Littinéraires viniques » Christian Bétourné

BÊTISE ET CALISSON

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Manaa. A la manière de Arcimboldo.

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Quelque part dans l’ailleurs.

Ils avaient tous le nez collé aux larges baies vitrées.

Alignés côte à côte dans une immense salle blanche, baignés par une lumière jaune pâle très douce, des milliers de berceaux. Dans ces nacelles de bois précieux, des milliards de bébés endormis, bercés par la musique des sphères. Au-dessus d’eux, une flopée de robots, aux grandes ailes blanches emplumées, attendaient sagement que l’On décide.

Au dehors, en lévitation, entourés de vortex aux couleurs de leurs humeurs, ils se chamaillaient comme marchands au souk. Thor, le marteau à fleur de divinité, négociait avec Ahura-Mazdâ l’éclairé : “Je te laisse les bicolores, et je garde les pâles”, Zeus tonnait bien sûr, exigeait les enfants divins nés des copulations éthérées de son aréopage, ce que Jupiter contestait, en demandant que lui soient réservés les nouveaux nés, issus des orgies complexes de ses propres troupes, lesquelles troupes, aux noms près, ressemblaient assez aux dieux de l’Olympe. Alors bien sûr, entre Méditerranéens, le ton montait vite. Les vortex spiralaient à toute vitesse, s’élevaient dans l’infini des cieux, passaient du bleu nuit à l’électrique, du jaune d’or à l’écarlate, de l’albe au fuligineux, du splendide au sinistre. A l’écart, le tétragramme susurrait à l’oreille de Quetzalcóatl aux yeux furieux, lui proposant de se garder les bébés à Kipas, et de lui céder les basanés à cheveux noirs raides. L’Empereur de jade, le regard baissé, conversait, à force gestes doux, avec Buddha l’éternel souriant. Très vite ils décidèrent de se partager les jaunes aux yeux bridés.

La cacophonie était à son paroxysme. Alors le “M en U”, l’omniscient, l’omniprésent, ceLui que les hommes ne connaissent pas, du bout de Ses lèvres invisibles, souffla. Un peu. Et cela suffit pour que le silence effrayant des espaces éternels se fasse. Les avatars, que les hommes ignorants révèrent, disparurent, emportés par les vents galactiques. Puis il se retira. Nulle part. Le petit prince agita le bout de sa canne à pêche, les robots se mirent à l’ouvrage.

C’est ainsi que deux bébés furent ainsi jetés ensemble, pour la dix milliardième fois, dans le noir sidéral, sur le toboggan des naissances humaines. Sur les hauteurs d’Aix en Provence, Amandine et son époux accueillirent un petit Calisson aux yeux noisette, qui pleura, à peine quelques notes cristallines, au sortir de sa mère. Puis il sourit aux anges. Dans les faubourgs de Cambrai, Berlingot, célibataire en mal d’enfant, adopta la petite Bêtise, que sa mère, bien trop jeune pour avoir vu venir le coup, venait d’abandonner à la naissance.

Bêtise avait de grands yeux sombres, de jolies joues appétissantes, le teint clair et le sourire franc. Elle grandit aux côtés de Berlingot, qui fut un père attentionné, doux, affectueux et câlin. Quand il rentrait de l’usine, le dos fatigué, les mains gourdes d’avoir brassé de la ferraille huit heures durant, c’est avec délice qu’il retrouvait sa Bêtise, la prunelle de ses yeux. Il avait bien une liaison, discrète et régulière, avec Violette, une accorte toulousaine plantureuse, exilée dans le nord depuis toujours. Assembleuse dans une usine de confection, elle chouchoutait Berlingot, dont elle aimait le goût léger et la cambrure naturelle. Mais chacun vivait de son côté. Pas question de même risquer perturber l’enfant, aussi pratiquaient ils leurs congrès tumultueux chez l’assembleuse à la voix de Diva. Certains soirs, elle montait allègrement au contre-ut. Pour Bêtise, Violette était la Tata Violette, qui jamais ne se privait de chérir l’enfant. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des Cambrai possibles, quand un samedi soir, au sortir d’un bal – Violette et Berlingot aimaient à longuement valser ensemble – leur 2CV, passablement fatiguée, dérapant sur un lit de betteraves écrasées rendu glissant par la pluie en cette froide nuit d’hiver, s’en alla s’encastrer sous un trente tonnes, qui passait inopinément par là. Tous deux furent écrabouillés. On eut du mal à reconnaître les morceaux et à reconstituer les corps. Comme ils n’avaient pas de famille, hormis Bêtise, leurs débris ne furent pas séparés. Ils restèrent unis pour l’éternité.

Bêtise avait dix huit ans, c’était une jeune fille épanouie, ses joues rondes, sa physionomie aimable, mettaient le sourire aux lèvres de celles et ceux qui la croisaient. Excellente élève, elle sortait de l’école avec un Brevet Bonbons, mention très bien. L’usine de Afchain – elle y avait fait un stage très probant – lui tendait les bras. Le directeur envisageait même d’en faire la mascotte de la marque, tant sa géographie vallonnée était plaisante, à donner envie de manger des bêtises. Mais la jeune fille cachait derrière son air sage, une solide envie d’aventure, la mort de son père l’avait terriblement affectée, quelque chose en elle lui souffla de s’en aller au sud, vers d’autres horizons. C’est ainsi, qu’après avoir fleuri la tombe de Berlingot-Violette, elle prit le train, pour se retrouver, avec son maigre bagage à la main, sur le quai de la gare d’Aix en Provence.

Bébé Calisson ne pouvait mieux atterrir. Entre les seins si doucement opulents de Mamandine, sa voix de tourterelle, son giron plus accueillant qu’un coussin de duvet de poussin, et la voix de basse profonde, les battoirs à faire le tour du pâté de maisons, la grande barbe noire, la gaîté, la tendresse bourrue de PaPraslin, sa vie commença sous les meilleurs auspices. Praslin tenait une minuscule confiserie, dans le laboratoire lilliputien attenant, il inventait tout le jour, concassait à la main les fèves de cacao précieux, grillait les pistaches odorantes, lissait ganaches et pralins, pesait les fruits frais et juteux du jardin, dont il extrayait de gouteux élixirs. Et tout cela finissait en gourmandises suaves, craquantes, pleines de saveurs exaltantes, qu’il montait minutieusement, pièces après pièces, belles comme des bijoux, émouvantes comme des poésies délicates, ciselées avec amour. Mais il en produisait si peu, que les gens se seraient battus pour espérer en obtenir, ne serait-ce que quelques miettes. Praslin était un souriant, sa sature de lutteur de foire cachait une âme d’enlumineur.

Très tôt, Calisson courait entre ses jambes, plongeait ses doigts dans les bassines. Le soir il arrivait souvent qu’il eût le visage, si barbouillé de chocolat, qu’il fût si crouté – ses cheveux poisseux pendaient en dreadlocks de Rasta blanc – qu’on l’eût pu croire fraîchement débarqué de Zanzibar! Avec sa tignasse de paille, ses yeux cobalt, sa dégaine de langoustine, son sourire à la Praslin, Calisson faisait fondre les cœurs de pigeon des clientes.

Une nuit de printemps, il devait avoir dix sept ans, lui qui d’ordinaire dormait comme un plomb, fit un rêve délicieux. Une jeune fille aux grands yeux noirs malicieux le regardait, tandis qu’il glissait entre ses lèvres une confiserie oblongue, recouverte d’un glaçage blanc à l’œuf. Entre les deux feuilles de pain azyme, une couche épaisse de pâte blonde fondante ne demandait qu’à être dégustée. Il vit des bulles de plaisir apparaître dans les yeux de la fille, quand ses lèvres rouges se refermèrent sur le bonbon. Puis elle passa plusieurs fois la langue sur sa bouche, en poussant un petit cri de plaisir. Ses yeux s’agrandirent, Calisson s’y noya. Dès le lendemain, il se mit à l’ouvrage sous le regard approbateur de Praslin. Il lui fallut près d’une année pour mettre au point la douceur de ses rêves, le mélange au gramme prêt, poudre d’amande, sucre, et melon confit. Les bijoux aux amandes furent parcimonieusement exposés dans la vitrine réfrigérée du magasin. Pour voir. Ils virent très vite. Au bout d’une semaine, ça sentait la castagne autour de la boutique, les gens agglutinés s’apostrophaient, d’aucuns cherchaient à tricher, d’autres prétendaient être de vrais clients “canal historique”, et à ce titre s’arrogeaient le droit de ne pas attendre des heures. Praslin n’aima pas du tout, pour que calme et sourire reviennent dans son échoppe, il refusa tout net de vendre la sucrerie de son fils. Et la foule, comme la mer après la tempête, se calma.

Calisson perdit tout entrain, il se traînait tristement dans l’arrière salle, tournait, rangeait baquets et bidons, piquait des colères solitaires, qui le voyaient donner de grands coups de pieds dans les sacs de sucre ou de poudre d’amande abandonnés. Il en vint à déserter les lieux, se mit à errer des journées entières dans les rues d’Aix.

Bêtise cligna des yeux. La lumière crue de midi était si forte, pour ses yeux habitués à la grisaille de Cambrai, qu’elle zigzaguait un peu au sortir de la gare. La main droite en visière, hésitante mais prudente, elle marchait au jugé. Elle s’arrêta près d’un poteau indicateur, pour attendre que la vue lui revienne. Le choc la projeta en arrière, le souffle coupé elle se retrouva sur les fesses, qu’elle avait bien rebondies. Calisson s’approcha d’elle, cafouilla des excuses incompréhensibles, s’avança, voulut se pencher sur sa victime,et lui écrasa l’orteil droit. Elle poussa un cri suraigu. Des passants s’attroupèrent, crurent à une agression, voulurent appeler la police. Mais Bêtise se releva, expliqua, minimisa avec humour l’incident, les gens se calmèrent. Calisson tremblait, plus il bredouillait, plus il rougissait, plus la jeune fille lui souriait. Et ce fut elle qui le prit par le bras, le força à s’asseoir sur un banc pour qu’il s’apaise !

Calisson la présenta à Mamandine. Elle la trouva charmante. Vous êtes si jolie lui dit-elle qu’on devrait donner votre prénom à un bonbon! Ce qui les fit rire de bon cœur. Praslin lui trouva une chambre de rien, et la mit au comptoir. Calisson commença à frétiller autour d’elle, à faire le beau. De temps à autre, il lui glissait un bonbon dans le bec. La petite adorait ça, elle léchait ses lèvres, tantôt rouges, tantôt vertes, tantôt bleues, qui devenaient roses, gonflées, ourlées, humides. Et le garçon, troublé, avalait sa salive en riant comme un benêt. Un jour qu’il nettoyait le laboratoire, au fond d’un placard il retrouva la dernière boite de ses bonbons mandorles. Il en prit un, demanda que Bêtise ferme les yeux, et le lui glissa lentement, tout entier, dans la bouche. Quand elle rouvrit les yeux, il y vit pétiller des bulles de plaisir. La dernière bouchée avalée, elle se pourlécha consciencieusement. Calisson ne voyait plus que ça, cette langue qui tournait, cette bouche souple qui s’entrouvrait, ces grands yeux noirs qui l’avalaient, ces seins qui se soulevaient, cette blouse qui gonflait. La tête lui tourna. Mais déjà Bêtise était sur lui et l’embrassait à pleine bouche. Elle avait goût d’amande et de melon …

Le lendemain Hitler envahissait la Pologne. La nuit suivante l’étoile polaire ne parut pas. Quelque part dans l’ailleurs, les robots aux grandes ailes blanches emplumées, inlassablement, déposaient délicatement les couples de bébés sur le bord du toboggan.

SOUS LA LUNE ARC-EN-MIEL

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Avec le regard Arc-en-miel de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi – Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Nuit blanche cœur noir et reflets gris,

Le froid a mordu la nuit dans le blanc de mon lit,

L’aube est au désespoir et le soleil aussi.

Aux horizons aveugles les chemins infinis.

Les couleurs ont fondu, comme si la vie meurtrie,

Par la fenêtre close, overdose, évanouie.

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La mémoire, ronde folle et les feuilles des arbres,

Disparues, oubliées, je mords ma langue au marbre.

Fracas d’étoiles brisées, le ballet, billes drues,

La pluie pique le sol, gicle gigue éperdue,

Belle fugue de Bach que nul n’entend plus,

Puis la Folia gémit, me ravit et se cabre.

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Sur la toile froissée, des cohortes de suie,

La pénombre est épaisse, longues nuées flétries

Rêvent de grandes batailles, de conquérir le ciel.

La lumière empêchée sous la lune arc-en-miel,

A peine le tonnerre, les éclairs ont jailli,

Ils ont fendu les bois et le fiel de mon lit.

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Se taire à perdre haleine, se heurter aux murs noirs,

Pupilles lacérées aux éclats des miroirs.

Hurler des chants funèbres, ne pouvoir ni vouloir,

Errer dans les dédales obscurs, n’y rien plus voir,

Et les jambes broyées jusqu’au ras des mâchoires.

Ouvrir les yeux d’un coup, paupières aux grattoirs.

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Voiles des songes et cris sauvages, torches brisées,

Des cauchemars étranges, mes nuits de soie glacée.

TOMAS PICO CHABLIS BEAUREGARD 2014.

Thomas Pico par Tim Atkin

Thomas Pico par Tim Atkin.

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Sacrifié le flacon. A peine a-t-il posé son cul lourd devant ma porte. Honte à toi qui ne peux attendre, petit homme impatient. Sacrilège! Tu te comportes comme le dernier des brutaux dans ce monde du vin, tout de douceur et de fraternité vraie. Pense donc à tous ces modestes vignerons, qui œuvrent dans l’ombre de leur chais nickelés, pour t’offrir le meilleur de leur art désintéressé.

Bon, oui, tu as raison Jiminy Criket. Tout à fait. Parfaitement raison. Mais quand même, tes grands écraseurs de raisins entre leurs gros doigts, ne se privent pourtant pas d’y aller à grandes louches ! Tous les ans les prix flambent. Allegro, crescendo, vivacissimo, fortississimo, con fuoco ! Allez coco, si t’en veux – c’est qu’y en a eu peu, ou alors l’a pas fait beau, ou encore c’est un vin d’artiste, un très grand, un incontournable et tutti quanti, pipeau, marketing et orchestres à cordes – ben faut casquer, sourire et remercier les “magiciens”, comme disent certains journalistes prescripteurs, ou tous ceux qui aimeraient l’être, la poignée de censeurs, qui se targuent de faire la pluie et le mildiou dans les rangs trop souvent ulcérés des vignes et des châteaux. Ceci dit Pico ne pique pas trop.

Penché au dessus du verre, je contemple. Je regarde Beauregard dans les yeux. Un lac calme d’or blanc fondu, immobile. Je regarde plus encore, et voici que sur l’écran pâle de ce vin tout juste accouché, des images apparaissent. Etranges scènes, quelque peu surprenantes, inhabituelles même. Se superposent à l’or, les eaux rouges d’un lac. Des eaux, non pas roses comme celles du lac éponyme, non, des eaux rouges, sombres par endroits, incarnates à d’autres, que bordent des reflets violets. Au centre du lac, entouré d’animaux de moindre importance, des admirateurs ébahis et autres courtisans énamourés qui baillent de concert, siège, trône, le roi du lac, le gros Hippo.

Hippo le gros est en colère. Hé oui, voici que parmi ses amis à plumes – qui d’ordinaire, posés sur son large cul, lui caressent la couenne, sa peau fragile, infestée de parasites – un oiseau fou, un insolent, un téméraire, un Buphagus de rien, simple plumitif, se met à le piquer et le repiquer, toujours et encore, jusqu’à lui mettre la carne au sang ! Faut dire que le gros Hippo, faut pas le contrarier le démocrate, ni même le taquiner, encore moins le contester.

Alors il a grand ouvert sa gueule. D’un seul coup de sa puissante mâchoire, il a broyé un croco de passage, histoire de bien faire comprendre à tous ces plumeux bavards, qu’ils pouvaient à loisir l’encenser ou le piqueter gentiment, mais rien de plus. Grand silence sur tous les lacs du petit grand monde des eaux cardinalis. Puis tout le monde de s’esbaudir, d’applaudir le gros Flying Hippo hurleur, qui donne la leçon, et menace de ses foudres le(s) volatile(s) au(x) bec(s) acide(s). Et le petit grand peuple d’approuver Hippo le grand, de louer son courage et l’incandescence, un brin vulgaire peut-être, de son discours flamboyant. S’attaquer aux œuvres du grand Maître de la pluie et du beau temps sur l’estuaire, quelle indécence !

Mais le mirage se dilue enfin. Dans mon verre la robe d’or, pâle comme un sourire naissant, retrouve son étoffe et rutile à nouveau. Les futilités parasites du grand petit monde des fatuités sans importance se dissolvent sous la montée des arômes. Beauregard 2014 est encore un nourrisson dans les langes. Il babille plus qu’il ne parle. L’enfantelet sent le miel doux, les fleurs blanches parsèment ses draps, les citrons, jaunes et mûrs, verts et odorants, les épices légères, et l’odeur de la craie sur le bord du tableau quand la classe est déserte, parfument son babil. Un nourrisson aux effluves prometteuses.

Et le jus si clair de Beauregard coule dans ma bouche, attaque suavement, puis se déploie comme un bébé tout rond. Ce vin est de chair mûre, de pulpe de pamplemousse et de citron, que resserrent leurs zestes. Une chair dodue, qui enfle au palais, s’ouvre et libère son cœur de fruits ensoleillés. Une chair ferme, finement miellée, déroule délicatement ses agrumes. Surgit enfin, relançant le jus crayeux, une lame tranchante ce qu’il faut, une acidité plus fraîche qu’agressive. Chablis sans conteste. Dans le fond du verre vide, quelques notes, aussi furtives qu’exotiques. Dans ma bouche désertée, le vin longuement se donne. Sur mes lèvres orphelines, il a laissé un peu de son citron salé. Un très beau bébé. Prometteur. Nul doute qu’il deviendra grand ce poupon de beaux raisins mûrs.

PS : Pour tout ce qui concerne le domaine, les pratiques culturales et le travail au chai, lire les très nombreux spécialistes de tout, et parfois de rien.

FERRO IGNIQUE*.

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Au sortir de l’Athanor de La Di.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Magnifiques, iniques, impossibles cantiques.

Faire et défaire le fer, marteler à rougir

En frappant, regard blanc. En transe priapique.

Vulcain est au volcan ; à forger, à rugir,

Sous sa poigne velue danseuses utopiques

Aux ventres distendus, toutes prêtes à gémir,

A danser la folie, à se tordre en musique,

Les déesses envoûtées abruties par la myrrhe,

Ivres d’encens lourds et de rêves mirifiques

Tournent en boucles folles, enragées à blêmir.

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Sous les terres, noires de sang, à vomir tout le blanc

Des neiges éternelles, les âmes décharnées

Se battent comme des hyènes aux regards hurlants.

La haine se déchaîne à les défigurer,

Déforme les mâchoires jusqu’à fendre les dents.

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Au fond du clair-obscur rutile l’athanor.

Les humeurs marmonnent sous le feu de bois sec.

Une main aux longs doigts chantonne près des ors.

Sous le plomb craquelé on devine la mort.

Dans les airs saturés l’aigre chant du rebec.

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Par le fer et le feu les vies sont à l’envers.

 * Par le fer et le feu.

ADHUGHMAS et DJÉDJIGA.

Extrait d' une sŽrie de portraits, Timia, Niger, 2001.

Photographie de J. L. Gonterre.

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Le soleil à son plein zénith était si chaud, que le sable pleurait, que le porphyre suintait, que le basalte craquait.

Les pans de la vaste tente de peaux cousues bruissaient sous le vent, qui soufflait tout là-haut sur l’Atakor du Hoggar. Le soir, à l’instant ou le soleil, plus rouge que les grenades des oasis lointaines, disparaissait, lentement dévoré par les mâchoires des chacals affamés, le froid tombait comme une guillotine sur le cou d’un oiseau. Et le gel terrible de la nuit de pure obsidienne constellée d’étoiles, si nombreuses qu’elles contestaient les puissances nocturnes, succédait à l’éclatante lumière brûlante de la journée.

Alors Djédjiga rabattait les peaux et les fixait au sol. La tente était doublée de toiles épaisses, protectrices, de grandes lattes de bois, assemblées et serrées, tenaient lieu de mur bas, dans lequel une ouverture ménagée faisait office d’entrée, close la nuit par l’auvent de cuir replié qui assurait une parfaite étanchéité. Elle s’était assise en tailleur près du foyer, s’affairait à cuire des galettes de taguella – le pain targui. La chorba, la soupe épaisse de légumes et de viande de chèvre, mijotait depuis le matin. La lumière du feu central et des bougies de suif grossier disposées au pied des cloisons de bois, se reflétait sur la toile du toit comme sur les tapis laineux qui recouvraient le sol, ces lueurs rouges repoussaient l’ombre aux limites de l’espace de vie. Au-delà de la poutre d’acacia qui partageait la tente en deux, la partie consacrée au repos de la famille et des invités, protégée par une paroi de tissus épais, était plongée dans l’obscurité totale. La jeune targuia aimait cette lumière tremblante, chaude et rassurante.

Elle avait épousé Afalku, le fils de son oncle voici peu. Elle l’avait choisi parmi les autres prétendants déclarés de la tribu, personne n’avait discuté. Monté sur son méhari blanc, Afalku, au visage de rapace, était parti à la tête d’une caravane lourdement chargée jusqu’au Tassili, loin au Nord Est. Cela faisait des semaines. Tous deux étaient des Imajaghans de haute extraction, des âmes nobles et libres, leur tribu d’origine se trouvait au sommet de la hiérarchie Touarègue.

La jeune femme psalmodiait un chant ancien en pétrissant la pâte, alternant notes graves et longues, ornementées d’aigues brèves, un chant qui célébrait les vertus de Hin Hanan, “celle qui se déplace”, la Mère des origines, la Fondatrice de la Légende. Ses mains aux longs doigts agiles s’enfonçaient dans la chair molle qui fleurait bon la farine, elle l’écrasait entre ses paumes, la pâte, entre ses doigts fuselés, coulait en longs filaments qui se tordaient. Puis elle frottait ses mains l’une contre l’autre, dégageait ses doigts des reliefs de pommade collante qu’elle aspergeait de farine sèche, observait méticuleusement ses paumées noires de henné, avant de les replonger dans la soie de blé immaculée, pour reprendre son pétrissage. Et cela jusqu’à ce que la consistance de la taguella la satisfasse pleinement. Toute à sa tache voluptueuse, elle bourdonnait son cantabile, s’arrêtant parfois pour soupirer de plaisir. Elle écrasait ensuite sur une pierre plate les boules de pâte, pour en faire des galettes rondes, puis les posait au bord du feu pour qu’elles blondissent lentement. Une odeur de pain cuit, de grillé, d’épices chaudes, de légumes et de viande fondante, flottait dans l’air, des bulles, qui crevaient à la surface de la soupe en faisant de petits bruit gras, s’échappaient des parfums chauds de coriandre et de cumin qui relevaient tous les autres.

Djédjiga se rinça les mains dans une bassine. Trois gouttes d’eau lui suffirent. Elle se leva, et, les mains sur les hanches qu’elle avait évasées, se cambra pour se désengourdir. Ce jour-là elle était vêtue d’un melhfa rouge d’Andrinople, un grand voile qui s’enroulait autour de son corps élancé en masquant ses formes. Ses longs cheveux très noirs étaient drapés dans un foulard couleur ocre ambré, un tissu léger, presque arachnéen, qui semblait danser au moindre mouvement. Ses yeux noirs, légèrement allongés, soulignés par un trait de khôl fin, brillaient sous leurs cils épais et recourbés, contrastant avec sa peau claire. Elle avait le nez aquilin, des narines étroites, des lèvres charnues couleur de sang séché. L’ivoire blanc de ses dents régulières, qui filtrait entre ses lèvres entrouvertes, éclairait sa physionomie. Djédjiga, mince et grande, se tenait droite, les épaules dégagées, la poitrine fière, la tête qu’elle portait haute lui donnait un air racé, presque intimidant, d’autant que son regard droit ne cillait pas.

La tempête ne faiblissait pas, le vent de sable violent giflait hommes et animaux. Les targuis baissaient la tête, ils avançaient courbés, le chèche remonté, serré au ras de leurs yeux qui clignotaient, pour échapper aux morsures des grains de silice, gifles acides, qui les maquillaient de blanc comme les prostituées de Tamanrasset. De grosses larmes sableuses coulaient sous leurs turbans, s’en allaient mourir de soif sous les larges plis des gandouras qui claquaient séchement comme des bannières. Afalku surveillait comme il le pouvait les dromadaires en file indienne. Les hommes avaient mit pied à terre, mais les bêtes au port hiératique affichaient leur morgue habituelle, continuant de suivre la piste comme si de rien n’était. Tout à l’arrière de la caravane, au cul du dernier dromadaire, Adhughmas peinait à suivre. Autant Afalku dégageait une impression de puissance, d’élégance, de force maîtrisée, sa haute taille, sa silhouette harmonieusement proportionnée, sa démarche souple et son pas élastique avaient séduit bien des targuias, effrayé bien des guerriers parmi les plus valeureux, autant Adhughmas, son allure sans grâce, son corps souffreteux, son air fuyant, ses épaules étroites et ses joues creuses, donnaient une impression de servilité fausse, tant il exagérait son attitude. Mais face au chergui, il est vrai qu’il n’avait pas à se forcer, à simuler, il était bien trop léger pour faire face.

Le désert but le soleil. Ils s’arrêtèrent à l’abri d’un éboulis de rochers couleur cacao grillé, de grosses pierres rondes, érodées par les âges, les vents, fracturées par les combats incessants entre le soleil de feu et la lune de glace. Les dromadaires formaient un cercle. Les hommes, adossés aux flancs chauds des bêtes, préparèrent les trois thés traditionnels et se restaurèrent. Le ciel lacté d’étoiles brillantes, la lune à demi pleine, éclairaient le campement autant qu’un petit matin. Ils burent le thé chaud accompagné de taguellas et de dattes onctueuses. Au deuxième thé, le thé fort, celui de l’amour, l’un des targuis se mit à gringotter une complainte lancinante. L’homme, d’une voix grave, le regard vague, s’accompagnait à l’Imzad, un instrument monocorde dont les notes répétitives scandaient la mélopée. Cela faisait deux mois qu’ils avaient quitté leurs campements, alors ce chant, mélancolique et obsédant, accentuait encore leur tristesse. Mais demain, ils retrouveraient enfin leurs familles.

Afalku, les yeux mi-clos, semblait perdu dans ses pensées. Certes, il avait hâte de retrouver Djédjiga, sa peau douce, ses lèvres tendres et les secrets de ses vallées ombreuses. Le visage de sa jeune épouse, comme les braises rouges du feu mourant, palpitait sous ses paupières, pourtant une inquiétude qu’il ne s’expliquait pas le submergeait par instant. Quand l’un de ses chameliers, prit d’une fièvre aussi foudroyante qu’inexplicable, était mort en l’espace d’une nuit, alors que la caravane venait d’arriver à Djanet, ville principale du Tassili des Adjers, terme de leur voyage aller, il avait bien fallu que Afalku le remplace. Ce n’est qu’au bout de trois jours de palabres serrés, tandis que les chameliers préparaient le chargement du retour, qu’un targui, un Kel Ajjer d’une tribu d’Imrad, accepta son marché. Adhughmas et ses manières de vassal obséquieux, d’emblée, ne lui plurent pas, mais il avait besoin de lui pour le retour. Depuis lors Afalku, inquiet, le surveillait. Il tourna légèrement la tête, ses yeux rencontrèrent le regard de l’homme installé, un peu en retrait, du cercle des chameliers. Il n’eut pas le temps d’y lire quoi que ce soit, Adhughmas avait aussitôt baissé la tête sur son thé. Puis tous les hommes, dont les corps se balançaient en mesure, accompagnèrent à voix basse le musicien. Dans le silence sidéral du désert, leur chant traversait les espaces. Blotti au creux de l’amas de pierre, un fennec aux yeux de pierres précieuses, invisible, les observait. Envoûté par le chant mélodieux des hommes, il posa son museau pointu entre ses pattes et ferma les yeux. Une étoile, plus étincelante que les autres clignota le temps d’un battement de cils.

Le lendemain, à la mi-journée, ils touchèrent au but, hommes et dromadaires s’égayèrent vers leurs tentes proches. Les lois de l’hospitalité sont incontournables chez les Touaregs, Afalku invita Adhughmas sous sa khayma et le logea dans une cellule du fond, séparée de la sienne par deux autres chambres de toile. Djédjiga eut un imperceptible mouvement de recul quand l’homme lui fut présenté, mais elle ne montra rien, son visage afficha un demi sourire, elle se comporta comme l’Imajaghan qu’elle était, le traitant avec la distance courtoise qu’il convenait d’adopter, en face d’un targui de noblesse inférieure. Le soir les dromadaires, soulagés de leurs charges de semoule, de sel, de tissus, de sucre et de thé, avait regagné le troupeau. Afalku et Djédjiga partagèrent le repas avec leur invité en échangeant des politesses de circonstance.

Adhughmas ne dormait pas, les soupirs assourdis de ses hôtes, le chuintement de leurs étreintes, le bruit des tissus froissés, lui mettaient les nerfs à vif et les chairs au martyr. La beauté hautaine de cette femme splendide l’avait subjugué au premier regard, l’indifférence qu’elle manifestait à son égard exacerbait le désir qui lui mangeait les reins, dès le soir venu, dès qu’il se glissait dans sa chambre de toile. Cela dura des nuits, le jour brûlant il ne disait mot, vaquait toute la journée, traînait à ne rien faire dans la montagne, attendant, avec une impatience qui allait grandissante, la mort inexorable du soleil. Alors le froid tombait d’un coup. Le repas expédié, sous sa couverture de laine odorante, il était aux aguets, se repaissant de ses imaginations voluptueuses.

Un mois avait passé. Dans quelques jours la caravane repartirait pour un nouveau voyage, Adhughmas regagnerait définitivement sa solitude du Tassili. Cette nuit là, la lune ne s’était pas montrée, l’obscurité était totale sous la tente. On pouvait distinguer, mais à peine, la très faible lueur d’une bougie grasse dans la chambre des époux. Du moins Adhughmas percevait-il au travers des toiles une vague lueur grisâtre. A la pensée du départ proche, il fut pris d’une tristesse profonde, qui se transforma, les heures passant, en une colère sourde qui finit par le submerger. Alors il rampa dans l’obscurité, traversa les chambres inoccupées, se figea derrière la dernière toile qui le séparait du couple. Les moindres frôlements étaient perceptibles, il imaginait leurs mains caressantes, il entendait leurs chuchotements, leurs gloussements complices, il sentait leur parfum, le bruit mouillé de leurs baisers, les râles sourds venus du fond des ventres, qu’ils retenaient comme ils pouvaient. Adhughmas déplaça légèrement un coin du tissu, et ce qu’il vit le rendit fou.

Djédjiga, assise sur le ventre de Afalku, ondulait lentement, ses seins lourds, opulents et tremblants, brillaient comme deux lunes pleines sous la lumière vacillante de la bougie. Les deux amants se tenaient par les mains en se souriant. Le torse en sueur de Aflaku était tendu, ses reins cambrés faisaient ressortir les muscles saillants de son ventre plat, il soulevait sans effort la cavalière dont les reins accélérèrent d’un coup la cadence. Ils se mirent ensemble au galop en fermant les yeux.

Le poignard jaillit au moment où l’homme jouissait, le sang de la gorge tranchée éclaboussa le ventre de la jeune femme. Afalku avait ouvert les yeux, il mourut sans revoir le visage de sa femme. Djédjiga ne bougeait plus, le poignard de Adhughmas lui piquait la gorge, de sa main libre il se mit à lui malaxer durement les seins en bavant à moitié. Son regard de dément la décida. De rage, elle saisit le poignet de l’homme, le maudit en hurlant sa douleur, puis, tirant de toutes ses forces, elle se trancha la carotide sur la lame. Le sang gicla sur le visage épouvanté du targui.

Des siècles ont passé. Parfois dans la nuit du désert, on peut entendre gémir les fennecs, quand un hurlement atroce, venu de nulle part, porté par un vent maudit, laisse sa trace sombre sur le sable clair.

HAÏKUS 12

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Illustrations B. de Lanfranchi, haïkus C. Bétourné et B. de Lanfranchi  – ©Tous droits réservés.

MON ÂME DANS LE NOIR.

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L’égrégore de La Di.

—–

Mon âme dans le noir vêtue de bronze vert,

Sous le souffle puissant des alizés furieux,

Vole tout là-haut dans le ciel tourmenté des solitudes.

Les corbeaux aux becs déchirants croassent autour d’elle,

En cercles imparfaits aux couleurs atones.

—-

Mon corps aux franges molles dérive

Dans les courants boueux, sous la terre épaisse,

Au milieu des lombrics, des cafards

Et des larves infectes aux regards si bleus.

Mon corps se défait comme une armée vaincue.

—-

Mon esprit s’est mêlé aux égrégores rouges,

Ils flamboient à jamais au cœur des indifférences,

Dans la foule des borgnes à demi édentés,

Leurs doigts arthritiques crispés comme des serres.

Disparus à jamais l’ego et ses soupirs.