Littinéraires viniques » Hector

ACHILLE, JULIEN ET CHRÉTIEN EN BULLES …

Moïse Kisling. Jeune femme rousse.

 

En un soir Roger l’avait adopté …

Achille n’était pas son fils de chair, ni de devoir, non, il l’avait simplement choisi parce qu’il sentait en lui la même intelligence, la même passion pour les subtilités du vin. Roger s’employa à l’éduquer, ou plutôt à l’initier, à le guider au raffinement dans le vaste monde des multiples relations possibles au jus des vignes. À son contact, à son écoute, Achille l’éponge accrut sa sensibilité naturelle. Très vite il perçut l’infinie palette des sensations cachées dans les obscures callipyges de verre glabre, la triple sensualité qui naissait de l’observation, de l’olfaction et de la rencontre gustative. Il connut bien des émois. Mieux, il accéda au recueillement, au lâcher prise, à l’humilité, à l’innocence préservée. L’équilibre, la grâce, l’élégance, l’harmonie, la franchise, la « race », en un mot les vertus que le vin lui révéla peu à peu, développèrent en parallèle les siennes. Il accéda pas à pas au sacré et au profane, intimement mêlés au profond des caves et des linceuls de verre, au mouvement de la vie en perpétuelle transformation. Guidé en douceur par le vieil humaniste dans les arcanes des appellations, des régions, des climats, des cépages, des sols, des millésimes ainsi que dans la fréquentation de quelques discrets alchimistes faiseurs de grands nectars. Sans même qu’il s’en aperçût, l’étude des vastes étendues viniques fut son École de Sagesse. La vie est ainsi étrangement faite, que l’on croise parfois le chemin d’un de ces lumineux passeurs de flambeaux.

Deo Gratias à Bacchus et à Dionysos aussi …

À vrai dire Achille glandouillait. Il travaillait dans un Lycée Technique, faisait le pion d’externat quatre jours par semaines et passait une nuit déliquescente sur deux à plonger dans la bamboche comme un con ordinaire. Ces nuits blêmes, à boire force bières, à traîner en des lieux, improbables au mieux, et le plus souvent bars crapoteux et glauques, dans la lumière noire qui fait regard de lapin sous acide, en compagnie de filles, fadasses, tristes, bavardes ou vulgaires, aux sueurs aigres et aux parfums agressifs, ne le satisfaisaient pas. Quelque chose ne tournait pas rond au fond de lui, il avait le sentiment vague et nauséeux de ne pas être au mieux, voire de gâcher un peu sa vie mais c’était un sentiment vraiment trouble, fuyant, dont il n’arrivait pas à prendre vraiment conscience. Plus tard, le mot « fête » au sens de « bringue » évoquerait définitivement pour lui, une maladie de l’âme, un risque grave de perte de l’estime de soi. Quelque chose de veule, de dissolvant, de dégradant …

Un jour par semaine il montait à la métropole régionale des frites prendre son lot de connaissances universitaires. Après les cours il retrouvait Hector. A deux, immergés dans les miasmes acides, ils développaient à la lumière rouge du labo leurs rouleaux d’images pas très pieuses. Achille aimait ces formes indistinctes qui émergeaient des bacs de révélateur. Les noirs, les gris et les blancs qui montaient lentement en se fondant du fond des eaux chimiques comme des sourires tremblants, le fascinaient. Les fantômes pâles qui prenaient lentement figures humaines, souriaient, grimaçaient, ces instantanés volés à la vie, ces émotions en mouvement le laissaient à chaque fois émerveillé tandis qu’une chaleur étrange et douce irradiait sa poitrine. Il lui semblait pouvoir, sans le figer, contrôler et arrêter le temps. Les souvenirs de papier qu’il empilait soigneusement dans des boites de carton compensaient la fragilité de sa mémoire trop pleine …

Un soir de Juin, qu’il agonisait à l’idée des examens du lendemain, Hector, histoire de le détendre, le traîna dans une ville proche – qui valait en ce temps-là à peine un clair de lune -, sous les lustres de faux cristal ruisselant d’un casino. A la roulette ils jouèrent, les yeux fermés à la raison, leur maigre pécule. Hermès et Dionysos, séduits par leur naïveté, asservirent le croupier fatigué qui se mit à payer. En quelques heures, ils raflèrent une belle somme qu’ils engloutirent dans un repas fastueux au restaurant étoilé attenant à l’établissement. Ils se goinfrèrent, sympathisèrent rapidement avec la jeune sommelière blonde aux jolis seins bondissants, qui remplissait leurs verres en se penchant vers eux plus que nécessaire et éclusèrent sans y prêter attention, comme des footballeurs dorés sur tranche, plusieurs bouteilles de champagne, s’empiffrant de caviar et de homard grillé. Ivres, les deux joyeux pachas d’un soir retrouvèrent la jeune femme au bar et l’associèrent à leur beuverie. Puis dans le plus proche hôtel, ils se blottirent à trois, à demi inconscients et s’endormirent comme frères et sœur. Pas même dégrisé, au petit matin, Achille s’éveilla en sursaut, à demi encastré dans la blonde roucoulante qui gémissait en roulant des hanches. Le souvenir de l’examen lui glaça la peau et calma subito ses ardeurs.

Les portes de l’amphi se fermaient quand il déboucha, glissant sur le parquet ciré, échevelé, le pantalon froissé et la chemise flottante. Il s’effondra sur son banc comme une méduse verte et molle sur le sable chaud d’une plage bondée. La tête lui tournait encore, son haleine nidoreuse et ses dents poisseuses l’incommodaient, mais moins que les odeurs de viande marinée qui suintaient de ses aisselles pour remonter jusqu’à son nez froncé. Les coutures du 501 lui agaçaient l’aine et lui meurtrissaient les fesses. Dans la précipitation il n’avait pas retrouvé son slip et avait chaussé le jean moulant de la fille. Il se mit à rire bruyamment. L’idée d’avoir embroché la blonde pulpeuse puis, dans la foulée son pantalon, lui dégagea l’esprit des vapeurs de la nuit. Sa voisine de gauche, brune genre métisse caramel au lait, lui lança un regard plus noir qu’au naturel qu’elle avait noisette. Ample, sa tunique fleurie flottait sur des seins rondelets, fermes et tendus, dont les pointes piquaient le tissu léger. Mais plus encore, son large vêtement, bas sous l’aisselle humide, laissait deviner l’ébauche émouvante de son sein gauche. Ses cheveux bouclés et épais remontaient en chignon grossier sur sa tête. Dans son cou à la ligne pure quelques cheveux frisottaient. Le désir-mort né du matin revint, brutal, presque douloureux. Achille déboutonna le jean trop petit qui l’étouffait et lui écrasait le gland. Celui-ci s’ébroua jusqu’au ras de la ceinture. Achille croisa les jambes.

Du coin de l’œil la brunette lui sourit …

Chrétien de Troyes acheva de le dégriser. Il lui fallut traduire la pure langue du douzième siècle, en strophes d’octosyllabiques denses et serrées, tirées du « Lancelot ou le Chevalier de la charrette ». Quelques questions pointues sur la langue et ses transformations au cours des temps, puis une dissertation à partir de trois strophes, obscures de prime abord. Achille se plongea dans les méandres du texte, porté par les bulles de champagne qui pétillaient encore à la surface surchauffée de son cortex. Il se coula dans la beauté des mots comme un chat dans son panier. Sa plume courait en crissant sur le papier ; il plongeait dans le cœur de Lancelot, ce Chevalier si parfaitement aimant et partageait avec délice ses tourments. En quatre heures, il noircit à l’encre violette un bon paquet de copies. Le vin de Champagne, vif et ardent qui coulait encore dans ses veines, mêlé au sang rouge de sa jeunesse, fut sa muse amoureuse à nulle autre pareille. L’après midi, l’épreuve de littérature moderne l’enchanta et les atermoiements de Julien Sorel à la prodigieuse mémoire finirent de brûler les derniers cordons de bulles et les nappes brumeuses de la nuit. Achille se surprit lui-même à la relecture de son devoir, qu’il trouva, en toute immodestie, vachement bien torché. A la sortie de la salle, il sentait encore, plus brûlant qu’une braise incandescente, le baiser de Mathilde de la Mole sur son front glacé. Autant l’ambition cupide de Julien lui déplaisait, autant le bel amour pur de Mathilde qui l’inspirerait sa vie durant, lui mettait le rose aux joues et le cœur en fleur.

Cette année là, Achille fut reçu à ses examens avec la plus haute des mentions. Il fêta sa réussite avec Roger qui l’invita dans un grand restaurant aux lumières intimidantes, et à l’assiette délicieusement simple et complexe à la fois ..

Ce soir là, il but son premier grand vin blanc de Bourgogne,

Un Montrachet 1947 somptueux,

Qu’il mit deux heures

A boire,

Subjugué,

A petites lampées

Précieuses

Et gourmandes,

Mêlées

De larmes de joie.

Roger, l’œil noir et brillant, légèrement humide, le regarda tout le soir s’extasier comme un enfant à la foire, un enfant enchanté qui vient de haute lutte et pour la première fois d’arracher d’un geste vif le pompon du manège !

 

EPASMOSITICOCONNE.

ACHILLE ENFOURCHE LE CHEVAL BLANC …

Oleg Dou.

 

Au sortir du lycée, la vie commence …

Le Bac à l’arrache, au baratin, en finesse, après une année de musique sombre, « hard », glauque, comme qui dirait « sauvage petit bourge ». L’esprit vif, le regard décalé, quelques idées pas trop connes, à la marge, avaient séduit les profs, trop contents de lire autre chose que les sempiternelles régurgitations de cours mal digérés. Les temps étaient à l’agitation compulsive, aux rêves, à l’espoir, et aux luttes à cœurs éperdus pour un « monde meilleur ». La jeunesse se gavait d’idéaux, d’utopies. Les temps depuis lors ont changé, l’accumulation, le consumérisme effréné, ont anéanti la soif de vivre, l’égoïsme a tué la solidarité, certes un peu niaise mais généreuse, qui alimentait les actes et les discours. Le politique est mort, le politiquement correct règne, sinistre et désespérant. Les anges ont perdu leurs ailes.

Or donc Achille vibrait de toutes ses jeunes fibres …

Hector, que les études rebutaient mais qui ne manquait pas de talents divers, s’était auto proclamé photographe et avait ouvert une boutique. Dans le labo sombre, il pataugeait dans le révélateur, et son studio était un parfait piège à filles. Accueillant et généreux, il hébergeait en milieu de semaine Achille, qui venait à la métropole suivre ses cours en Faculté. La journée était studieuse, Achille se vautrait dans la littérature, et admirait béatement les grandes œuvres qu’il découvrait avidement. Stendhal l’enivrait, Flaubert le ravissait, Céline l’interloquait … La mode était au structuralisme triomphant, à l’analyse psychanalytique des textes, et l’engouement pour le « Nouveau Roman » ruisselait dans les amphithéâtres. Tsvetan Todorov le fascinait, Julia Kristeva accaparait ses rêves et Philippe Sollers, ce dilettante talentueux et brillant, qui déchirait grave les filles aux seins lourds, posées comme des gâteaux crémeux aux flancs des amphis bondés, était son modèle absolu. Un temps il se mit au fume cigarette, histoire de faire « genre » intello profond. Bientôt Roland Barthes le laissa sans voix. Achille vivait pleinement l’âge des émerveillements à géométries variables. Le jargon fleurissait dans son jardin, il se saoulait de formules absconses et d’affirmations obscures. A chacune de ses lectures, il croyait toucher aux vérités définitives. A force de baffes monumentales et de bouillons amers, lentement, virant et revirant, il dut se rendre à l’évidence : le monde a mille facettes et la solitude absolue est le sort ordinaire des humains …

Un soir, à l’occasion de la communion solennelle d’une des sœurs d’Hector, il fut invité chez les parents de son ami. Son père était un radical socialiste de centre droit, habitué aux grands écarts de la pensée, amoureux de la langue, et des longues discussions blêmes jusqu’au bout des nuits. Médecin de campagne, c’était un notable qui vivait bien, généreux et grand amateur de vins. Hector préférait le Coca et les alcools forts. Les hasards de la table placèrent Achille à côté du maître des lieux qui se mit à l’entreprendre aimablement, à le questionner sur ses études, à parler politique et autres sujets brûlants. A partir de ce jour-là, entre le bourgeois rompu aux duels oratoires serrés et le jeune homme, aussi mal débourré que fougueux, cela crocha, les extrêmes se rejoignirent, et ça se mit à péter de tous côtés. L’air, entre eux, sentait la pierre à feu. Achille apprit l’art de la diatribe, celui de l’esquive et de la tortue romaine, il travailla son verbe, son vocabulaire et l’exercice de la pensée construite et argumentée. Cet homme, éloigné de lui par les origines et la fortune, fut un peu son pygmalion. Un vingt deux mars d’une année restée célèbre, ils passèrent la nuit entière, assistés de quelqu’autres acolytes – vieux mâles hargneux en fin de carrière, diplômés de prestigieuses écoles – , à combattre comme cerfs au brame. Une nuit enfiévrée, haute en tensions, en affrontements, en défis, une nuit sans merci, mais pleine de l’amour des hommes qui passent durement le témoin à leurs enfants.

Sur la table en fête trônait une bouteille, mystérieuse, sans intérêt pour Achille. Le vin n’était alors pour lui, qu’une boisson de limace de comptoir. Pourtant le flacon empoussiéré par le temps l’intrigua, tant il lui paraissait à la fois impressionnant et inabordable. Sur le haut de l’étiquette à demi délitée subsistait un écusson rouge sale, piqué de six points vieil or. Sous l’écusson, une citation latine quasi illisible. Il crut y vaguement distinguer « Su ??? semper veritat ?? », quelque chose qui parlerait d’être « Toujours au-dessus de la vérité ?». Une maxime célébrant sans doute la recherche incessante et jamais atteinte de la perfection ? Un millésime : 1945. Un vin plus vieux que lui, qui avait à peine passé vingt ans ! L’image désuète d’un Château sans style, ensuite, puis un nom : « Château Cheval Blanc ». Le vieil homme au visage hâlé et émacié, ne disait mot. Sa chevelure noire étonnait, qui surmontait un faciès buriné, torturé de rides complexes, profondes mais harmonieuses. Ses yeux d’un noir perçant sourirent, quand il s’aperçut que le garçon ne l’écoutait plus, fasciné qu’il était par la bouteille poussiéreuse. La bouche arrondie, les yeux marqués par l’interrogation, le juvénile, éperdu, se tourna vers lui. Un long moment, l’ancien lui raconta Bordeaux, Saint Émilion, la rive droite, merlots et cabernets, lui dit qu’il avait sous les yeux grand vin en grande année.

Achille se mit à boire les mots,

Qui l’amèneraient au vin,

Achille entrait en initiation …

Cette courte journée d’hiver entrait déjà dans sa nuit. Achille, le regard noyé dans la robe d’encre du vin, les doigts crochés, au bord des crampes, autour de la fine tige de cristal, plus tremblant qu’un chenu, s’évertuait à faire tourner la soie enténébrée de l’élixir dans la large coupe de verre fragile. Sous la lumière artificielle du grand lustre qui illuminait la pièce, la houle du vin tournoyant qui dansait au rythme de son poignet, l’hypnotisait, et les fulgurances alabandines qui traversaient le vin, l’avalaient comme derviche en transe. A la surface du disque des ondes orangées pulsaient parfois, s’enroulant et se resserrant vers le centre dépressionnaire du verre. Récitant parfaitement la leçon qu’il avait reçue, il plongea le nez vers le verre. Les odeurs en foule indistincte qui montèrent, riches et puissantes, vers lui, le surprirent. Elles lui étaient familières, ils les connaissait mais ne pouvait les nommer. A son oreille, la voix de Roger – c’est ainsi que se nommait le vieil homme – énumérait les arômes : Fruits rouges, café, touches balsamiques, caramel, viande séchée, épices, poivre … il mettait des mots sur les perceptions du novice. A chaque parfum, il pensait, oui ! bien sûr ! Certainement ! Je l’savais ! C’était joie et ravissement, son cœur riait et battait l’amble. Puis, à la commande, il entrouvrit la bouche et happa le vin. Interloqué, il ferma instinctivement les yeux quand le jus, puissant et gracieux à la fois, s’étala comme une soie fraîche sur ses papilles surprises. Il fit l’apprentissage de l’équilibre, de la gourmandise, de l’élégance et de la race. Le sens de la maxime, qu’il avait à demi traduite sur l’étiquette fanée, lui apparut clairement comme une évidence qu’il n’oublierait jamais plus. Son palais exulta, tout son être vibra quand la matière déversa fruits et épices mêlés qui n’en finissaient pas de s’étirer comme chat angora au réveil. Le jus passa sa luette sans encombre, une boule de chaleur douce partit de son œsophage et irradia tout son être. Quand il s’aperçut que le vin, bien qu’avalé continuait à vivre en bouche, couvrait sa langue d’un étrange et fin lacis crayeux de « tannins » frais, que cela ne cessait pas, interminablement, sa joie se mit au diapason …

Bacchus venait de l’adouber !

En retrait, dans l’ombre,

Silencieux maintenant,

Roger souriait …

EDEOMOGRATICOTIASNE.