Littinéraires viniques

LE RÊVE DE LOTHAIRE.

romanesco

Fractal vegetable – Par Rum Bucolic Ape sur flickr – licence CC BY-ND 2.0.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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D’un geste, aussi sec que précis, Lothaire poussa la porte et entra dans la boulangerie bondée. Noël approchait et cela se sentait. A la différence des jours ordinaires, l’atmosphère y était plus détendue. Les clients souriaient, certains se parlaient, d’autres plaisantaient avec la boulangère. Cette femme replète, souriante, affable, prenait son temps, répondant à l’une, plaisantant avec l’autre. La boutique se remplissait mais personne ne récriminait, les gens attendaient, se sentaient bien, il faisait chaud, l’air embaumait la farine fraîche, la crème pâtissière et les viennoiseries au sortir du four. Le boulanger arriva. Vêtu d’un short sans âge, d’un marcel fatigué, les bras et le nez blanchis par le froment, il portait d’une poigne solide une grande panière pleine de baguettes chaudes. Et l’odeur du pain frais, à la croûte craquante, du pain cuit à point, un mélange de farine, de levure, de noisette grillée, se répandit dans l’air, submergeant l’odeur des corps propres du dimanche matin, les fragrances lourdes des déodorants et des parfums capiteux.

Dans la bonne humeur générale, Lothaire, visage fermé, le corps un peu crispé, semblait aussi à l’aise qu’un glaçon dans une bassine d’eau chaude. Autour de lui, instinctivement, les clients s’écartaient légèrement, de sorte qu’il était le seul à bénéficier d’un espace conséquent. Le boulanger, dont les pommettes rouges perçaient le visage enfariné à la façon d’un clown blanc débonnaire, lança un bonjour sonore à la cantonade. Une vague de réponses chaleureuses lui répondit et les visages s’éclairèrent un peu plus encore. Seul le glaçon ne réagit pas. Autour de lui, un peu gênés, on grimaça mais personne ne dit mot.

Lothaire était entré dans l’âge des douleurs installées, sa main droite tremblait fort quand il la libérait, Parkinson gagnait du terrain. Son septième lustre était derrière lui depuis cinq ans, sa silhouette avait perdu de sa droiture, la pesanteur devenait plus forte que son caractère, la vie le courbait. Derrière les apparences physiques, son caractère inflexible demeurait et s’accentuait même, son peu d’appétence au spontané, alliée à son goût excessif pour les règles et règlements, allaient en s’aggravant. De l’inflexible il passait à l’acariâtre. Avec son collier grisonnant un peu plus dru au menton, il avait tout d’un directeur d’école du temps passé, des années blouses grises, quand la règle cinglante faisait saigner les doigts.

Il posa un euro sur le comptoir et d’une voix forte, mince et coupante, sans un bonjour, le regard dans un ailleurs sinistre, il lança sans plus de s’il vous plaît : “Une tradition !”.  La boulangère le salua ostensiblement, le servit puis épela presque son merci. La boulangerie se taisait. Lothaire se tailla un passage vers la sortie sans regarder quiconque, sans un au-revoir il ouvrit la porte d’un geste brusque et sortit violemment. Le caquetage reprit derrière la vitrine embuée. Quelques personnes chuchotèrent des propos désobligeants.

La pièce était dans la pénombre en plein jour. Certes, le ciel couleur de suie n’arrangeait rien mais la teinte marron brûlé des murs, contre lesquels s’adossaient de lourds meubles Henri II, mangeait la lumière fusse t’elle de plein soleil, si bien qu’il faisait jour d’hiver même en été. Sur un coin du bureau de chêne noir aux pieds torsadés reposait une bouteille d’un whisky de marque au trois-quarts vide, ainsi qu’une soucoupe de glaçons noyés dans leur eau.

Lothaire, lui, se noyait lentement dans le verre posé sur l’accoudoir de son fauteuil de cuir fatigué par des années de fesses lourdes, elles aussi exténuées, écrasées, distendues par le temps passé sur cette peau tannée, sans doute celle d’un buffle noir d’Afrique foudroyé par une balle de gros calibre.

Son passé lui tenait lieu d’avenir. Lothaire n’attendait, n’espérait plus rien de la vie. Comme si la vie n’avait que ça à foutre ! S’en venir aux pieds du septuagénaire, lui présenter ses hommages respectueux et lui recharger la boite à désir, en déroulant devant ses yeux méfiants et dédaigneux l’infini des possibles !!! Le décoré des palmes académiques avait une telle opinion de lui-même – il était pétri de tant de certitudes qu’aucune évidence n’aurait pu contrarier qu’il trônait, chroniquement insatisfait, s’étonnant que le monde et sa proche banlieue ne se prosternent pas devant ses pantoufles éculées.

Il avait bien eu un chat, il l’avait appelé “Moncha”, un tricolore coupé, un bestiau devenu borgne à la suite d’un différent orageux avec un matou de gouttière, un soir – la seule fois d’ailleurs – qu’il avait osé s’aventurer hors du logis. Ce chat était la copie conforme de son maître absolu, son miroir, auquel il renvoyait sa parfaite image, reflet que bien sûr, l’académique palmé ne voyait pas, empêtré qu’il était dans le nœud de mensonges qu’il prenait pour sa vérité. Moncha vécu dix ans, chichement nourri des reliefs de repas que Lothaire daignait lui céder. C’est dire qu’il ne prit pas de poids, sa fourrure un peu rêche flottait sur son squelette aux os saillants. Jamais il ne reçut la moindre caresse, ni ne fut autorisé à ronronner sur les genoux pointus de son maître. Chacun sait qu’un chat qui ne ronronne pas est un chat malheureux. Mais Lothaire s’en fichait, l’animal n’était pour lui qu’une chose animée, la seule qui bougeait autour de lui. Cette simple présence vivante lui suffisait.

Un soir, un peu plus abruti qu’à l’ordinaire par l’alcool dont il avait mécaniquement abusé, il tomba, passablement imbibé, entre ses draps et s’endormit d’un sommeil aussi  lourd et tourbé que son whisky. La bouteille vide, posée de guingois sur un tas de papiers entassés au fil des jours, finit par glisser et déflagra sur le carrelage douteux. Elle explosa en mille éclats comme autant de diamants scintillants. Dans la pièce plongée dans le noir, chichement éclairée par la lumière blafarde d’un réverbère proche, on aurait pu croire que le ciel et ses étoiles venaient de s’abattre sur le sol. Lothaire ronflait comme une Buick des années soixante, le nez écrasé contre le coin de la table de chevet, son souffle chargé faisait trembler le napperon de dentelle de Calais sur lequel était posé un  réveil Jazz, la grande aiguille, décrochée par le temps, gisait, un peu tordue,23 derrière le verre épais.

Un énorme chou Romanesco se dressait devant lui, un Everest végétal d’une parfaite élégance. Un légume d’un vert fluorescent, à la structure approximativement fractale, dominant Lothaire de toute sa masse, et dont les hauteurs disparaissaient dans le coton de nuages blancs qui le couronnaient. Le soleil rasant accentuait la beauté inquiétante du spectacle, les ombres ponctuaient les flancs réguliers de cette étonnante montagne, vivante de combes profondes qui semblaient abriter d’invisibles monstres. Le souffle coupé, Lothaire tremblait de joie et de peur mêlées devant cette étrange Babel, dont les rotondités multipliées à l’identique s’élevaient en spirales régulières vers l’invisible sommet. Quelque chose d’indicible le poussait impérativement à gravir la montagne verte. Il se sentait étonnamment jeune et agile, lui qui n’était plus qu’un vieillard souffreteux, au souffle court, aux articulations arthrosées et aux chairs ramollies.

Il escalada les premiers petits tétons allègrement, tout en chantonnant d’une voix de fausset les premières notes de “Sambre et Meuse”, non pas qu’il eût l’esprit guerrier, non, simplement parce qu’il aimait le côté immédiat et entraînant des chants militaires en général. Au premier virage il se retrouva face à face avec “Moncha”, tout jeune, tout fringant, avec ses deux yeux retrouvés. Assis sur le cul l’animal semblait l’attendre. En voyant apparaître Lothaire, il se leva, s’étira en bâillant pour venir ronronner entre ses jambes, puis il fit demi-tour, attendant que son ancien maître le suive. Lothaire n’en revenait pas, lui, l’ancien redoutable directeur d’école passablement détesté qui avait terrorisé des générations d’écoliers à coups de règle sur la pulpe des doigts, se voyait, le cœur joyeux, escaladant un gigantesque massif verdelet avec pour seul guide de haute montagne, un chat tout juste pubère ! Ils grimpèrent ainsi, l’homme derrière le chat pendant des heures. Pas essoufflé pour un sou Lothaire jeta un regard vers la plaine, la tête lui tourna, le paysage tout en bas ressemblait à Lilliput, il fut surpris, alors il leva la tête, les nuages s’étaient rapprochés, il se rendit compte qu’il avait faim. C’est à ce moment précis qu’ils tombèrent nez à nez avec un énorme puceron d’au moins vingt kilos. Moncha lui sauta sur le dos – un vrai tigre ce Moncha –  d’un coup de dent il saigna la bête qui s’écroula en couinant, tandis qu’un flot de sang céladon giclait du cou tranché. Moncha mordit allègrement dans la chair fraîche, détacha un large steak qu’il déposa aux pieds de son maître. Lothaire trouva la viande crue délicieuse, verte à souhait, elle lui laissa en bouche un goût de chou bio très agréable. Assis au bord de la paroi, ils reprirent des forces.

Le soleil était au zénith, malgré l’altitude la température agréable leur réchauffa le corps. Le chat allongé près de Lothaire ronronnait – très fort pour un chat pensa Lothaire – qui s’aperçut que le matou avait pris de la taille et du poids, il ressemblait à un petit fauve et valait bien quatre chats ordinaires maintenant. Son regard aussi avait changé, par instant, à contrejour surtout, une lueur cruelle traversait la citrine de ses yeux, de ses grosses pattes jaillissaient spasmodiquement des griffes noires longues comme de petits poignards. Lothaire caressa la tête de l’animal. ! Il aurait pu y poser les deux mains, même trois, sans pour autant la recouvrir ! Mais cela ne l’inquiéta pas, Moncha avait fermé les yeux, son ronronnement, certes un peu rauque, un peu sonore, était celui d’un bon chat heureux. Tous deux s’assoupirent le ventre plein sous le doux soleil de cette étrange nuit.

Et Lothaire fit un rêve. Assis près d’un bureau de chêne noir dans une pièce tapissée de marronnasse, il se voyait sirotant un whisky en pleine nuit. Dans un panier à chat s’entassaient un monceau de bouteilles vides et de sécrétions félines momifiées. Lothaire chercha l’animal du regard, fit quelques bruits de bouche pour l’attirer, rien ne se passa, il appela, Moncha, Monchaaaa, toujours rien, pas l’ombre d’un chat dans la maison. A la fin de la bouteille, passablement remonté, il décida de châtier le matou insolent qui osait lui résister. Titubant, la cuisse molle et la démarche zigzagante, il se heurta aux murs, rebondit d’une paroi à l’autre, jusqu’à ce qu’il s’écroule comme une viande morte sur un lit étroit – par chance il s’affala dans la longueur, en travers il se serait retrouvé les dents brisées sur le carrelage ! – au milieu d’une pièce en désordre qui lui sembla familière. Il ronflait comme une chambre à air crevée bien avant que sa tête ne roule sur l’édredon kaki.

Le jour s’était couché quand ils se réveillèrent, le ciel était bleu d’encre, le soleil avait fermé son œil blond, mais il restait parfaitement visible au plein centre du ciel. Ni lune, ni étoiles, ce que Lothaire ne remarqua pas d’emblée. Moncha allongé contre la paroi verte dépassait d’une tête son maître assis près de lui, sa toison tricolore ne l’était presque plus, le fauve avait mangé les autres couleurs, des rayures noires étaient apparues sur ses flancs. Lothaire ne s’en étonna pas plus que ça, il se leva, appela Moncha Montigre. Point ! Ils se remirent en route.

Ils serpentèrent des jours, des nuits aussi parfois, dévorant de temps à autre un puceron. Les insectes qu’ils rencontraient apparaissaient toujours quand la faim les gagnait. Comme par enchantement. Et ils étaient de plus en plus gros. Ils en vinrent à devoir en dévorer deux, Montigre mangeait pour quatre, sa tête affleurait le haut de la poitrine de son maître, il devait bien faire une petite centaine de kilos. Outre son pelage fauve rayé de noir, il avait pris du poil, de la moustache, de la barbichette, de longs fils de fer blancs pointaient de chaque côté de sa grosse gueule aux puissantes mâchoires. D’un coup de patte fulgurant, il abattait les pucerons qui devenaient eux aussi monstrueux. D’énormes blattes blanches aux chairs quasi liquides faisaient parfois leurs délices, leurs cuirasses craquantes avaient un délicieux goût de chocolat ! Une seule fois, mais cela faisait des jours qu’ils gravissaient le Romanesco, ils se retrouvèrent face à face avec une limace bleue, grosse comme une génisse qui sortait d’un creux sombre, ou d’une caverne peut-être, entre deux monticules de taille moyenne. Montigre la trucida prestement. Le chat avait encore grossi, il était devenu si fort que son coup de patte désinvolte renversa la limace aussi facilement que Moncha le faisait du bouchon avec lequel il jouait dans son jeune âge, du temps où il était encore vivant. Ses griffes éventrèrent le stylommatophore, libérant un flot de bébés rouges en gestation. De vraies friandises dont ils se régalèrent avec des mines de chatoune après qu’ils eurent – Montigre surtout – déchiqueté la molasse indigo à grands coups de mâchoires avides. Le sang bleu inonda la chemise crasseuse de Lothaire, ce qui lui conféra une certaine noblesse à laquelle il ne s’attendait pas. Dès lors Montigre, devenu vaguement menaçant à son encontre depuis quelques jours, se radoucit, baissa la tête, vint se frotter contre son maître comme il le faisait dans la vraie vie et pendant les premiers jours de leur trekking.  Montigre était devenu si gros que Lothaire en tomba à la renverse, ce qui le fâcha, il cria très fort en menaçant de l’index l’animal qui s’aplatit au sol comme un chaton docile. Lothaire poussa in petto un ouf de soulagement, car il avait bien senti monter la tension, surtout quand la faim les prenait. Il l’avait échappé belle.

Alors il rit nerveusement. L’écho de son rire, réverbéré par la montagne végétale, résonna comme le buccin des armées romaines au sommet des alpes. Montigre se roula dans la glu bleue en ronronnant tout aussi fort que la forge de Vulcain.

Plus le temps passait, plus Lothaire se mélangeait les consciences, rêve, réalité, nuits-jours, jours-nuits, il ne savait plus bien distinguer le vrai-faux du faux-vrai. Et le vrai du faux encore moins. Quant à l’irréalité de ce soleil qui ne se couchait jamais mais qui se fermait comme un œil en plein milieu du ciel, alors là ??!! Il se posait aussi le problème de sa propre identité ! Qui était-il en vérité, où allait-il, cherchait-il quelque chose, se cherchait-il, était-il vivant, mort ? Tout cela faisait dans son esprit fatigué une bouillasse informe, un magma psychologico-dépressif qui aurait fait le bonheur d’un psychanalyste urbain. Et ce Moncha devenu super tigre, dont il avait cru, plus les jours passaient, qu’il deviendrait sa proie, ce Montigre devenu doux comme un chaton à cause du sang bleu de sa chemise. Valait mieux oublier. Trop compliqué pour lui, fatigué comme il l’était, et continuer à gravir ce foutu légume vert sans s’encombrer de questions pseudo-philosophiques. Quand le “pourquoi gravir ce putain de chou vert, nom de Dieu ?” lui titilla le cervelet, il s’ébroua en grommelant et reprit un embryon visqueux, un mort-né, rouge comme une fraise des bois, que Montigre, nuque basse, poussait vers lui délicatement. Ces choses gluantes étaient délicieuses, de vrais bonbons chargés d’énergie, ça le requinquait drôlement, au point qu’il se demanda si les bestioles n’étaient pas bourrées d’une came inconnue, une de ces drogues qui infestent les rêves. Et les cauchemars plus encore ! Mais ces idées là, comme les autres, il les envoya se faire penser ailleurs !

Le ciel immobile demeurait immensément vide. L’oeil du soleil s’ouvrait et se fermait régulièrement, il se tenait au centre et ne bougeait jamais. Aucun chant d’oiseau, ni arbres, arbustes, pas même de ces végétations minimales que l’on trouve en haute altitude. Lothaire par moment était pris à la gorge, l’angoisse le paralysait presque, dans ces moments là il titubait péniblement derrière Montigre, il aurait bien donné deux limaces grasses et trois pucerons dodus, pour entendre quelques secondes gazouiller une ou deux mésanges et voir, très haut dans le ciel bleu saphir, planer trois aigles, au pire deux vautours. Ils voyageaient au pays de l’immuable muet, Lothaire vivait par moment un véritable enfer. Pourtant ils avançaient, Montigre chaloupait en souplesse, Lothaire se traînait de plus en plus, l’air se raréfiait, il respirait difficilement et s’arrêtait de plus en plus souvent. Montigre le réchauffait de son mieux, il grelottait dans sa chemise bleue que le chat reniflait régulièrement pendant qu’il entourait son maître en s’enroulant autour de lui. Niché au creux de l’animal, entre les pattes avant et arrière, Lothaire disparaissait, la chaleur âcre de Montigre le revigorait un temps. Tous les soirs, abruti de fatigue, inquiet et amaigri, il s’assoupissait sous la couette vivante, bien au chaud contre le cœur de l’animal dont les battements, sourds, lents, réguliers, l’envoyait illico rejoindre cet affreux rêve récurrent dans lequel, invariablement, il s’enivrait et s’endormait comme un sac de plomb dans cette saloperie de sinistre chambre, la sienne, la vraie, à moins que ? Rêver de dormir d’un sommeil sans rêve, quoi de plus stupide se disait-il tout en ronflant dans son songe, tandis qu’il respirait le musc puissant du Montigre de son cauchemar.

Au soir d’une journée harassante, au cours de laquelle, sous l’œil livide du soleil décoloré ils avaient enfin atteint les premiers lambeaux de nuages, à la seconde près où le quinquet stupide accroché au ciel fermait son unique paupière, un scarabée doré, véritable mastodonte de chitine crissante déboucha d’un virage. Il était si massif qu’à chacun de ses pas sa carapace arrachait d’énormes lambeaux de chou, il décapait la paroi, faute de quoi il serait tombé dans le vide comme un blindé déséquilibré par son poids. Montigre bondit, pour la première fois le combat fut aussi rude qu’incertain. Les griffes du chat glissaient en faisant un bruit horrible, la cuirasse de l’insecte géant résistait, les crocs pointus, eux aussi dérapaient, n’arrivaient pas à trouver la faille pour s’enfoncer dans l’armure. Khépri le scarabée se secouait pour projeter son agresseur dans le vide, le chat glissait, se rétablissait difficilement, rugissait de colère et glapissait de peur à la fois. Puis il se mit à faire des bonds terribles sur le dos de la cétoine en furie, il sautait de plus en plus haut, retombant de tout son poids, la carapace craquait mais tenait bon. Alors Montigre fit un saut prodigieux, il monta si haut que Lothaire pensa qu’il était retombé dans le précipice. Le scarabée baissa la tête et Montigre, pattes écartées et griffes sorties, s’écrasa sur la jointure fragile au ras du thorax. Le coléoptère eut beau déployer ses élytres pour dégager ses ailes membraneuses, il était trop tard. Décapité, foudroyé, il s’affala sur le côté pour ne plus bouger. Montigre épuisé par le combat se coucha, ses côtes battaient, sa respiration sifflait, son épouvantable haleine empuantissait la scène et les alentours. Lothaire avait suivi le combat, sidéré à en oublier de respirer, la tête lui tournait, il était rouge comme un embryon de limace bleue, quand il se rendit compte qu’il était en train de mourir. Lentement, le ciel verdissait, Romanesco jaunissait, la Cétoine bleuissait bizarrement, Montigre tournait à la souris grise. Juste avant de sombrer, par reflexe, il ouvrit grand la bouche, l’air s’engouffra dans ses poumons en faisant un bruit de cornemuse. Il tomba sur le cul et crut voir le chat sourire.

Ce soir là après sept jours d’escalade, ils firent gogaille, bombance, ce fut une vraie ribote ! Ils commencèrent par le cou, se régalant des chairs drues de l’insecte, cheminant mâchoires grandes ouvertes dans le corps du scarabée, se gavant à dégobiller, avalant sans presque mâcher, jusqu’à atteindre le cœur encore palpitant de leur proie pour boire goulûment le sang chaud et opalescent qui jaillissait comme une fontaine dorée. Paradoxalement, le jus bouillant chargé de vie et d’énergie les rafraîchit. Arrivés au fond de la carapace close qu’ils venaient de vider, ils s’affalèrent, poisseux et satisfaits. En guise de dessert, ils vidèrent les pattes, de l’intérieur, aspirant avec délices les derniers fragments de chair tendre. Leur goût âcre et réglissé leur tint au palais, plus longuement que le plus exquis des nectars de Bourgogne. Après qu’ils eurent vomi un peu du trop plein ingurgité, ils s’allongèrent côte à côte au fond de l’épaisse grotte de chitine et s’endormirent d’un sommeil lourd, comme deux gloutons rassasiés dans la chaleur douce du cataphracte mort.

Au petit matin, le ventre douloureux, la bouche pâteuse, Lothaire s’extirpa du corps de l’insecte en rampant. Au centre du ciel de charbon mat l’œil était encore fermé, une lumière grisâtre tenait lieu de nuit, laissant à peine deviner l’insondable abîme dont il ne voyait pas le fond. La montagne-chou était noyée dans un épais brouillard qui courait en langues fumeuses sur ses flancs proches du sommet, l’air figé était glacial mais il ne le sentait pas le froid. Quelque chose en lui devait avoir changé, il se sentait différent, mais cela était confus, il ne comprenait pas, son corps lui semblait celui d’un autre.

L’œil s’ouvrit d’un seul coup, son or réverbéré et amplifié par la carapace flavescente du grand scarabée, illumina les lieux, éblouissant Lothaire qui dut se protéger du revers de la main. C’est alors qu’il vit “cette” main, sa “nouvelle” main, elle avait bien doublé ! Puis il remarqua sa chemise bleue, elle avait éclaté et pendait en lambeaux sur son torse musclé tapissé des mêmes longs poils noirs qui recouvraient ses mains. Son pantalon en loque lui arrivait aux genoux. Quand il se passa la main dans les cheveux, il crut caresser une touffe de fils de fer et se piqua les doigts. Sur son index perla une goutte de sang violet. Une tornade intérieure l’emporta, il leva les bras vers le ciel et se mit à hurler d’une voix surpuissante “Je suis l’implacable, le cruel, l’immonnnnnde ! Je suis Lothaire l’Archange maudit, le régénéré, le fils du grand œil livide, l’enfant de la montagne d’émeraude, le ressuscité des Enfers du bas, j’ai vaincu les pucerons géants, j’ai dévoré la grande limace bleue et sa portée incarnate, j’ai terrassé l’invincible Cétoine, je suis le maître des monnnndes, l’empereur du futuuuur, le mutannnnt, le définitiiiif !”. Rugissant à plein poumons, Montigre, à son côté ne lui arrivait pas même aux genoux. Sous la puissance de son cri les nuages rétrécirent comme peau de chagrin, se rétractèrent, s’effilochèrent, s’invaginèrent, Romanesco apparut dans toute sa majesté.

Lothaire n’en crut pas ses yeux, le massif n’avait pas de sommet, il était parfaitement plat, désert comme une immense plaine circulaire sur laquelle on eut pu bâtir plusieurs Babylone.

Madame Simone reposa son couteau et le gros chou Romanesco qu’elle venait d’étêter d’un coup de poignet précis. Elle entrouvrit la porte de la chambre, le vieil ivrogne allongé à moitié nu sur la largeur du lit dormait comme un sonneur, en grommelant des mots embrouillés qu’elle ne comprit pas. Elle referma la porte en murmurant des choses peu aimables et s’en retourna à sa cuisine.

Lothaire, au bord de cette mer, blanche comme glace figée, ne bougeait plus, ne comprenait pas, tout cet immaculé avait quelque chose d’effrayant. Montigre, avait disparu. Tout était calme, silencieux, le sol vacilla sous lui, il se rétablissait de justesse au bord du gouffre, quand le ciel, ou du moins sa moitié crut-il, s’affaissa d’un coup. Le soleil reflété par la surface de ce demi-monde s’écroulant l’aveugla, la montagne fut coupée en deux au  ras de ses pieds, puis tout explosa en morceaux. Lothaire tomba dans le vide. Indéfiniment, en hurlant de terreur.

Simone reposa son grand couteau, éparpilla les tronçons de chou dans un faitout, puis éteignit  l’ampoule nue qui pendait au plafond de la cuisine. Dans la chambre d’à-côté elle entendit crier le vieux.

UN SOIR D’ORGIE NOIRE

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Quand La De avance masquée.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Il a couru sur les pierres de couleurs vives,

Il a senti le vent, les feuilles envolées,

Le ciel a déployé ses charmes et ses nuées,

Sur les volcans calmés quelques âmes de givre,

Tournent et voltent, solitaires, dures, ignorées.

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Dans la plaine déserte les blés mûrs sont coupés,

Sur les os décharnés, naguère, rondes les filles,

De leurs regards fuyants aguichaient les garçons,

Elles dansaient légères, et leurs rires en trilles,

Affolaient les pinsons et les merles aux yeux blonds.

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Mais ses pieds sont en sang, à force de traîner,

De Rome à Zanzibar, il a usé ses guêtres,

Accumulé l’avoir, à oublier son être,

Il a connu des reines, des filles et des reîtres,

Il a chanté, violé, s’est repu, a tué.

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Il a connu Antioche, la vraie Jérusalem,

Les cimeterres tranchants, et même Mathusalem,

Les fastes de l’orient, les misères du Népal,

Sardanapale le fou et Gengis aux yeux pâles,

Mais lui manque Daphné et son regard d’eau verte.

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Il est mort mille fois sans même regretter

De l’avoir oubliée. il l’avait éventrée

Un soir d’orgie noire, au bout du désespoir,

D’un coup de dague folle, puis il avait pleuré,

Les ailes repliées, comme un oiseau blessé.

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Il a chassé les buffles, encorné des bisons,

A dévoré les biches, a tué des derviches,

Qui tournaient, ivres, tout blanc, comme des lys coupés,

A prié tous les saints, a fumé du haschisch,

Sur les hauteurs du monde, il a occis Créon.

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Zoroastre, Buddha et Ahura Mazda,

Et tous se sont ligués, ont voulu son trépas.

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Dans les enfers des mondes, pour toujours exilé

Zemon, Gilles et Adolf lui tiennent compagnie

Ils ont les yeux crevés, les entrailles vidées.

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Mais ne souriez pas, un jour il reviendra …

KEBAB GRASTROMONIQUE ET CONSIDÉRATIONS GÉOPOLITIQUES.

Chez mon pote Hamid, kebab de ouf !

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Un must, un incontournable le Kébab de Hamid le Numide. Tellement qu’il vaut mieux lui filer un coup de I-Phone-Samsung-Xpéria-etc si tu veux pas te retrouver dans un trois étoiles à ronger ton frein et pleurer sur tes regrets en dégustant à petit bec de chat une subtilité de 20 grammes de raretés qui fait trois bonnes lignes sur la carte du palace.

Alors allo quoi, Hamid ?

Allo khouya, deux couverts mon frère, tu peux ?

Pas de problème mon frère, pour toi y’a toujours un formica et deux tabourets.

Putain ! Merci khouya, à ce soir inch’Allah.

Hamid khouya nous accueille comme des princes, coca light frais et chips à gogo !!! La salle est juste comme on aime, Hamid c’est le genre tradition-vintage, table en formica bleu, sièges en skaï rouge, sur les murs papier peint années 50, genre formes simples et à aplats géométriques, jaunes , rouges, oranges, blancs et gris. P ! c’est sobre, beau et ça en jette, tu peux éteindre la lumière tu vois quand même. Et des œuvres d’art accrochées un peu partout, une caravane de chameaux dans le désert, un bœuf découpé avec le nom de tous les morceaux, un Don Quichotte fabriqué aves des fourchettes et des cuillères, je connaissais pas ce Don Qui là, Hamid m’a expliqué, y’a aussi des cadres avec des poèmes, enfin c’est varié, il a du goût Hamid. A chaque fois je lis et je relis celui qui au dessus du bar «  Je t’aime plus qu’hier et bien moins que demain », y’a pas à dire, la poésie quand c’est beau, c’est beau ! Ça plaît beaucoup, c’est toujours plein chez lui. Pis y’a sa viande, c’est pas du kebab industriel, c’est de l’agneau, du vrai. En direct du bled, nourri aux noix d’argan, à la main par les vieilles, des agneaux massés au lait de chèvre, ça rigole pas chez Hamid, c’est le meilleur de tous les kebabs. Ah y’a ses frites aussi, il a un filon Hamid, de la patate déclassée de l’île de Ré qu’il a en douce au cul du camion, on ne sait pas par qui ni comment, c’est un discret Hamid. Moi j’dis toujours aux gens, « Chez Hamid », c’est un « must ».

Pour les boissons c’est pareil, t’as le choix Coca, Pepsi, Fanta orange, citron, Ice-Tea, Cacolac pour les enfants, que des boissons mariées kebab sans problème. Mon pote est un grand amateur de boissons longues en bouche, à la finale acide, et là il a été servi. Pis c’était un soir spécial, le lendemain, tout juste engagé, il partait à l’armée. Fallait qu’on fête ça !

Fumante l’assiette. A ras bord, Hamid me soigne. De la bonne viande de kébab, grillée, juteuse, des frites dorées craquantes, grasses comme j’aime. Alors on danse ! Autour de l’assiette, de la bordure au centre, avec les doigts on pique les patates chaudes et la barbaque croquante. Pétés d’huile jusqu’aux jointures, on s’essuie à la nappe de crépon, on rote le coca à chaque bouchée, on est comme des nababs.

On n’en pouvait plus mais Hamid a voulu nous offrir un dessert, c’est un généreux Hamid, quand il aime, il compte pas, mais faut pas refuser, il se vexe vite. Alors on a dit oui. Moi j’aurais bien pris un fruit, genre orange givrée, la glace deux boules maison ou la crème brûlée croquante, mais pas possible, Hamid tenait à nous faire goûter les pâtisseries en direct du bled. Et là, il nous amené sur une assiette garnie d’un fond en papier dentelle, un assortiment de ouf, zlabia dégoulinante de miel, corne de gazelle fourrée pistache, noisette et makroud fourré à la figue. Une tuerie les gâteaux de sa grand-mère !

Et si les pâtisseries, ça graisse la bouche, le coca ça la dégraisse, c’est juste au poil, mais ça énerve aussi, ça décoince les neurones et même que ça rend intelligent. La salle s’est vidée, avec Hamid et mon pote on est restés peinards, on a causé de tout, on a remis le monde en ordre au moins trois fois, c’était au top, on se sentait unis comme trois limaces sur un chou-fleur

On a passé un super moment entre potes la classe, on s’est régalé, on s’est bourré bien la panse jusqu’à ras les molaires, on a repris une canette de coke en causant, on s’est énervé un peu, on a des convictions, refaire l’univers c’est notre truc. Vraiment une bonne bande de potes intelligents qui savent de quoi ils causent et qui aiment se faire une bonne bouffe ensemble. Attention, ça va loin quand on cause !

Il a fallu se quitter, Hamid avait encore du taf, mais on s’est juré de remettre ça très vite, on était tous d’accord, un miracle d’être en phase comme ça, une bande d’amis qui aime bien se taper un bon kebab et bavasser jusqu’au bout de la salive.

Putain de bonne soirée !!!

LE CROCODILE.

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Le marshmallow croco de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Sur le bord d’un vieux fleuve, large comme la mâchoire

Des grands fauves grondants qui viennent s’y baigner,

Un tronc de bois bandé attend, rien ne le presse,

Qu’une vague de passage le remette à voguer.

Un phacochère hargneux, capable de bassesses,

Dandine en grommelant, tout heureux d’aller boire

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A portée de son groin, la voilà l’onde fraîche !

Elle est d’or et d’argent, il se régale déjà.

Accélérant l’allure, le cochon noir grogne,

L’animal est si laid, son air est si revêche

Qu’il fait peur aux ibis, aux longs becs des cigognes,

Aux oisillons fragiles, aux sombres jacanas.

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Gêné par son clavier aux dents proéminentes,

L’ombrageux sanglier trébuche sur le vieux bois,

Le choc est si brutal qu’il le déséquilibre.

Comme un éclair soudain sous un orage sournois,

Deux lames aux dents blanches, ivoires d’un gros calibre,

Et le voilà brisé par l’assaut du géant.

—–

Emile le crocodile est un maître tueur.

Il n’a peur de personne. Pas même des crinières

Et des muscles puissants. Sous ses paupières lourdes,

La cruelle lueur de la lumière qui sourde

De ses pupilles fendues, dignes des pires sorcières,

Tétanisent tous ceux qui frôlent sa demeure.

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En armure de cuir, massif comme un char,

Emile a refermé sa gueule de vieux soudard,

Puis il s’est endormi, la panse bien remplie.

Un oiseau s’est posé, un pluvian tout petit

L’éboueur minutieux lui a curé les dents,

A coups de becs précis, au-dehors, au-dedans.

—–

Un éléphant géant a vu tout ce théâtre,

Il a couru vers l’eau volant à tire-d’aile,

Trente tonnes lancées à fond de manivelle.

Emile d’un coup de queue se joue du cataphracte.

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Les yeux au ras de l’eau, Emile fait la bûche,

On dirait qu’il dérive, mais ne vous y fiez pas !

IL EN FAUT DU TEMPS.

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La De fait sa Philippine.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Il en faut du temps pour mourir,

Quand un bolide ne fait que te frôler,

Quand une balle pousse un soupir,

Quand la vérole bleue ne te fait plus bander.

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Il en faut du temps pour gémir,

Quand une nuit, juste avant le matin,

Quand le loup gronde, que souffle le zéphyr,

Quand le papillon vert se pose sur ta main.

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Il en faut du temps pour sourire,

Au vent mauvais, au vent malin,

Quand à la porte tu soupires,

Quand rouge le chien jaune s’est jeté sur ton sein.

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Il en faut des ailes pour planer,

Il en faut des dents pour te mordre,

Quand tout le vent s’en est allé,

Quand la flamme aigle noir a glapi a te tordre.

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Il en faut du temps,

Il en faut du sang,

Il en faut tellement,

Que tu pleures comme une enfant.

LENTEMENT LA LAME.

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La Défense. Le Moretti. Anne Landois-Favret.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Lentement la lame fendrait la peau. Une peau fine, une peau blanche, fragile, sous laquelle saillaient des veines, des tendons et des os. Les yeux écarquillés, le regard hagard brillant d’une lumière excessive, donnaient au visage mal rasé de l’homme, qui tenait le rasoir entre ses doigts, serrés à lui couper la circulation, un air de folie triste, un air maladif aussi, avec son teint de cuvette de chiotte crasseuse, sa bouche bouffée par la nicotine qui lui noircissait la commissure des lèvres, avec sa masse de cheveux noirs indociles piqués de mèches porcs-épics grosses comme des bâtons de surimi, grasses et odorantes. Ses gros yeux globuleux couleur d’huître, ses joues à la Dizzy Gillespie en plein effort, sa bouche presque invisible et son nez, si pointu qu’il en paraissait aigu, en auraient pu faire un lémurien dans un bal masqué sans qu’il eût eu à faire les frais d’un masque grotesque dans une boutique de mauvais goût.

Vu de dos, penché comme il l’était sur son poignet gauche, on aurait dit une grosse poire décapitée. En quelques mois Jean-Donatien était devenu énorme. C’est fou comme quelques déceptions amoureuses successivement douloureuses, ajoutées à une perte d’emploi aussi brutale qu’inattendue – oui, quand on est DRH, on est payé pour parfois, mais pas seulement fort heureusement (!), dégraisser les effectifs de la boite quand la très commode conjoncture l’exige – peuvent vous abattre un homme, jeune, solide, athlétique, marathonien régulier, entouré de beaux et bons amis, habitant un grand appartement dans un quartier huppé de la capitale. C’est fou, vraiment c’est fou !

C’est du moins ce que pensèrent ses collègues et amis. Nombre d’entre eux frissonnèrent en secret à l’idée qu’une telle tuile pourrait très bien les décapiter eux aussi, comme ça, un petit matin de printemps, alors qu’ils arriveraient, joyeux et souriants, tout à fait prêts à exécuter sans sourciller les ordres de leur PDG, lui même récemment secoué par les actionnaires mécontents, et même plus, de leurs dividendes un peu trop “djusts” cette année là. Pourtant sur le chemin le ciel était bleu, d’un bleu souriant, un ciel uniforme, sans relief, comme une carrière ascendante sans histoire. La planète, généreuse comme à son habitude, à grandes brassées de vert tendre recouvrait la terre d’un camaïeu de vert du plus bel effet, redonnant à la ville, étouffée sous le bitume inerte, à moitié étranglée par les nœuds autoroutiers, le sourire que l’hiver pluvieux et les brumes polluées avaient éteints. Le fleuve qui sinuait d’est en ouest tranchait d’un coup de sa lame de mercure aveuglant la capitale en deux moitiés de pomme, le vieux fleuve, regonflé par les pluies vivifiantes d’avril, chantait le grand air éclatant du retour des beaux jours. Horrible se disaient-ils, sidérés à l’idée que cela pourrait, hé oui ! leur arriver. Tous, à peu d’intervalles, la nuit durant, se retournèrent sur leur couche satinée, peinant à se rendormir. Certaines refusèrent même le dard palpitant que leurs partenaires, égrillards cette nuit là, allez savoir pourquoi, tentaient d’introduire dans leurs vagins desséchés par la peur anticipatrice. Certains se retrouvèrent en panne, malgré les caresses expertes et insistantes que leurs compagnes émoustillées, allez savoir pourquoi, régulières ou de rencontre, leur prodiguaient sans faiblir.

Or donc, un beau matin de Mai après une nuit sans rêves, Jean-Donatien, le corps et l’esprit reposés, très à l’aise dans son costume anthracite sur mesure, une cravate de soie gris perle négligemment serrée sur un col italien déboutonné, genre cadre décontracté mais compétent, descendit quatre à quatre, ignorant l’ascenseur, l’escalier de son appartement Haussmannien sis au quatrième étage. L’air était encore vif, le ciel bleu turquin, encore marqué par la nuit, brillait comme un ciel neuf sous les rayons d’or pâle du soleil renaissant. La fraîcheur du petit jour finit de le réveiller. Jean-Donatien se sentait de très bonne humeur. Certes la journée serait sans doute nerveusement difficile, ponctuée de réunions tendues, d’évènements imprévus et de décisions délicates qu’il lui faudrait prendre sans trop se laisser aller aux émotions à caractère compassionnel – c’était comme ça presque tous les jours – mais c’était ainsi. Avec le temps il s’y était accommodé, et avait développé un solide détachement qu’il cachait soigneusement derrière un visage avenant, souriant, et un regard bienveillant chargé de beaucoup d’humanité apparente. Jean-Donatien était un pro, habile, et subtilement manœuvrier.

Il présenta son badge au portique d’entrée d’un des immeubles bordant le parvis de la Défense, afficha un large sourire, se dirigea vers l’ascenseur principal et s’envola vers l’avant dernier étage, celui qui précède le sommet de l’Olympe, le séjour triomphant des dieux suprêmes. La multinationale pour laquelle il œuvrait couvrait tous les continents, Paris n’était qu’une succursale au sein de laquelle il occupait le poste de DRH, mais sa côte dans la boite montait doucement, il ne désespérait pas de se rapprocher enfin de la Direction générale des Ressources Humaines à New-York. Ce désir quasi viscéral, inextinguible, nourrissait sa vie. Quand il n’était pas à l’abattage il y pensait constamment, réfléchissait à de nouvelles procédures, se maintenait en pression permanente, cultivant ses relations à l’intérieur  comme à l’extérieur de l’entreprise.

Mirabelle, sa secrétaire, le nez plongé sur son bureau, le regarda d’un drôle d’air quand il entra. D’ordinaire elle souriait gentiment, blagueur il lui lançait en roulant les “r”, son  “Bonjourrrr Mirrrrabelle jolie !”. Mirabelle attendait ce moment tous les matins. C’était le premier haut cadre – elle en avait connu quelques uns déjà dans sa jeune carrière – qui se comportait avec autant de naturel et de facétie. Mais ce jour-là elle ne rit pas. Jean-Donatien en fut un peu étonné mais sans plus. Tandis qu’il consultait son courrier Mirabelle frappa à sa porte puis entra. “On vous attend là-haut lui” dit-elle, avant de se retourner et de quitter la pièce prestement.

Le PDG France n’y alla pas par quatre chemins. La direction américaine liquidait la quasi totalité de l’Agence française. Paris devenait une boite aux lettres au bénéfice de l’Agence Irlandaise. “Alors pas besoin de vous faire un dessin, vous voyez bien ce qu’ils recherchent” lui fut-il dit. “Et vous faites partie de la charrette, mais vous partirez avec une très grosse prime, vraiment conséquente, si vous nous assurez de votre coopération”.

Assis, le buste droit, Jean-Donatien, sidéré par la brutalité de l’annonce, avait du mal à comprendre. Lui qui espérait la promotion tant désiré, pour laquelle il s’était battu, sentit le ciel de granit lui tomber sur la tête. Son idéal en déconfiture s’écroulait. Tout ses organes tremblaient à l’intérieur, des vagues brûlantes remontaient de son ventre jusqu’à son crâne, son sang ébouillanté battait à ses oreilles. Abasourdi, c’était bien ça, il était abasourdi. Extérieurement rien ne transparaissait pourtant, il souriait silencieusement au PDG qui attendait sa réaction. Jean-Donatien prit le temps de se ressaisir. Mais n’y parvint pas. Sous la peau lisse et inexpressive de son visage impassible son corps était en fusion, de la lave liquide coulait dans ses veines, des images de désert se mélangeaient à des flash de mers en furie, des vagues d’angoisse roulaient dans sa gorge tandis que des pinces d’acier lui broyaient les os. Une irrépressible envie d’uriner le prit. Il déglutit à plusieurs reprises, puis d’une voix blanche il répondit “Je comprends tout à fait les nécessités dont vous me faites part. J’attends une compensation sérieuse à mon licenciement”. Le PDG ne marchanda pas, il annonça une très grosse somme puis se pencha sur un dossier, signifiant par là que l’entretien était terminé.

En  sortant,Jean-Donatien se mit à chantonner “O sole mio”, doucement tout d’abord, puis à tue-tête, tout en faisant des entrechats, timides, puis de plus en plus hauts. Mirabelle, bouche grande ouverte, le regarda passer devant elle, tout sautillant, comme un kangourou amateur de Belcanto. Il claqua la porte de son bureau, le silence succéda au charivari. Quelques minutes à peine plus tard, il ressortit, coiffé à la diable, sa cravate pendait dans son dos. Il s’arrêta devant Mirabelle qui lui trouva l’air fou, lui tint un discours obscur dans un langage du XVIIème qu’elle ne comprit pas, et finit par une grande révérence tout en lui effleurant la main d’un baiser de cour sec et furtif. Tournant brusquement les talons il disparut avant qu’elle ait eu le temps de balbutier le moindre mot. Elle se mit à pleurer en hoquetant nerveusement. “Pourvu que le prochain soit aussi cool” pensa-t-elle. Personne ne le vit quitter l’immeuble, comme s’il s’était désagrégé d’un coup au sortir du bureau. Rayé des cadres, disparu, avalé …

En fait il était joyeux quand il déboucha sur le parvis. Soulagé, déstressé, déjà loin, il marchait au hasard à grandes enjambées sous le soleil de midi. L’image de Christophe Colomb larguant les amarres lui traversa l’esprit. Il se retrouva ainsi au Luxembourg sans savoir ni comment ni pourquoi. C’est à ce moment précis qu’il décida de ne plus se préoccuper des “pourquoi, quand, où, comment etc. …” qui lui encombraient l’esprit depuis … toujours, et de se laisser porter, comme un de ces petits bateaux, sous le vent printanier, qui cinglent vers le bord du bassin ou vers Zanzibar, allez savoir ! Une seule chose lui importait, il avait un gros bon paquet d’oseille qui le tiendrait à flot un bon moment. Ajouté à cela, le chômage c’est à dire son salaire pour quelques années, bof, il était le roi du monde ! Il se mit à rire en tournant sur lui-même, le majeur tendu vers la lune pâle, déjà visible à cette heure de la journée. En rentrant chez lui, il se vida à tous les étages, s’enfonça tout habillé sous sa couette, lui qui jusqu’à ce jour rangeait précautionneusement ses vêtements sur un valet ancien acheté à prix d’or chez un antiquaire du Marais entre deux âges. Le délicat ne lui avait pas caché la sympathie particulière qu’il lui inspirait. Au point de lui faire un rabais conséquent qu’il n’avait pas demandé, un rabais très inhabituel dans le précieux monde de l’antiquaille.

Jean-Donatien ne sortit pas de chez lui les jours suivants, il était à la fois groggy, détaché de tout, surtout de lui-même, avec le sentiment d’avoir perdu la perception du temps. La nuit, assis devant une fenêtre, les yeux voilés par l’obscurité  relative de la ville, il digérait ce qu’il avait avalé toute la journée, tout ce qui lui tombait sous la main en fait, lorsqu’il descendait en vitesse chez l’épicier du coin, un turc flasque au regard d’asiate, écroulé de l’aube à minuit derrière sa caisse, un lipidineux muet, une main sur le clavier de sa machine, l’autre plongée dans un paquet de chips, de cacahuètes ou de loukoums, dont les miettes ornementaient joliment l’invariable pull hors d’âge, d’un gris délavé mais marqué d’un crocodile à la queue basse, qui moulait suggestivement, à la façon d’une jupe sur le cul d’une star de la téléréalité, les formes débordantes du poussah aux lèvres de limace en rut. Le spectacle de l’épicier l’intriguait, le fascinait à tel point, qu’il l’observait caché derrière un rayonnage, souvent et longuement. Le mouvement perpétuel de ses mâchoires en action, sa grosse langue, qui ramenait les petits morceaux oubliés de ses lèvres au gouffre sombre de sa bouche, le bruit de succion aussi, cette musique grasse et chuintante accompagnée de longs soupirs hoquetants, signes d’un plaisir intense, qu’il exhalait au bout d’un souffle longtemps retenu, ce spectacle là il l’aimait vraiment, de plus en plus chaque jour. Il s’en gavait. Mehmet, c’était le nom de l’avaleur, le subjuguait. Jean-Donatien aspirait au total détachement du monde et à son corollaire la félicité intérieure, l’épicier en était à ses yeux le parfait accomplissement. Sans qu’il ne le sût jamais, l’impassible Mehmet devint son modèle absolu, son guru, le jour où Jean-Donatien le surprit, les yeux clos, la bouche entrouverte, au comble de l’extaseaprès qu’il eût fini de sucer la patte molle et piquante d’une de ces sucettes multicolores dont raffolent les enfants. A la caisse, devant lui, les yeux écarquillés, les mains crispées sur son Luitton, une grand mère très chic, semblait totalement sous le charme. Une de ses adeptes, admirative et silencieuse devant cette incarnation de la perfection, pensa Jean-Donatien. Mais il se ravisa aussitôt, la vieille était plus sèche qu’un bâton de réglisse, elle devait se nourrir d’eau fraîche et de biscuits de marin, impossible qu’il puisse s’agir d’une disciple de Mehmet !

Jean-Donatien, déboussolé, perdu, affaibli par le choc récent, par l’écroulement de son monde, malmené par la rudesse que “ceux qui savent” appellent le  “système”, découvrait sa fragilité, sa faiblesse, son inadaptation et cela lui était insupportable. Au point de se réfugier dans une sorte de déni de la réalité. Le monde se rétrécit. Pour atteindre au nirvana de Mehmet il allait lui falloir se remplir pour s’épaissir au plus vite, quitter la sphère illusoire des agitations stériles, des activismes en tous genres, travailler durement à construire l’épais rempart de chair qui lui ouvrirait les portes étroites de la béatitude éternelle.

En deux jours d’incessants allers et retours, il remplit à ras bord son appartement de piles de victuailles de mauvaise qualité, bourrées de lipides et de glucides, qui montaient par endroits jusqu’au plafond. Puis il se mit à l’ouvrage trois mois durant. Les premiers temps, assis en tailleur à même le sol, le regard fixé sur le ciel, il s’émerveillait. L’éther changeant, la course des nuages sur le ciel d’azur, puis le plomb fondu sans relief, envahissaient l’écran silencieux de sa fenêtre jusqu’à ce que la pluie fasse le ménage, avant que ne s’installent les forts vents cardinaux. A force de contempler le spectacle des cieux nuit et jour ses yeux devenaient douloureux, il pleurait souvent sans raison. Mais il s’adapta, finit par trouver la juste ouverture des paupières, de façon à ce que la lumière filtrée par les cils perde ce trop d’intensité qui le blessait. Mais jamais il ne détournait le regard. Parfois il lui semblait voir flotter des êtres étranges tissés dans les nuages, de mystérieuses entités fugaces. Cela le réconfortait, il ne tarderait pas, comme Mehmet, à accéder à “l’autre monde”.

Pendant ces heures interminables, il piochait à l’aveugle dans les sacs entassés, les sachets, les boites de conserve, au centre desquels il trônait, jambes croisées comme un Buddha dérisoire. Quand au bout d’une semaine il voulut se lever pour récupérer de la mangeaille, il eut beaucoup de mal à se mettre debout. Alors il construisit un véritable bunker de nourriture autour de lui, de quoi tenir des mois. Les épaisses murailles de victuailles touchaient les murs de la pièce. Au fur et mesure il tirait les sacs vers lui.

Comme il ne bougeait jamais il baignait dans une épaisse flaque d’excréments et d’urine, mais les odeurs ne l’atteignaient pas, ça ne le dérangeait plus. Bien au contraire, cela, si besoin était, l’encourageait à s’abstraire de la morne réalité des humains. Bientôt la mare s’épaissit.

Un matin de la fin du troisième mois – il avait bien dû prendre près de cents kilogrammes de plus que son poids – il tâtonna sous la merde diluée. Sa respiration sifflante, courte et difficile, ne parvenait plus à oxygéner correctement son cerveau, il avait presque perdu la vue, le ciel derrière sa fenêtre n’était plus qu’un vague halo neigeux.

C’est alors que la lame sale du cutter fendit la peau fine, blanche et fragile de son poignet gauche. Puis il changea de main. Au travers de ses cils collés il vit à peine le serpent vermeil qui s’enfonçait dans la mare putride. Il mit du temps à se vider. Quand il mourut, il ne tomba pas, son très gros cadavre resta planté dans la merde durcie.

Les pompiers de Paris se souviennent encore de l’homme liquéfié, un sac d’os recouvert de peau verte et flasque, qu’ils découvrirent encrouté dans ses excréments. Non loin de là, assis derrière sa caisse enregistreuse, Mehmet, les yeux mi-clos, continue de plonger très régulièrement sa main gauche dans le sachet du jour. Ses lèvres grasses de limace en rut sourient finement.

VENDETTA ET FROUFROUS.

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La vendeFrou de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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La danse, tourbillons, vendetta et froufrous

Valse, tournoie, gambille, bas de soie, émoi

Et toi ? Etincelle, crécelle, rire doux

La joue si rose, l’œil brillant, et moi et moi !

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Feuilles ouvertes, macaron cru, fraise tendre

La biguine, la coquine, la noix croquée

Vole et vire. Pleurs et cris. Crie à cœur fendre

A pierre  tant briser, à bûche tronçonner.

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Pastels fragiles, cœurs d’argile, regard d’encens

Fumerolles rousses, fous délices de sang

Mais que vaines sont vaines les amours d’antan

Toi qui sur les mers a bourlingué trop longtemps.

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Blanc noir, éclair cinglant, mots de perles fines

Les ondes légères vibrent sous le ban

Et la peau, sein damné, les eaux l’illumine

Brocarts et taffetas ont épousé le gland.

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Qu’as-tu dit, qu’as-tu fait, toi qui souffles en coulisses

Dans les espaces étroits, dans les conques marines

Dans les bois, dans les cuivres, dans le cœur des vouivres

A l’amour, aux braises, je lève mon verre et pisse.

DONDIVIN.

TANZANIA - FEBRUARY 08: Zamda, Albino girl in Mikindani, Tanzania on February 08, 2009. (Photo by Eric LAFFORGUE/Gamma-Rapho via Getty Images)

TANZANIA – FEBRUARY 08: Zamda, Albino girl in Mikindani, Tanzania on February 08, 2009. (Photo by Eric LAFFORGUE/Gamma-Rapho via Getty Images)

Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Un petit point perdu au cœur de l’Afrique, au centre du Congo, à égale distance de l’Océan Atlantique à l’ouest, de l’océan Indien à l’est. Situé à mi chemin entre Port Elisabeth au sud et Tripoli au nord. Un point minuscule qui marche plein est. Le grand aigle croix de plumes qui vole très haut ne le voit pas. L’imperceptible, lui, a levé les yeux et suit du regard la traînée blanche du grand oiseau silencieux. Elle s’effiloche, mangée par le bleu cru du ciel. Mille kilomètres séparent le petit homme du lac Victoria, le petit homme qui marche déjà depuis longtemps, d’un pas égal, lent et régulier.

Dondivin se protège du soleil furieux. Ses rayons enflamment les herbes sèches, brûlent les sols jusqu’à les faire craqueler. Le grand soleil tueur, lave jaune, plomb fondu. Sous ses lames acides les cuirs les plus épais cèdent. Les grands animaux, foudroyés par la mort ardente, parfois s’écroulent comme de grandes forteresses que l’on croyait invincibles. Alors l’œil de feu, si puissant qu’il a troué le ciel d’encre bleue, rissole les chairs, racornit les peaux. Les momies aux faciès déformés, aux pattes tordues par l’ultime souffrance, gisent ça et là, en pleine brousse comme au bord des pistes. La terre d’Afrique est rouge, elle est faite pour calciner les douleurs, boire et masquer les ruisseaux des sangs versés. Sa poussière collante donne aux hommes en sueur des visages de sorciers fous.

Dondivin est un paria, un nègre blanc malingre à la peau livide, dépigmentée, parsemée de quelques ilots délavés, quelques tâches informes de couleur orangée. Un casque de broussaille crépue, une chevelure de paille claire, couronne sa tête fine perchée sur un cou d’oiseau fragile. Dondivin n’a jamais connu ses parents. Recueilli par une petite tribu Bomitaba, il a vécu une enfance terrible. Sa peau blanche et ses yeux d’ambre gris pâle en ont fait un semi esclave craint et moqué à la fois par les femmes et les enfants, traité durement par les hommes. Dondivin a survécu, se nourrissant en disputant aux chiens faméliques les reliefs des repas. A se battre contre les bâtards pour subsister, son corps, maintes fois griffé, mordu, s’est couvert de cicatrices livides qui dessinent sur sa peau d’étranges arabesques roses.

Pour les sorciers Africains les albinos sont des proies de choix. Ils attribuent à leurs organes des pouvoirs magiques, un nègre blanc soigneusement débité se revend une fortune. Mais le sort a voulu qu’un grand Ancien révéré, respecté de tous, le prenne sous son aile et le protège des prédateurs humains. Dès son plus jeune âge, le vieux Bomitaba lui a enseigné l’art du camouflage. C’est pourquoi Dondivin disparaît sous une épaisse pâte de terre ocre qui masque sa peau blanche. Sur ses cheveux courts, il applique depuis toujours une mixture de terre noire mélangée à la cendre et à la graisse animale, une pommade grasse qui résiste à la pluie. Mais un matin au réveil, le grand Ancien gisait raide mort sur sa paillasse. C’est ainsi que Dondivin, de plus en plus convoité par le sorcier du clan, dut s’enfuir une nuit pour ne pas finir sous le tranchant avide d’une machette gourmande.

Dans son enfance, l’Ancien lui avait raconté l’histoire de ce guerrier qui avait quitté la tribu pour aller chercher fortune sur les rives du très grand lac, là-bas, très loin à l’est. Sous les flots de ce lac les poissons avaient peine à nager tant ils étaient nombreux. De l’aube au crépuscule, les eaux frémissaient, agitées comme si un grand vent soufflait. La nuit on pouvait entendre un clapotis incessant, les éclaboussures des poissons sauteurs qui retombaient dans l’eau scintillaient sous la lune. Comme les cailloux piquetés d’extraordinaires lumières d’étoiles que l’on trouvait parfois sous terre, quand il fallait creuser l’été, pour trouver à boire sous les écailles de bronze de la terre desséchée.

Dondivin doit avoir douze ans, guère plus. Cela fait trois semaines qu’il marche à cœur perdu; pieds percés, traversant ruisseaux, brousse, savane, forêt dense. Dans cette vaste zone particulière, à la confluence des ventricules et oreillettes du continent, les énergies affluent, la vie pullule, la violence, la fureur et la mort sont partout. Le ciel est d’une beauté effrayante à la mesure de la puissance des lieux. La vie y est exacerbée, comme si les énergies de la terre décuplées et concentrées à la fois émergeaient des profondeurs brulantes de magma. La chaleur est intense, le ciel s’y vide de ses eaux, la nature y trouve ses nécessités. Tout en cette région, climat, faune, flore, haine, amour, est disproportionné. Le centre de l’Afrique, berceau de l’humanité, est le laboratoire, funeste et glorieux de tous les dieux, du plus improbable au moins confirmé.

L’enfant couvert de terre séchée marche comme un métronome. La nuit il ne dort que d’une oreille au creux des arbres morts. Feulements, frôlements, frottements, cris étouffés, galopades soudaines, cris inarticulés des gorges déchirées, miaulements rageurs, silences terribles, Dondivin, terrorisé, recroquevillé, perché à mi hauteur dans le ventre sec des arbres invente plus qu’il ne devine les ombres argentées qui traversent, le temps d’un éclair, le paysage nocturne éclairé par l’œil écarquillé de la lune menaçante. Une nuit qu’il ne dormait pas, tremblant au milieu des fourmis que sa peau tendre, étonnamment n’intéresse pas, un grand python s’est glissé dans sa cache. Le reptile aux écailles lisses s’est doucement enroulé autour du corps de l’enfant, comme une liane souple il lui a fait un manteau de chair fraîche, il a posé sa tête triangulaire entre l’épaule et le cou du garçon et n’a plus bougé. Jamais ses anneaux qui auraient pu le broyer ne l’ont serré. Dondivin a entouré le corps du serpent de ses deux bras, pour la première fois depuis des nuits, étrangement apaisé il s’est endormi profondément. Au petit matin le soleil rose orangé s’est levé, la lumière éclatante a recouvert de velours tendre les cimes embrumées de la forêt proche, la chaleur est tombée comme un marteau de plomb fondu. Lentement le python royal a levé le museau, ses yeux couleur d’ambre foncé se sont éclaircis, il a longuement regardé Dondivin, sa tête s’est balancée un instant puis il a déroulé ses anneaux ocellés, a coulé le long du tronc mort pour disparaître dans les herbes hautes. Le regard dans le vague, l’enfant a souri.

Ce matin le mur vert sombre d’une forêt dense se dresse devant lui. Derrière lui la brousse chichement arborée qu’il ne verra plus. Hie, il a dû s’enkyster toute la journée dans un tronc pourri, de peur que les chasseurs apparus dès l’aube ne l’aperçoivent. L’albinos est un trophée de choix, une proie de grande valeur. Les braconniers grimés de couleurs vives, vêtus de pagnes à franges, le savent bien, un nègre blanc vaut plus que toute une saison d’ivoire. La prise est aisée, fragile, sans défense. Soigneusement débitée – la tête à elle seule vaut une fortune – elle leur apporterait à la fois richesse et notoriété. Aussi le garçon s’est fait bois mort et n’a pas bougé. A plusieurs reprises les chasseurs l’ont frôlé, mais occupés qu’ils étaient, têtes baissées, à relever les traces des grandes oreilles, ils ne l’ont pas vu, ni même senti. Ils se sont éloignés un temps, mais Dondivin les entendait crier de rage, tourner en rond, invoquer les anciens et l’égrégore des éléphants. Mais en vain. Bredouilles, ils se sont installés le soir autour de l’arbre mort, ont allumé un feu, mangé quelques baies, une bestiole rôtie, et palabré jusqu’au matin. Le lendemain il a plu des trombes d’eau, un de ces murs blancs qui efface les reliefs, dissout les couleurs, on croirait que le monde a disparu, qu’il s’est écroulé, a fondu, que le sol l’a mangé. Tout le jour le ciel a noyé la terre. Bien à l’abri des eaux, incapable de reprendre son chemin sous ce déluge le garçon n’a pas bougé de tout le jour terne. Le soir les chasseurs sont revenus, ils ont bu des breuvages fermentés, crié, hurlé, maudit les âmes des éléphants morts, dévoré à moitié cru, tant le bois était mouillé, une gazelle naine aux grands yeux de soie noire. La nuit a été rude. Le regard éteint de la gazelle, sa robe ocre pâle, son ventre blanc et ses petites cornes torsadées, entraperçus par une des fentes du tronc vermoulu, ont fait pleurer l’enfant. Pas une larme n’a coulé. Trop d’eau. Il n’a pas même reniflé.

Quelque part, hors de vue dans l’obscurité de la forêt proche, un potamochère roux grommelle en regardant l’enfant entrer dans la forêt. La végétation est très dense, humide, le sol détrempé. Dans ce royaume vert tout est exubérant, généreux, surnaturel, la progression est lente, difficile, hasardeuse. Malgré sa petite taille et sa corpulence de sauterelle Dondivin avance péniblement, il s’enfonce à mi cheville dans le sol spongieux. Sur son passage les grandes feuilles des plantes bien plus hautes que lui balancent, déversant leurs eaux sur sa tête. Bientôt, la masse végétale couronnée par de grands arbres aux troncs volumineux dressés au milieu des lianes en guirlandes complexes qui dessinent à contre jour des toiles gigantesques, des ponts et des embrouillaminis inextricables, se dresse comme un épais mur vert. Dans ce monde mystérieux, des myriades d’insectes crissant, des serpents de couleur céladon, orange, émeraude, noir, gris, jaune, aux livrées éclatantes, des reptiles tantôt striés, annelés, tachetés, des rampants de toutes tailles, endormis dans les branches ou se glissant sans bruit d’une liane à l’autre, pullulent. Plus haut, des singes hurlent, crient ou avertissent, des singes invisibles, perchés dans les hautes branches, sautant d’arbre en arbre dans un froissement de feuilles verdoyantes, retombant en pluie lente comme une averse sèche tout autour du garçon. Epuisé, haletant, Dondivin s’est arrêté, prisonnier des plantes rampantes qui ont fini par l’immobiliser. Soudain à cinquante centimètres de son visage, un grand cobra des forêts s’est dressé et le regarde, se penche à droite, puis à gauche, comme s’il dansait sur le rythme entêtant d’une mélopée inaudible. Puis il se penche vers l’enfant, sa tête à la collerette écartée s’immobilise à quelques centimètres de son nez. Ses yeux de mercure en fusion, d’une opacité insondable, le fixent, sa langue bifide jaillit de sa gueule entrouverte pour lui frôler le front. Hypnotisé par ce diable noir et blanc Dondivin ne bronche plus, respire à peine à petites goulées prudentes. Aux alentours les singes ont déserté la canopée, les oiseaux assourdissants se sont tus, les serpents ont quitté les lianes. Un Bunaea Alcinoe géant, tête et antennes rousses, ailes de velours crème, ocre, sable et marron, est apparu, a voleté autour de l’enfant, a parcouru quelques mètres, s’est posé comme s’il l’attendait, le naja a rampé puis s’est dressé non loin du papillon. Alors Dondivin a compris et s’est mit à les suivre docilement.

Des jours durant il a marché sur les traces du papillon et du cobra, les nuits il a dormi à même les grandes feuilles arrachées, le naja tournait non loin à la recherche de proies faciles. Il s’est nourrit de fruits étranges aux chairs multicolores que le papillon lui désignait en s’y posant ailes battantes un instant. Il a croqué avec délice des larves blanches volées à l’écorce des arbres abattus, grasses, grosses, et sucrées. Il a bu l’eau fraîche tombée du ciel. Souvent, quand la muraille verte était trop épaisse un éléphant des forêts apparaissait pour tracer le chemin. Le chemin devint sa vie, le temps semblait aboli. Un matin qu’il ne pleuvait plus, le papillon, le cobra et l’enfant ont débouché dans une clairière immense. Au centre une grande mare aux eaux noires reflétait les cumulus tourmentés qui galopaient dans le ciel. Le blanc du ciel tempérait un peu l’inquiétante impression qu’elle dégageait. Des okapis, des antilopes, des singes, des phacochères, toute la faune tropicale s’y désaltérait. Près de l’eau se dressait une grossière cabane de bois brut et d’écorces. Accroupi sur le sol près d’un tas de cendres mortes, entouré de centaines de serpents entremêlés, un vieil homme nu, au corps bariolé, couvert d’amulettes hétéroclites, se tenait immobile. Le naja glissa vers lui avant de se redresser à ses pieds, la collerette tournée vers l’enfant. Le papillon se posa sur la tête du sorcier aux yeux aveugles qui souriait.

Dondivin s’est arrêté à un mètre du vieillard. Des serpents se sont enroulés autour de ses jambes, de sa taille, de ses bras, de sa gorge. Son corps blanc délavé par la marche et les pluies a disparu sous ce manteau de fête, rouge, jaune, vert, émeraude, marron, noir et gris. Le Bunaea Alcinoe s’est posé sur sa main. On eût dit un Prince innocent en habit paré pour ses noces.

Le sorcier a tiré une machette à lame courte cachée sous son pagne crasseux. Tous les serpents ont mordu en même temps. A la lisière de la forêt les oiseaux ont jacassé, les singes ont hurlé à la mort qui tombe. Au bord de la mare les animaux se sont enfuis comme des flèches de feu sous le soleil couchant.

Dondivin jamais n’atteindra le paradis rêvé des grands lacs, il ne pêchera jamais les grands poissons aux écailles d’argent. Le gros œil rond de la lune blanche éternelle se mire dans les eaux immobiles de la mare noire endormie.

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UN MOUSTIQUE.

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Mosquito des Enfers par La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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On croirait une sciotte qui vole dans les airs,

Quand la nuit est tombée le moustique surgit

De nulle part ou d’ailleurs, comme une flèche d’ombre.

Personne ne s’en doute, mais Mosquito rugit

Comme un griffon ailé. Il nait de la pénombre

Des marais infestés où règnent les mystères.

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C’est un insecte hargneux, ils se rue sur les chairs

Des êtres dénudés, des enfants aux yeux clairs

Arrachés au sommeil par le vampire ailé.

Il se gorge de sang, un sang gras et salé,

Alors il devient fou, gagné par l’arrogance

Il rugit plus encore, en brandissant sa lance.

Ainsi telle la grenouille qui se prend pour un bœuf,

Mosquito alourdi, par sa soute lesté,

Se pose contre un mur au soleil réchauffé,

Sa digestion est lente, c’est qu’il n’est plus très neuf,

Mais il repart bientôt, ne sachant plus attendre,

 Mosquito le goret sent sa panse se distendre.

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Quand il a fait le plein, au bord de la syncope,

Ses ailes ne portent plus le diptère glouton,

Accroché par les pattes à l’écorce d’un tronc,

Le stryge ridicule a perdu sa superbe

Il meurt en éclatant, sous la langue d’un Serbe.

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Un Gecko des Balkans l’attendait patiemment.

PAUL ET MANON.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

Manon pliait les maillots depuis peu. C’est une minutieuse Manon, quand elle plie pas de faux-plis. Antoine son père faisait partie du staff de l’équipe de rugby locale, une bonne équipe d’amateurs enthousiastes. Pas des cadors, non, mais des gars amoureux de ce sport exigeant. Ce dimanche l’équipe jouait à l’extérieur. C’était la première fois que Manon la roussette – sa famille et ses amis l’appelaient ainsi – nouvellement chargée de l’entretien des équipements, accompagnait l’équipe première, une belle bande de joyeux costauds.

Les déplacements se faisaient dans le bus du club, un bus qui avait déjà pas mal roulé sa carlingue, un engin d’un confort relatif dans lequel tout le monde s’entassait pour quelques petites heures de trajet. Au départ l’ambiance était aux rires et les vannes volaient, mais déjà à mi-chemin, les gars se calmaient, le stress apparaissait, et la dernière heure de voyage devenait électrique, les visages se fermaient, la tension montait.

Elle faisait le voyage aux côtés de Paul le troisième ligne centre de l’équipe, un costaud, forcément, qui lui prenait bien la moitié de son siège, son épaule gauche collait la sienne à presque l’ankyloser. A vrai dire c’était plutôt le coude du garçon qui lui défonçait l’épaule ! La première heure avait été pénible, oui vraiment, elle avait cherché tout autour sans grand espoir un siège libre, mais le bus était bondé. Les plaisanteries de vestiaire avaient volé au-dessus de sa tête entre le grand machin et le reste de l’équipe. Manon aurait bien voulu fermer les écoutilles, se retirer, mais il braillait tellement, sautant sur son siège, levant ses grands bras en ricanant comme un ravi ! Elle avait tout enduré sans se plaindre, les coups de coude, de hanche, ses genoux pointus qui lui meurtrissaient les jambes, les postillons, les odeurs de pâté, de charcuteries diverses, les grandes rasades odorantes de bière mousseuse et bien d’autres douceurs. Puis une fois le concours de rots terminé – par chance les concours de pets c’était tout au fond du bus, sur la grande banquette dévolue aux premières lignes – la testostérone avait baissé et bien des gars s’étaient mis à ronfloter la gueule ouverte, histoire d’emmagasiner de l’énergie avant le match qui les opposerait au premier de la poule trois de la division d’honneur du Sud Ouest.

Paul sommeillait lui aussi, son corps s’était détendu et Manon ne détestait plus son contact. Elle réfléchissait en respirant, sans déplaisir se rendait-elle compte, le fumet des aisselles chaudes, un peu âcre, qui lui retroussait le nez. Au bout d’un moment elle eut même très chaud, et se sentit gênée quand elle prit conscience que c’était sans doute les odeurs de vestiaire, que son père ramenait à la maison depuis toujours, qui l’avaient amenée là dans ce bus, collée contre le grand corps avachi et parfumé à l’huile de noix fraîche.

Manon était une roussette sensible, fine, intelligente. Tavelée comme un ocelot, sa peau crémeuse attirait les regards. Rousse atypique, elle avait les yeux très noirs, larges et brillants, deux olives au sortir de la jarre, un corps potelé tout en rondeurs fermes, une bouche demi fraise juteuse, et la langue bien pendue prête à décalquer le premier, ou la première, qui oserait dépasser les bornes. Façon de parler, elle avait les bornes aussi élastiques que ses seins étaient pneumatiques, cela dépendait des gens, de ce qu’elle ressentait face à eux, de son humeur aussi. Tout ça pour dire que la petite était du genre volage mais avec goût, une curieuse de la vie la Manon, une butineuse, cœur large et chair sensible, gourmande mais pas au point de s’oublier au nom de l’amour. D’ailleurs ce mot la faisait rire. Au point que ceux qui l’avaient étourdiment murmuré à son oreille, fusse de jour comme de nuit, s’étaient aussitôt retrouvés seuls face eux-mêmes. Certains, qui n’avaient pas compris la raison de l’envol inopiné de l’oiselle, cherchaient à comprendre, à la revoir, mais aucun d’entre eux n’y était parvenu. Alors des bruits couraient sur son compte, entre éconduits on parlait d’elle comme d’une dévoreuse, une fille facile qu’il était impossible de séduire, encore moins d’aimer. Les plus acrimonieux venaient bien entendu de ceux qui étaient restés à la porte des félicités espérées, ceux-là tenaient des propos aussi stupides que vulgaires et infâmants. Personne n’était dupe pourtant, Manon était généralement aimée, appréciée et respectée au village. D’aucunes même l’enviaient et admiraient sa liberté.

Tout était prêt. Manon avait disposé dans les vestiaires chaussettes, shorts et maillots. Autour d’elle les garçons se préparaient, elle s’éclipsa juste avant qu’ils ôtent le bas mais elle avait pris le temps, mine de rien, de se régaler des cambrures, des postures évocatrices, des torses, des  dos musclés qui tournant et retournant lui avaient donné grand faim. Elle suivit le match dans la petite tribune du stade en compagnie des dirigeants des deux clubs. Mais elle n’entendit rien, toute à son match elle vibrait sous les chocs, s’époumonait à courir avec les garçons, sentait jusque dans ses fibres la poussée des mêlées, le souffle rauque des avants qui chargeaient comme des boeufs, son pouls battait au rythme des leurs, un mince filet de sueur coulait de son cou à l’échancrure de ses fesses crispées. Et c’est le rose aux joues qu’elle atteignit la mi-temps. Qu’elle passa dans les vestiaires, au cœur de la tourmente, entre les coups de gueule de l’entraineur et les têtes basses des garçons peu fiers de leur début de match, à couper les citrons, changer les maillots, s’étourdissant d’odeurs fortes, au plus près des corps meurtris, les joues plus roses encore et les sens en émoi. Elle s’occupa surtout du grand Paul, il avait fait l’objet d’attentions particulières de la part des avants adverses, et comme disait l’entraineur  il avait “mangé” bien plus que les autres, façon de leur dire, aux autres, qu’il était temps, d’aller “au combat”, de “mouiller leur putain de maillot”, de “se tirer les doigts du cul” et autres consignes tactiques du plus haut intérêt. Personne ne mouftait, seul Paul qui ne voyait plus que d’un œil et qui était presque aussi bleu que son maillot était vert de gazon à force de s’y être frotté, voire enfoncé sous le poids des aurochs qui lui avaient sauté sur le râble pendant quarante minutes, souriait de toutes ses dents d’un air presque satisfait. En jetant des regards complices, discrets et mouillés en direction de Manon, qui lui répondait franchement, la bouche fendue d’une oreille à l’autre. Pour Manon, la messe était dite, le petit Jésus ne tarderait pas à chanter l’Introït.

Le match reprit, plus dur encore, ecchymoses et saignements avaient quelque chose de Bergmanien se disait Manon, qui se pourléchait les babines tandis que les gnons pleuvaient plus drus encore. Mais l’adversaire à ce jeu là fut le plus fort. Paul, saoulé de coups, sortit en boitant à la soixantième, on eut beau changer la ligne d’avants, deux trois-quarts et un ailier explosés en vol, rien n’y fit. Ce fut la déculottée, la Berezina, la branlée, celle dont on se souvient toute sa vie. Dans les vestiaires ça sentait la défaite, l’écrasante, la cuisante, l’écurie avant le changement de litière aussi. Manon, invisible, était partout, ramassant les tenues maculées de terre et de sang, les shorts arrachés, les chaussettes hors de forme, appréciant les corps fourbus à moitié nus, humant à plein nez leurs odeurs fortes, les respirant goulument, à tourner de l’œil. La goule était à son affaire. Mais il fallut bien qu’à un moment elle sorte, il y avait des choses à se dire entre hommes, avant la douche. En refermant la porte à regret, elle surprit le regard un peu triste de Paul fixé sur elle. Et cela l’émut, et plus encore.

Paul dormait comme un centurion après l’assaut, la tête appuyée contre la vitre, le corps de travers pour caser ses grandes jambes. A son côté Manon avait repris la même place, les jambes remontées sur son siège pour pouvoir tenir. Très vite le car ronfla comme un seul homme, l’encadrement dépité par la défaite suivit peu après. Seuls la roussette et le chauffeur étaient éveillés. Elle aima ça, tant, qu’elle fut surprise quand un sentiment très doux lui mouilla fugacement le coin des yeux. Sa main gauche caressait doucement le bras gauche du garçon, appuyant un peu pour éprouver  la fermeté des chairs. Il grogna et se rétracta quand elle empalma trop fort son épaule blessée. De ce grand corps puissant à l’abandon montaient des effluves de peau propre, un peu du jasmin et de l’orange de son shampoing douche, ainsi que quelques notes phéromonalement animales et subjuguantes. Elle ferma les yeux pour mieux se délecter des ces odeurs tendres, émouvantes et puissantes à la fois. La vie, oui la vie, c’était ça qu’elle ressentait violemment, la vie dans son expression la plus épanouie, la vie troublante, odorante, la vie au plus haut du possible, là juste à côté d’elle, à l’œuvre dans ce corps endormi, ce corps qui l’attirait plus qu’aucun autre corps jamais ne l’avait fait. Puis elle pensa au regard triste qu’il lui avait jeté, ce regard lourd comme la mort, aqueux comme un mollusque hors d’eau, un regard désespéré, un regard de chien battu sans avoir combattu, un regard résigné, un regard terrible, glaçant, terrifiant, qui lui avait gelé le corps, le cœur et l’âme. Quelque chose se passait, la prenait se disait-elle, l’impression de perdre le contrôle de sa vie, mais c’était quelque chose de très doux, de très onctueux, un peu comme si le miel des ruches et le beurre de la ferme se mélangeaient à son sang pour battre dans ses veines, comme si sa poitrine se remplissait de duvet immaculé, comme si le soleil et les fruits mûrs de l’été coulaient dans sa gorge en ravissant sa bouche. C’était comme si … elle ne savait plus trop … comme si elle avait accès à l’ineffable, à tous les rêves, tous les espoirs secrets de toutes les petites, de toutes les grandes filles, de toutes les femmes, croyait-elle, depuis l’aube des temps. A ce moment précis Paul grogna, changea de position, plongea la main dans son bas de survêt et se gratta vigoureusement les roustons. Et la scène attendrit la roussette qui le regardait s’agiter d’un air niaiseux. Puis elle eut peur, très peur, peur de le perdre. C’est alors qu’elle sut. Elle venait de tomber dans le puits sans fond de l’amour. Bien pire que celui tant redouté des Danaïdes.  Elle sut aussi, et ce fut une évidence étourdissante, qu’elle n’avait jamais aimé auparavant. Manteau de sueur et chape de glace la recouvrirent en même temps. Qui aurait pu la regarder à ce moment là aurait vu ses grands yeux de houille perdre de leur brillance.

Au travers du filtre de ses cils, Paul qui sommeillait plutôt qu’il ne dormait – mais cependant détaché des réalités du monde – sentait la main de la jeune femme caressant son bras, il en soupirait d’aise, le contact était agréable, puis la main se crispa sur son épaule. Il grogna. L’étreinte se relâcha. Paul reprit conscience, un parfum fruité, à peine mâtiné de musc lui caressa le nez, il inspira plus profondément, il eut envie, et cela le troubla lui qui était jusqu’à ce jour de caractère casanier, de visiter Venise, Jérusalem, Grenade, ou cette ville très ancienne dont le nom le fuyait, Balybone ou quelque chose comme ça. Puis, il observa le profil de la fille qui se tenait là, à quelques  vingt centimètres de son visage, profil dont les contours étaient flous tant il peinait à ouvrir grand les yeux. Cela lui donna la délicieuse impression de la mater par le trou d’une serrure. Le soleil couchant d’une chaude journée d’été rougeoyait moins que la masse bouclée de sa chevelure indocile, elle faisait d’autant plus ressortir l’ivoire poli de son teint grivelé de minuscules ilots de chocolat au lait, qu’il eut envie de goûter à petits coups de langue discrets. Puis un nez fin et droit au dessus de la fraise en sang de sa bouche, le tout dressé comme un dessert sur un long cou, posé au-dessus de deux seins fermes et globuleux, le nez dans les étoiles, sur une taille fine, des hanches rondes, des cuisses aux muscles dessinés et des genoux gracieux. Ses chevilles et ses pieds disparaissaient sous ses fesses. A damner un trois quart centre.

Il la lorgnait depuis qu’elle venait au club avec son père, il était encore pupille. Le grand – il l’avait toujours été – n’avait jamais osé quoi que ce soit, elle l’impressionnait. Elle, vive, enjouée, papillon coloré, gracieuse, langue piquante ou piment doux selon les heures, entourée, recherchée, courtisée, et lui dégingandé, bafouilleur, timide, maladroit, sans esprit, complexé, face à elle …. Et là maintenant, la voici qui le collait tout d’un coup. Il n’y comprenait rien, gonflait en silence comme une pâte à crêpe, il lui semblait n’être plus qu’un cœur, des yeux au pubis, un cœur énorme, envahissant, trop gros, étouffant, prêt à éclater au moindre effort, un cœur de vieux à deux jours de sa mort. La trouille, oui c’était ça, le grand bestiau, le bison des pelouses était en panique comme un cobra devant une mangouste.

Là-haut, invisible derrière l’indigo violent du ciel apparent, translucide sous sa tignasse d’or fin, en équilibre sur la branche droite de l’étoile, le petit prince tremblait lui aussi.