qu’en ces terres calcaires et argilo-calcaires, les millésimes jouent leurs subtiles partitions au sein du grand orchestre des terroirs.

Foncez et n’ayez pas peur de secouer le Prunier, ses prunes sont d’ambre et d’or…

EIMOGNITISEECONE.