Littinéraires viniques » 2009

BIEN AVENT QUE JE T’AIME …

Suzanne Valaldon. Femme avent la tétée.

Elle a glissé son bras sous l’oreiller …

Il s’étire en chicotant…

Lui a la main qui caresse en mémoire la hanche, doucement, du long corps blanc allongé sous le drap de soie froissée. Elle soupire au jour gris qui perce à peine les rideaux. Sous ses yeux clos, il la voit ronde et ferme, qui l’attend. Un jeans, un tee-shirt, se dit-elle, suffiront ce matin à se traîner jusqu’à demain, démaquillée et désœuvrée. Le linceul lilial chante comme une âme froissée, sous le doigt, qui lentement le relève. Il soupire de désir. Zut, se dit-elle, rien à lire, rien à foutre, triste jour à attendre ce foutu lundi, redouté et espéré à la fois ! Comme un chat repu, il fait la boule, genoux à la poitrine, ronronne en dedans, et serre entre ses jambes la belle qu’il désire. Elle est ronde et ferme, fraîche, la peau fine qui recouvre ses adducteurs charnus, frémit à ce contact. Il a beau la serrer, elle ne faiblit pas.

Bof ! Elle téléphonera à sa mère, longuement, elle a tout le temps, avent que la journée finisse. Avent de la connaître, la humer, la rouler sous sa langue avide, il la regardera, encore, intacte, vierge, hiératique, immobile, impavide, mais offerte. Mais que ce temps d’attente est bon, qui décuple son désir. Ah oui, ne pas oublier de dire à maman d’aller chercher le môme à l’école demain. Et lui, ce veau de mer, qui ne bouge pas, ne la touche pas ! Elle se retourne et contemple, l’oeil critique, pour la première fois, ce visage, arrondi par les années, qui sourit béatement à ses rêves. A vaincre sans péril, on finit par s’oublier, se dit-elle, coeur lourd et seins pendants. Elle le revoit comme naguére – devenu jadis, hélas – qui le regardait, l’oeil brillant. Sa peau vibre au souvenir des caresses anciennes, des jeux stupides qu’elle affectionnait, qui la faisaient fondre, comme la boule de sorbet goûteuse qu’elle était alors. Mais il ne bronche plus, il ronfle comme un vieux diesel, bouche béante et luette tremblotante, sous le souffle putride de ses excès. A vins répétés, il s’en est jeté de ces saloperies de jus rouges, blancs et rosés, de ces bulles hors de prix, aussi, qui lui ont cramé la langue et noircit les dents. Une larme, limpide comme un cristal triste, roule sur sa joue defraîchie, lui sale les lèvres, et tombe sur sa main fripée par le manque de soins. Pas nets ces ongles écaillés se dit-elle, plutôt sèche cette peau abimée, cette taille déformée …

Anne-Sophie déprime.

Dans le coton brumeux de son demi sommeil, il vole au delà du temps présent. Debout, jambes écartées, reins bandés mais bedaine relâchée, bien campé sur ses cannes de serin anémique, il se gave déjà d’avoir d’abord à l’ouvrir à la vie. Le sommelier d’acier, lame au repos, luit sous la lampe, qui pend au plafond, comme un vieux chapeau poussiéreux, au ras de son crâne, à moitié déserté par les souples boucles blondes du temps de sa splendeur. Il attend, se retient, et recule l’instant, où la lame courte et dentelée attaquera l’opercule ductile, oxydé par l’âge et l’humidité. Sous l’étain tendre, il trouvera le bouchon, intact comme l’hymen d’une vierge, gonflé par la poussée du vin impatient de se donner à lui. L’émotion fait trembler sa main fébrile, qui déplie la vrille étincelante, polie par l’expérience, habile à extirper les plus improbables scellés. La pointe fine, pique le centre du bouchon, entre les deux zéros de 2009, et lentement s’insinue entre les fibres molles, puis tourne au ralenti, attentive à ne pas blesser les chairs fragiles. Le liège geint doucement, se tait, puis couine de plus en plus sourdement, la vrille touche au fond. L’instant de la délivrance est proche. Paul Marie savoure ce temps storoboscopique de l’avent plaisir, s’en délecte, se pourlèche, se penche et coince le flacon de verre entre ses genoux cagneux, creuse le dos, crispe sa main maigre, et tente de dégainer lentement le cylindre humide. Mais le jeunot résiste, enfle, écarte ses écailles comme un mérou apeuré. Surpris par ce refus inattendu, Paul Marie se cabre, s’arc-boute, les muscles de ses bras chétifs tremblent sous l’effort inhabituel, habitués qu’ils sont à ne lever qu’un coude. Il sent l’afflux sanguin sous ses tempes battantes, son souffle se raccourcit, une brume de sueur marque son front, sa respiration s’affole. Malgré le voile gris qui le gagne, il s’accroche, trépigne, vacille et tremble comme un mât sous tempête. Le barrage cède d’un coup et le projette en arrière, il perd l’équilibre, tombe sur les fesses. La douleur fulgurante lui arrache un bref cri aigu, mais la bouteille est sauve. Il sourit. Les tâches rougeâtres qui maculent son pyjama crème, recouvrent de leurs fragrances naissantes, les remugles aigres qui sourdent de ses aisselles inondées par le combat. Péniblement il se relève, coccyx endolori, heureux d’avoir vaincu. L’image d’un gladiateur casqué lui traverse l’esprit. Celle d’une vertèbre éraflée, aussi. C’est tenant la bouteille à deux mains qu’il verse, arrosant à l’entour, le jus violet dans un grand verre. Le reître vainqueur aura droit à sa couronne de fruits mûrs, cassis, framboises, groseilles en guirlande, à sa bolée de jus frais, rond, qui ne veut pas quitter la bouche, qui joue avec la langue, qui enfle au palais, pour y laisser après l’avalée, l’envie d’y replonger les lèvres … Paul Marie sourit aux anges. Au « Côte de Brouilly » « Cuvée Mélanie » de Daniel Bouland qu’illumine l’ampoule blafarde, il jette un regard ému …

Putain, Paul Marie,

Sors toi le cul du lit …

… Il est onze heures !

Affolé, il se redresse d’un coup, les fesses endolories.

Les deux poings sur les hanches, fulminante,

Et débraillée,

Anne-Sophie le regarde.

C’est la énième année de l’Après.

EAVEMONANTITECONE.

KYRIE-ELEISONNONS LAURE DOZON…

Le Chapeau Rose. Kees Van Dongen.

C’est dimanche…

Azur tous azimuts, ors fanés et verts mourants dans les branches qu’aucune brise n’agite. Rues vides et fourchettes en bataille derrière les portes closes des villes au repos. La Charente est blanche des façades calcaires de ses maisons anciennes, que la lumière renforce. Sortir, au hasard des chemins et des routes, sentir sous la semelle craquer les feuilles mortes des souvenirs pas si clairs, voler au temps quelques fragments de beauté, en ce jour de silence ?

S’arracher au clavier qui soumet, aux pixels hypnotisants des mots gris sur l’écran blanc de ce jour muet, raconter à qui ne lira pas quelque histoire étrange, décoller du fauteuil des flemmes confortables ? Clovis s’interroge, suppute, se ment, se dit “à quoi bon”, se sent lourd de tous ses âges en strates compacifiées. Mais rien “ne lui vient”, et ses mains inertes n’alignent pas les mots. Un jour sans lumière intérieure qui pèse les tonnes de ses espoirs déçus, de ses échecs, un jour à faire un de ces bilans à la con qui ne servent à rien, sinon à tuer le chat de la voisine, comme ça, pour échapper à la pression.

Un jour blanc sépulcre.

Bouger, rouler, laisser la vie mener le chemin vers l’heure qui vient. Entre les vignes ocres que les machines à vendanger ont meurtries trop tôt, et les feuilles vert bronze, rouge ou or fondu de celles, délestées de leurs grappes par les mains des hommes, Clovis zigzague, à demi comateux, d’un carrefour à l’autre entre les paysages changeants des terres Charentaises. La traversée d’un village le ralentit, une flèche de carton mal taillée signale une “Foire aux vins et aux produits régionaux”. Sans réfléchir – évitez de trop réfléchir, ça brise les miroirs magiques des hasards apparents – il vire et se gare. La salle des fêtes de Pérignac est minuscule. Une foire de poupée, une poignée d’exposants attend le rare chaland … ça déambule paisible, ça sent la digestion lente des graisses du midi. Quelques vignerons, vraiment peu. Nichés de-ci de-là, entre terrines et macramés améliorés, qui somnolent. “Montlouisl’attire, il s’en va sortir de sa torpeur, l’un des “Moyerdu Domaine éponyme, qu’il entreprend derechef. Causette et dégustation. Un bon générique 2010 pur cuve, agrumes, anis et finale fraîche, que suit “Edmond” passé sous bois, plus ambitieux, mais encore en retrait, dissocié par une mise récente … Clovis est fureteur de nature, plutôt curieux, amis des regards et chasseur de hasards, intuitif, un peu aventureux. Il aime à être là et ailleurs en même temps, souriant et distrait, attentif et rêveur. Tout en devisant et tastant civilement, il se sent une chaleur sur la nuque, qui glisse et s’étend, comme le picotement léger d’un regard, derrière lui.

Depuis le matin, il ne comprend pas pourquoi, le visage d’une femme, un portrait de Van Dongen, l’obsède, le taraude, lui mange le cortex, plus forte que le réel et le temps présent ! Elle est là, belle, épanouie, avec ses yeux immenses, sombres et profonds, les cheveux drus bouclés sous un chapeau rose, qui lui recouvre la conscience d’un sourire encore à naître …  Se pourrait-il ? Qu’elle s’évade du musée, vire et volte dans l’espace et le temps, pour se glisser, subreptice, là, juste là, tout près, à lui planter les yeux dans la nuque ? Clovis la sent, elle est là qui s’est glissée dans un corps feminin, en douceur, tout en respect, en complicité de femmes, à l’insu de son hôte.

Clovis se dit qu’il lui va bien falloir oser se retourner. Il tremble à l’intérieur, comme un cep secoué, à chaque fois, quand il fait étrange rencontre, et touche aux mystères des mondes subtils ignorés. Oui, elle est là qui lui sourit de ses deux grandes olives havane, beau visage, à l’oval arrondi ce qu’il faut, franche de corps, belle nature bien plantée, regard droit et jolies dents saines, sous un casque blond vénitien en cascade d’ondulations douces. C’est Laure, du Domaine Dozon, en pays de Ligré, qui plisse un peu des yeux autour de la lumière noisette et bronze de son regard. Comme un Van Dongen ressuscité, habité d’une vivante grâce nouvelle. Accoudé au comptoir du stand, ils parlent des vins de Chinon, ce pays de chair et de raisin qu’il a bien connu, tendu qu’il était, cuisses lourdes, arpentant les arpents à longueur de rangs, reins cambrés sous la charge, tous ces Octobre vendangeux des années Deux mille

Mots échangés, silences partagés. Dialogue silencieux aussi, hors du monde, qui échappe à la conscience. Déversements muets d’ondes rayonnantes, retrouvailles en sous main. Un temps de rare qualité qui prend le temps de couler, lumineux, souriant, charnu, comme un élixir sur argilo-calcaire… qui s’étire comme la finale d’un vin de soie. Les belles rencontres sont à géométrie variable, qu’illuminent les silences riches de tous les possibles, les accords silencieux, plus nourrissants qu’ortolans dorés et langues de rossignols confites. Derrière l’écran des phrases du vin, se jouent, en parallèle, au secret, les tendresses d’autres espaces. Clovis est double, et son autre, invisible, s’en régale tout autant, que son “soi” présent, des vins de Laure. Regardez bien les yeux des femmes, cette lumière particulière qui fait leur sexe, elles ne savent pas, mais sentent bien que tout se joue en contrepoint des ronds de jambes … Pour celles qui ne sont que surfaces, vitrines sans tains, passez votre chemin.

Clovis s’ébroue, quitte la compagnie de Van Dongen, pour se concentrer sur le réel et les vins de Laure. Si vous aimez la salade de poivrons verts, passez aussi votre chemin ! Et les vins de se mettre à rouler leurs robes moirées, et son regard de se perdre dans leurs plis. Tous choanes exorbités, il plonge et s’enivre des fragrances, arômes et autres touches qui lui ravissent la sensorialité. Il se sent l’épithélium exalté, et les lacrymales chatouillées. Sous l’empire de ses sens en alerte, il descend au profond des fruits rouges, croque la groseille, renifle la fraise, mord à pleines dents la framboise humide, sent la réglisse lui agacer la langue, et les épices douces lui rouler au palais les merveilles du vin … Regard, odorat, goût se confondent, se renforcent, se succèdent, qui lui ouvrent les yeux sur d’autres galaxies encore. Exacerbation.

Le regard muet de Laure l’accompagne …

Plus avant, plus après, au calme de son bureau, il regoûte :

Le Bois Joubert 2009 : Coteaux argilo-calcaires, Cabernet Franc de plus de 40 ans d’âge. Grenat clair et brillant. Notes à la gloire des fruits rouges, groseille, fraise des bois, minérales, épices, réglisse. Bouche, matière genre “mine de rien”, acidulée, vibrante, attaque douce mais très vite relayée par une acidité mûre qui fait éclater le vin en bouche et lui donne du volume, libérant fruits rouges et poignée d’épices. Finale longue, fraîche sur la réglisse, et la craie de petits tannins fins et croquants. Un bon carafage lui donne un beau supplément d’expression.

Laure et le Loup 2007 : Coteaux argilo-siliceux, Cabernet Franc de plus de 70 ans d’âge. Ce vin est issu d’une “parcelle de parcelle” sélectionnéee dans “Le Clos du Saut du Louppour l’âge et la qualité de ses vieux ceps. Habits de rubis grenat lumineux qui exhalent des fragrances de groseille, de framboise et de cassis bien mûrs enrobés dans un manteau fin d’épices douces et de poivre frais. Le jus caresse la bouche de sa matière qui fait sa délicate, pour mieux enfler au palais, libérant, prenant son temps, ses fruits frais que corsent les épices. Avalé, il ne se dérobe pas, et marque la bouche de sa fraîcheur pimentée, comme le fait au coeur, à jamais, la romance d’un amour disparu …

“Il se fait tard” …

Phrase idiote quand le silence se fait, quand la nuit libère le regard, quand les sens se resserrent, quand la moindre aspérité, même tendre – et surtout – hérisse la peau, griffe les sens. La nuit est temps aggravé. Le souvenir récent du visage de Laure remonte à son regard et se mèle au portrait de Van Dongen, sur le jais de la nuit.

Et les vins lui reparlent d’elle…

EBIMOLOTIQUÉECONE.

DE CALIFORNIE EN CASTILLON, IL COURT, IL COURT, L’HOMME DE RENOM…

Stéphane Derenoncourt. 26 Août 2011.

Deux grandes rides descendent de chaque côté de ses yeux de mer. Profondes comme des cicatrices, elles disent que son combat n’a pas toujours été facile en Bordelais. Avant que les batailles de la reconnaissance ne s’apaisent et qu’il puisse prendre racine et se poser, comme un « A » majuscule en Castillon, il lui a fallu trimer, et faire ses preuves, pour être reconnu comme l’un des plus grands vigneronsconsultants de la planète. D’entrée, sans être fermé pour autant, le visage est viril et impressionne. L’œil bleu turquin ne livre rien mais regarde droit. Une force tranquille, en attente des premiers gestes, des premiers mots, de ceux qui le visitent. Quelques phrases, quelques souvenirs, les atomes crochent. Et le visage s’éclaire quand les yeux cérulent, quand au bas du visage, un sourire venu de l’enfance gomme les traces profondes des joutes âpres d’avant Castillon, et souligne les ridules, déposées par quelque oie maligne, au coin des paupières. Transfiguration… Quand l’enfant transparaît pour adoucir le visage de l’homme, c’est qu’il – l’enfant – n’est pas mort. Tandis que nous nous dirigions vers le chai, n’a t-il pas lâché, « Je sais d’où je viens, je n’ai pas oublié ».

C’est qu’il est descendu, de BrayDunes, petite ville de pêcheurs à la frontière Franco-Belge, jusqu’aux plus prestigieux châteaux (rive-droite comme rive-gauche et satellites) Bordelais, après une scolarité brève (que d’aucuns disent tumultueuse, « l’ado » n’était pas un agneau de pré-salé !!!). Porté par une sacré volonté, doublée d’une ambition porteuse et d’un travail acharné, Stéphane le rêveur est devenu «DerenoncourtConsultants», qui accompagne et conseille près d’une centaine de propriétés … De Coppola à Bangalore. Au début des années 80, sac au dos et guitare en bandoulière, il musarde vers le sud, attiré par le soleil Marocain, s’arrête en bordelais, et se met à travailler aux lambrusques pour survivre… Autodidacte donc, qui a bourlingué à la vigne et au chai, l’homme s’est forgé de solides et multiples expériences, riches de toutes les galères endurées.

Bordeaux n’est pas «ville ouverte»…!

Il se met à nous parler de sa propriété…, le Domaine de l’A, acheté en 1999, une ruine complète, dit-il, qu’il a restaurée. Les belles pierres calcaires du libournais sertissent tous les murs des bâtiments, devenus les uns après les autres, cave, chai, bureau, salle de dégustation. Le domicile est une magnifique maison qui surplombe la plaine castillonnaise, comme celle de Verdi regardait le « Torrente Parma » … Les parfums qu’on y respire et l’atmosphère qui s’en dégage, parlent aussi de Stendhal et de son Italie rayonnante…

Le Domaine de L’A, c’est 13 hectares de vignes acquis progressivement, sur un sol qui a séduit le couple qu’il forme avec Christine, à Sainte Colombe, en Côtes de Castillon. Au moment où Stéphane nous rejoint, le Penseur de Nicolas Lavarenne nous happe et nous ravit : entre inquiétude et sérénité, entre songe et attention, dans la contention, selon Isabelle, de pensées tumultueuses, ou tout simplement géniales parce que portées par la philosophie terrienne de «O Fortunatos, nimium, sua si bona norint, agricolas»… et supportées par les barres qui le mettent en apesanteur. Belle préfiguration sculpturale, synthèse définitoire d’un esprit et d’une volonté. Celle de réussir. Rachats de vignes abandonnées, agrandissement progressif d’un Domaine… Ah oui, tiens ! et pourquoi Domaine de L’A ? « Parce que tous les mots qui nous plaisaient (on épluchait le dictionnaire…) commençaient tous par A. La lettre est donc une synthèse contractée de notre Ambition, de notre Amour, de notre Aventure… à Christine (sa femme) et à moi… »

En dégustant le beau fruit rond et dense du Domaine de L’A, l’évidence et la victoire coulent grassement le long des parois du verre. Victoire arrachée à bout de bras, pilonnée durant plus de 15 ans sur les machines viticoles, qu’il a promenées sur les chemins de la vie, en se désindustrialisant, pour n’être pas le ladre chevalier mais le servant des gents de Saint Emilion. Rançon de la gloire, sa signature respectée est partout sollicitée. « Je ne veux pas que mon nom apparaisse comme le garant promotionnel d’une propriété viticole ». « Si l’on me confie le rôle de conseiller, faut s’attendre à me voir bosser et à faire bosser ». Son combat, accompagner les domaines, les propriétés, qui savent mettre en valeur leur terre, et qui font que Bordeaux, grâce à eux, n’a d’identité que son terroir.

Stéphane a gardé de son parcours l’idée d’une coopération nécessaire et indispensable entre le chai et la culture de la vigne. Le vin est le résultat d’un « travail d’équipe » aux corps soudés, dont tous les maillons sont d’égale importance. Dans cet esprit, il a souhaité mettre en place un décloisonnement des compétences. Il est indispensable que le maître de chai maîtrise, comme le chef de culture, les travaux de la vigne, voire réciproquement…

Le domaine est un centre d’expérimentation et aussi une école pour les vignerons. Mais pourquoi le choix de ce terroir, pourquoi en Côtes de Castillon ? Christine et lui voulaient acheter… en rive droite ! Stéphane est un passionné de la rive droite. Saint Emilion est une terre de calcaires uniques au monde, les très fameux « Calcaires à Astéries » qui plaisent tellement à l’ex géologue Daniel, que les initiés surnomment, entre autres sobriquets, « Astérie l’Oligocène ». L’appellation Côtes de Castillon est récente : elle englobe un terroir intéressant qui ne supporte pas la médiocrité, d’une fausse réputation de rusticité… Certains vignobles, qu’il a rachetés, étaient délaissés. Il leur redonne vie, comme en pèlerinage vers les Terres Saintes non Emilionnaises…, avec un idéalisme généreux, lucide, vivant ! Bel itinéraire ; les cartes repères sont évidemment les tracés géologiques et le travail parcellaire, le viatique est le grain de raisin, goûté régulièrement. Voyage de la vie, du vin, rien qu’au Domaine de L’A, mais aussi tellement ailleurs … En Inde, au Liban, en Californie, en Syrie … Pour l’heure, Stéphane voue un culte aux divinités chtoniennes… (Caprice de star, évidemment …) et nous annonce un scoop. Il va nous présenter la vedette du Domaine de L’A dans le rôle titre : le Pigeur Manuel (un manche à balai planté sur une traverse trouée) ! Puis… dans les seconds rôles, Bacchus… et enfin, l’inévitable Pipette.

La cave (grande fierté de Stéphane), à la bourguignonne, petite, simple, voûtée d’un seul tenant…) nous accueille. Sous les bondes, dans les fûts, le millésime 2010, mature. Les vinifications sont conduites en cuves bois tronconiques ouvertes, aux noms fleuris, « Acanthe, Magnolia, Passiflore… , dédiées à chaque parcelle ». Les baies ne sont pas foulées, elles deviennent « caviar… », image qu’emploie souvent Stéphane. Puis il nous dit que « Faire du vin, c’est facile… ». Nous sommes de bonne volonté, nous voulons bien le croire. Avec l’aide d’Einstein, le temps suspend son cours, la relativité, c’est extrêmement simple : « Asseyez vous auprès d’une jolie fille, une heure vous semble une minute »… Sans se presser, au creux de la conversation, Stéphane nous livre, mine de rien, ses Dix Commandements !

1. Des grains entiers, non foulés, tu vinifieras.

2. Des macérations pré-fermentaires à froid, tu ne feras.

3. Tu ne levureras pas.

4. A des extractions douces, tu procéderas.

5. Le piégeage manuel, tu préféreras.

6. Des vins sur lies, tu élèveras.

7. Aucun soutirage, tu n’accompliras.

8. Ni collage, ni filtration, tu ne commettras.

9. Par gravité, tes vins, tu écouleras.

Et enfin, et dixièmement :  En barriques, tu élèveras…

Simple, simple ? Vous avez dit simple… !

Le temps au Domaine de L’A est effectivement relatif. Il se fige, il se pétrifie comme le calcaire qui nous entoure, et tout devient limpide. Beau… bon… Comme la dégustation sur fûts des vins 2010… Les deux premiers échantillons (du même tonnelier Taransaud) proviennent de vignes acquises sur le plateau de Belvès, à l’origine une parcelle de vieilles vignes plantées à trois mètres, ce qui a nécessité de planter en rangs intermédiaires des jeunes vignes, pour réduire l’écartement à 1.50 mètres et pour obtenir une densité de 5500 pieds à l’hectare.

1- Merlot, vignes de onze ans : Nez doucement expansif aux senteurs douces de cerise et de fleurs. La bouche combine aux impressions de cerise, des notes précises de fraise et de framboise, d’une belle netteté, d’une grande fraîcheur, jusque dans la finale portée par des retours floraux, de rose en particulier.

2- Merlot, jeunes vignes : Un nez plus expressif que le précédent, aux parfums de fruits rouges, tellement frais, qu’ils paraissent mentholés. La bouche est pleine, gourmande, agrémentée des mêmes saveurs réglissées et mentholées. Les tannins sont d’une belle finesse, presque « crayeux ».

3- Merlot sur les vieux rangs : Le nez est peut-être plus discret, mais l’olfaction décèle des notes épicées, douces et amènes. La bouche est très fine, souple, aux tanins d’une grande subtilité. La finale, en fruits apothéotiques de framboise et de cerise, rappelle une dernière et longue fois, les épices respirées.

4- Cabernet Franc : Un beau floral, dominateur, au nez. La bouche ronde, pleine, armée de tanins serrés, d’une puissance domptée dans une construction allongée, dans une finale fruitée, irriguée par des flaveurs de fruits sauvages, d’épices et d’impressions salines rafraîchissantes.

5- Les vieux merlots (80 ans) : Le nez embaume les fruits écumeux, denses et capiteux, complexifiés de fragrances florales. La bouche est d’une onctuosité fine, sphérique, fraîche, au fruit pur de cerise, construite autour de tannins fins et serrés, enrobés d’une belle chair dense.

Tout cela fera sans doute un bel assemblage, qu’il est temps d’aller déguster sur les millésimes précédents. Tout doucettement, nous quittons le chai, pour la salle de dégustation… Située à l’entrée du domaine elle est simple, fonctionnelle, lumineuse, belle et blanche. Sur la paillasse, Stéphane aligne trois millésimes récents, de bonne, voire excellente réputation.

Domaine de l’A 2009 : La robe est profonde, avec des nuances violines, le nez est net, intense et très séduisant, sur des arômes floraux (pivoines et violettes), la boite à épices, les fruits variés ( cerises mûres, rehaussées d’une touche de cassis et de réglisse), l’élevage est en retrait. La bouche est charnue, avec des tannins élégants bien enrobés. Le vin s’installe avec autorité, le milieu de bouche est sphérique, dense, avec des saveurs fruitées gourmandes, relevées d’épices douces. La finale est persistante, veloutée, sensuelle, équilibrée, fruitée, épicée (dont le girofle) ; avec une petite note saline. Noté 16,5, note plaisir 17 dans ce millésime que Daniel aime beaucoup.

Domaine de l’A 2008 : La robe est un peu moins profonde que celle du millésime 2009, avec des reflets couleur pourpre à sanguine, l’olfaction est délicate et soutenue, avec des parfums floraux (pivoines et une note de violette), de fruits rouges (cerises), de fines épices, de très légères notes réglissées. L’élevage est discret. La bouche est élancée, avec des tannins fins, enveloppés d’une chair délicate mais serrée. Le vin prend de la consistance en son centre, au corps fusiforme et plein, rehaussé de fruits mûrs et expressifs. La finale est étirée, fraîche, précise, savoureuse (fruits purs, épices et réglisse), avec des notes salines nettes. Noté 16,5, note plaisir 16et plus dans quelques années.

Domaine de l’A 2005 : La robe est profonde, avec un liseré de couleur sanguine à violine. Après une bonne aération, le nez est profond et pur, avec des arômes de truffes noires, de roses séchées, de violettes, de fruits noirs mûrs (cerises et mûres sauvages), d’épices douces et de zan. La bouche est veloutée, dotée de tanins finement tramés, enrobés d’une chair généreuse. Le milieu de bouche est plein, dense, très rond dans son dessin, avec une texture toujours aussi élégante, accompagnée de fruits expressifs, purs et épicés. La finale est longue, d’une bonne fraîcheur, intense, avec des saveurs de fruits variés, dominées par une cerise très pure, rehaussée d’épices douces et de notes salines. Un vin un peu plus évolué que celui dégusté en bouteille (75cl), il y a deux mois. Noté 17, note plaisir 16,5. *

Joli trio que ces trois vins unanimement appréciés, avec pour ma part, une petite préférence pour le 2008… Au mur de la salle, sur toute sa longueur, impressionnantes, alignées simplement, la troupe, presque complète des bouteilles issues des propriétés suivies et conseillées. Une seconde rangée en devenir, plus bas, sur la paillasse. Je me retourne, me lève et les détaille. Stéphane surprend mon manège, et me propose d’en choisir une. À la fin de la rangée du haut, une bouteille de « Les Carmes Haut Brion », l’une de mes premières amours Bordelaises, d’il y a … quelques lustres, un domaine complètement perdu de vue vers 1992, quand les prix ont commencé à flamber dans la région… Stéphane s’absente un instant et revient désolé, deux bouteilles sous le bras. Plus de Carmes en cave ! Il nous propose de goûter le remplaçant à l’aveugle. Daniel, « l’implacable » reconnaît le terroir, Stéphane déshabille la fillette : Château Allary Haut Brion 2008, (l’une des 2400 bouteilles produites), qui agita, il y a peu, le « microcosme Chartronnais ». Une parcelle de 1ha 31 au coeur du célébrissime Château Haut Brion, récupérée par son propriétaire en 2006. Un vin rare et délicieux, commenté par Daniel.

La seconde bouteille, c’est la bouteille « dentifrice », un blanc destiné à rafraîchir le palais, après les neufs rouges tastés. Un chardonnay, « Dolmen » 2009, cépage reconnu sans difficulté, du Domaine Belmont appellation « Vin de Pays » du Lot ! Surprise que ce chardonnay, frais élégant et long, que nous apprécions grandement (commenté par Daniel).

Deux heures et plus, ont semblé un quart d’heure, passées à cinq : Stéphane, Daniel, Isabelle, mézigue et… Einstein !!! Quand le temps se contracte, c’est que la compagnie est bonne. Nous repartons, les bouteilles des Châteaux et Domaines Alary Haut-Brion et Belmont sous le bras. Comme ça, simplement offertes, histoire de les finir à table, sans faire de bruit.

Stéphane, cet homme qui aime la fraîcheur des vins et n’en manque pas lui-même, devisant et paisible, nous raccompagne et nous quitte.

Coppola, le Liban, déjà, l’attendent …

* Les commentaires, texte en partie, et notations sont d’Isabelle et Daniel Sériot (Journal d’un passionné de la rive droite). Dieu, Marie, et Hadès reconnaîtront les leurs…

AVEC DEPEYRE, PAS DE BILE À SE FAIRE…

Nikki. L’Agly, pool.

Un domaine de treize hectares conduit en tandem par Serge Depeyre et Brigitte Bile, donc… Créé en 2002 et sis dans une maison parmi d’autres, au milieu des rochers (Cases de Pène) dans la vallée de l’Agly, en Roussillon. Sur les terres avoisinantes de marnes, de schistes noirs et argilo-calcaires aussi, des lambrusques, devenues vignes à force de soins, qui peuvent être vieilles, voire canoniques (plus de 80 ans pour certaines), croissent dans la douleur et les forts vents méditerranéens. C’est ainsi que le duo veille amoureusement sur une armée de ceps qui sont grenache gris, blanc, noir, syrah, carignan, ainsi que mourvèdre. Quelques cousins Ibériques de lladoner pelut, par-ci, par-là.

Les gens d’expérience sont souvent raisonnables, c’est pourquoi le couple travaille en lutte raisonnée. Pas de traitements systématiques, pas d’engrais chimiques, analyses régulières des sols, feuilles et grappes. Labourage à la mule, sans chenilles donc ! Vendanges manuelles en caissettes et égrappage intégral, pressoir vertical traditionnel en bois et vinification traditionnelle elle aussi, sans intrants. Vins non filtrés et non collés. Des rendements drastiques… De 14,5 à 30 hectos à l’hectare : 14,5 pour «Symphonie» 2009 et «Rubia Tinctoria» 2009, 25 pour «Sainte Colombe» 2008 et 30 pour la cuvée «Domaine Depeyre» 2009. De là à dire, que par là-bas les vignes ont la prostate fragile…

Le Domaine n’est pas grand consommateur de bois neuf que seule connaît «Symphonie», de grenache blanc et gris issue. Il est vrai que les vignes de 80 ans, «ça ne craint pas»… Un VDP des Côtes Catalanes qui fait ses dents en barriques et demi-muids neufs. Dans le millésime 2009 qui demande un carafage conséquent, ce jus d’or pâle au nez de fleurs, de fruits jaunes, d’amande amère, d’écorce d’orange et de réglisse anisée, vous emplit la bouche d’une matière conséquente, grasse, onctueuse, riche d’abricots mûrs, de confits, que rehausse la réglisse épicée. Un vin «cabot» qui ne veut pas quitter la bouche et qui éteint, plus que très lentement, ses lumières de réglisse fumée. Puissance et finesse habilement conjuguées.

Après que le blanc, impressionnant, a baissé son pavillon de pierres épicées, c’est le début du voyage au pays des robes impénétrables… Place au rouge de la cuvée «Domaine Depeyre», assemblage de syrah, grenache noir et carignan à proportion de 50, 25 et 25%. Un vin qui bien que de pure cuve, demande un bon carafage. Mais avec tous les vins – certes jeunes – du domaine, patience est souvent mère de plaisir décuplés par l’attente. Vent et soleil marquent le vin de leur puissance sauvage fruitée et maîtrisée.

«Sainte Colombe», c’est un degré de plus dans l’expression du terroir. Syrah, grenache, carignan à proportions égales et 10% de mourvèdre. Fruits noirs, cerise mûre, pierre sèche, réglisse fine et poivre dominent. Le toucher de bouche est caresse fluide, d’une onctueuse élégance, la matière est conséquente mais sans affectation. Cerise noire juteuse à nouveau. La finale, aux tannins fondus, empourpre la bouche d’épices longues, réglissées, poivrées, légèrement fumées. Au bout du bout subsiste au palais, une violette. Une fleur d’avenir…

«Rubia Tinctoria», 80% syrah, mourvèdre et grenache à 10%, garance teinturière entre les rangs des vignes, mais pas gros qui tâche en bouche pour autant. Vin de pure cuve, jus de jais à peine ourlé de violet. Joli fumet de fourrure de lièvre à l’ouverture qui laisse rapidement place à des arômes de prune, de bigarreau et de cassis très frais. Une matière fluide et onctueuse en bouche, qui allie légèreté et puissance contenue. Une eau de vin soyeuse, précise, gourmande qui caresse le palais de sa volée de fruits et laisse à la finale de petits tannins délicats et goûteux. Une syrah du sud mutine, fraîche comme une crinoline sous le vent.

Les vins de Serge et de Brigitte sont aux Roussillon de naguère ce que la plume est au burin…

EMO!SCHISTITESCONE.

A LA RECHERCHE DE CARLINA PERDUE * …

 

Roland, qui fut à Ronceveaux, est de nos jours à Garros. Les gladiateurs affamés aux tridents aigus sont devenus muscles d’ors longs enserrés de tissus luxueux, qui se renvoient la balle en criant rauque, comme des hardeurs milliardaires. Vu d’en haut, les premiers rangs autour de l’arène sont constellés de panamas blancs, qui se veulent signes d’élégance aisée. A voir les boursouflés et les chirurgiquées qui les portent, comme les signes ostentatoires de leur importance sur l’échelle qui n’est pas de Jacob, je me félicite de n’en point être empanaché… Plus haut sur les gradins du moderne amphithéâtre, les têtes couronnées de paille se font plus rares, et s’agglutinent les casquettes à la gloire des bulles salées. Tout en haut, elles deviennent jaunes et sentent l’anis qui n’est pas étoilé.

Brutal retour…

Ces jours derniers passés intra-muros, à l’abri des hordes de gnous colorés, arpenteurs multiples des artères pulsantes du sang abondant des marchands du temple, qui prospèrent comme pucerons sur tomates au jardin, le long des cheminements lents et sans cesse recommencés des foules grégaires. En Saint Jean des Monts, j’étais encore, il y a peu, dans l’arrière cour duCHAI CARLINA en compagnie sensible des buveurs de tout, amis du REVEVIN qu’orchestre chaque année Philippe Chevalier de la Pipette, hardi Chouan, ami des vins… et des cidres parfois. Barbe broussailleuse d’ex futur Pirate, le Chevalier souriant, placide comme un Saint Nectaire affiné, accueille les impétrants hallucinés. Plus de deux cent vins couleront au long des gosiers pentus, recrachés ou bus, selon les heures sans heurts de l’horloge des passionnés.

Le minutieux que je ne suis pas, déclinerait par le détail les noms et commentaires scrupuleux de toutes les décapsulées du Week-end. Studieux par moment, appliqué mais grognon le plus souvent, j’ai infligé à mon palais fragile, la caresse parfois, et l’agression par moment, de jus délicieux et/ou surprenants. Sessions dédiées aux blancs de Pessac-Léognan, aux Baux blancs et rouges, aux Grenaches de Provence, Rhône et Roussillon, entrecoupées de repas fraternels à la gloire du Bordelais comme de la Provence, ont rythmé jours torrides et longues soirées tièdes.

Dans mon coin, gencives en feu, j’ai attendu en vins, Carlina

Où était-elle, cette bougresse au nom de garrigue douce dont le nom brasillait au fronton du Chai, la nuit tombée, tandis qu’au sortir des tardives soirées arrosées, je rampais vers l’hôtel ? Étrangement, chaque nuit, toutes libations terminées, j’entendais, en sortant titubant, les cris douloureux des grands Chouans disparus, qui sourdaient, gémissants, sous les bitumes. Quelque ancien charnier royal sous les goudrons lourds de la modernité, sans doute ? Je levais la tête vers les étoiles, à chaque fois, implorant le ciel, effrayé que j’étais, et lisais au front du caviste : « Chez Carlina » ! J’avais beau me battre la coulpe à grandes brassées d’orties biodynamiques, m’infliger des abrasions siliceuses comme un hézychaste Grec, me limer les dents et me râper le frontal contre les murs, me traiter de bouse de vache en corne, rien n’y faisait. Toujours et encore, fulgurait : « Chez Carlina » au travers des luminescences à teintes variables, vestiges des jus du jour, entassés comme dans la soléra vivante que j’étais devenu à cette heure sans plus d’aiguilles à ma montre ! J’avais beau, genou à terre, invoquer l’âme glorieuse de François Athanase de CHARRETTE de la CONTRIE qui chourinait sous le goudron, rien n’y fit jamais. Pourtant et sans que je parvienne à résoudre l’énigme, les petits matins après ces nuits glauques, la chapelle des vins de Philronlepatrippe arborait à son fronton : « Chai Carlina »… Va comprendre Alexandre !

Mais foin de divagations !

Revenons à la bonne vieille chronologie, chère au cerveau gauche, et hors laquelle tout le monde se perd en méfiances. A peine descendu du cheval à soupapes qui m’avait confortablement convoyé jusqu’en ce lieu de toutes les chouanneries à venir, confortablement lové au creux d’un pullman spacieux, tout à côté des flancs généreux de la très Odalisque Sœur des Complies, accorte compagne du mien ami le très cacochyme officiant Cardinal de Sériot des Astéries, j’étais l’œil mi-clos, la mine attentive et la conscience en mode inter-mondes, à visionner déjà le très encensé film de Guillaume Bodin , « La Clef des Terroirs ». Que je trouvais donc fameux ! Belles images, belle lumière, belles caves, belles grappes, bon dialogue, bon pédago. Tout bien quoi. D’autant que lumière revenue, les spectateurs enthousiastes ne manquèrent pas de poser moultes très passionnantes et réitérantes questions, dont j’attendais patiemment la fin, tandis que mon estomac convulsé touchait depuis un moment le fond de mes chaussettes suantes. C’est qu’il faisait une chaleur à écœurer Vulcain, tant à Saint Jean qu’au ciné éponyme !

Back au Chai après une petite promenade de retour, sous la guidance du bon Cardinal qui semble avoir un GPS greffé au goupillon. Après avoir tenté de goûter un peu aux superbes cuvées de Thierry Michon, Saint Nicolas des Fiefs, sans trop de succès, tant la foule d’après film était dense et soiffeuse, je renonçai. Me faut avouer que me frayer un chemin entre les sueurs acides, les parfums capiteux et les nombrils agressifs, me fit très vite rebrousser chemin, me vengeant lâchement au passage sur quelques arpions épanouis dans leurs sandalettes aérées. Soupirs. Regrets. Souper tardif avec la meute. Libations contrôlées. Sortie du Chai. Tard, après qu’il soit clôt. Première manifestation occulte de Carlina, l’invisible mutine.

Perplexe, je m’endormis sans elle.

C’est alors, en ce lendemain de cet étrange nuit, que commence la farandole des bouteilles sous chaussettes multicolores. De bon matin vingt blancs de Pessac-Léognan, obscurs et/ou Crus classés, dont quelques pirates. Entendu dire alentour que les vins se goûtaient mal ? Jour racine ? Jour merdique ? Jour gencive sans aucun doute ! Ça frétille sous les caries, c’est la Saint Stéradent. J’outre, certes, mais quand même. De la brassée, émergent Smith Haut Lafite, Carbonnieux, Respide « Callypige » (encensé par le Cardinal, of course…) et Turcaud « Barrique », pirate de l’Entre-deux mers. Ni pâmoison ni holà, néanmoins. En soirée, ce sera diner Bordelais arrosé de bouteilles mystères échangées entre convives. Vannes, blagues, points de vue, controverses feutrées, goûts et couleurs, volent en coups droits et revers pas toujours liftés. « Nature » et « Tradition » n’empêchent, ni luxe, ni volupté gustative. Les « convives cohabitent », verbe et substantif à faire de beaux enfants aux regards profonds et/ou luminescents. Jus aboutis, avortés, entre deux états parfois, passent de bouche en gosier ou crachoir, c’est selon. Pour le classique à géométrie variable que je suis, les jus, souvent objet viniques non identifiables, fluorescents à ravir E.T, étonnent, surprennent, apprivoisent ou repoussent.

Auparavant, après une flânerie errante au long du rivage Montois, en fin d’après midi de ce même lendemain, Antoine Sanzay de Varrains et ses Saumurs, dont certains de Champigny, s’offrent à l’aréopage curieux. A ma gauche, l’aimable Hélène, moitié de Sanzay, me tient proche compagnie et semble partager partie de mes élans. Nous tastons de conserve ces vins qui n’en sont pas, Dieu soit loué ! Le chenin 2009 « Les Salles Martin » mûr, frais, aussi croquant qu’Hélène est craquante, désaltérant et finement salin, ouvre bellement et proprement la ronde. J’en avale une gorgée, subrepticement et ne le regrette pas ! Le Champigny rouge « Domaine » 2009 qui fleure bon framboise et cassis, aux petits tanins fins et crayeux, suit le même chemin pentu. Enfin « Les Poyeux » 2009, Champigny itou, au fruit aussi précis qu’élégant, clôt le bal en beauté. Ce vin, à la matière conséquente, épicée, équilibrée, étire longuement ses tanins soyeux et réglissés sur mes papilles frémissantes. Du tout bon, à mon goût, chez l’Antoine !

Au matin radieux d’encore après, les rais d’or brûlant qui percent les persiennes piquent mes paupières, lourdes des ravissements de la veille. Dans l’ombre tiède de la chambre, je m’extirpe d’un cauchemar glauque. Je laisse les cow-boys à leur génocide, et range mon colt, fumant de tous les meurtres sanglants qui me tapissent le palais de leur goût métallique. A moins que les fluorescéines de la veille, pruneaux et groseilles prégnants engorgeurs de foie, continuent insidieusement à me gonfler la rate…

Ce jour, c’est le Domaine de Trévallon, Étoile des Alpilles unanimement reconnue. Présenté par Eloi Dürrbach himself ! Monsieur Eloi est un homme rare, peu disert de prime abord, mais que la chaleur des êtres, les mets et les rires, ne mettront pas longtemps à détendre. Le hasard des chaises tournantes me place à sa droite tandis qu’Olifette la rieuse, Jurassienne au regard clair comme les huîtres lumineuses lavées par les eaux limpides de la pleine mer, finit de m’encadrer… Douze millésimes, trois blancs sublimes dont un 2000 aux parfums de truffe blanche, de pêche et de tisane, qui prend place derechef au cœur secret de mon Panthéon vinique. En rouge, 2007 est fait pour le long cours; fleurs blanches, amande, fumets de garrigue, fruits rouges, olive noire, and so on, jouent à s’entremêler harmonieusement… Enchantement olfactif, équilibre et précision des arômes. Un bouquet odorant, littéralement. La bouche n’est pas en reste (beau nez et belle bouche font grand vin!); c’est une boule juteuse et joueuse, à la matière conséquente, qui donne à l’avaloir sa chair tendre et musclée à la fois, pour offrir à mes sens consentants, de premières notes fruitées anoblies par de beaux amers. Le vin roule comme un jeune chiot ! Puis la soyeuse trame de tanins finement crayeux traversée d’épices ensoleillées, retend l’animal qui repart de plus belle, rechignant, si frais, à se calmer à la finale. A fermer les yeux en paradis. Sur mes lèvres orphelines, la trace d’une larme salée. Les huits autres millésimes (1995, 2000, 2001, 2003, 2004, 2005, 2006 et 2008) chantent, chacun sur leur note, le grand air de ce terroir du « nord du sud ». Plongé dans les calices successifs, je surveille de l’œil gauche Eloi (je me permets, il est d’accord) qui refait la tournée de ses enfantelets. Qu’ils soient les siens ou qu’il découvre d’autres vins, l’homme est aussi rapide qu’efficace et ne se perd pas en arabesques. Une inspiration furtive, une gorgée vitement roulée en bouche qui finit discrètement au crachoir. Quatre mots plus tard, l’affaire est faite. Quand le vin lui plait vraiment, il ouvre l’œil grand, brièvement. Cet homme parle peu, mais ses mots pèsent le poids de l’expérience et de la lucidité…

Rares sont les vins qui vous arrêtent. Le voyage qui suit, à la recherche de beaux Baux plus que vins de bobos, l’atteste. Plus en chasse que braques en garrigue, la meute est à la traque, truffes frémissantes, espérant au détour d’une chaussette anonyme, lever un faisan racé aux plumes chatoyantes, à la chair tendre, onctueuse et fondante, aux parfums de fleurs printanières et de fruits mûrs et frais. Mais la battue fut moyenne, seules quelques perdrix d’élevage agacèrent un peu nos sens aiguisés. Nous en tastâmes cinq cents et revîmes au port pauvrement récompensés de quelques cols verts maigrelets. Il est vrai qu’après les diamants purs de Trévallon, les cartouches étaient mouillées…

Fourbus mais opiniâtres, nous finîmes le marathon sur les rotules, attaquant toutes papilles bandées, la côte des Ganaches. De Grands Crus assurément ! Madagascar, Venezuela, Colombie… croquants, floraux, longs et subtils, à faire des bassesses en d’autres circonstances. Six vins de Grenache à marier à ces élixirs de cabosses ! Il me faut humblement avouer qu’en ce début de soirée, mettant genoux à terre et papilles en berne, je fus incapable d’y trouver noces royales. Le sextuor liquide me laissa palais de marbre et naseaux flasques. D’aucuns, plus aguerris, dirent de belles choses. Quelques damoiselles, proches de l’extase, délirèrent un peu…

Une semaine après la bataille, l’esprit un peu plus clair et les nerfs apaisés, je me dis que l’assaut aurait peut-être gagné à être plus court, que les vins des Baux eussent plus empoché à mener l’attaque en premier, que Trévallon, en second, serait resté premier, et que Grenaches et Ganaches méritaient de faire noces à part. Critique facile certes, pour qui ne s’est pas échiné à la tâche. Mea culpa, amis organisateurs!

Au repas du soir de ce samedi, requinqués par quelques bières apéritives (belle « Poiré » locale, fraîche et nourrissante, « Rodenbach », Belge charnue à la cerise aigrelette… ), la Provence est reine. Les convives restés vifs se lèvent à leur tour, filent à la cave et remontent sous chaussette propre, de rigueur en pays Chouan, leurs flacons de communion. Car REVEVIN est fête de partages, partage de fête aussi, d’échanges de vins, de mots, de rires, de discussions à la Française… animées parfois, têtues souvent. Rien à voir avec les empoignades virtuelles de peu d’humanité. Ici les corps se font face, les fluides subtils qui nous échappent (car nos sens, aussi grossiers que cartésiens, n’entendent que les mots, lourds comme des boulets fumants), régulent, nuancent et relativisent nos désaccords futiles. La distance ignorante décuple les peurs, la proximité rassure, l’autre est miroir de nos errances. Ce soir, en cette maison, nous frôlerons la tolérance !

Au sortir des lumières amicales, jentre dans ma dernière nuit maritime. Esprit clair et sens affûtés, je traverse la rue déserte sans me retourner. Immobile, longtemps je reste. Me fondre dans l’espace, me fluidifier, m’incorporer au monde, je veux. Faire un et disparaître aux regards de chair, pour ne pas l’effaroucher, je tente. Me retourner d’un bloc, me retrouver face à Carlina frêle qui danse comme une fée, j’espère… Mais je m’endors déjà.

Quelques vins de rêves pour beaucoup de vins rêvés…

Le dernier matin sera dimanche, et les Bablut de Christophe Daviau feront « Aubance » à ceux que le retour n’appelle pas encore. Las, je n’en serai point. Rentrer il me faut. Sur le réglisse noir de la route, je me glisse, comme une bulle humide sur l’herbe des champs mouillés. L’air chante sur les courbes rondes de mon cheval de fer. Mon esprit vagabonde. Le caoutchouc chuinte sous la pluie drue. Carlina, secrète est restée. Mais elle continue de vivre en moi les rêves de vins qui me portent encore.

Tandis que je mets le point final à mon ouvrage, je l’entends qui rit des perles de nectar frais…

* Hors les domaines cités, tout est fiction et délires imaginaires débridés…

EVIMOBRANTITECONE.

 

AU SUPPLICE À SAINT SULPICE…

Rembrandt. La leçon d’anatomie.

  

Avril, qui assoiffe les terres, est beau…

Le soleil tendre de ce printemps décuple les forces telluriques, la vigne exulte, avant que la souffrance ne la gagne et ne lui arrache le plus beau du coeur de son jus. Sur la route qui serpente entre les vignes, je roule vers le plateau calcaire de Saint Emilion. Et accompagne, d’une voix de fausset, le timbre beurre fondu d’une cantatrice, qui fait de l’habitacle de ma quatre roues de gomme, le plus confortable des boudoirs masculins. Là bas, tout au bout de ma route incertaine, les forces insoupçonnées qui masquent les destins me guident, mieux que le plus sophistiqué des GPS, vers Saint Sulpice de Faleyrens. M’y attendent de faux inconnus. Oui, les Voies de la Toile, elles aussi, sont impénétrables. Dieu, qui est humour, ne néglige pas ces couloirs virtuels reliant entre eux ces âmes solitaires à deux pattes frêles, qui se prennent pour les maîtres de la création mais qui ne savent pas, orgueilleux comme des paons aux plumages ternes, qu’ils ne gouvernent pas même le bout de leurs humeurs…

Au milieu de l’impasse perdue, impair et gagne, la porte au marteau léonin cache encore à mon regard inquiet, La Fleur et son Cardinal. On ne dira jamais assez combien les vibrations subtiles qui nous entourent, corps invisibles, sont plus puissantes que l’apparence de nos chairs. Aussi temporairement belles soient elles, nos viandes parées, quoiqu’exquises parfois, nous aveuglent, pièges charmants mais grossiers. Au fil des prisons temporelles qui nous abritent, incarnations après vies, nous nous croisons et recroisons. Nos âmes, que nous ignorons, se reconnaissent… elles. Le pas de la porte à peine franchi, la lumière qui éclaire les regards qui m’attendent, me parle sans qu’aucun mot soit dit. Ces deux vies qui s’aiment au-delà des épreuves, je les reconnais d’instinct. Pourquoi, comment, quand, où, je ne saurais dire, mais la certitude qu’ils sont d’anciens compagnons de misères et de joies, fulgure en moi comme un rai coruscant, pur, tranchant comme Chardonnay sur calcaire. Les consciences sourdes, que nous sommes tous trois, balbutient quelques pauvres mots émus. Mais les regards absents de nos vieilles âmes tribulantes, présentes comme nos egos ne le seront jamais, s’étreignent et chantent la joie muette des retrouvailles… Cent, mille mots ne pourraient l’exprimer.

Je suis chez eux, qui me disent en silence que je suis chez moi.

Le Cardinal Daniel doux sera mon guide, comme sans doute j’ai pu l’être, en d’anciens temps. La Fleur, immobile danseuse, belle de toutes ses rondeurs, a le regard noir des plus chatoyantes olives, le cil long et le sourire timide des bayadères caressantes.

Deux jours qui seront Éons…

Isabelle est un essaim d’abeilles*. Toujours en mouvement, elle paraît immobile. Elle écoute, participe, enrichit les échanges, tandis que ses mains, indépendantes, ne cessent de s’activer. Nourricières, elles volètent, concoctent, sans que rien n’y paraisse, plats légers, inventifs et multiples, qui enchantent les palais et charment les esprits. Elle a cette voix douce du corps et du coeur, que l’on écoute sans qu’elle ait à la forcer. Non, ne croyez pas que je flatte, c’est ainsi, simplement. Le Cardinal des Astéries a le regard des conquis, quand au soir d’un long jour le soleil s’attarde. Il a les mots taiseux des pudiques énamourés. Je les regarde vivre et me repais – comme un affamé devant la vitrine embuée d’une pâtisserie un petit matin d’hiver – de ces moments goûteux et charmants…

Toiser, Sériot, malgré son nom, ne sait. Il ne vous parle jamais tant que lorsqu’il se tait. Il a le regard tendre de ceux qui aiment vraiment le vin. Comme un Italien, le pain et les femmes, il aime aussi ! Etrangement me vient le souvenir flou d’un monastère ancien. Lui et moi y cheminons en prière au fil du déambulatoire, et croisons parfois une novice sous voile qui passe furtivement, à petits pas rapides. Nous ne levons pas les yeux, mais le bruissement de son habit et l’air parfumé qu’elle déplace à peine, nous touchent à coeur. Le temps d’un soupir, parfois, affleurent, venues du fond de l’oubli, de mystérieuses réminiscences…

À Larcis Ducasse, à Mangot, à Cassini, à Beauséjour, des Côtes à la Montagne, Daniel m’a emmené. En sortant de Ducasse j’étais loquace, à Mangot ce fut tango, de Cassini je fus épris, à Beauséjour c’était velours… Tranches de bonheurs viniques, différents, uniques, délirants. Attachants. Dents violettes et sourire noir. Nez chargé de fruits, lèvres salées de calcaire et coeur à la chamade. Sérieux comme un pape quand il déguste à la géologue, Le Cardinal des Astéries plonge une seule fois le nez dans le verre, roule quelques secondes trois gouttes de vin en bouche, recrache illico, lève un instant les yeux au ciel quand ils ne restent pas fixés sur le bout de sa chaussure. Puis d’une d’une voix forte et singulière qui n’appartient qu’à ces moment pénétrants, en quatre mots, il décortique, dissèque, analyse et prédit l’avenir du jus qu’il vient de palper du bout des papilles. « La leçon d’Anatomie » de Rembrandt appliquée à l’art de la dégustation ! Le bougre est impressionnant.

Le temps a passé comme une étoile filante dans le ciel ater d’une nuit d’été.

La table des gourmandises est apprêtée. Les verres luisent dans la mi-pénombre. Patricia, oeil de chat, sourire timide et Pierre Bernault, colosse paisible à la voix douce, ouvrent le bal. L’homme est un sourire, sur pattes hautes et large torse. Une gueule, belle, aussi. Chaleureux et taquin, tendre souvent. Yasmine, quatre ans d’ange, belle, ronde, entourée de Papa Sériot Fils et Maman Corne de Gazelle, fait une entrée triomphale, confiante comme une petite vie en herbe. Puis Marie-longue-Lyn se coule dans la pièce, bouquet court de roses multicolores à la main qui met la touche finale à la table. Les verres brillent maintenant comme arc-en-ciel pastel. C’est lumière douce. Elle est grande et souple La Lyn, comme un bambou au vent. Gracieuse, balancée, l’oeil qui rit la malice, elle tient par le « zoom » l’oeil numérique qui ne la quitte pas. Sur son corps –  la courtoisie me retient de me laisser aller… – les tissus, en couches légères, sont vivants. Et glissent sur ses épaules, qu’elle a fines, comme des soies vibrantes. Elle les remonte régulièrement d’un geste inconscient. Tous les mâles en bon état qui m’entourent, pensent en silence comme moi ! Très fort. En souriant bêtement… Sauf le Cardinal qui n’a d’yeux que pour sa Nonne ! Le bougre bafouille quand elle  farfouille déjà en cuisine. Cette presque femme (elle n’est pas encore mariée…) est une énigme. Elle « biloque » comme personne. Une vraie brigade en une seule femme… C’est un harem que le Cardinal épouse tantôt ! Entre la cuisine, le service, les conversations, jamais là et toujours présente, elle trouve encore le moyen de manger, de boire (et bien!) et de filmer scène et hôtes, à la manière d’un Lelouch en dentelles, valsant comme un Derviche. Bruno Delmas, long comme un jour sans (se)(v)in, de noir vêtu comme un sacristain, coupe de cheveux à la parachutiste, regard sérieux, se joint alors à l’équipage. En attendant que le dernier s’en vienne enfin boucler le dixtuor, le nonuor s’installe, prêt à jouer le concerto des mandibules en élixirs majeurs. Mais le voici-le-voilà, l’Arnaud Daudier, accompagné de son double De Cassini. Un regard bleu, délavé par les flux et reflux incessants de la vie, au centre duquel brille une pierre de malice, surmonte un grand sourire, doux et triste à la fois.

A peine est-il assis, que l’odyssée amoureuse de la fine cuisine, de la lymphe et du sang des vignes, commence…

Mais je suis à l’histoire ce que Jeanne Moreau est à la chanson, j’ai la mémoire qui flanche.  Les plats qui nous furent servis, délicats et subtils, se bousculent dans ma tête. Les tétons d’Aphrodite, en langoustine et supion sauce à l’orange télescopent les Saint Jacques à la citronnelle. Les fromages affinés se mêlent aux boules de melon à la crème de fleur d’oranger, tout aussi bien qu’au jambon en daube à vins multiples et fruits de mer décoquillés, aux fèves à l’ail et au caviar d’aubergines  aux anchois. Délices successifs, orgasmes gustatifs réitérés, secousses douces, corps en extase… ont peuplé ma brève nuit de rêves marins et de sirènes souples.

Comme une pluie qui brille à contrejour sur un ciel d’orage, les vins ont coulé dans les gorges offertes. Le bal des luettes fut somptueux. Francis Boulard n’était pas là, mais son « Petraea » a parlé pour lui. Un miracle d’équilibre entre le vineux du Pinot noir et la lame brute-minérale-affutée, adoucie en son milieu par une touche d’oxydation élégante, aussi justement fruitée que maîtrisée. Le foie gras en trio en a fondu de bonheur. Saint Jacques et citronnelle se sont roulés de plaisir sous la caresse élégante, l’équilibre d’école et la fraîcheur sans fin du Meursault Charmes2002 de la Maison Bouchard. Bien loin des jus du derrick, le ” Schlossberg 2009  d’Albert Mann nous l’a jouée, le jeunot, tout en retenue, sur la finesse, la mirabelle mûre et la belle acidité finale. Sous les tétons d’Aphrodite, langoustine et supion ont frétillé dans leur délicate sauce orangée. Sur le jambon mariné braisé, le caviar d’aubergines aux anchois et les fèves à l’ail, il fallait bien Larcis et son cousin Pavie Macquin, en 2004, pour tenir, haute, la note. Qui me dira que 2004 n’est pas des meilleurs n’est qu’un généraliste inculte et n’a pas dégusté les cousins sus-cités ! Larcis, épanoui comme l’odalisque de Manet, montre que vin bien fait vaut mieux que matronne opulente. Pavie, Hermès Trismégiste, au corps musclé dégraissé par les ans, n’est pas loin, ce n’est qu’affaire de goût. Brillat-Savarin et Saint Nectaire à point ont joliment jouté avec Branaire-Ducru 1995, Saint Julien plein, rond, aux tannins polis comme Jésuite charnu en chaire ! Puis vint la fin, l’ultime, le contre-ut des agapes. Imaginez dans la nuit qui s’étire, au sommet d’un long pied, la coupe fragile d’un verre, au creux duquel poudroient, sous la chantilly aérienne que parfume avec grâce l’amande et la fleur d’oranger, quelques billes de melon frappé. A dessert gracioso comme libellule au vent, il fallait une dentelle. Dans le millésime 1990, le SauternesTour Blanche” aux atours d’ambre et de calcite roulée eut la parfaite  élégance attendue. Il dansa au palais la farandole finale des fruits, de la crème et de la bigarade…

A ce moment de la soirée, les rires fusaient à feu continu, les femmes avaient aux joues les couleurs des roses de la table. Le Bernault qui n’est ni Bernin ni benêt, bernait La Lyn à coups de I-Phone malins. La sus-nommée, une main serrée sur le zoom et de l’autre relevant nerveusement un gilet rebelle qui cherchait régulièrement à s’enfuir, mitraillait à tout vat de la troisième – je voyais alors un peu triple – ses pauvres voisins de table, les verres vides, les pleins, les fleurs, les reliefs de repas, les miettes de pain, les couverts. Enfin parfois tout, et souvent rien, comme quoi tout est dans rien… et réciproquement ! Patricia riait, et ses yeux d’écureuil, agiles, couraient de visage en visage. Bruno, à l’arrêt, semblait en prière, visage figé et regard fixe. Arnaud le Double se fendait carrément la poire, son visage n’était que plis de joie, et on voyait comme un soleil couchant dans le lavis bleu de ses yeux. Face à face, Isabelle et Daniel, La Fleur et le Cardinal, regardaient, satisfaits et souriants, leurs convives électriques. Heureux ils étaient, de nous voir transportés. Certes, le Cardinal avait bien la joue rose et le sourire un tant soit peu béat, mais le regard tendre dont sa Nonnette l’enveloppait l’aidait à combattre la torpeur qui le gagnait. Elle, l’Isabelle, contemplait l’aréopage qu’elle avait réuni, d’un regard attendri.

Aux lèvres, l’ébauche de sourire d’une Lisa de Vinci

Bacchus était en nous, hilare, et secouait ses grappes comme un fou ses grelots.

Ah oui, j’oubliais ! Si j’avais été une femme guerrière, j’aurais aimé monter Cassini**

*anagramme.

** celle là, certes mauvaise, m’a gratouillé toute la soirée.

EMOÉTICOMUNEE.

QU’ELLE EST BONNE LA MARTINE…

Jan Steen. La mangeuse d’huîtres.

 Saint Jean des Monts sur Côte Vendéenne, en ce début Novembre 2010 de la fin du monde. Sur les 250 kilomètres qui séparent Cognac de cette Chouannerie, nombre d’Arches de Noé tentent de se construire, régulièrement démontées par les bouffades enragées d’un vent tempétueux. Agrippé comme Agrippine au poignard de Néron, soudé au volant comme huître à son rocher, les quadriceps en fusion et les bras noués, je cherche mon chemin de paradis, entre les vagues hurlantes des eaux, catapultées d’un ciel en sinistrôse profonde, par un Éole frénétique. Au bout de l’enfer liquide, le sourire chaleureux d’un homme à La Pipette curieuse qui en vaut quatre, accoudé, du bout de son sourire barbu, au bar de bois nature d’un caviste fêlé, qui règne démocratiquement sur son Carlina de Chai. Il fait bon vivre, rire et boire entre les murs de ce lieu convivial, beaucoup moins foutraque qu’il n’y semble au premier abord. Plus un espace libre sur les murs, que tapissent à la va-comme-j’te-pousse, les souvenirs sur planche de caisse des hôtes de passage, la collection de boites de sardines du patron, des dessins d’enfant, des bouteilles vides en groupes ou en pagaille, les cailloux du Petit Poucet semés par-ci par-là, et foultitude de petites choses de toutes provenances…, un étrange foutoir surréaliste et chaleureux, qui vous console d’avoir bravé Zeus en bagarre, avec Neptune en furie.

Derrière le bar, en salle, à la cave, en cuisine, partout à la fois et en même temps, Philronlepatrippe semble mener une existence stroboscopique. Entre ses mains rapides, les bouchons volent comme abeilles de liège. Sur le bar, les bouteilles, serrées les unes contre les autres, orphelines craintives, se tiennent mutuellement frais, et suent par-dessus leur verre tant elles angoissent d’être vidées trop vite, ce qui définitivement les priveraient des longs regards amoureux, que leurs jettent la brochette mal cuite, de picoleux impatients accrochés au zinc.

La soirée, vouée aux méléagrines d’origines diverses, est – Novembre oblige – intitulée «14-10-huîtres»… Plus précisément douze variétés d’Ostrea sont proposées deux par deux, soit vingt quatre mollusques salés à téter, à slurper, à gober bruyamment, à ramasser, parfois lourdement chus sur le pantalon, comme glaviots glaireux. Bref, à déguster avec des mines de patte-pelu gourmand. Autour des reines du soir, beurres AOC, du doux au demi-sel, en passant par le délicieux beurre aux algues. Histoire de pousser les molasses au-delà du canal de la luette, douze vins différents de toutes régions, mais tous blancs of course (les Vendéens ne sont pas Parigots branchouilles qui assassinent ces pauvres bébêtes sans défense à grandes lampées de Bordeaux sévèrement douellés ), ont été choisis pour les exalter. Douze vins donc, parmi lesquels le «Clos des Rouliers» 2008 de Richard Leroy me séduit à nouveau, quand il envoûte de son Chenin longuement élégant, la chair pâmée de la «Prat ar Coum» Bretonne. Mais entre toutes ces belles offertes, c’est sans conteste pour l’Irlandaise, la «Muirgen» qui finit son élevage à Cancale, que sonnent les cornemuses de la victoire. Il vous faudrait la décoller délicatement de sa coquille, puis verser une giclée blonde du «Phénix» 2009 de Guy Bussière dans son écrin, enfin vous mettre le tout en bouche, pour comprendre combien la finesse, le croquant, la douceur, la longueur de la chair, fouettée par ce «modeste» Melon du Val de Saône, vous caresse longuement le palais. D’autres vins, dont nombre vouent un culte mérité à Demeter la Grecque agricole, réussissent leurs épousailles avec les bivalves. Le Muscadet 2009  “La Bohème” de Marc Pesnot, le Sancerre  2008 de Gérard Boulay envoient, pour l’un, au septième ciel, le sarcoplasme iodé de la «Vendée Nord Ouest pleine mer», pour le second, c’est le pied tendre de la «Utah Beach» Normande qui enfle de plaisir. Tout est là, jouissance et volupté en bouche…

Mais le temps s’écoule et la parenthèse se referme. Le bitume succède à la grève venteuse, le vent persiste mais les eaux restent au coeur des cieux lourds. Au platitudes bocagères Vendéennes succèdent les reliefs doux de la Saintonge, puis les plaines et coteaux de la Charente, jaunis ou rougis par les vignes, qu’enflamme encore l’automne. Céans, l’eau, abondament bue, me nettoie les cellules quelque peu engorgées par les jus blancs, les beurres et les corps croquants des belles de mer. Mais ce jour, après deux jours, me revient l’envie d’un tour en Macônnais, en Chardonnay gourmand. Là-bas, entre les roches célèbres qui se font face, non loin du Val Lamartinien, à Uchizy, un peu plus au nord le climat «La Martine». Un vin de poète? Peut-être, mais pas Lamartinien pour un sou…

La robe de La Martine est pâle, rehaussée d’ors lumineux.

Les parfums de Martine montent au nez, bien plus mûrs qu’elle. De son corsage, qui rebondit au rythme de sa course innocente, s’échappent en volutes chaudes, des odeurs de petits matins de pâtisserie, de paniers de fruits jaunes et dorés à l’étal d’un marché d’été, de bocaux de fruits confits, de boites de Calissons d’Aix. Un bâton de réglisse retient la cascade blonde de ses cheveux. Les fleurs des chèvrefeuilles s’écartent sur son passage et ajoutent à sa trace odorante… C’est un bonheur de la suivre du bout du nez.

La suite de ce Mâcon-Uchizy, en bouche, est plus délicate….Je ne m’y risquerais pas et dirais succinctement qu’elle est est à l’avenant, une gourmandise mais avec de la matière, un jus délicieux que tend et rehausse une finale délicieusement fraîche. Martine est un bonbon dodu que l’on aime à croquer, qui gicle sensuellement entre les dents, pour vous prendre langue et palais, de toutes ses rondeurs généreuses et fruitées. Les 2006 des “Bret Brothers” du Domaine de la Soufrandière sont, pour ceux que j’ai goûtés jusqu’à présent, la gloire d’un millésime bien maîtrisé.

Ce que qui précède est pure fiction, résultat d’une récente nuit trouée par une insomnie blafarde. Seuls sont réels les mollusques et les vins cités.

EFEMOTILEECONE.

FONROQUE L’ÉQUILIBRISTE…

 Bachelard. Fonroque

Fonroque. Salle de dégustation. Octobre 2010. 

—–

 Le tapis de vignes vertes que l’automne caresse à peine, comme une troupe d’enfants sages, s’étale de toutes ses feuilles autour de la maison ancienne, cossue sans plus, qu’en Bordelais on érige vite en Château…

En ce dix septième jour de ce mois d’Octobre 2010, le ciel est à la bouderie. Un ciel de winemakers, bas de plafond, humide, lourd de gros nuages gorgés d’eau comme éponges grises gavées. Il reprend la lumière de l’été, le feu est en veille. Les jours raccourcissent imperceptiblement, les énergies débordantes de la saison chaude refluent et s’en vont hiberner, lentement, – au contraire de l’homme perpétuellement agité comme une puce dérisoire – sous les terres, vers les magmas brûlants… Insensiblement les sols se taisent, la vie s’enterre pour mieux renaître.

  Alain Moueix, homme d’intérieur.

 D’entre les portes lie de vin du chai attenant aux pénates, un homme apparaît. Grand, mince, à son rythme intérieur, comme replié vers son essentiel. Sans le manteau gras qui enrobe ordinairement le succès matériel. Il sourit mesurément aux visiteur matinaux. Rien de moins, rien de trop, en phase me semble-t-il d’emblée, avec les énergies paisiblement actives de ce matin calme. Fugace, l’image intemporelle d’une être en prière profane, comme un éclair bref, me pique le cœur. Dans son regard bleu pâle qu’un soupçon d’ardoise adoucit, brille une lueur, douce comme un feu apaisé au terme d’une flambée; c’est la lumière argentée d’une conscience ouverte au monde mais étrangère à la surface des choses.

L’homme ne tourne pas le dos tandis qu’il remonte, l’arrière vers l’avant, le chemin crayeux qui fend la houle des vignes vers le haut du coteau. Doucement, clairement, méthodiquement, il nous présente les dix sept hectares de lambrusques auxquelles il a décidé de donner le majeur de lui même. Certes elles sont siennes ces pamprées, au sens que les hommes donnent à la propriété, mais il est à elles autant, au nom d’un pacte muet qu’ils ont signé en secret au nom de l’équilibre des rôles. L’homme a besoin de la nature mais elle peut aisément se passer de lui. Nous ne sommes maîtres de rien, pas même de nos illusions puériles. Certes il ne nous dit pas ça clairement, mais cela transpire de ses silences.

A la tête du domaine depuis 2000, tout en douceur – hurluberlu à tête sage – , unique dans cette région plutôt conservatrice, il remet posément, avec humilité cette nature accueillante à l’équilibre. Après un passage au biologique, il approfondit sa réflexion et perçoit la naturelle nécessité des eurythmies énergétiques. Pour recevoir le meilleur il commence par soigner. Dès lors, il met la biodynamie au service de la flore des lieux. Rassurez vous, je ne me prends ni pour un Rudolf Steiner de salon, encore moins pour un Bachelard miniature et surtout pas pour un Goethe d’opérette, et vous épargnerai les leçons de douzième main, chères aux petits maîtres qui pullulent comme oïdium par temps pluvieux sur les fils de la toile. En raccourci et sous toutes réserves, il s’agit «simplement» de redonner puis d’assurer la «santé du sol et des plantes», dans la «compréhension profonde des lois du vivant», acquise par «une vision qualitative et globale de la nature»… Sagesse ancienne, somme toute, que les apôtres du toujours plus fustigent au nom de la science pure et dure, mère de l’agriculture intensive et productiviste.

Conversation devant les marmites du Diable!

 C’est dans ces chaudrons «maléfiques» que sont chauffées, infusées, filtrées, dynamisées les eaux «homéopathiques» qui seront aspergées dans le respect du calendrier lunaire – des rythmes de la nature donc – sur les sols et les vignes.

Préparats de bouse de corne de vache.

Dans la malle aux trésors simples d’Alain Moueix, la bouse transfigurée après un hiver en corne de vache enfouie en sol, dans ces pots de terre remplis d’une substance légère, aérée, odorante, aux parfums d’humus, de sous bois et de champignons frais. Certes, ces quelques exemples ne sont qu’illustrations superficielles de la “méthode” Biodynamique et toutes critiques des «spécialistes» sont, par voie de conséquence, inutiles…

Mais le temps passe dans le sourire des vignes qui se préparent au repos. Nous passons au chai. La vendange 2010 à peine rentrée fermente, parcellisée, dans de petites cuves en béton. Les levures croquent les sucres. Les parfums ambiants célèbrent les fruits, et les jus fraîchement recueillis sont les élixirs crémeux de ces framboises juteuses et humides, oui ces tétons rouges qui fondaient sur la langue à l’aube tiède d’un jour de l’été dernier. Ça se goûte comme bonbons! Dans la pénombre de la salle de repos, les fûts font oeuvre d’élevage pendant dix huit mois. 2009 nous tend la pipette. La dégustation des vins à l’école du bois m’est d’ordinaire difficile, pour ne pas dire désagréable, tant les jus apparaissent destructurés, durs, dominés pas des tanins «genre» artichaut cru. Ce matin, rien de ces désagréments habituels. Du bas de la pente aux sols argileux-ferrugineux, au sommet de la côte – terre très peu épaisse sur roche calcaire – tout est bonheur en bouche et recracher n’est pour une fois pas urgent (d’ailleurs, j’oublie à plusieurs reprises…)! De la puissance en largeur des Merlots du bas des terres, à la verticalité tendue des vignes sur calcaire, tout se resserre et s’élance en douceur. Les Cabernets-francs (15 à 20% en moyenne) sont parfaitement tendres, onctueux et mûrs. En salle de dégustation le 2007 en bouteille, long et fruité est d’une parfaite pureté de nez et de bouche et d’une gourmandise avérée qui pousse à s’en délecter. Le millésime 2008, plus puissant, concentré, ne se donne qu’avec pudeur et ses parfums de framboise, de truffe et de zan, n’apparaissent qu’à la longue. Ces vins conjuguent nez pur et bouche précise. Élégance, tension, minéralité, matière conséquente et à terme race et distinction caractérisent, plus ou moins intensément selon les années, les vins de Fonroque. Mais toujours cette pureté, cette définition nette et cette précision d’horloger de la vigne, comme si les ceps en bonne santé donnaient leur meilleur en retour.

Dans le silence, le millésime 2009 s’accomplit…

Le temps a passé si vite que la faim nous a oubliés!

Nous quittons le Domaine, bouteilles au coffre. Alain nous accompagne sans un mot de trop, toujours juste et pondéré. Dans la voiture, au sortir de l’allée qui borde l’entrée, nous sourions calmement sans plus, comme si ces heures passées à Fonroque nous avaient appris la juste mesure – si rare – qui sied aux relations de qualité.

De part et d’autre du chemin, les vignes nous saluent imperceptiblement du bout de leurs bras ligneux. Un souffle de vent léger agitent leurs feuilles, fragiles comme des éventails délicats…

 

EAUMOPATIRACODISNE.

SUR LES AILES DES ANGES…

Ange. Anonyme.

Stan déroule ses notes de soie feutrée, qu’une touche de raucité exalte. Oscar, petite boule accrochée au piano l’accompagne, le sert, avant de partir dans la côte, d’un seul coup de rein… Ça feule autour des larmes d’ivoires, c’est d’une tendresse exquise, ça me remue la moelle de l’âme. Lionel et ses gouttes de cristal, musicales, tendues et rondes à la fois, comme les plus élégamment équilibrés des grands blancs que la Bourgogne permet. Comme les caresses réitérées du beurre tiède de la pulpe de mes doigts, sur la hanche ronde de l’amour de ma vie, endormie…

Dieu que c’est beau et bon!

Que de mois, que de jours, que d’heures, que de secondes. À espérer, à rêvasser, à bailler, à vrombir, à fulminer… Aux souvenirs d’organsin d’une peau tendre envolée. Aux fumerolles d’encens. Aux fragrances intimes. Collés à l’âme, soudés à l’os. Qui vous persillent la chair. Des stigmates opalescents qui marquaient ma conscience trouble, de la ressouvenance tremblée de cette silhouette à nulle autre pareille, de la pivoine tendre et de l’émail de son sourire. Comme une lente désespérance qui n’en finissait pas, qui se traînait, éprouvante, délétère, acide comme un mauvais vin, comme une messe à l’envers, comme une eau de tribulation…

Jusqu’après le neuvième cercle des pires géhennes,

D’où l’on ne revient jamais plus,

Je m’étais perdu.

Là-haut, sans doute me contemplaient-ils? Pures énergies d’amour, vortex sublimes, ils souffraient de mes affres et me soufflaient le chemin que je ne voyais pas. Tout ce temps, Geburah pesait sur mes épaules, de l’atroce et juste accablement qu’exercent les Maîtres du Karma.

Plus lourd que ça, tu meurs!

Alors, dans un revirement des destins dont ils ont le secret, les Anges fulgorèrent. Ce fut au prix d’autres douleurs, que cessa l’insoutenable solitude des cœurs. En ce printemps que la terre n’en finissait pas d’accoucher, le bleu tendre de mes ciels intérieurs s’illumina doucement, en prenant son temps.

Peu m’importait maintenant qu’il plût, tonne et vente!

Je retrouvais le pays du grand beau…

Il paraît que les Saints sont de Glace en ce début mai? Du Beaujolais aux terres Oriennes, en croisant les Roches jumelles au passage de Fuissé, ils seront carrément coagulants.

L’Auberge de Clochemerle, au creux de Vaux en Beaujolais est un havre de finesse et de bon goût. Delphine est en salle. Longue comme un bambou blond, sans jamais trop en faire, elle ne vous reçoit pas, mais vous accueille. Les nids fleuris qu’elle vous propose (Gentiane, Camélia, Orchidée…) sont de vraies plumes de tourterelles qui vous poussent à roucouler. En cuisine, avec son air d’ado pas fini, Romain Barthe (une homonymie pareille ne peut que vous rendre subtil…) est à l’assiette ce que Chopin est à Beethoven. Faites lui confiance, il vous promènera les papilles le long de ses secrets. Cela s’appelle le menu «Plaisir». Voyage inventif, dont chaque étape vous dévoile un peu de ses arcanes. Tout y est finesse, grâce et subtilité. Aux antipodes de la barquette pour cosmonaute et/ou des luxes gustatifs habituellement révérés, vous finirez – oubliant (mais pas vraiment..) les charmes de votre compagne – par fermer les yeux, bercés que vous serez, par la salsa des croquants, le tango des moelleux, la valse des soyeux, le «molto vivace» des épices, furtives et troublantes, qui mettront vos sens en lévitation. Pour revenir, sur la terre souvent trop ferme des additions massives, sachez que les prix vous renverront aux temps anciens d’avant l’Euro… Et que dire des vins qui promeuvent à prix doux, les plus beaux Crus du cru? Un Morgon «Javernières» 2008 de L.C Desvignes, à la chair conséquente, aux tannins veloutés et au glissant crémeux, se roulera avec finesse entre les plus délicates des textures qui n’en finiront plus de vous complaire. Lorsque vous regagnerez votre nid de plumes, au détour d’une fenêtre basse, en attendant mieux, les mamelons assoupis des collines avoisinantes vous souhaiteront bon repos.

Après une petite halte froide et pluvieuse à Fuissé, le pèlerinage se poursuit en Côtes de Beaune. Saint Romain, haut perché au pied de ses falaises, vous accueille. Plus précisément, c’est à la Maison d’Hôtes de la Corgette que vous prenez vos quartiers de presque hiver. Impressionnante la maison, aux chambres perchées comme des refuges au plus haut d’escaliers, dans le dédale desquels, les enfants que nous fûmes, auraient aimé avoir pu jouer. Véronique double-nom, presque sosie de Sharon Stone, règne en douceur sur les lieux et surtout – et cela est de haute importance – sur les petits déjeuners gourmands…

L’heure est aux replis, tant le temps ne veut pas. Pluie et froidure. Les Saints qui sont aux seins ce que l’esprit est à la chair, sont proches de l’apostasie! La Bourgogne a ceci de spirituel, qu’elle vous offre ses caves, sombres comme des cryptes anciennes et plus nombreuses que raisins sur vieux ceps bellement conduits. Quoique enténébrées, elles vous illuminent le cervelet, tant l’accueil qu’elles vous réservent… le plus souvent, est discrètement chaleureux. Vous n’en abuserez pas, parce vos moyens sont à la mesure du temps des pèlerins pauvres et que les vins par ici, quoi qu’on en dise, ne sont pas ordinairement bradés. Alors vous en visitez deux, parce que ceux qui y élaborent leurs élixirs, qu’ils fassent Œuvre au blanc ou au Rouge, sont de vrais Alchimistes, toujours insatisfaits, en quête perpétuelle de leurs limites, de leur «Vin Philosophal». Cette improbable perfection, qu’au delà de leur humanité ordinaire, inconsciemment, ils recherchent. Ils ne sont que le «Chemin», sans jamais savoir, ce faisant, qu’ils œuvrent à leur propre évolution, plus spirituelle qu’il n’y peut paraître. Souvenez vous que la Bourgogne des origines, de Cluny à Citeaux, est terre de moine, au creux de laquelle la matière vise à retrouver le «Spiritu»!

Passé Chagny, vous côtoyez les merveilles…

Vous longerez, timides, les murets de pierres sèches du Montrachet, vous passerez Puligny la pâle aux murs d’ambre. Droit, presque tout droit, vous entrerez à Meursault dont les façades parlent d’opulence. Vous enfilerez la rue de la Velle, «la génisse qui veut?» pour vous parquer en douceur – à droite toutes – dans la courette étroite du Domaine Buisson Charles. Là, Michel, au sourire et à l’œil pétillants, au verbe mesuré et aux gestes lourds du poids discret des affections sans chichis, surgira de nulle part,. Puis Catherine, toute en courbes onctueuses, vous sourira du bout des doigts. Enfin Patrick, Essa voix grave, vous dira peu mais bon – l’œil bavard – ce que sa retenue peine à exprimer. Non pas qu’il ne sache – il sait le bougrot – mais parce que sa parcimonie sans affectation, donne aux mots le poids qu’il faut. Sans que vous n’ayez rien vu venir, vous vous retrouverez entre verre et pipette, à faire la ronde des fûts. Le nez, la bouche et l’âme, au cœur des 2009 en élevage. Moment à plein temps, hors du temps. Rire et gravité, comme une métaphore de la Vie. Sûr que ce millésime, qui se met en place à son rythme, ce vrai rythme que nos empressements futiles ont oublié, sera beau. Toutes les cuvées du générique aux «Santenots», ronds et pleins de la chair des fruits mûrs des Juins à venir, auraient plu à Tchekhov! La brochette Murisaltienne – des (très) «Vieilles Vignes» au «Charmes», en passant le long des «Tessons», «Cras», «Bouchères», «Goutte d’or» – vous enlace en finesse, sans jamais chercher à vous séduire, façon «regarde voir comme je suis belle et bonne »! Vous retrouvez alors ce que Beaune et sa Côte peuvent donner de finesse de tension et d’équilibre, de richesse contenue aussi. Vous vous sentirez plus proche de l’ostensoir que de l’ostentatoire…

Les caisses au coffre, vous repartez…

Cette année, vous ne dépasserez pas Beaune, car elle vous a convié ce soir aux Caves de l’Abbaye dont les pilastres anciens s’enroulent autour de vous. François, Pascal et Aurélien, Maud aussi, que vous ne connaissiez ni d’Ève ni d’ailleurs, vous y ont invité. La Toile a voulu que leurs chemins croisent le votre. Ne résistez jamais aux surprises du Destin, vous passeriez à côté des essentiels, que nos futilités aveugles ne perçoivent que trop rarement. Vins prestigieux de vignerons nouveaux et assiettes de bons produits régionaux battent la mesure des échanges qui se bousculent, au portillon de nos curiosités mutuellement avides. Le Charivari Tohu-bohuesque d’une cohorte d’Américains en goguette, n’empêchera pas la bulle rose des amitiés naissantes de palpiter. Au cœur des agitations, comme un silence qui bat – soie fragile – comme un c(h)oeur unique. Comme une poudre chatoyante d’écailles de papillon sur les doigts d’un vieil enfant surpris…

Pas plus tard que le lendemain.

La pluie froide, compagne indéfectiblement fidèle du séjour, continue à vous clouer (à toute chose malheur est bon!) sous l’édredon. Il faut bien que vous vous en extirpiez pour gagner, l’après-midi avançant, Chassagne-Montrachet. Le Thibault Morey du Domaine Morey-Coffinet vous y attend. Ce sont des retrouvailles, que ce taiseux de Thibault vous offre avec délicatesse. Vous vous perdrez pour mieux vous retrouver dans les cryptes anciennes des caves du douzième siècle. Le long des impressionnantes rangées de fûts, pleins des jus en élevage de presque toutes les parcelles essentielles de Chassagne, vous écarquillerez vos mirettes de buveur halluciné, lorsque la faible clarté des lieux vous fera deviner – plus que lire – les noms des «Caillerets», «Dents de Chien», «En Remilly», «La Romanée», «Blanchots-Dessus», «Les Farendes», «Les Pucelles», «Bâtard Montrachet», en blanc et «Morgeot», «Clos Saint Jean», en rouge. Tout 2009 est là qui ronronne en silence sous les douelles. Alors vous aurez droit à la pipette infernale, celle qui enchante, qui ravit, qui comble, vos voeux les plus fous…

Oh oui, comme vous aimez que Bourgogne la Blanche vous emmène sur les chemins escarpés de l’équilibre. Qu’elle vous caresse l’échine du fil élégant de sa lame. De surcroît, vous rêvez que les fleurs d’acacia, d’iris, de tilleuls, vous puissent chatouiller les naseaux. Que vous avez exigeants et taillés fins. Qu’outre le nez, vous ne détestez pas que la chair mûre de la pêche blanche, voire le brugnon pâle ou encore la mangue et/ou l’ananas – mais en soupçons – vous tapissent sensuellement la chambre des plaisirs oraux. Qu’après cela, vous adorez aussi, que les épices fines, du côté de la menthe, du gingembre, de la réglisse (mais subtile et pure) et du poivre, blanc comme la craie sous la pente, s’allongent longuement, langoureusement, au-delà de la fameuse finale, dans votre gorge énamourée.

Mais Bourgogne la Rouge vous trouble tout autant. Du «Clos Saint Jean» au «Morgeot» vous voyagez dans les ondes rubis, des jus des plus frais des pinots. Vous passez du Yin délicat du Clos, qui célèbre la Burlat, au Yang plus sombre de la cerise noire du Morgeot, dont les jeunes tannins fougueux, vous mordent un peu les gencives.

Alors, pour sûr, vous vous dites, pantelants, que vous avez bien fait de pousser la porte de la caverne d’Ali-Thibault-Baba!

Le retour aux réalités quotidiennes, l’inévitable retour au bercail, vous surprend la veille du matin du départ…Mais vous avez eu bonne fortune sur ces terres bénies et vous n’y pouvez mais! Alors…

Et moi tout comme vous…

Le ciel vous accompagne, chargé des nuages sombres de vos regrets. Quelques éclaircies, subreptices, vous disent, que les cliquetis célestes qui vous font croire un instant que Lionel s’agite au fond de votre coffre – au passage des dos d’âne qui sécurisent les villages que vous traversez – vous parlent des petits trésors, qui illumineront, au fil des mois à venir, vos soirées ordinaires. Sur l’asphalte figé- mouillé qui vous précède, comme la vie que vous n’en finissez pas d’avaler, les reflets multiples des bohneurs récents, vous parlent déjà des joies et des épreuves qui vous guettent encore.

EDEOMOGRATITIASCONE.