LA DERNIÈRE GORGÉE DE VOSNE APRÈS MA MORT…
Edvard Munch. Autoportrait à la cigarette.
M’enfin …
Le printemps, ce temps des énergies fleuries de la terre en joie, n’est pas pour demain. Et le ciel grisouillant, qui laisse sourdre régulièrement ce crachin glacial de ses nuées létales, l’atteste. La nuit, à moitié blanche, a passé. Saloperie de crève qui s’en va et qui revient, faite de petits riens et de quintes cuivrées, pas floches du tout … A contrario, dans l’azur limpide des valeurs rétamées, étalées, Shakira, nous dit-on, sera bientôt faite Chevalier des Arts et Lettres. Des Arts Siliconés et des Lettres Botoxées. Chevalière des enflures en quelque sorte ! Après la lourde Stone et le piquant Charden, mis à l’Honneur, récemment, par la Légion, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles aux cimes des vanités conquérantes. Sur la côte Italienne, le lourd paquebot des Croisières (dés)organisées, à trop vouloir s’exhiber aux yeux des peuples des rivages protégés, s’éventre, comme une bedaine gonflée de victuailles accumulées, sous le scalpel des rochers affleurants. Fidèle aux mœurs courageuses du temps, le capitaine a quitté le navire bien avant ses passagers. Que lui reprocher, quand la Finance impavide, au nom du veau d’or, étend sa toile sur le monde, assassine les peuples, tient les politiques à la gorge, place ses hommes de paille à la tête des états, et bâillonne les Nations …
Dans le jardin, les étourneaux avides, chassent les mésanges bleues, épouvantent les chardonnerets gracieux et se bourrent la panse de lombrics aveugles, qui pointent le bout de leur prostomium entre les herbes gorgées d’eau, anciennement lustrales. Pigeons et tourterelles, eux mêmes, n’osent approcher. Les fauvettes affamées, branchées alentours, frissonnent sous leurs plumages hérissés. Aux branches tordues, comme pendus agonisants, du pommier noir et nu, des boules de graisses lanternent, qui leur sont destinées. Du pain sec égrugé, des graines pilées aussi. Tout est sous contrôle des rapaces aux ailes tachetées, pas un accès qui ne soit interdit aux moineaux fébriles. Ça délocalise à mort et ça se gave à tout va …
Fractales.
Au bout de sa galerie, dans un petit bruit mou, Fion le lombric, aspirateur aveugle, bute sur une paroi de bois dur. Dans le parallélépipède de chêne clos, le choc résonne lugubrement. Le corps sans vie, bordé de soie grège ourlée de dentelles kitsch, ne frémit pas. Dans les chairs putréfiées, les asticots au turbin qui gigotaient à tout va, se figent un instant, hilares. Encore un végétarien de passage, se disent-ils, en rigolant de leurs voix aiguës, crachant de ci de là quelques purulences goûteuses, gorgées d’humeurs putrides. Fion le purificateur ne rétorque pas, le temps, son allié, mangera le bois, lui ouvrira le chemin, bien après que les vers insolents et leur charogne auront disparu. De l’autre côté de la boite, Glibou la taupe, lancée à toute allure qui creuse sa galerie à grands coups de griffes, s’écrase, comme une balle molle, sur le flanc de bois dur. La bougresse, grossière comme un convers chaste, lance un chapelet de jurons gras, terrifiant les gueulins qui se figent une seconde dans les graisses coulantes. Tiens, v’là la grosse qui s’écrase la tronche de l’autre côté des planches, hurlent-ils en bavant. Enfer et putréfaction, puisse t-elle s’exploser le pif et se casser les arpions la bouffie pelue, braillent-ils en chœur ! On ne le sait guère, mais les petits équarrisseurs ne manquent ni d’humour pesant, ni de mordant, ils ont la répartie facile et le verbe cruel. Dans l’obscurité humide des sols tendres, les nettoyeurs opalescents, minuscules et fragiles, ne craignent personne, et leur faconde dévastatrice en éloigne plus d’un. Pourtant, au bout de leur ouvrage, ils finissent par éclater sous la dent d’une musaraigne de passage, ou empalés, pantelants, à l’hameçon d’un pêcheur.
Ainsi va la vie de l’asticot vorace,
Croquera bien qui sera croqué …
Sur le panka noir hivernal, la lune, pleine et blanche comme un œil à moitié dévoré, mange le ciel, et porte les ombres des cyprès sur les tombes muettes du camposanto. Leurs croix de pierre, rongées par un lichen verdâtre, implorent les cieux, sans espoir, comme des mains blessées. Au secret des regards humains, dans les basses vibrations, succubes et incubes, boufres et furies, tournent et errent, à la recherche des âmes perdues, accrochées à leurs sépulcres de pierre, comme des huîtres à marée basse. Quelque milliers de hertz plus haut, en compagnie d’ectoplasmes de même classe, l’âme d’ACHILLE plane, insensible aux miasmes inférieurs en maraude, et peine à poursuivre son ascension. C’est que la transition est une dure épreuve. Le détachement est lent, progressif, douloureux. Achille, de son regard privé de vue, scrute le cercueil qui renferme sa dépouille incarnadine dévastée, ce véhicule fidèle qui l’a servi, supporté ses faiblesses, ses écarts, tout au long de sa vie sarcoplasmique. Et le voici maintenant, atone, gisant, flasque, dégorgeant ses humeurs faisandées, aux ventres avides des esches frétillantes. La carogne le tient toujours à cœur, il peine à la quitter. Il a beau savoir qu’il lui faut s’en défaire pour mieux la retrouver une prochaine vie, il la regrette et se lamente encore. En silence. Les vortex lumineux ont beau le frôler, le traverser, l’illuminer, leurs motets sublimes psalmodiés, le ravir et le nourrir de pures images apothéotiques, misérable, tout encore habité de sentiments humains, il résiste. Des brassées d’images le traversent, l’inondent, le bouleversent.
Alors, une dernière fois il s’accroche à un souvenir et retourne en pensée tout en bas …
Tremblante et partiellement délitée, l’évocation de cet écrin de verre opaque, plein de ce sang vermeil qu’il aimait tant à boire, peine à se matérialiser une fois encore, à ses yeux disparus … C’était un triste soir d’hiver, sinistre, venteux, glacial. Sur le cuir patiné de son bureau de vieux bois usé, trônait un verre à long pied surmonté d’un large cul de cristal fragile, aux formes pures et élégantes. Le rayon étroit de la lampe posée à ses côtés, se diluait en d’infimes subtilités, concentrées dans l’épaisseur du verre, jusqu’à l’éblouir. Prémices aveuglantes du plaisir à venir. Lentement, le jus roula en lacis gras, épousa la courbe du verre, qu’il remplit à moitié. Le bas du coteau de Vosne Romanée lui souriait en ce printemps 1996, images fugaces de quelques jours heureux. Sous les feuilles des vignes riches des sucs épais de la terre, au paroxysme de la sève montante qui lui agaçait aussi les reins, les gros raisins verts et durs n’étaient pas loin d’entrer en véraison. « Aux Réas », climat du Domaine Bertrand Machart de Gramont, au terme des vingt cinq années échues, se reflète, ce soir d’avant, sur le lac incarnat, transparent et brillant, qui étale sa surface ronde au centre du verre. Immobile, sous la lumière coruscante, il joue comme un peintre, des nuances franches du grenat lumineux, et des ondes rosées frangées d’orange foncé, qui roulent dans ses plis. Achille tressaille, quand au premier nez, le fumet puissant du gibier corrompu le renvoie à sa dépouille. Mais cela ne dure pas. La rose fanée déplie ses pétales labiles, le cassis frais la suit, puis le cuir gras d’une vieille selle se mêle aux fragrances légères d’un sous bois humide. L’âme retombée, vacille et se pâme comme au temps anciens de ses plaisirs profanes, sa voix à jamais perdue, murmure les mots des amours oubliées. La fraîcheur du jus tendre surprend Achille, comme si tous les vins de sa vie de viande morte se rappelaient à lui ; le vin délicat lui remplit la mémoire de sa bouche absente, puis se met à enfler. La modeste gorgée devient rivière de fruits rouges, qui roule au palais, et lui caresse la langue des épices douces qui sourdent de son centre. Lentement le vin roule dans sa gorge. Sa dernière avalée, si longue, à ne jamais la quitter, s’éternise (sic). Mais sa mémoire s’épuise. Les puissances du haut l’aspirent violemment. Il s’accroche encore un instant, le temps que se dissipe la réglisse et que viennent lui dire adieu les tannins, fins comme capeline, qui lui parlent à la coda, des calcaires sous marnes argileuses …
Qu’il a tant aimés …
Dans un imperceptible bruissement, il a disparu.
En bas, sous la dalle, les asticots redoublent de voracité !
EMORATIMOLIECONE.