ARNO LE DOUX SAIGNEUR D’OSTENDE …

James Ensor. Autoportrait.


Avec Arno, t’as les oreilles qui saignent …

Sur le port d’Ostende, les marmites débordent de buccins qui mijotent et dégagent de lourds parfums iodés. La mer est verte, trouble et changeante, vivante, et roule de grosses vagues épaisses saturées d’algues gluantes et de sable crissant. Les bulots brûlants croquent sous la dent des promeneurs emmitouflés. Qui se protègent sous d’épaisses laines vierges du vent de noroît qui leur rougit la peau. Ensor y est né, Caussimon l’a chantée, Arno en est pétri.

« C’est pas une femme, c’est une pipe … »

Quand il entre en scène, maladroit, bouffi et rougeaud, c’est toute la force salée de ce port du bout du nord qui te prend, te tord et te malaxe, t’arrache le masque et te renvoie aux tripes dégoulinantes, à la graisse de cheval des frites ruisselantes, à la bière fraîche qui embaume le houblon. Arno porte tout ça en lui, tu frémis dans tes baskets, les mouettes te chient sur la tête.

Les amplis dégueulent leurs notes saturées, la batterie mastoc te défonce le ventre et te masse les boyaux, t’assourdit et te met des étoiles au plafond. Arno le rat fait son carnaval d’Ostende. Entre les riffs rageurs des guitares râpeuses, dans la fumée qui roule sur la scène, le chant de limonade acide d’un limonaire sent la kermesse flamande. C’est le cœur masqué d’Arno qui pleure en rocaillant l’amour de sa mère : « Dans les yeux de ma mère, il y a toujours une lumière », « c’est elle qui sait comment j’suis nu », « elle a les yeux qui tuent », « j’aime l’odeur au d’ssous d’ses bras », « l’amour, je trouve ça toujours dans les yeux de ma mère », « c’est elle qui sait que mes pieds puent », « et quand je suis malade, elle est la reine du suppositoire », Arno chante l’ambiguïté avec une pudeur qui ne masque pas le désir défendu. C’est qu’Arno chante avec ses bonbons, et te fait bander le cerveau.

Arno c’est une voix tripale, aux accents éraillés, une voix de verre pilé qui lui sort du cœur et de la puanteur, il ne triche pas, ses ombres soulignent sa lumière et te collent au miroir médiocre de tes mensonges, tellement humains. Et pourtant, y’a d’la joie, du soleil et d’la vie dans ce torrent de lave brasillante, qui te consume, te met parfois les larmes, et te fais saigner les yeux. Des larmes grasses, épaisses, toxiques, acides, plus fortes, plus suffocantes que tes petites émotions ordinaires, « Oh la la, c’est magnifiqueuuuu » ! Et « dis pas ça à ma femme, elle parle de trop … ».

En déferlantes, les textes d’Arno roulent dans la salle, déshabillent les spectateurs subjugués qui finissent par danser, nus sous leurs défroques inutiles. Et le hurleur vacillant, titube ses mots, crache sa hargne et sue sa tendresse « les fesses dans le beurre », qui nous renvoient à nos mensonges, nous mettent la viande sanguinolente à marée basse.

Ce soir Arno a sorti le Diable de ma boite,

A retardé ma mise en bière,

Rhabillé l’amour de chair putride,

Et Brel les belles dents,

A souri …

La salle debout, au bord de la bacchanale, l’a longuement rappelé, il est revenu, suant, a remis le couvert, toute musique braillante, et nous a dit l’amour des hommes, enfin l’espoir de …

« Putain, putain,

C’est vach’ment bien,

Nous sommes quand même,

Tous des Européens. »

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« Vive ma liberté,

Pour toi,

Et pour tout le monde ! »

Suis sorti dans la nuit froide, fracassé, moulu, bouillant, rasséréné, de la lave dans le sang, et de l’amour aussi. J’m’y attendais pas, et c’est ça qui est bon.

Merci Arno pour ta Ducasse au sucre blond,

La moiteur de tes estaminets enfumés,

Et le regard torride des moules

Aux paupières lourdes …

« On chante pas tous les jours une chanson d’amour » !