Littinéraires viniques » Christian Bétourné

ZUANNE L’ANGIOLETTO.

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Antonello da Messina. Annunciazione. 1474.

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@christian Bétourné. Tous droits réservés.

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Dans la cour de l’école on l’appelait fils de pute à longueur de récré. En classe aussi, il recevait des billets roulés en boule couverts de dessin aussi obscènes que maladroits. Cela ne le gênait pas. Gina sa mère en était une. En fin de carrière! Il lui fallait aussi supporter son prénom, Zuanne. Pas facile non plus. Entre fils de pute et Suzanne le pédé, il préférait encore fils de pute. Il était le seul “fils de pute” de l’école, le seul à porter un tel “titre”. Certes il pouvait lire dans le regard de ceux qui l’insultaient de la bonne grosse haine bien sale, bien noire, mais aussi de la cruauté mêlée de rage et de dégoût. Dans leurs yeux noirs pourtant il percevait, fugace mais bien réelle, une sorte d’admiration cachée sous l’atrabile. Et les quelques fois où, entre deux crachats, il arrachait aux yeux de ses bourreaux le secret qu’ils s’efforçaient de lui cacher, alors dans ces moments là il se sentait plus fort que Don Vito lui même !!

Dans ce quartier populaire de Palerme la vie était dure. On y vivait comme on pouvait. Des petites combines aux trafics divers tout était bon pour survivre. Zuanne, au caractère doux, vivait avec sa mère dans un sous sol sombre non loin de la Piazza Marina. La pièce minuscule ne voyait jamais le soleil. Gina, fanée avant l’heure, ne voyait guère plus qu’un client une à deux fois par semaine. Pour ne pas perdre ce dernier vieux fidèle elle se donnait pour presque rien, acceptait les humiliations, les coups et les exigences tordues de celui qui lui permettait de subsister à peine deux ou trois jours. Zuanne gagnait le reste. Plusieurs heures par jour, après ou pendant l’école, dimanches et vacances aussi, il déambulait Piazza Marina et alentours. Il vendait des morceaux de pizza. La grande plaque de fer brulée, noircie à force d’être enfournée, tanguait un peu sur son crâne. Son cou de moineau peinait à soutenir sa tête alourdie par la charge odorante. Il la tenait, mains crispées, bras largement écartés, sa tignasse blonde, épaisse et bouclée, faisait office de coussin car la plaque, et son épais tapis épais fumant encore, était bien lourde pour un “angioletto”  de douze ans. Il en paraissait dix au plus. Zuanne était petit, fluet, maigrichon, ses grands yeux clairs mangeaient son visage triangulaire à la peau couleur crème de lait. Entre la charge et les kilomètres parcourus, toujours à se faufiler dans la foule des touristes, ses yeux se cernaient de violet, ses lèvres pâlissaient, donnant à son sourire un air de langueur douce, un charme résigné. Zuanne fatiguait vite, il s’activait pour vendre le plus rapidement possible et soulager ainsi sa nuque meurtrie.

Ce jour, sur la place balayée par le sirocco venu d’Afrique, l’air était irrespirable. En vagues lentes la chaleur était montée tout au long du jour. A l’heure où le soleil, rouge d’avoir donné son meilleur, ferme sa paupière, à l’heure où sur le port la mer étale l’accueille en son sein rafraichissant, Zuanne, bras crispés sur sa plaque encore brulante, entamait sa tournée. La place, en cette mi août, était noire de monde, colorée, bruyante. Le petit zigzaguait, de sa voix aiguë il proposait ses merveilles, vantait le craquant de la pâte, le moelleux des tomates mûres et le goût puissant des anchois dans leurs robes d’oignons rissolés. Les rectangles dorés partaient comme des hosties à la messe. Sainte Rosalie veillait sur l’enfant.

Il faillit buter sur un petit homme basané. Fine moustache, lunettes noires, maigre comme un chien errant, sa bouche sans lèvres souriait, un rictus plus qu’un sourire. Il tendit la pièce à Zuanne qui lui présenta son plateau. Salvatore, c’était son nom, prit son temps pour choisir, il détaillait chacune des parts de pizza, les soulevait du bout du doigt méticuleusement jusqu’à ce qu’il trouve les petits sachets empaquetés dans une pochette de plastique. Zuanne les devina plus qu’il ne les vit, tant Salvatore fut rapide. Puis, la main crispée sur la poche il disparut dans la foule. Zuanne ouvrit la main, la pièce était un billet, un gros, de quoi acheter bien dix plaques de pizza ! L’enfant épuisé tanguait. Les dernières portions, à chacun de ses pas, glissaient de droite à gauche, quand une bande d’affamés, un vrai vol d’étourneaux le dévalisa. Le ciel décidemment veillait sur lui.

L’enfant courut vers la maison. Tandis qu’il galopait, il voyait déjà s’éclairer le regard las de sa mère. Elle sourirait peut-être, c’était si rare. Sauf quand il faisait le lapin en croquant sa carotte. Là, elle riait même franchement, à se mouiller les yeux. Zuanne se jetait dans ses bras, respirait son parfum bon marché, une odeur de patchouli un peu violente, il sentait battre son cœur sous ses seins ramollis pendant qu’elle pleurait en silence. L’enfant lui essuyait les yeux avec un coin à peu près propre de son tee-shirt troué. Puis il la berçait, se berçait aussi. Gina chantonnait d’une voix douce.

Gina prit l’argent sans rien dire. Elle lui demanda des explications auxquelles il répondit évasivement. L’homme ne lui avait rien volé sauf quelques sachets de farine oubliés sur la plaque. Les sourcils de sa mère froncèrent mais elle resta muette. Le lendemain Gina poussa la porte de la pizzeria. Ce n’était pas une pizzeria classique, personne n’y  achetait jamais rien. Un local sordide, mal éclairé. Debout devant une table de bois brut un gros homme, à larges gestes généreux, saupoudrait de farine une armée inerte de grosses boules de pâte molle. La farine volait dans la pénombre. Le gros Beppo s’essuya les mains sur son marcel grisâtre, ralluma le mégot mouillé collé à sa lèvres inférieure, se gratta la panse, se massa l’entre jambes, regarda Gina puis s’immobilisa en soupirant. Il finit en se raclant la gorge avant de balancer un gros glaviot sur les sacs de farine écroulés contre le mur. Un filet verdâtre, accroché au croc gauche de sa moustache, se balança un moment avant de tomber sur ses godasses fatiguées. Une tête de morse moustachu sur un corps de lion de mer, des bras énormes, des yeux globuleux couleur d’huître avariée qui regardaient mornement Gina. Ses grosses lèvres, rouges comme des sangsues pleines à craquer, tremblaient un peu. La pluie de farine retomba. Beppo s’était figé. Gina, d’une voix mal assurée lui demanda de laisser son garçon hors de son trafic. Qu’il vende ses pizzas, certes oui, mais en faire un dealer, cet innocent ! Non, elle ne voulait pas de ça.

Le pizzaïolo se traina jusqu’à elle. Il souriait, un sourire inquiétant. Ses yeux luisaient dangereusement. D’une main il lui enserra la taille. De l’autre il lui écrasa un sein. Sa bedaine flaque s’écrasa sur Gina. Sous la bourrade elle recula. Les aspérités coupantes du mur lui égratignèrent le dos. Elle eut beau se débattre, Beppo la tenait. Il se répandit sur son ventre avant même d’avoir pu l’enfourcher. Puis le porc s’essuya d’un revers de tablier avant de la jeter hors de la pièce en l’insultant. Humiliée au quotidien Gina se foutait bien d’avoir été maltraitée une fois de plus, elle avait une telle faculté de détachement qu’elle restait de marbre en toutes circonstances, mais là il s’agissait de Zuanne. La peur qui lui brûlait le ventre ne cesserait pas tant qu’elle n’aurait pas trouvé moyen de le sortir de là.

Asdrubale la visita le lendemain comme à son habitude. “The last one”. Elle était aux petits soins avec lui, acceptait tous ses caprices et lui souriait en toutes circonstances, quand bien même il l’étranglait en la renversant rudement sur le carrelage. Depuis le temps qu’il la montait elle lui devait un bon paquet de commotions et d’ecchymoses. Une fois même, il lui avait tant serré le cou avec sa ceinture qu’elle avait perdu connaissance un bon moment. Et ce coup là, putain ! Asdrubale avait jouit partout comme un âne !! Heureusement, avant que la fièvre ne le prenne, ou après qu’elle l’ait eu quitté, Asdrubale savait se montrer délicat et charmant. Ce matin il lui offrit en souriant un bouquet d’œillets des poètes, minuscules et parfumés, il était de bonne humeur, Gina en profita. Elle lui raconta toute l’histoire.

Asdrubale buvait son café très chaud. Il sirotait, suçotait prudemment. Toutes les deux gorgées il tirait sur son fume cigarette une énorme bouffée – bien un quart de sa cigarette – qu’il gardait longuement en poitrine. C’était un homme qui aimait s’imprégner des atmosphères, des choses et des gens. Toujours tiré à quatre épingles Asdrubale était un capo respecté, craint, une sorte d’officier de la Cosa Nostra. Costume trois pièces et cravate blanche sur chemise noire en toutes saisons, cheveux gominés, collés au crâne, rebiquant un peu dans le cou et s’éclaircissant à la limite de la clairière sur le sommet de la tête. La tête penchée il écoutait attentivement, opinait régulièrement, tenait les deux mains de Gina dans les siennes, son regard d’ordinaire glacial brillait d’une lueur chaude. Quand elle lui raconta l’épisode de la pizzeria il serra plus encore les mains de la pute éplorée, son visage étroit prit un air sauvage que Gina ne remarqua pas. Avec son front bombé, son long nez aigu et son menton fuyant, on eut pu voir un rapace penché sur un oisillon en détresse. Quand elle eut fini de renifler, il la prit dans ses bras et la consola longuement. Gina se calma. Ce jour là Asdrubale ne la toucha pas mais il fuma beaucoup. En partant il lui dit d’une voix très douce que tout cela cesserait bientôt.

Salvatore se planta devant Zuanne. Avec  ses lunettes noires, son teint olivâtre et ses bras grêles flottant dans un tee-shirt couleur de nuit sans lune, il avait l’air d’un scorpion endimanché. Il sourit à l’enfant qui prit peur et se figea. L’homme lui tendit un billet. Il n’eut pas le temps de finir son geste. Deux mastars le saisirent sous les aisselles. Le trio disparut dans la foule.  Zuanne interloqué s’enfuit en courant. Quand Beppo apprit ce qu’il venait de se passer, il verdit, ses jambes flageolèrent, il débarrassa l’enfant de son chargement et le congédia sans même penser à récupérer la recette du soir.

A l’écart de la ville, côte à côte, mains et pieds ligotés sur des chaises, Salvatore et Beppo furent lentement découpés au cutter. Les hommes déposaient soigneusement les lambeaux de chair dans une bassine. Le sol était couvert de sang, les deux prisonniers se vidaient goutte à goutte. Asdrubale passait deux fois par jour, se campait devant les deux suppliciés et les regardait longuement sans un mot. Trois jours après, quatre hommes les avaient rejoints, attachés, bâillonnés, minutieusement dépecés eux aussi. Huit bacs furent remplis de viande saignante. Ils moururent lentement l’un après l’autre. On leur voyait les os.

Asdrubale disposait avec soin les roses rouges dans un beau vase de cristal. Gina souriait bêtement, le regard fixé sur la bague qui étincelait à son doigt. Depuis la veille Zuanne vendait des viennoiseries derrière le comptoir d’une des plus belles boulangeries de Palerme.

Au milieu d’un champ brodé de fleurs multicolores, deux hommes vidaient leurs bassines de viande faisandée dans un grand trou, qu’ils rebouchèrent, et recouvrirent d’herbes. Le soleil, rouge sang de bœuf gras, se cachait derrière la mer. Au dessus du tapis fleuri un vol de grosses mouches vertes bourdonna longtemps.

 

 

 

 

 

 

 

 

LE CRABE ET LE SCARABÉE.

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Le Diptyque qui pique de La De.

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©Brigitte de Lanfranchi – Christian Bétourné. Tous droits réservés.

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Une bassine rouge trainait au bord de l’eau

Le ciel était si bleu que la mer verdissait

La jalouse boudait, préparait ses rouleaux

Elle alerta grand vent qui se mit à souffler

Quand un scarabée noir tomba dans la cuvette

La tempête grondait comment lui résister ?

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Un crabe avait grand faim, la mer il connaissait

Sous sa carapace dure, du vent il se moquait

Le rouge de la bassine l’excita tout d’un coup

Son sang ne fit qu’un tour, il hurla comme un loup

Monta sur la cuvette en  grimpant comme il put,

Et se laissa tomber en tortillant du cul.

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Les deux se regardèrent un peu interloqués

Le crabe rigola en découvrant l’insecte

Un minus tout noir à carapace laquée

Il lui dit tout de go, enfin dans son dialecte,

Que d’un coup et d’un seul il allait le croquer

L’autre ne comprit rien et resta sans bouger.

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Le scarabée muet claquait des mandibules

Ses antennes bruissaient, sa gueule faisait des bulles

Dans une langue ancienne il insultait le crabe

Le traitait de lourdaud en dodécasyllabes

Le tourteau agacé leva sa garde lourde

Lui dit qu’il le broierait comme une vulgaire palourde.

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Sur le sable mouillé, un enfant promenait

L’enfant jetait des bois, son chien les rapportait

Sous le vent décoiffant les goélands riaient

Au loin au bord de l’eau, un récipient tanguait

Et sous le soleil d’or, sa couleur qui claquait.

Le labrador courut par le rouge attiré.

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Les deux grands combattants levèrent à peine la tête

Occupés qu’ils étaient à jouer leur saynète

Ils crurent que la nuit déployait son manteau

Le crabe d’un coup de pince découpa l’ateuchus

Des antennes au thorax, des ailes jusqu’à l’anus

Mais le chien en grondant ouvrit grand son museau.

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Le labrador gourmand aboya de plaisir

La bassine chavira et la mer l’emporta.

L’OPALE NOIRE DE CAGLIOSTRO.

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Brut d’opale noire.

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@christian Bétourné. Tous droits réservés.

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Le jour, Cagliostro était grouillot chez un notaire du 7ème, dans une prestigieuse étude qui brassait de mirifiques affaires. Il avait passé la quarantaine feutrée, travaillait dans l’officine depuis vingt ans sans avoir jamais progressé. Ses nuits étaient autres. Il rêvait, voyageait dans l’extraordinaire, à la recherche de l’ultime et mystérieux bijou dont il n’arrivait pas même à imaginer la forme, la couleur, et encore moins les raisons pour lesquelles chaque nuit il s’évadait ainsi de son sommeil. Quelque chose d’inconnu le poussait. Mais sa nature était telle que cela ne l’inquiétait ni même ne l’interrogeait. D’une certaine façon, une façon paisible, Cagliostro était indifférent à la vie.

Le jour donc, Cagliostro était authentiquement quelconque, tellement insignifiant que personne ne semblait le connaître, dans aucun des bureaux du sous-sol, du rez-de-chaussée ou de l’étage. Il était de ces gens qu’on ne regarde pas parce qu’on ne les voit pas, un simple figurant sans visage dans le grand film de la vie. Ses parents, incultes mais grands amateurs d’occultisme et autres ésotérismes auxquels ils ne comprenaient rien – et c’était justement l’obscurité totale des sciences dites sombres, leur impénétrabilité qu’ils aimaient, au point d’avoir lu leur vie durant, ou plutôt déchiffré, maints grimoires, fascinés qu’ils étaient, sans en avoir jamais saisi un traître mot – ses parents lui avaient donc donné comme prénom, l’un des nombreux titres de fausse noblesse empruntés par le sulfureux et dérisoire Joseph Balsamo, le très fameux mage-escroc qui sévit au 18e siècle en Europe. C’est dire le contraste entre l’aventurier qui défraya la chronique et l’insipide gratte papier !

Cagli, c’est ainsi qu’on le surnomma, eut une scolarité terne. Personne jamais ne le maltraita, pas plus à l’école qu’au service militaire qu’il occupa à plucher des patates dans les services d’intendance. Pour se retrouver, au sortir de l’armée, engagé comme grouillot de 5ème classe, chargé de transporter dossiers et monceaux de papiers insipides, d’études en bureaux et vice versa. Outre ces va- et-vient incessants, il faisait le ménage après le départ des personnels.

Un soir qu’il regagnait sa soupente perdue dans une lointaine banlieue livide, une lueur étrange, puissante et colorée, sur un trottoir, au détour d’une rue, attira son regard. A marcher constamment tête baissée, il ramassait souvent tout un tas de bricoles que personne d’autre que lui ne remarquait. Il entassait ses trésors, petites pièces de monnaie, épingles à billets, à cravate, peignes, alliances, clous tordus et mille autres étrangetés, pêle-mêle, dans une boite de chaussures qu’il n’ouvrait jamais.

Quand il se baissa, pour voir de plus près ce qui luisait ainsi, la lueur disparut ! Cagli, intrigué, se mit à genoux et découvrit une pierre de bonne taille qu’il prit pour un caillou. Quand il voulut la ramasser elle se remit à briller. Sous la pluie fine qui s’était mise à tomber, il ramassa le caillou mouillé, le posa dans le creux de sa main, il s’éteignit à nouveau. Cagli finit par comprendre que son corps faisait par moment écran, entre la pierre étrange et la lumière ambrée des réverbères. Il enfouit son trésor dans sa poche et s’en fut. Pour la première fois de sa vie, il leva la tête et regarda droit devant jusque chez lui. Dans le ciel, entre les nuages lourds qui couraient à perdre leurs eaux, il vit quelques étoiles. C’était la première fois qu’il regardait le ciel. Dans la poche droite de sa veste élimée, transpercée par la pluie qui redoublait, l’opale noire, comme un cœur dans les ténèbres, pulsait lentement.

Cagliostro tomba follement amoureux de l’opale, mille fois plus que des filles ensorcelantes qu’il lui était arrivé de suivre dans la rue des mois durant parfois, les épiant, décortiquant leurs vies jusqu’à connaître leurs goûts, leurs habitudes, leurs amours. Le soir, seul dans sa soupente, il s’astiquait spasmodiquement en leur honneur. Plusieurs fois, il avait discrètement dénoncé les infidélités de leurs amants. Un petit mot dans la boite aux lettres et le tour était joué. Quand il les revoyait le lendemain, tête baissée, les yeux rougis par le chagrin, il était aux anges, c’étaient des moments de jubilation d’une incomparable intensité. La soirée qui suivait c’était feu d’artifice garanti ! L’invisible Cagli était aussi un salaud ordinaire.

Mais l’opale c’était bien plus fort que ça, il se mit à l’aimer d’amour pur, chaste, total, définitif. Il ne la quittait pas, machinalement il la caressait en dormant. Le jour il la glissait sous sa chemise, dans un petit sachet de soie rouge qu’il suspendait à son cou. Toute la journée il sentait la petite morsure de l’opale sur sa peau, à la limite de la douleur,  c’était pur bonheur. Puis il se mit à économiser sou par sou, il ne mangea plus que le soir, frugalement, une tranche de jambon translucide sur un bout de pain, il restreignit toutes ses dépenses jusqu’à se priver de presque tout. Quand il eut rassemblé la somme nécessaire, il fit monter la pierre sur une bague d’or fin décorée – en hommage à ses parents – de signes cabalistiques qu’il avait recopiés au fond des librairies spécialisées. Le vieux bijoutier, qui vivotait dans une échoppe perdue au fond d’une rue borgne, y travailla des jours, faisant et refaisant. A force d’explications complexes, il réussit à convaincre Cagli de lui laisser façonner la pierre, d’en faire un bijou d’opale, à la manière du Koh-I-Noor. Cagliostro l’aurait préférée montée brute, pourtant le vieillard finit par le persuader, il consentit donc, mais demanda à assister à la taille.

Le vieux joaillier vivait terré au fond de sa boutique comme un vieil hibou. Nez crochu, lèvres minces, noires de tabac à chiquer, il flottait dans une veste de coutil bleue élimée. Autour de son cou décharné, il portait, enroulée, hiver comme été, une écharpe de laine crasseuse d’un vert douteux, dont les fils pendants se mélangeaient à sa barbe blanche, longue, frisée et touffue. Mais ce qui le rendait vraiment étrange, c’étaient les deux pierres étincelantes, deux eaux vives, d’un bleu très pur, au regard étonnamment jeune, qui détonnaient tant elles illuminaient son visage de momie émaciée. Au dessus de la vitrine de son magasin, on pouvait lire, en lettres rouges affadies par le temps : “Zeus Adamantin, Joailler”. Rares étaient ses clients, mais ceux qui franchissaient le seuil de l’échoppe, après qu’ils se soient habitués à la pénombre, percevaient derrière le comptoir de bois noir, l’extraordinaire regard de l’étrange bonhomme qui leur souriait étrangement. Nombre d’entre eux rebroussaient vivement chemin, les plus aguerris dominaient leur malaise. Aucun d’entre eux ne l’a jamais regretté. Zeus leur fit découvrir d’insoupçonnés trésors. Avec deux ou trois seulement, il partagea des secrets.

Dégrossir une opale n’est pas chose facile, la pierre est fragile et poreuse, impossible de la refroidir à l’eau. Le lapidaire prit le temps de l’affiner, de la polir lentement, par phases successives, avec d’infinies précautions. L’opale larmoya et saigna beaucoup, ce qui mit Cagliostro au martyre. Par moment la pierre pleurait des larmes de lumières multicolores qui roulaient sur l’établi avant de disparaître mystérieusement dans l’atmosphère de la pièce. Alors l’air ambiant devenait électrique, des étincelles de couleurs vives éclataient de tous côtés, et les énergies libérées pénétraient le corps des hommes. L’opale saigna abondamment et continûment tout au long du facettage, plus elle perdait de la masse, plus l’infinité des nuances apparaissait, elle prenait de la puissance, reflétait le moindre éclat de lumière, l’atelier sombre brillait comme un plein jour. Petit à petit, sous la main caressante du vieil homme, les 66 facettes de l’opale façon brillant étoilé prenaient forme. Une première pour une opale noire.

Quand elle fut terminée et enchâssée, la bague fit feu de tout bois, au point qu’à la lumière du jour, elle reflétait intensément l’infinité des couleurs et des nuances, même celles qui échappaient au spectre optique humain. Une pure beauté ! Elle brasillait, brillantait, chatoyait, éclaboussait, étincelait jusqu’à l’ensorcèlement.

Cagliostro paya le bijoutier qui lui conseilla de ne la montrer à personne pour ne pas attiser les convoitises. “Cette pierre est puissante” lui dit-il, “si puissante que celui qui la regarde devient immédiatement son esclave, et ne rêve plus que d’une chose, la posséder. Possession illusoire, vous êtes à elle, mais elle ne sera jamais à vous”. Le vieil homme l’enferma aussitôt dans un carré de soie noire. “Ne revenez plus jamais ici, je ne veux plus jamais vous voir, et la pierre encore moins que vous” dit-il avant de pousser Cagliostro hors de sa misérable échoppe.

Un temps, la bague orna l’annulaire de sa main gauche qu’il tenait enfouie dans la poche de son pantalon. La chaleur douce qu’elle dégageait le pénétrait et gagnait son corps, le protégeant du froid humide. Le ciel hésitait entre deux temps, Cagliostro, tête baissée marchait à grands pas vers sa mansarde, son regard fixait mécaniquement le revêtement changeant des trottoirs qu’il suivait. Il se sentait bien, et cheminait en frottant doucement son bijou contre son ventre au travers des tissus, quand il s’arrêta brutalement. Devant lui sur le sol, il venait d’apercevoir une petite boite violette. Il se pencha, la ramassa. Le ciel noir posé sur le haut des immeubles laissait filtrer par instant sur la ville de longues lames d’or liquides qui caressaient les toits et les rues quasi désertes. Seules quelques voitures traçaient leurs sillons sur le bitume des boulevards mouillés en soulevant de grandes gerbes d’eaux mortes et grises qui s’en allaient éclabousser les rares âmes égarées le long des avenues. Perplexe, Cagliostro fixait les pièces d’or qui remplissaient la boite à ras bord. Dans la grisaille ambiante, l’or reflétait le peu de lumière que les cieux joueurs dispensaient parcimonieusement. Un rayon soudain enflamma les jaunets. Il vida la boite dans une de ses poches. La bague, de l’autre côté de ses hanches, avait refroidi d’un coup. Le soleil disparut dans l’épaisseur des nuages. Alors Cagli prit peur, il décida de cacher le bijou chez lui.

Posée dans le creux de ses mains réunies en coupe, l’opale noire parfaitement lustrée, sous la lumière de l’ampoule qui pendait au plafond du cagibi, chatoyait intensément. Au moindre de ses mouvement, les couleurs changeaient. C’était comme un arc-en-ciel qui se renouvelait à chaque instant. Cagliostro, assis en tailleur sur sa paillasse, le dos arrondi et les cheveux en bataille, les yeux écarquillés, secs et blessés à force de contempler sa beauté, semblait avoir perdu la notion de la réalité et du temps. Il n’était plus qu’une conscience inconsciente du monde. Le lendemain, il réussit à s’extirper de cet étrange état. Quand il reprit son obscur travail routinier à l’étude, personne ne s’aperçut de rien. Le soir sur son chemin, il ramassa un portefeuille de cuir luxueux, anonyme, vide de tous papiers, mais gonflé d’une épaisse liasse de gros billets qu’il rangea près des pièces d’or dans sa boite à chaussure. Les jours suivants, il revint chaque soir avec un nouveau trésor. C’est ainsi qu’il accumula or, diamants, rubis, émeraudes, saphirs et autres précieusetés. Quand sa boite fut pleine, il en ouvrit une autre, puis une autre encore….

Quand l’hiver eut jeté ses glaces et ses eaux, le printemps lui succéda. La lumière revenue nettoyait la ville qui retrouvait ses couleurs, tandis que la vie qui sourdait impatiemment du sol verdissait les arbres et épanouissait les fleurs fragiles dans les jardins. Dans les rues, les sourires fleurissaient aussi sur les visages des passants. Certains même se regardaient aimablement, quelques aventuriers se saluaient furtivement, de très rares audacieux allaient jusqu’à dire bonjour à haute voix. Il paraît, plusieurs sources officielles l’attestèrent, que certains chantonnaient en marchant.

Cagliostro vivait toujours dans sa souillarde tout en haut sous les mêmes toits, dans une banlieue livide que le soleil le plus radieux ne parvenait pas à égayer. Insensible aux contingences il continuait à vivre pauvrement, ne changeant rien à ses habitudes. Tous les soirs en rentrant de l’étude il remplissait ses cachettes, ses trésors s’entassaient. Des centaines de boites  disparates, pleines à ras bord, encadraient maintenant son matelas. Il s’était aménagé un chemin entre sa couche, un petit coin pour manger et un autre pour se laver comme un chat. Et cela lui suffisait.

Totalement indifférent, il ne vivait plus que pour sa bague, cachée-perdue le jour dans un écrin de soie, au milieu des boites à chaussures qui montaient maintenant la garde jusqu’au plafond. Au milieu des trésors accumulés  – une véritable fortune – elle pulsait patiemment en attendant le soir venu qu’il revienne. Dans le noir total, Cagliostro la regardait, amoureux à mourir. Chaque soir c’est dans un nouvel univers qu’elle l’entrainait. Aspiré par la puissance de l’opale, il basculait et tombait dans ses rutilances. Débarrassé des pesanteurs de la chair, des petitesses de l’esprit, des inconvénients des amours humaines, libéré des limites ordinaires, guidé par l’infinité des chatoyances de l’opale à pleine puissance, il volait dans l’espace illimité qu’elle lui ouvrait. Il parlait à voix basse aux grands cristaux complexes qu’il croisait, éclatant de blancheur dans le noir sidéral, il s’enroulait en riant dans les salves rougeoyantes des laves immatérielles, nageait dans les eaux ruisselantes des océans disparus, chantait avec les harpes et les lyres exaltées qui dérivaient en fredonnaient des psaumes envoutants dans le dédale tortueux des planètes inventées à la dérive, accédait aux innommables secrets que les dieux susurrent aux oreilles d’argent des étoiles damassées piquées sur le brocart des cieux anciens. Cagliostro connaissait l’orgasme délicat des âmes en partance, volait comme un oiseau léger, et la mort son amie, rieuse, vêtue de soies sauvages mordantes, lui tenait la main, sa faux de pur diamant lui déchirait la poitrine, lui crevait les yeux, le vidait de ses tripes fumantes, et tous deux riaient comme des enfants espiègles. Quand au petit matin l’opale lui rouvrait les yeux, il vaquait à sa vie, rempli d’une force terrible, indifférent aux avanies du jour, il traversait les heures. Sur son chemin, les fleurs s’inclinaient discrètement, les animaux couraient vers lui, les enfants dans leurs poussettes lui tendaient les bras, les femmes connaissaient des orgasmes brutaux, si violents et soudains qu’elles en étaient effrayées et refusaient le soir les bras qui se tendaient vers elles. Cagliostro se sentait monstrueusement puissant mais n’usait pas de cet effrayant pouvoir, il se contentait de transporter ses dossiers en silence, tandis que les secrétaires aux cheveux brillants rougissaient sans savoir pourquoi à son passage. Le très important premier  clerc de l’étude lui proposa de le seconder, lui faisant miroiter une carrière éclair. Edgard Mironton le notaire lui même se mit de la partie. Cagli, muet comme une pierre brute, se contentant d’assurer sa modeste tâche, ne répondit jamais aux sollicitations multiples et insistantes qui lui furent faites. Le réel l’indifférait. Cagli désespérait l’étude, mais il demeurait incorruptible.

Le soir venu, dans le sillage de l’opale vissée à son doigt, il repartait dans des voyages toujours renouvelés.

Une nuit, à l’heure où les cloches des églises sonnent minuit, l’ampoule de sa soupente, sans raison sérieuse, éclaira vivement le logis, explosa, les débris incandescents embrasèrent la forteresse de carton qui entourait le lit de Cagli en voyage, l’incendie se propagea aux étages, de nombreux vieillards acariâtres périrent dans d’affreuses douleurs, des familles entières furent calcinées, mais les chiens, les chats, les pots de fleurs, les oiseaux en cage, les poissons rouges, les cafards, les termites furent épargnées. Les pompiers luttèrent jusqu’à l’aube. Rien ne subsistait, les trésors avaient fondu avant de couler en cachette dans les égouts, entrainant dans leurs flots les pierres précieuses, les monceaux de gros billets s’envolèrent en brulant, déclenchant de merveilleux feux d’artifice dont personne ne sut jamais d’où ils provenaient.

Sous les décombres amassés, noircie plus encore par le feu, l’opale noire, intacte, cachée dans la boue nauséabonde, avait retrouvé sa taille d’origine. Dans son cœur caché, une faible lumière pulsait par instant. L’étoile noire des lumières, patiente, attendait qu’une pauvre main la retrouve. Par le plus grand des hasards …

UN PANDA.

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Rock’roll panda de La De.

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©Brigitte de Lanfranchi – Christian Bétourné. Tous droits réservés.

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La peluche noire et blanche à vraiment l’air commode

Quand elle dort accrochée au milieu des bambous

Les enfants sont en joie, les femmes jolies robes

Elles rêvent alanguies de câlins tendres et doux.

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Dans les forêts de Chine il traîne sa fourrure

Et ses yeux au beurre noir sur sa face si blanche

Comme un regard crevé regardent le ciel pur.

Son âme sucre candi, son cœur en avalanche.

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Bientôt il va mourir ce croqueur de roseaux

Avalé par les hommes dévorés par l’ego

Qui avancent sans cesse en mangeant la forêt

Il sent que sonne l’heure des déserts annoncés.

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La colère et la peur noircissent son pelage

La douceur le quitte, la cendre l’envahit

Mieux vaut ne pas sourire à l’animal en rage

Le doudou du bébé est devenu sauvage.

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Un soir je l’ai croisé du côté de Qionglai

La montagne était belle sous le soleil mourant

Des rayons de la ruche coulait un miel doré

Sur le dos de la bête se fanaient les diamants.

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Au crépuscule magique, panda était si beau

Sa pelisse à deux tons rutilait dans le noir

Immobile et pensif, la mine au désespoir

Il poussait des soupirs à fendre les miroirs.

OTERO MIE, OTERO TOI.

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L’Otéro recréée de La De.

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©Brigitte de Lanfranchi – Christian Bétourné. Tous droits réservés.

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Elle a dansé la belle, le cygne en bayadère

Ploie, ondule, elle brûle, seins de satin lent,

Aux pampilles fragiles s’accroche la lumière,

Les couronnes vacillent sous ses charbons ardents

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Ses hanches lascives et ses jolis bras blancs,

Ses yeux aux puits profonds, de grands trous noirs mortels.

Un frisson dans la salle, les Princes sur le flanc,

Sur les planches elle est nue, fragile elle est si frêle.

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Entre ses doigts graciles, sous ses ongles incarnats

Les Louis d’or grondent, le sang gicle à longs jets,

Les barons, les comtes, les gredins, les malfrats,

Maharadjahs et rois, se traînent à ses pieds.

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Sa bouche, sa lèvre chaude, l’ivoire de sa dent,

Sous les plumes elle s’agite, volent les falbalas,

A ses oreilles nacrées, coquillages ou diamants,

Otero mie, Otero toi et, puis s’en va …

ANTUNINA ET ANGHJULA-MARIA.

JJ.TRYSKELL

Crédit photo : J.J Tryskel.

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Les hommes avançaient en silence. Chacun connaissait sa trace, son poste. Depuis des années ils chassaient ensemble. Ghjilormu, debout sur un promontoire rocheux, attendait que passent les bêtes débusquées par les traqueurs. Ce montagnard robuste à la silhouette massive scrutait la lisière de la forêt, attentif aux craquements et autres bruits significatifs qui pourraient annoncer l’approche des sangliers en fuite.

Ghjilormu, patriarche bien connu, propriétaire terrien influent, ardent défenseur des traditions locales, n’était pas homme facile, sa voix comptait au village. Il vivait dans une grande vieille maison, propriété de la famille depuis que la Corse est Corse, autant dire depuis toujours.

Non loin de San Gavinu di Carbini, le minuscule village de Pacciunituli est le berceau de la famille Agostini d’après ce qu’en dit le vieux Petru U Cantonu, l’ancêtre, dont l’arrière grand père connut, selon son propre arrière grand père, mais il y a bien longtemps, avant que l’arrière grand père de l’arrière grand père soit, ne serait-ce que près d’être conçu, Gallochio Agostini qui fut de ceux qui posèrent les premières pierres de la première maison de lourd granit, de Pacciunituli.

Ghjilormu, lui, avait épousé, voici quelques décennies, Rosa-Linda la fille ainée de Dumè Agostini, descendant de Gallochio, et depuis lors, il s’était installé à Pacciunituli, jusqu’à en devenir le plus vieux propriétaire terrien en activité. Après bien des vicissitudes, à force de patience, Rosa- Linda et lui avaient enfin eu une fille, joliment prénommée Anghjula-Maria. Pour elle, il rêvait d’un beau mariage avec le fils d’un de ses amis. L’enfant détesta d’emblée la chasse. Quand son père, en tenue de battue, se dirigeait vers le râtelier pour décrocher son fusil, la petite se sauvait et refusait de l’embrasser.

L’enfant avait grandi sur les flancs des montagnes qui entourent le village. Autant ses parents étaient de teint mat et de cheveux noirs, autant Anghjula-Maria avait la peau blanche et la chevelure ensoleillée. Les enfants du coin disaient même, tant elle était blonde, que le soleil se cachait dans ses cheveux. C’était une cabrette vive et joyeuse, le bleu cinglant du ciel des cimes habitait ses prunelles, elle marchait peu, courait tout le temps, sautait de roche en roche, se glissait, souple et vive, entre les châtaigniers, les chênes verts et les pins laricci de la forêt d’Ospedale et galopait comme une fée des bois jusqu’au col d’Iddarata. Là, elle grimpait, poigne ferme et fesses légères, jusque dessus le plus gros des blocs de granit. Ce n’était pas n’importe quelle roche, c’était la sienne, du moins en avait-elle décidé ainsi. Elle lui avait donné un nom : Baluffu, et c’était dans le corps massif du granit qu’habitait le génie qui gouvernait la montagne, le col, les bois, toute la zone du village et les alentours, très loin, jusqu’à la mer. Elle ne se hissait jamais sur le rocher avant d’avoir, à voix basse, échangé des paroles mystérieuses, des sortes de roucoulements psalmodiés, doux et apaisants, avec le génie. Puis elle grimpait, s’asseyait sur le granit, chaud ou froid selon les saisons, et, le visage entre ses mains posées sur ses genoux couronnés, des heures durant, elle observait en silence la forêt qui coulait comme une eau verte jusqu’à la plaine tout en bas.

Entre eux, à voix basse, les villageois la disaient étrange, ce qui ne les empêchaient pas de l’aimer, car,  en toutes circonstances, elle était souriante, serviable et affectueuse. C’est ainsi, que spontanément, elle portait à bout de bras, tout en papotant gaiement, les sacs des grands mères essoufflées par la charge, le longs des ruelles pentues. Pas avec toutes, mais avec certaines qu’elle aimait plus que d’autres elle entrait dans les maisons, aidait à ranger les courses et partageait avec “i minani” limonade et gâteaux.

Antunina était sa préférée. Toute petite, sèche et noueuse, vêtue hiver comme été d’un tablier bleu à carreaux, son visage sévère, ridé comme une poire tapée, fendu de deux lèvres fines qui lui faisaient un bouche en forme de cicatrice grisâtre, n’avait rien d’avenant. Ses yeux, qui semblaient ne pas voir le monde, brillaient d’une lumière vive. Elle vivait seule, un peu à l’écart, dans une petite maison  de poupée, à la sortie du village. Antunina parlait peu mais aboyait souvent d’une voix rauque aux sonorités caverneuses, et personne ne répondait quand elle lâchait trois mots. Elle avait bien été mariée, son mari, “u banditu pastore” comme elle l’appelait, avait disparu un beau soir d’il y a fort longtemps et n’avait jamais reparu. Les anciens prétendaient qu’il se serait agit d’une sombre querelle à rebondissements multiples, dont “le bandit” aurait été la dernière victime. Son troupeau de chèvres s’était envolé lui aussi. Les jours de grand vent, le ciel bleu sombre roulait de gros nuages en meute. Quand le temps était à l’orage, l’azur prenait des teintes orangées, les nuages noircissaient en se rassemblant. Les quelques anciens, devisant sur la place du village, tenaient leurs chapeaux d’une main, et de l’autre pointaient le ciel menaçant. Les cumulo-nimbus gorgés d’eaux prêtes à tourner au déluge, éclairés par les premiers éclairs qui violaçaient les cimes avoisinantes, dessinaient sur l’écran du ciel noircissant de furtives silhouettes simiesques. A un moment ou à un autre, juste avant que s’ouvrent les ballasts célestes, l’un d’entre eux, le doigt tendu vers les cieux irascibles, se mettait à crier : ” Ghjuvan’Cameddu e iso capri” !!!! Alors tous, riant à pleurer, s’en allaient à l’abri du bistro tout proche, histoire de vider quelques canons de piquette, en attendant que les trombes cinglantes aient fini de laver le ciel. L’orage passé, le firmament devenait bleu, un bleu délavé, très clair et lumineux, mais cela ne durait pas, il revenait très vite au cobalt des ciels d’altitudes.

Ghjilormu fatiguait un peu. Rien ne bougeait sous les bois. De temps à autre, sous le poids des traqueurs, des branches mortes craquaient, les chiens, affolés par l’odeur des sangliers proches, geignaient par moment. Il commençait à s’ennuyer ferme. Une fraction de seconde, il crut apercevoir la silhouette de sa fille passer au galop entre les pins. Il tira par reflexe et cassa quelques branches. Sans doute avait-il somnolé un instant. Alors il se mit à faire les cents pas. pour chasser les fantômes. De l’une des poches de sa veste de chasse, il sortit une cigarette tordue, à demi vidée, qu’il regarda longuement avant de la porter à sa bouche. Elle pendit un moment, accrochée à sa lèvre inférieure, puis il la reprit pour la remettre en poche, mais le papier était collé. Il tira un bon coup et la peau fine craqua. Un filet de sang coula sur son menton soigneusement rasé. Ghjilormu s’essuya en soupirant. Sa lèvre continua à saigner. Faiblement mais continûment. Rien jamais n’y put faire. Le médecin eut beau prescrire ci, ça, et encore d’autres onguents, pilules et gélules. Sans résultat. Il s’y habitua. Cela dura, les gens le surnommèrent “U Fazzulettu”.

Bras grands ouverts, Anghjula-Maria s’efforçait de faire le tour d’un très gros vieux laricciu. En trois fois elle y parvint. Elle faisait ça quand elle montait à Iddarata. Elle en choisissait un, jamais le même, mais toujours un pin, à cause de l’odeur de la sève qui sourdait un peu partout des bourgeons et des blessures du tronc. Mais il fallait qu’il soit gros, solide, bourré d’énergie, des racines à la cime. Adossée au tronc, elle fermait les yeux, attendant qu’une chaleur subtile lui prenne les reins. Alors elle se confiait au conifère, lui racontait ses joies comme ses chagrins, puis chantonnait, une mélopée inventée, faite de sucre et de caresses. Une brise légère, fraîche, même par grande chaleur, lui caressait le visage, et le bruit complexe de la forêt lui répondait. Il n’y avait certes rien à comprendre, pourtant cela la soulageait, l’apaisait, il lui suffisait de s’ouvrir à l’incompréhensible pour que cela advienne. En grandissant, elle venait d’avoir quinze ans, ses perceptions subtiles s’affinaient. Assise, le dos appuyé contre l’arbre, elle posait ses mains nues sur le sol, sur l’herbe, les aiguilles, la mousse ou la terre nue – oui, surtout prendre la terre nue à pleine mains, voire, si possible, les y enfoncer – et cela décuplait ses sensations. Le contact avec l’énergie vitale dégagée par le tronc était si fort, si généreux, qu’elle croyait par instants ne plus toucher le sol ! A plusieurs reprises elle manquait défaillir quelques secondes. Quand elle se relevait, la terre vibrait, ses perceptions étaient modifiées. Pendant quelques minutes, elle voyait le monde en infra rouge, elle entendait, mais un peu seulement, les vibrations douces de l’inaudible. La faune ne se cachait plus. Parfois même, elle gardait de ces moments vertigineux, le souvenir éblouissant de véritables assemblées d’animaux qui l’entouraient en silence.

Antunina initiait Anghjula-Maria à de petites activités. Elles cuisinaient, cousaient ensemble, faisaient mille choses. Un après midi d’hiver, la neige tombait en flocons épais sur le village, la vieille dame, sanglée dans son tablier, prépara une étrange mixture. Elle broya et mélangea, force racines pilées et herbes fraîches diverses, dans un bol de pierre rempli à demi d’eau chaude, puis y ajouta une louche d’acqua vita, une tasse de farine brune et quelques baies de couleur. Quand la pâte verte, onctueuse et crémeuse, longuement malaxée, devint lisse et brillante, elle marmonna à voix basse, penchée au-dessus du récipient de granit, une longue litanie mélodieuse, dans une langue inconnue que la jeune femme ne comprit pas, mais qu’elle prit pour la langue des fées. Toutes les deux en avalèrent une bonne cuillérée. Quand Anghjula-Maria se réveilla, elle découvrit, qui la regardait de ses grands yeux de jade vert d’eau, une jeune femme brune au teint mat et à la chevelure aile de corbeau. Celle-ci avait le visage dur, mais dans son regard brillait une grande douceur compréhensive. La maison d’Antunina avait disparu. Toutes deux se trouvaient au profond de la forêt d’Ospedale, assises, face à face, sur un tapis d’aiguilles sèches. Tout était parfaitement silencieux et baignait dans une lumière vive, à l’opalescence chaude et rassurante qui pulsait lentement. La jeune femme brune parlait, ses lèvres formaient des mots silencieux, qu’Anghjula-Maria entendait pourtant, mais ne comprenait pas. C’était une musique informe, sans les respirations habituelles qui fragmentent les langues humaines. C’était comme le gazouillis cristallin des ruisselets de montagne, avant qu’ils ne tonitruent de leur voix de torrents fougueux. C’était si beau, si nourrissant, si plein d’amour calme et évident, que la jeune fille pleura des larmes de joie, des grappes de pleurs, sucrées comme les raisins mûrs de la mi-septembre. La création la possédait et lui enseignait ses secrets.

Antunina mourut subitement quelques jours après. Un matin d’hiver, sous un ciel de glace aveuglant, Anghjula-Maria la trouva, appuyée à un vieux chêne vert. Resplendissante, les joues rouges et les lèvres roses, elle souriait à l’invisible. Autour d’elle, mortes, rassemblées en cercles concentriques sur l’herbe gelée, autour d’Antunina, des centaines de chauve souris venues dont on sait d’où, d’autres, vivantes elles, accrochées en grappes, les ailes repliées, aux arbres alentour,  semblaient attendre qu’on la découvrit. Personne ne s’étonna. Ce n’était pas la première fois que l’étrange visitait la montagne, mais on n’en parlait pas. Quand Anghjula-Maria, belle comme l’amour, s’installa dans la maison de la vieille, les garçons du coin comprirent et soupirèrent. A son tour elle revêtit le tablier bleu, et s’employa patiemment à vieillir en silence. Il paraît que la nuit, parfois, les chasseurs à l’affût l’entraperçoivent furtivement dans la forêt d’Ospedale.

A l’instant où Anghjula-Maria prit possession de la maison d’Antunina, la lèvre de Ghjilormu cessa de saigner. Il n’alla plus à la chasse. Ni lui, ni sa femme, ne se remirent jamais du départ de leur fille. Une nuit, abandonnant leur maison, ils quittèrent le village sans rien emporter. On ne les revit nulle part, ni sur l’Île, ni ailleurs.

UN HÉRON.

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 Héron de cendres par La de.

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Hiératique tronc gris sur le bord de l’étang,

Une patte repliée, immobile, endormi,

Le long bec de côté comme une branche morte,

Son œil clair est d’or pâle, et sa pupille fixe

 Semble ne rien voir du monde qui l’entoure.

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Le héron est patient, il ne sent pas le temps.

Les heures et les secondes s’écoulent lentement,

Glissent sur son manteau en ardoises de plumes,

Hiver comme été, raide comme une enclume,

En plein vent, sous la pluie, il sait que viendra l’heure.

Silhouette glacée insensible au bonheur.

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Jamais il ne regarde le soleil face à face.

Sous les eaux de mercure, les poissons ondulants

Ne voient qu’une ombre noire, un arbre chancelant

Calciné par la foudre d’un orage vorace.

Pourtant la mort est là penchée au dessus d’eux,

Les grenouilles croassent, elles ne savent pas qu’il pleut.

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Le héron est la faux à la lame de corne,

La camarde assassine qui hante les roseaux.

D’un mouvement rapide de son cou d’allumette,

Il pique les eaux claires, éviscère la rainette,

Eventre le gardon, du bout de son ciseau.

Ardea Herodias, le faucheur fusiforme !

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Mais une pluie de plumes est tombée alentours,

Un chasseur malheureux a répandu le sang,

Les tripes, la cervelle, de l’oiseau des étangs.

D’un seul coup de fusil, tiré avec amour.

HYPPOLITE ET CASSANDRE.

Redon 1899

Odilon Redon. Femme au châle jaune. 1899.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Il aimait à écrire de petits livres minces, modernes, à l’écriture simple, accessibles à tous et surtout à toutes. C’est dire que son lectorat était essentiellement féminin. Dans le monde entier les femmes étaient en dévotion et se pâmaient le soir devant sa prose. C’était un écrivain sérieux, révéré, une sommité dans le monde de l’édition, ses romans lui assuraient une vie luxueuse. Un des rares auteurs à vivre du jus de sa plume. La sienne était alerte, elle taillait les phrases courtes, celles qui racontent, avancent à marche forcée, elle avait en horreur les emberlificotées qui décrivent à n’en plus finir, qui s’égarent dans les méandres tortueux, les subtilités inutiles – trop complexes pour son lectorat disait-il en privé – des turpitudes humaines ou qui se répandent, se confient, narcissiques, impudiques, confites de virgules, de points virgules, de tirets et autres inutilités stylistiques. Hyppolite cultivait l’efficacité littéraire qui donne aux lecteurs modernes ce qu’ils attendent, plutôt que de les noyer dans un flot de considérations périphériques.

Hyppolite Strauss descendit de son vol en provenance de New York où il résidait depuis plusieurs années. Lassé de payer impôts et taxes diverses – le fisc français excelle dans ces domaines – il avait, à peine le succès escompté atteint, déserté sa terre natale. Il aimait New York la cosmopolite, il pouvait baguenauder, flâner sur Manhattan sans que personne jamais ne l’importune. Pourtant il réalisait ses plus gros tirages en Amérique. Lors des séances de dédicaces chez Strand Book Store sur Broadway, des femmes de tous âges, de toutes conditions, se pressaient et grossissaient patiemment une queue interminable de plusieurs centaines de mètres. Nancy Bass Wyden, propriétaire de la plus célèbre librairie de la ville, se déplaçait en personne quand il signait. Cette grande femme, belle blonde charnue, épanouie comme un gâteau crémeux, presque toujours emmaillotée d’écarlate, à la large bouche vorace éternellement souriante, avait un faible secret pour ce Frenchy dégingandé à l’élégance discrète – pull cachemire, chemise blanche à col ouvert – , pour ses tirages astronomiques aussi.

Cela faisait bien deux ans qu’il n’avait pas mis le pied en France. Quand il descendit sur le tarmac aucune émotion particulière ne le gagna, l’air puait le kérosène comme sur toutes les pistes d’atterrissage du monde. Il s’engouffra dans le taxi qui l’attendait au bas du jet privé, pour se retrouver quelque demi heure après dans une des suites d’un très luxueux palace Qatari louée par son éditeur parisien. Son nouvel opus était sur le feu, il lui fallait en écrire un par an, c’était le quota qu’il s’imposait. Une année même – il devait être en verve majeure, il ne savait plus trop pourquoi – il en avait pondu deux. Cette fois ci l’intrigue se déroulerait en France. C’est pourquoi il marinait à l’instant dans un bain de mousse, confortablement installé dans une vaste baignoire à jets.

Cassandre était rêveuse. Cette grande jeune femme encore un peu fraîche avait la grâce altière, le port naturellement droit, ses cheveux bruns et courts frisaient naturellement, ses yeux,étonnamment transparents, d’une couleur indéfinissable, un mélange d’or clair, de vert jade pâle,et de lait ennuagé d’une touche chocolatée, donnaient à son visage étroit une expression profonde et mystérieuse, presque sévère. Elle officiait au bois de Boulogne dont elle battait les allées à pas lents vêtue d’une longue robe à fleurs pastelles, le cou, quelle que soit la saison, entouré d’un long foulard de mousse de soie jaune. Elle ne regardait rien ni personne, déambulant tout le jour l’air perdu, ne souriant jamais. Elle était si légère, si fragile qu’elle semblait ne pas toucher le sol. Les autres putes la détestaient mais lui fichaient la paix. Elles en avaient, sans trop savoir pourquoi, un peu peur. Cassandre avait ses habitués. Peu nombreux mais fidèles. Des artistes un peu marginaux, plutôt jeunes, désinhibés mais délicats. Quelques avocats à la bourre et deux ou trois égarés de passage dans la capitale pour faire le compte. Cassandre n’était pas du genre à se laisser culbuter dans les bosquets, elle avait ses exigences, elle acceptait les coïts, tarifés certes, mais seulement dans une jolie chambre de qualité et toujours dans le même hôtel assez éloigné du bois, l’hôtel des Espérances Mortes. Le prix de la course en taxi était bien sûr pour le client. Subjugués par ses airs de princesse lointaine ils acceptaient. C’étaient ses conditions, qu’elle annonçait à voix douce, sans un sourire de trop. Elle ne transigeait jamais. De mémoire de chaland personne jamais n’avait contesté, pas même marchandé. Les amoureux des femmes vénales savaient bien qu’ils tenaient là, à portée de main, une perle des hauts fonds d’une eau rare, une pute à l’âme pure, une incorruptible dans son genre.

Hyppolite se fit amener une limousine. Sans un regard pour le chauffeur encasquété, il lui ordonna d’une voix dure de le conduire à Boulogne. Commencer, oui, commencer par le bois au ras de Billancourt, ce bois qui lui faisait si peur quand il était enfant puis lycéen. Revoir ce lieu, terrible pour lui à l’époque, qu’il avait longé tête basse et fesses serrées. Revoir ces terribles putes à demi nues hiver comme été, seins débordants et culs boudinés caparaçonnés, ces raies devant-derrière, comprimées, qu’il n’osait regarder. Cette faune colorée, incertaine, les yeux mouillés des biches à talons hauts, les africaines aux déhanchés effrayants, aux culs monumentaux, les travelos épilés engoncés dans leurs cuirs étroits et toutes ces voitures qui avalaient ces sacs de viandes pour les recracher, à moitié rhabillés, bouches suintantes et vêtements fripés. Et ces voix surtout, les voix aguicheuses des ogresses qui appâtaient le micheton mais qui se mettaient au babil pour lui, bienveillantes, maternelles, tendres et si douces.

Le taxi avançait doucement entre les voitures qui se pressaient lentement, mal garées ou portières ouvertes. Les filles étaient là, côte à côte elles gesticulaient, appelaient en se tortillant, couraient parfois derrière les bagnoles qui redémarraient à vide. Hyppolite regardait et ses anciennes peurs remontaient pour lui déchirer la gorge. Assez loin derrière le premier rang des asphalteuses la haute silhouette d’une fille attira son regard. Ce foulard jaune qui flottait au rythme de la marche, ce long cou fragile, cette robe claire qui frôlait le sol en dansant à chacun de ses pas. Mais que faisait-elle là, si différente, cette étrange fille au regard absent qui dénotait dans l’agitation ambiante ? L’angoisse qui lui paralysait le larynx depuis qu’il longeait le bois se dilua, il eut envie de s’arrêter, de l’enlever à la saleté du lieu. Cette fille, inexplicablement, l’attirait. Mais il n’osait pas. Pourtant elle s’était arrêtée droite comme un roseau, les sourcils froncés, le front un peu plissé elle l’avait regardé droit dans les yeux. Et cet œil clair perçant avait décontenancé l’écrivain. La bouche grande ouverte il avait bredouillé, mais non il n’avait pas trouvé la force de courir vers elle, il était resté paralysé sur le cuir fauve de son siège. Comme un lapin sidéré sous les phares.

Le ciel était bleu métallique cet après midi là, il faisait sec et froid, Février était au rendez-vous. Hyppolite flâna dans les rues. Peu de monde, l’air était vif, le vent coulis, la lumière aiguë, il passa devant l’ancienne maison de ses parents, suivit la rue qui menait au fleuve, se perdit un peu, tout avait changé. Mais il ne ressentit rien. Ni envie, ni intuition. Au point qu’il se demanda s’il allait pouvoir écrire quelque histoire qui aurait à voir avec Billancourt ! Le fil, il lui fallait trouver le bout du fil qu’il lui suffirait ensuite de tirer pour dérouler son histoire, démêler la pelote, en défaire les nœuds pour lui redonner cohérence, la ré-embobiner, en faire une histoire d’amour, de sens et de sang, une histoire forte pleine d’odeurs à l’issue incertaine, le nouveau roman qu’attendaient cœur battant ses lectrices impatientes. Billancourt l’ingrate avait décidé de ne rien lui donner. Pourtant il sentait bien qu’il était près du but, que sa pelote à l’état brut,se trouvait par là, non loin, à portée d’intuition, quelque part cachée dans une impasse, une ruelle, un boulevard, un buisson ? Alors il congédia le taxi et décida de rentrer à pied. Au hasard.

Hyppolite remonta vers Suresnes par les quais, traversa la Seine, puis le dos en sueur, le souffle court, il se retrouva dans l’allée Marguerite au presque centre du bois. Elles étaient là, femmes, hommes, et entre deux sexes, attendant les paumés en manque. Elles arpentaient, allaient et venaient, aux aguets les panthères citadines, prêtes et prêts à bondir sur leurs proies au moindre regard. Quelque chose le poussait. C’était comme un ancien aimant puissant qui l’aspirait au cœur du bois. Malgré son dégout, sa peur d’être reconnu et ses terreurs revenues du profond de l’adolescence, il marchait col relevé, la tête rentrée entre les épaules. Quand il osa lever le regard elle était en face de lui barrant presque le chemin. Il lui aurait fallu faire un écart pour l’éviter mais il s’arrêta. Hyppolite tomba dans ses yeux de jade clair, la respiration bloquée comme un noyé aspiré par les eaux, hypnotisé par son sourire sérieux et la soie flave de son foulard; on eût pu croire son visage posé sur la corolle d’un bouton d’or. Cassandre ne dit pas un mot, elle ne fit qu’un petit signe de la main qui l’invitait à marcher à son côté. Ils s’en furent tous deux d’un même pas, d’un même sourire. Hyppolite lui prit le bout des doigts. Tous deux savaient, sans avoir à se le dire qu’ils ne se quitteraient plus. Elle refusa la suite et le jet privé. Personne jamais ne les revit, ni morts ni vivants.

Le soleil se couchait, empourprant la ville, ses rayons sanglants allumaient les façades, rebondissaient sur les fenêtres aveugles, la nuit s’apprêtait à envahir Paris, et avec elle les oiseaux de nuit apparaîtraient. Au-dessus de l’horizon hétéroclite des toits l’étoile polaire s’enflamma comme un réverbère.

DENIS MORTET, GEVREY « EN MOTROT » 1996.

NOËL. Temps doux, ciel bas, le silence règne sur la ville, voitures remisées, rues quasi désertes, de rares passants à la recherche de pain frais. On se croirait en guerre, le black-out du 25 Décembre. A bien tendre l’oreille, au détour des rues, on perçoit, étouffés par l’épaisseur des murs, les cliquètements affamés des fourchettes impatientes.

Un nid de chanterelles posé au creux de l’assiette, quelques pommes de terre grelot rôties sur leur peau l’entourent. Sur l’autre moitié du cercle, trois petits « pavés » de filet de pigeon, que la poêle à feu vif a dorés, juste à point, le sang perle encore entre chair et peau.

Sur la table d’un jour ordinaire, un jour à faire de la « Motrot » sur une vieille bécane millésime 96, la bouteille du délit d’initié encore emmaillotée dans son film protecteur, dans le verre remplit au tiers, le Gevrey patiente en prenant le temps de bien prendre l’air. Sa robe rouge cardinalis n’a point perdu de sa couleur, sa densité semble intacte, si ce n’était le voile orangé qui signe son âge. Quelques touches de couleur aussi, la jolie rose de printemps n’a pas dit son dernier mot, au centre du verre le violet de la baie de cassis, lui non plus, n’a pas baissé pavillon.

Voilà qui se présente joliment. Le pigeon, cuit de qu’il faut et pas plus, est d’un fondant confondant, d’une tendresse à vous mouiller les yeux, avec ce qu’il faut de giboyeux pour appeler le Gevrey au mariage, lequel s’empresse d’obtempérer. La rose qui marque subtilement sa robe n’a point perdu de son bouquet, le cassis, la groseille, eux aussi, très fins et encore perceptibles, agacent ce qu’il faut les muqueuses – 96 fut frais. Du fruit, des fruits donc, encore actifs et odorants. Puis l’âge du vin se dévoile, les notes dites tertiaires apparaissent, le champignon, l’humus du sous bois, la réglisse, le cuir, relevés d’une pointe fumée, se joignent harmonieusement au concert olfactif. Et bien d’autres subtilités, du catalogue duquel je vous fais grâce.

Pigeon, chanterelles et pommes de terre onctueuses parfument le gosier, le préparent au mariage. La noce a lieu et le palais ulule de plaisir. Une pointe sucrée matinée de la fraîcheur des fruits exhausse le pigeon qui se remet à voler en bouche. La matière du vin, d’une délicatesse bienvenue, emplit la bouche sans faiblir, ni creux, ni mollesse, les fruits se déploient bellement, le pigeon frétille, la chanterelle fragile relève sa collerette, l’onctueux de la patate exulte. L’avalée faite, il faut bien un jour finir par avaler, le jus révèle sa puissance maîtrisée, les tannins, à peine perceptibles, sont polis, tellement que l’on pourrait se croire en compagnie éduquée, la groseille tient longuement la note. Un vin de Diva, une balade « En Motrot » que je ne suis pas prêt d’oublier …

DIS-MOI DONC BLANCHE.

La Blanche de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Toi qui as traîné dans la douleur tes hauts et tes bas dans les champs liquéfiés des

misères boueuses,

Toi qui t’es courbée à bras cassés sur le dos de la terre,

Toi qui a crocheté du bout de tes doigts d’enfant sale les pépites accrochées sous les mottes gluantes, entre les racines tordues des hivers bas de ciel,

Toi qui as connu dans ta prime jeunesse les champs noirs gorgés d’eaux glacées,

et la terre, cette suceuse immonde qui t’aspirait à chaque pas en te murmurant

des mots d’amour chuintants.

Dis moi donc Blanche, toi qui sais.

Ce que t’ont dit les hommes fous des bataillons sanglants.

Quand ivres de leur sang impur ils ont repeint les champs éventrés par leurs obus,

abominables baisers de chairs broyées, d’os brisés et de cervelles bouillantes.

Que t’ont-ils dit leurs enfants aveugles, ignorants et brutaux, assassins de l’histoire, goules des enfers,

briseurs de rêves, ennemis des tendresses, des sourires arcs-en-ciel, des couleurs épicées, des enfants étoilés.

Quand leurs hordes barbares ont coulé comme jus acides sur les peuples en déshérence.

Toi, petite fille des hommes simples, tu as fermé tes yeux de banquise lointaine aux reflets changeants, tes yeux de ciel irisé, tes yeux purs et durs

comme des billes bleu d’Anvers.

 Ton regard ciel de Delft

n’a pas cillé sous les lames tranchantes de leur haine bleu de Prusse.

Toi petite fille qui a connu le Siècle sauvage.

Dis-moi Blanche, si là-haut les anges duveteux sont aussi magiciens

que tes rêves d’enfant perdue.

Dis-moi donc Blanche si l’espoir t’a retrouvée.

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Dis-moi.