ACHILLE EN QUARTZ BRISÉ …
christian rex van minnen.
ACHILLE s’est recroquevillé.
Comme un ressort comprimé depuis une semaine. Ses lames l’ont raidi, tous ces jours de lourde solitude. Muscles noués, cou douloureux, trapèzes en feu. Son estomac s’est rétréci, c’est une boule de mercure brûlant qui lui bloque le plexus, l’oblige à respirer comme un asthmatique en crise. Dans le fond de son ventre, la vrille aiguisée du ressort lui perce les tripes continûment. « Bonjour monsieur Achille », la voix, douce pourtant, de Landonne, résonne dans son crâne comme un coup de massue sur un tambour d’acier. Achille sursaute, lève un peu les yeux, qu’il avait fixés sur les joints gris du carrelage. A peine. Son regard s’arrête sur le bas de la longue robe de coton blanc qui balance au ras des boucles d’argent des chaussures vernies de la salope qui l’a planté toute une si longue semaine. Qu’elle a dû passer à se faire baiser comme une pute !Une haine, violente comme un amour nié, le ravage, il ravale sa lave incandescente, et son estomac maltraité se relâche et éructe. Malgré lui, Achille a lâché une rafale de rôts sonores comme des pets, il bégaie de gène et de surprise, jette des regards affolés alentours, persuadé que le pavillon entier s’est arrêté de vivre, qu’une foule de regards, plein de reproches, convergent sur lui. Mais non, les givrés, sourds et indifférents, vaquent, s’affairent, somnolent. Landonne elle-même n’a pas bronché. « Allons-y » l’entend t-il dire d’une voix égale …
Achille s’est assis, le dos voûté comme un mort dans un cercueil. En secret, il espère qu’elle va le consoler, s’excuser peut-être de s’être absentée, avec un bon sourire et une lueur de regret dans les yeux. Au lieu de ça, elle défroisse un peu sa robe de sa main courte et rondelette. Taiseuse, comme à son habitude, elle sourit ce qu’il faut, le regard engageant et attend. Dans les chairs d’Achille, c’est Trafalgar, le ressort se tend un peu plus, vrille et perce encore, lui déchire le bas ventre et crisse sur les os. Il croit que son bassin va éclater, que ses jambes vont se détacher, qu’il va mourir dans un bouillonnement gluant de sang noir. Jamais il n’a été aussi prisonnier des forces qui le paralysent, et qui viennent, il le sait bien, de lui, de lui seul. Mais sa raison n’est plus à la barre, elle est toute entière submergée par ces émotions, qui le possèdent sans qu’il puisse les contrôler. Dans son esprit en surchauffe, un enfant vert de rage, pleure sans discontinuer. Entre les petites mains potelées, si puissantes pourtant, il sent sa raison craquer. Dans le lointain, il entend une voix faible, presque inaudible qui murmure « lâche, pleure, dis … ». Mais non, il ne peut pas, un énorme rocher lui obstrue le gosier, il bafouille quelques pierres écrasées, coupantes, et se tait. « Et cet enfant malheureux ? » dit Landonne, « Qu’a t-il à vous dire ? » …
Achille s’affaisse, respire comme un moribond, hoquette, se racle la gorge, ravale le rocher qui peine à passer, crache à nouveau, avale encore, déglutit, la bouche en carton, sèche, à demi paralysée. Longtemps. Un peu d’humidité sourd enfin de ses salivaires, il s’entend répondre « Le petit lapin est malheureux, ze veux mourir …. », tandis qu’une vague salée, chaude, lui recouvre le visage, de longs sanglots ruissellent sur ses joues, mouillent son jeans, tombent en grosses gouttes grasses qui éclatent sur le sol comme des quartz brisés. Et d’un coup de hurler « pourquoi es-tu partie ! », pour aussitôt se geler, surprit de ce qui vient de lui échapper ! Non, non, rouge, confus, il s’excuse, bafouille, se prend à mélanger des mots, des sonorités plutôt, étranges, effrayantes, vides de sens. L’image d’Olivier éructant, jetant au ciel en longues bordées crachées ses incantations colorées, lui traverse l’esprit. Sa maladresse, son audace le déconcertent, il ne perçoit plus que le blanc d’un ailleurs révolu, comme surgit d’une faille furtivement entrouverte. Landonne vibre floue, cotonneuse, tremblante, comme au travers d’une brume d’eau. Achille secoue la tête, arrose autour de lui, ses pleurs décorent la robe de la femme de tâches translucides, il est perdu, entre ce présent déboussolant et les ombres étranges, disparues. Le temps d’un éclair, fulgurant, aveuglant. Le noir est revenu.
Le silence aussi.
La dernière seconde de l’heure lui tombe sur le cœur comme un camion de briques, quand Landonne lui dit « A jeudi, il est temps ». Elle lui sourit aussitôt, hoche la tête, à peine, et ce rai de lumière dans ses yeux, ce visage qui semble basculer vers lui, le calment à l’instant. Mais un peu seulement, juste de quoi accepter la séparation. Et de redire pour se rassurer « A jeudi, c’est sûr ? ». Sans répondre, Landonne lui a serré la main.
Élisabeth l’a arrêté au passage, pour une clope, il l’a repoussée méchamment. L’a regretté aussitôt, a rebroussé chemin, a pris la vieille langoustine entre ses bras, l’a bercée, lui a donné sa clope. Elle a gloussé de plaisir, il a rit. Un peu jaune. Derrière la vitre du bocal, Olivier, les sourcils froncé, l’a regardé. Pas touche, pas méchant avec Élisabeth, lui signifie t-il, d’un œil noir. Achille s’est approché, a posé ses mains sur celles de l’Archange fou, a posé sa bouche sur la sienne, séparées par la mince épaisseur de verre. Une infirmière intriguée s’est approchée, « ça va monsieur Achille … »? Sans répondre il a filé vers sa chambre, les larmes sont revenues, chaudes, à gros bouillons, des citernes de pleurs acides venus des enfers, l’envers des Danaïdes. A pluie chaude, douche décapante, il s’en va mêler les eaux lourdes aux eaux légères et fumantes de la douche, dissoudre les fantômes, au moins un temps, de répit, de repos.
Rarement Achille s’est senti aussi fatigué. Fracturé jusqu’à l’os. Entre deux pressions contraires qui le broient jusqu’à la dernière cellule. Le drap qui le recouvre le brûle comme s’il était dépiauté, il n’est que frémissements douloureux, incompréhension, affolement du cœur et du souffle, dans sa chair meurtrie par une force impitoyable, il lui semble craquer, exploser sous les mâchoires de tenailles multiples qui l’attaquent de tous côtés, lui mettent les muscles en bouillie, les os en poudre, les organes en purée. Et ce cœur au bord d’exploser, d’arroser de sang coagulé les murs de sa chambre, de propulser ses cellules défaites jusqu’au cœur de la galaxie.
Se coucher, sombrer, s’emmurer, s’enkyster, mourir dans le sommeil, dans la ouate brumeuse d’une vie végétale, à l’écart, à l’abri, protégé des désillusions, mourir longtemps, au moins jusqu’au jour de sa vraie mort, jusqu’à la délivrance finale, comater, voyager dans les rêves, frôler les ailes moirées des anges. Comme l’enfant aux yeux bleus, s’accrocher à son désir, braver le sort, tenir, façonner, réduire le monde, ce monde qui l’a naguère trahi. Vomir, tuer, violenter, ceux qui l’ont abandonné, toujours, dans la solitude des espoirs déçus, des nécessités refusées, flouées, niées. Achille, lentement, cède, ses soubresauts se font plus espacés, ses balbutiements aussi, sa salive, en bulles translucides, s’accroche à ses lèvres comme une vie fragile prête à crever. Jusqu’à ce qu’il s’envole et s’écroule à la fois. Chute vertigineuse, ascension foudroyante, Achille et l’enfant, écartelés, suppliciés dérisoires, se sont endormis. L’enfant se noie dans la mer morte et hurle à sa mère perdue, Achille plane dans le silence éternel des espaces infinis qui ne l’effraie plus (merci Pascal …). En longues rondes lentes, oiseau céleste, il tourne, l’ombre des envergures gigantesques, que le soleil fou projette sur lui, le protège des rais coruscants qui pourraient le réduire aux cendres qu’il espère, appelle et supplie de le délivrer. Dans le ciel noir, plus rien n’a d’importance, les couleurs rassemblées disparaissent, les riens conjugués retournent à l’unité des origines. Achille a plongé plus bas, est monté plus haut que le monde des rêves ordinaires, comme si la VIE, cette garce magnifique, lui faisait cadeau, entrouvrant les portes des mystères, le temps du temps arrêté, d’une fraction, d’un millième de seconde, d’un battement de ses cils recourbés, de son regard aimant d’amante, posé sur lui. Et le régénérait instantanément, le gavant d’énergie, avant que le combat, son combat pour sa petite vie à lui, continue.
Achille s’est réveillé en sursaut, et s’est surprit à murmurer, dans un hurlement doux, « mais que je t’aime, que je t’aime, diabolique salope » … ! Non, non, pas le Achille de cette histoire à dormir debout, non pas lui, mais Achille le désagrégé, le vioque en voie d’extinction, que guette, dans la nuit profonde de cet entre deux jours silencieux, la camarde à la faux sifflante. C’est qu’entre ses paupières à demi ouvertes, dans le hanap familier qui accompagne ses nuits de peu, brille la courbe brillante d’un pur rubis, que le rayon clair de sa nouvelle lampe de bureau perce à peine. Un de ces pinots d’enfer, grand consolateur de ses nuits délétères. D’une belle année, 2010, jeune comme il l’a été lui même, longuement carafé (le vin), du Domaine Escoffier, sis en Burgondie, terre bénie, un premier cru d’Aloxe Corton, « Les Chaillots ». Sous son nez, la plus belle fragrance fruitée qu’il a connu, desserre ses narines, une cerise pure, mi griotte, mi merise sauvage, à peau fine au ras du noyau, monte, magnifique, à baver sur ses braies. Une cerise, bien assise sur un panier de fruits rouges, cassis, framboises, qui l’exhaussent plus qu’ils ne la marient. De fines épices accentuent le relief délicat de ces épures de fruits. Le jus se faufile entre ses lèvres, un matière, puissante mais sans affectation, roule et s’enroule, graisse ses papilles, dépose la fraîcheur de ses tanins enrobés et mûrs, juste avant de basculer, glotte passée. Délices délicieux d’épices en liesses, de terre respectée, de terroir décliné, de raisins sublimés …
Dans les douves
Inondées,
De sa mémoire
Balbutiante,
Des lèvres ourlées,
Ont souri.
Sophie ?