ACHILLE SUR LES AILES GRIFFÉES …

Griffon de plumes et de poils…

 

La nuit du 4 au 5 Juillet 1962 fut interminable …

Les bruits les plus alarmants, comme une peste insidieuse, avaient contaminé la ville, affolé la population. L’indépendance de l’Algérie qui voyait entrer les vainqueurs allait déclencher viols et meurtres. Partout. L’entrée se fit de nuit, à bord de véhicules neufs; les combattants tirés quatre épingles, dont on dira qu’elles avaient été fournies, toutes brillantes par l’Armée Française, défilèrent en rangs désordonnés. Vrai, faux, on ne le sut jamais. Quoi qu’il en ait pu être, ça défila dans la ville toute la nuit sous les exclamations, les hurlements de la population et les « youyou » des femmes en joie. Achille était littéralement incrusté au fond de son lit sous d’épaisses couvertures malgré la chaleur étouffante. De grosses gouttes de sueur avaient détrempé ses draps; dans l’atmosphère épaisse il entendait son père qui tournait en rond dans le vestibule. En presque fin de nuit, au plus fort de l’excitation populaire quand le braillement des voix cassées par l’excès redoublait d’intensité tandis que les aiguës des femmes touchaient à l’hystérie, il se leva à demi asphyxié pour respirer un peu. A petits pas collants et prudents, cheminant, il vit par la porte entrouverte une tâche blanche qu’illuminait la pleine lune. Alors il osa se rapprocher encore pour regarder et vit son père en maillot de corps qui faisait les cent pas devant la porte, revolver en main. Cette vision blême l’inquiéta plus encore. Comme une couleuvre il se glissa entre les draps conglutinants, grelottant et claquant des dents, tête en feu, corps de glace bleue et pieds bouillants. A cet instant il sut qu’il ne reverrait plus jamais Med.

Le lendemain dans l’avion qui le berce il revit cette nuit de peur, de graisse chaude et visqueuse. Il n’ose pas s’appuyer sur l’épaule de son père qui somnole à moitié. Trop grand, trop fier pour accepter le moindre contact, Achille ressent ce 6 Juillet tandis que l’oiseau gris fend le ciel d’azur, la pire des terreurs, l’horrible, la rétrospective, la survitaminée, celle dont l’imagination folle enrichit la réalité vécue des abominations évitées. Une fatigue de plomb en fusion le plonge dans un semi comas douloureux, il ne dort pas, le sait, mais ne peut se libérer de la glu brûlante qui lui congèle les tripes. Dans son rêve éveillé les cadavres s’amoncèlent devant la porte de la maison défoncée, elle pend de travers, dégondée comme une aile cassée. Son père, les yeux injectés de sang noir, défouraille à tout va, dix balles à la seconde. En tête de la foule braillante qui n’en finit pas de mourir Med exhorte les troupes, son regard haineux le fixe, ses lèvres écumeuses bavent des incantations folles, sa peau verte se craquelle, ses bras se desquament et ses dents, comme celles d’un requin renard émergeant des abysses, débordent par paquets hérissés de ses lèvres sanguinolentes. Il brandit à pleine main au dessus de sa tête celle de Marco, livide, exsangue; des asticots grouillants lui rongent déjà les chairs, un corbeau hiératique lui crève les yeux mécaniquement, à coups de bec chuintants.

L’avion a fini par assolir,

Les cauchemars sanglants ont disparu.

Puis le train, voyage interminable. Paris dans le métro odorant; à nouveau les angles ferrés des valises qui écorchent les chevilles, les têtes baissées des fantômes croisés, le silence bruissant de la ville, la promiscuité. Le train encore une fois, tortillard qui se traîne entre les platitudes vertes des champs, les terres noires collantes gorgées d’eau, le chant sourd des roues sur les rails en transe, le sommeil blanc qui ronge les yeux ensablés d’Achille … les arrêts fréquents, le froid humide qui serre les os par les portières ouvertes, le bruit assourdissant des conversations à voix basse. Enfin la ville, l’accueil sous un ciel sans relief, quelques jours à l’hôtel. Les livres dévorés, conscience en berne. Fatigue intense. Désœuvrement et désespoir latent.

On lui avait dit que tout là-haut dans le nord, au ras de la Belgique, ce pays de gaufres au chocolat, c’était le pôle nord, qu’il n’y avait plus d’arbres, qu’au milieu de ce désert gelé et des neiges durcies par le vent glacial ne survivaient que des inuits, que le soleil y avait été banni depuis le commencement des temps. Dire qu’Achille balisait à la pensée d’y vivre serait un euphémisme. Certes au sortir du train le ciel ombrageux charriait de lourds nuages de mercure fondu qui lâchaient des averses courtes mais drues. Pourtant l’architecture cubique de cette ville marquée par le syndrome du blockhaus, rasée pendant la dernière « grande » guerre, le rassura. Il pouvait voir le ciel. Sur la place centrale sur son piédestal le Corsaire du roi Louis XIV, levait haut le sabre et semblait indestructible. Il l’était d’ailleurs, lui seul avait échappé aux bombardements massifs de 1940 en montrant du bout de son sabre le chemin vers l’Angleterre. Achille, sans trop savoir pourquoi, fut rassuré par le bronze épais vert de grisé par le temps.

Très vite il emménagea dans une cité naissante. D’interminables rangées de grands parallélépipèdes de béton brut percés de fenêtre identiques, posés au milieu de l’argile grasse des champs, ne cessaient de s’aligner, sinistres. Comme des cages à lapin empilées. Il fallait même passer sur une planche étroite de bois de chantier, glissante et peu stable, pour accéder aux bâtiments ; les entrées n’étaient même pas fermées. Entre les immeubles numérotés des jardins de terre lourde, sans arbres et sans âmes, bâclés à la hâte piqués d’arbustes grêles prêts à crever … L’hiver 61-62 fut long, terrible, la glace ne quittait pas les routes, le port fut entièrement gelé et la banquise mangea la mer sur plus de trois cent mètres. Mais point de pingouins !

Dans la nuit noire, Achille, solitaire et silencieux au milieu des autres, attendait tous les matins dans un abri bus de fortune le bus tressautant qui le conduisait au lycée. Recroquevillé comme un corps sans membres sur un siège de plastique glacé il n’arrivait pas à se réchauffer; autour de lui les lycéens insouciants riaient. Jamais plus qu’en ces moments là il ne connut sensation aussi mortifère, comme s’il contemplait un monde inconnu qui ne le voyait pas. Dans ce bus brinquebalant qui l’emportait tous les jours, dans cette obscurité froide peuplée de jeunes âmes en joie apparente, Achille face à ces masques de chair qui faisaient mine d’être complices comprit que la vie n’était que solitudes faussement agrégées. Dans les moments les plus intimes, dans les joies comme dans les rires les plus complices il serait toujours terriblement seul, la frontière de peau fragile qui le séparait des autres resterait à jamais infranchissable.

Au blanc de cet hiver sidérant lui restait la chasse. Armé de sa carabine à plomb il traquait la grive sur la neige dure, grattait la croûte épaisse, semait quelques miettes de pain, attendait lâchement à faible distance derrière une congère figée, puis tirait les oiseaux maigrelets et affamés. A chaque oiseau tué, les ombres remontaient lentement; les oiselets innocents payaient le prix de sa solitude désemparée. Les vexations endurées et le sentiment confus de sa vie d’éternel itinérant déclenchaient, venus de fond de son inconscient, d’irrépressibles élans de sauvagerie. Découvrant les joies délétères de sa nature primaire il en vint à se faire peur. Les scènes de violence aveugle, de cruauté des hommes en ces temps de folies meurtrières qu’il avait traversés et subis, avaient ouvert en lui des espaces inconnus. Comme si le massacre des oiseaux innocents réactivait en accéléré ce qui l’avait durement ébranlé. Ces premières nuits septentrionales étaient peuplées de cauchemars rouges, d’odeurs métalliques, d’images de viandes crues lacérées, de visions de tripes dégoulinantes. Rien ni personne ne pouvait l’aider, muet comme un animal qu’on égorge il n’en parlait jamais. A qui d’ailleurs aurait-il pu se confier ? Cela dura quelques mois avant qu’il ne s’ébroue.

De la fenêtre de sa chambre il voyait et même guettait une petite bouclée timide qui attendait tous les matins le bus avec lui. Sans un mot jamais elle fuyait les regards et ne répondait pas aux apostrophes grossières des lycéens. Sa chambre était juste en face de la sienne, à moins de cinquante mètres; il passait des heures à l’attendre, espérant. Elle finit par remarquer son manège et s’en vint plus souvent à sa fenêtre, immobile, lui donner à la voir. Le matin elle ne levait toujours pas les yeux. Parfois entre ses boucles rousses pâles il croyait voir se dessiner un demi sourire, furtif comme un battement de paupière. Le temps passant l’hiver se désagrégeait à mesure que son cœur fondait. Elle venait de plus en plus souvent dialoguer en silence, légère vêtue et bougeait parfois la tête. Ses cheveux drus l’auréolaient. Il aimait ça. Parfois les larmes lui venaient aux yeux. Sans qu’il le sache, Annie le soignait de ses dévastations intérieures. C’était comme un beurre doux qui adoucissaient ses plaies quand il l’apercevait dans son petit corsage rose à fines bretelles. Il dessinait sur sa peau pâle les tâches de rousseur qu’elle ne lui montrait pas, s’étonnait de la gracilité de ses attaches, s’extasiait devant ses menus seins pointus aréolés de rose tendre. L’imagination d’Achille se riait des barrières de tissu ! Des heures durant il voyageait sur la nuit laiteuse de sa peau, naviguant entre les galaxies d’étoiles rousses qui la piquetaient. Un matin clair de la fin du printemps 62 il lui dit sous l’abri bus, la bouche au ras de ses boucles de feu doux : « J’aime planer la nuit sur ta peau de lait entre les constellations de tes grains d’automne … ». La tête d’Annie ploya plus encore qu’à l’habitude, mais entre ses mèches torsadées il eut le temps de voler à l’angle rond de son cou la flamme d’une émotion mal maîtrisée. Elle ne se retourna pourtant pas. Le soir de ce jour audacieux, alors qu’il se reprochait derrière sa fenêtre ces mots qui lui avaient échappé, elle apparut à la fenêtre d’en face, comme une fée. Achille se figea de peur de la voir disparaître. Un moment long comme une plainte muette s’écoula, avant que d’un geste lentissime, elle laisse glisser l’un après l’autre les fins cordons de sa blouse légère. Nue jusqu’à la taille elle ne bougea plus. Trop loin pour la détailler vraiment, Achille, par les yeux de l’amour, caressa d’un cil très doux les petites pommes pâles de ses seins. Les fantômes de ses doigts franchirent l’espace et se promenèrent sur la ligne pure de ses épaules, glissèrent sur ses clavicules de moinelle et s’enroulèrent autour de ses mamelons de soie. L’extase s’éternisa. Une interminable minute au moins. Puis, levant les bras, les seins tremblants, émus et palpitants, elle tira les rideaux sur le soleil levant de sa beauté tandis qu’à l’horizon de béton des blocs le soleil rouge de plaisir disparaissait. La nuit passa, Achille yeux grands ouverts et reins en feu fit un voyage odorant sur les ailes bruissantes d’un grand Griffon blanc. Haut, très haut sous le ciel de suie du cosmos grand ouvert il planait dans le silence éternel de l’espace qui ne l’effrayait pas. Accroché au cou pelucheux de l’hippogriffe il regardait sous lui, se régalant du doux dos d’albe luminescent de son amour diapré de minuscules points de rouille duvetés. Comme un Pollock délicat. Le long de cette sorgue qui n’en finissait plus il connut l’extase de l’âme plus que des sens et pleura les larmes douces du bonheur entraperçu …

Dans la boule de cristal grenat moirée de rose, Achille le sénescent est tombé sur l’églantine à peine éclose de cette émotion ancienne qu’il croyait avoir oubliée. Par extraordinaire la nuit est pleinement silencieuse, le cristal s’est fait Graal qui lui a donné l’ubiquité. Et le voici qui nage dans l’eau pure de ce Santenay « Les Charmes » 2008 du Domaine Olivier. Un vin de vénusté qui enchante ses narines quand il se penche. Brassées de fruits sous la rosée du matin au creux d’équilibre de la nuit quand l’éclat de sa lampe de bureau illumine le vin. Framboises, fraises, cerises mûres, ronces, cuir, en corbeille d’épices douces l’envoûtent de leurs notes légères et font la ronde dans son esprit las. Lentement elles l’éveillent au plaisir à venir. Comme « L’Empereur » de Beethoven qu’il écoutait à fond entre deux déhanchements de Presley, jadis. Se pourrait-il qu’en bouche le vin lui donne un baiser ? La lueur dorée de la lampe a transmuté la rose baccarat en rubis rutilant, au moment même où le jus roule dans sa bouche offerte à l’embrassade timide qu’il n’a pas connue. Le toucher crayeux qui lui dilate les papilles l’émeut quand le vin s’enroule en fraîcheur épicée autour de sa langue, enfle et déverse l’acidité mûre de ses fruits turgescents. Puis l’étreinte s’allonge en salive et jus entrelacés qui lui embrasent la bouche. C’est un moment d’union totale et parfaite. Mais un peu de l’amertume des regrets s’y mêle, comme si l’été finissant n’avait pu prendre le temps de placer au cœur des baies toute la tendresse qu’il sentait alors monter pour Annie en véraison … Bouche close comme son passé perdu Achille savoure longuement les tannins de fruits crayeux qui lui tapissent le palais.

Sous les strates empilées

De terre rousse

Et de calcaire blanc,

Annie à jamais dissoute

Dans les plis de l’oubli,

Sourit …

ENOSMOTALTIGIQUECONE.

Commentaires
  • Marika dit :

    Née à 200 mètres du corsaire et élévée par un père qui a passé 28 mois en ALGERIE en tant qu’appelé…je savoure ce texte d’une grande beauté,d’une grande sensibilité et d’une grande justesse aussi. Quelle plume!

  • Antoine OLIVIER dit :

    Un rêve, celui de tenir entre mes mains le livre des “aventures” d’Achille, pour combler mes nuits d’insomnies de l’histoire d’une moitié de ma famille…Né une autre année “chaude” (1969…)je ne découvre qu’après 50 ans les non dits de ces “évènements” ignorés des manuels d’histoire de mon enfance et trop souvent tus par cette moitié de famille à l’accent si puissant. Faut qu’on boive un coup !!

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