Littinéraires viniques » LES TRIBULATIONS D’ACHILLE.

ACHILLE DANS LE MIEL DES CHEVEUX DE SOPHIE …

F.H VARLEY. Véra.F.H Varley. Véra.

 

Sophie a gardé la chambre une semaine …

Achille l’avait presque oubliée quand elle apparut un matin gris au petit déjeuner. La salle était silencieuse, seul le craquètement du pain beurré qui cédait sous les dents et divers bruits de succion perçaient la ouate qui embrumait les esprits. Achille aimait ces moments. Souvent il relevait la tête pour contempler les échines ployées et les visages grimaçants de la meute au festin. Le ramassis de désaxés avait à la nourriture un rapport boulimique, comme si leur survie en dépendait ou plutôt comme si la bouffe allait combler leurs vides ou juguler leurs terreurs. Tous fixaient le plat rempli de plaquettes de beurre, se servaient par poignées entières qu’ils disposaient soigneusement en piles ou en rangs parfaits bien alignés comme des dominos mous. Mine de rien ils se surveillaient, c’était à qui allait en chiper le plus de peur d’en manquer. C’était à celui qui d’un geste, brusque comme un coup de patte griffue, s’approprierait les derniers carrés de graisse à demi fondue. Presque tous, en cachette, enfouissaient dans leurs poches tartines et beurre pour s’en repaître encore dans leurs bauges à l’abri des regards envieux. Achille les reconnaissait aux poches grasses de leurs robes de chambre difformes qui pendaient sur leurs épaules grêles et peinaient à recouvrir leurs ventres distendus.

Or donc ce matin là le festin battait son plein …

Sophie s’est assise sans un bruit, sans un regard. Un instant la scène s’est figée, sa présence rompait la bancale harmonie de la horde, certains ont léché machinalement leurs lèvres grasses, d’autres ont roulé des yeux hagards, d’autres encore se sont empiffrés de plus belle, accélérant le rythme, coudes écarts pour protéger leurs écuelles. Elle n’a touché à rien, ses yeux bleu-verts ont fait le tour de la table, terriblement absents, passant au travers des visages, fixés sur l’infini. Puis elle a croisé les bras sur sa poitrine ronde qui pointait au travers de son peignoir de tissu fin. Achille la contemplait tranquillement, franchement, avec aux lèvres l’ébauche d’un sourire rassurant. Sophie se savait observée mais restait impassible, son souffle lent soulevait régulièrement ses seins qu’Achille augurait splendides, suspendus, au port hautain, imaginant le lacis de veines bleues fragiles sous la peau délicate, une merveille d’équilibre qui défiait la pesanteur. Il pensa à Newton, à sa pomme stupide et sourit. Elle avait peut-être vingt cinq ans, guère plus. Sa tignasse en broussaille, mi longue et drue, d’un blond vénitien aux reflets dorés, fauves ou paille selon l’éclairage, n’avait rien d’apprêtée et lui donnait un air doux et rude à la fois. Achille savait bien qu’elle sentait son regard posé sur elle, à la détailler, à chercher à la deviner, à passer derrière le miroir mais elle ne bronchait pas ; seul un léger tressaillement, à la commissure de ses lèvres charnues, la trahissait un peu. Les derniers gloutons, repus jusqu’à la glotte, se levaient et quittaient la table. Jusqu’à ce que Sophie et lui se retrouvent seuls, silencieux, à ne pas savoir qui céderait le premier. Elle avait un long cou qui lui donnait de la race, des sourcils fins et arqués de la couleur de sa chevelure, un nez florentin, des pommettes hautes sous lesquelles se creusaient deux petites fossettes et surtout des lèvres étonnamment carmines pour une blonde, pleines, ourlées, humides, satinées qui contrastaient avec son front haut et la pureté fragile de son visage ovale. Brusquement elle tourna la tête et le fixa sans ciller. Achille fut surpris de ce geste qu’il prit comme une offrande ; elle se donnait, plus nue que nue, sans aucun de ces signes de séduction subtile que les femmes affichent le plus souvent mine de rien. Ses yeux bleu-verts immenses lui dirent en silence que leurs eaux rugissantes ne demandaient qu’à se déverser mais qu’elles ne le pouvaient pas. Elle avait la souffrance au bord des paupières, un regard de noyé au ras de la surface qui n’arrivait pas à remonter. Ses joues se creusèrent, ses lèvres s’entrouvrirent mais elle ne put parler, ses longs cils soyeux clignèrent une fois quand les larmes faillirent rouler le long de sa joue de pêche sucrée mais elle les ravala en se raclant la gorge, se leva, et partit en frôlant Achille de sa hanche. Le parfum des fleurs de sa peau claire l’entoura un instant. Ce fut comme un sortilège qui l’enchanta.

Étourdi, Achille ferma les yeux.

Les jours qui suivirent Sophie ne parut pas. Elle déjeunait et dînait à part avec les infirmières et faisait le court trajet qui séparait le pavillon du réfectoire escortée par un bataillon de matrones bavardes, à côté d’Olivier en conversation avec les démons. Achille la croisait ou l’observait de loin. Jamais elle ne tourna la tête mais la façon dont elle secouait sa crinière en se penchant en arrière sentait la provocation moqueuse. Et Achille aimait ça. Au bout de son geste elle ne bougeait plus et laissait pendre ses cheveux. Alors en réponse il lançait en pensée ses mains au travers de la pièce, pour les enfouir avec délice dans le buisson odorant qu’il croyait voir frissonner. Un soir que le tarot battait son plein et que le temps était aux engueulades feintes, Sophie apparut, s’assit sans un mot, posa les mains sur la table et dit d’une voix veloutée «Je joue». Georges, Michel, Olive et Achille se regardèrent en silence puis Olive rétorqua «Bonsoir, t’es qui toi ?». Sophie fronça les narines, ses yeux virèrent au cobalt, sa réponse fut cinglante, «Une dingue comme toi ! Balance les cartes». Alors Georges calma le jeu en répondant «On la met dans quelle équipe ?», ce qui fit rire les autres, Sophie esquissa l’ombre d’un rictus. Quand elle surprit le regard d’Achille sur ses mains elle replia les doigts. La soirée passa en silence, les cartes volaient, Sophie ramassait les points à la pelle. Achille ne jouait pas, jetait ses cartes au hasard, fasciné qu’il était par les fines mains agiles, aux attaches fines, aux longs doigts déliés, aux gestes vifs, gracieux et précis. Si rapides qu’il les voyait à peine. Elle était assise à côté de lui et son corps dont il sentait la tiédeur l’enveloppait dans son jasmin subtil. Était-ce son odeur qui distillait ainsi ou le parfum qu’elle portait ? La question accapara Achille toute la partie sans qu’il puisse trancher. Les gallinacées en uniformes eurent du mal à envoyer tout le monde au lit ce soir là. En se levant, Sophie, du bout des doigts, tapa sur l’épaule d’Achille sans un regard ni un mot. Le lendemain au petit déjeuner elle lui serra furtivement le triceps gauche au passage et s’assit à sa droite. Aussitôt son odeur l’entoura, il lui demanda «Mais c’est quoi ton parfum» ? «Ma crasse mal lavée» répondit-elle sans tourner la tête. Ce qui le fit rire un peu jaune … Le mélange de fleurs fraîches et de couette chaude lui monta aux sinus. Il eut envie de plonger le nez dans son cou. Pour la première fois il mit un peu de beurre sur son pain. Et s’en gava. Ce matin là il courut plus encore, Octave l’accompagna sur la ligne droite puis apparut de loin en loin au détour des sentiers jusqu’au débouché du pavillon. A galoper comme un malade il avait muselé l’araignée, évacué un bon paquet de toxines et autres saloperies. Sous la douche, ce cadeau d’après la course, il se sentait l’esprit plus clair qu’à l’habitude, lucide mais perméable et l’araignée en profita pour tisser à nouveau la toile qu’il dissolvait chaque matin. «Pénélope, mais lâche moi !», pensa t-il en riant tristement.

Accoudé à une table de la salle commune Achille écoutait René pleurnicher son papier quotidien. «Une ramette s’il te plaît !». René n’avait pas d’âge, c’était un de ces êtres dont on se demande s’ils ont un jour été jeunes. Visage bouffi – médocs et gourmandise – corps tout rond comme un culbuto mou. Cheveux de neige et tonsure parfaite, il avait un physique de moine, une tronche écarlate de pub à fromage. Jours et nuits il écrivait de longues missives argumentées à propos de riens qu’il jugeait essentiels, une bonne ramette de papier par semaine en moyenne. Tous les matins il glissait ses lourdes enveloppes non timbrées dans la boite aux lettres à l’entrée du pavillon. Et se mettait à la recherche de papier. Achille le dépannait régulièrement. René lui expliquait ses doléances multiples, lui montrait ses courriers en préparation – adressés à toutes les autorités de la République, du plus illustre au dernier des sous chefs de bureau – , une seule phrase par missive. De petits bijoux, ingénieux, ciselés des jours durant qui couraient de la première à la dernière page sans respirer. René et sa littérature administrative en apnée lui collaient aux basques tous les matins jusqu’à ce qu’il cède. Quand René lui avait arraché une nouvelle ramette il lui faisait promettre de garder le secret. Ce matin là, à voix basse au fond d’un couloir, Achille cracha-jura plus vite qu’à l’habitude quand il vit Sophie apparaître dans la salle commune.

Et s’asseoir l’œil aux aguets.

Achille s’approcha en souriant et s’attabla à côté d’elle. Elle tenait un CD du bout des doigts, qu’elle lui tendit. Le spectacle douloureux de ses jolies mains aux ongles rongés jusqu’au sang le surprit mais ne l’étonna pas. Puis elle se leva et repartit sans un mot. Achille regarda s’éloigner à pas légers ce dos souple et ces fesses rondes que peinait à masquer un pantalon noir informe. Dans sa chambre ce soir il écoutera «Madar» d’Anouar Brahem avec Jan Garbarek et cette musique deviendra «la musique de Sophie» qui ne le quittera plus. Les jours suivants ils se reniflèrent comme des chiots perdus, Sophie lui prêta «Madredeus» contre «La Passion selon Saint Jean». «Mozart l’Égyptien» l’enchanta, il lui fit découvrir «Le clavier bien tempéré» par Gould. Un matin elle lui sourit et s’attarda sans un mot. Son regard d’aigue-marine tremblait et brillait, elle le regardait intensément droit au profond. Ses fossettes se creusèrent tendrement quand elle lui sourit. Le soleil sur ses lèvres mordues croisa la pluie que ses yeux retenaient à peine ; un arc-en-ciel furtif traversa ses cheveux. Achille posa la main sur son bras chaud qu’elle retira. A cet instant il aurait voulu partager la musique avec elle à l’abri de sa chambre, lui caresser le dos loin de l’agitation ambiante mais c’était bien sûr impossible et strictement interdit.

La nuit les gardes bleues veillaient …

Achille le désaccordé, sentant l’émotion le gagner, a décroché d’un coup de ses pensées. «Ça suffit pour cette nuit» se dit-il ; il n’en peut plus de ces visages qui remontent du puits, ces chairs intactes épargnées par le temps, ces reliefs disparus plus nets que son présent, ces vagues lourdes qui enflent dans son ventre et reviennent lui brouiller les yeux. Ces ténèbres ajoutent à ses nuits de charbon leurs angoisses passées et leurs regrets aussi. Le vin va l’apaiser, l’aider à reprendre pied. Alors, de la pointe de son œil éperdu, il s’accroche au verre élégant à demi rempli de bronze vert et d’or liquide qui scintille sous le rai coruscant de sa lampe de bureau. Ce Quarts de Chaume 2006 du Château de l’Écharderie va lui apporter la force qui lui fait défaut, là, maintenant. Le jus a graissé le cristal et dégage une impression de puissance rassurante. Sous son appendice en prière la palette aromatique complexe peine à se dévoiler. Les fragrances sont fondues, le coing, le miel, la pêche, l’abricot, la poire tapée se sont intimement embrassés et mêlés à la cannelle, au poivre blanc, à la menthe et aux épices douces. Le jus surprend Achille par sa fraîcheur, elle se manifeste d’emblée et tempère l’extrême richesse de la matière opulente qui lui envahit la bouche. Exubérance de fruits noyés dans un gras mesuré ; coing, abricot, pêche très mûre, sucre candi. Et toujours cette fraîcheur qui donne au vin toute sa grâce. La persistance rare de cet élixir de schistes bruns et de grès surprend Achille qui s’enroule au vin de peur qu’il ne le quitte. Sous la fraîcheur miellée du vin disparu sa bouche défaille. Presque. Les épices l’assaillent longuement puis au bout du bout les pierres subsistent. Encore.

Dans les cheveux de Sophie

Le miel ruisselle,

Les fruits aussi

Des jardins disparus.

De sa bouche charnue

Coulent les fruits des mots,

Rudes et tendres à la fois.

Et la fraîcheur revient

A nouveau.

EDÉMOLATIBRÉECONE.

ACHILLE, ENTRE MINOTAURE ET TAROTS …

Akira Tanaka. Le partie de cartes.Akira Tanaka. La partie de cartes.

 

Parfois les heures s’affolent, parfois les secondes collent …

Dans le silence dépouillé de sa chambre à moitié nue, sur son bureau, Achille dessine de longues arabesques gracieuses striées de noir, des signes cabalistiques, étranges comme les mystères qui surgissent de son inconscient et l’étonnent. Un labyrinthe sans fin traverse la feuille de papier qui crisse sous sa plume, des gouttes de sang rouge coulent, se glissent et rebondissent entre les méandres de sa petite œuvre jusqu’au Minotaure à l’œil torve qui trône au beau milieu du dessin torturé. A l’encre de couleur il remplit ou souligne, dégage de la masse des formes improbables qui se répondent en silence. Achille taille sa pierre de chair aux contours indistincts du bout de son fusain, l’or la peint, le jais la crucifie, le sang la signe et le céladon l’allège tandis que les pastels, ces ciels à venir pointent, timides, du bout de leur douceur au détour des abîmes. Il y passe des heures qui filent comme des météores ardentes et le ciel souvent s’obscurcit sans qu’il y prête attention.

Le temps se contracte et se dilate au rythme de sa souffrance.

Soudain le trait tarit, son poignet se crispe, sa vue se brouille quand l’araignée l’étreint à nouveau. Alors le pinceau tombe après qu’il a signé son œuvrette dérisoire mais il sait confusément qu’il travaille à se dévoiler. A sa façon instinctive il avance un instant pour reculer toujours. Quand le temps s’étire, il ne lutte pas, il attend, sans espoir encore, d’en perdre à nouveau la mémoire, de s’abstraire du présent pour dérouler le fil de sa toile. De perdre la raison, de lâcher Descartes pour se fier au subtil qui se moque de comprendre. Achille se sent seul, l’hôpital n’est qu’un refuge de brique brute, une machine à désespoir, à masquer, à abrutir. Et se battre de toutes ses force restantes contre ces murs aveugles, épais et muets qui le protègent pourtant, lui permet de survivre, de donner un visage de pierre à son combat pacifique. A percer les secrets enfouis en dessous des tombeaux, à déterrer les souvenirs enterrés sous les terres grasses de sa vie anesthésiée.

Dans le bocal enfumé Olivier flotte.

Et le regarde. Entre les volutes des fumées grasses qui montent en tournoyant et s’écrasent au plafond sale, au travers de la brume épaisse qui gomme les contours, Olivier le fixe de son regard égaré, comme un phare la nuit éblouit le lièvre sidéré au milieu de la route, cette route qui mène, il l’espère, au-delà des mailles gluantes de l’araignée toute puissante. Achille s’est assis à côté d’Olivier qui chantonne noyé dans ses mystères. Le soir tombe, le bout incandescent de sa cigarette brasille comme un phare dérisoire dans le champ clos. Achille chantonne lui aussi, psalmodie quelques notes, toujours les mêmes, le regard au delà du présent. Alors sans un mot les deux hommes partagent et leurs chants se marient. Petit à petit. Note après note Achille enrichit leur concert, Olivier accepte et s’accorde. C’est lent, doux et rauque à la fois comme les incantations lancinantes des chamans. Olivier en arrive à oublier quelques instants de tirer sur sa clope. Sa main est tombée sur le bord du canapé qui grésille. Achille a éteint l’incendie naissant sans qu’il s’en aperçoive. La nuit est tombée, pleine et absolue. Seule la berceuse perce encore l’obscurité. Tout est calme un moment. Olivier, mâchoire pendante, s’est endormi yeux grands ouverts sur d’autres espaces.

Après le repas du soir, dans la salle commune c’est l’heure du tarot pour les moins abrutis par la chimie. Ils sont quatre habitués à taper la carte une heure et demi durant avant l’extinction des feux. Achille aime ce moment où tous semblent vivre normalement. Georges le doyen du quarteron, Michel et Olivier – surnommé Olive pour ne pas le confondre avec Olivier le voyageur des espaces effrayants – et lui partagent tous les soirs ce moment de normalité apparente. Ils parlent peu, travaillent à retrouver la concentration, cognent bruyamment du poing à chaque carte importante et comptent les points en s’engueulant. Leurs visages reprennent couleur, leurs yeux leur brillance, parfois même ils rient. Georges est de loin le plus âgé, Achille ne sait s’il déprime ou si la sénilité le gagne. Il lui file en douce des polos neufs que Georges arbore fièrement au dessus des chemises élimées que sa femme pas marrante lui apporte une fois la semaine en bougonnant. Michel est un instit fatigué, à genoux, qui peine à se relever. Toute la journée il peaufine ses « préps » qui vont à l’en croire révolutionner la face givrée de la pédagogie chevrotante. «Ils vont voir ce qu’ils vont voir» répète t-il à l’envi. «Dépassé Célestin (Freinet)» confie t-il rituellement, en tapant dans le dos d’Achille tous les soirs au moment de la séparation. Et Achille, amical, de lui répondre invariablement «Enterre les ces vieux cons !». Cette réponse Michel la guette tous les soirs, ça le rassure, ça calme son inquiétude chronique. Il sourit en hochant la tête puis alors seulement s’en va vers sa chambre. Un soir, oublieux, Achille n’a pas répondu. Georges est resté devant lui, planté comme un chien fidèle, langue pendante et regard suppliant, à attendre la phrase en lui crochant très fort le bras. Depuis lors Achille, attentif, veille à le rassurer.

Olive c’est encore autre chose, c’est un maniaco-dépressif profond, un petit gars nerveux, jeune, noir de cheveux, à la peau grêlée, au visage fin mangé par un regard vif. Quelque chose d’une musaraigne suractive. Les fortes doses de calmants divers qui lui sont administrées le laissent encore énervé toute la journée, à courir partout, à échafauder des « plans » comme il dit, qu’il refuse obstinément d’expliquer de peur que les «voleurs m’le piquent», argue t-il pour ne rien vouloir dire. Un matin pourtant après le petit déjeuner, Olive a pris Achille par le bras l’entraînant dans un coin de la pièce. Le dos collé au mur, le regard aux aguets, il lui a expliqué les raisons de son internement forcé. Le rodéo aux Halles de Paris, les vitrines brisées pendant qu’il tentait d’échapper aux tueurs mystérieusement lancés à ses trousses. Un histoire de fous ! Achille a dû lui jurer de garder le secret. Et cracher discrètement dans le coin.

Les quatre As du tarot s’entendaient si bien.

Un soir, vers vingt heures, Sophie, sans sa guitare mais avec sa tignasse de bronze, est arrivée. Elle avait le regard mauvais, bleu-vert quarantièmes rugissants et les dents lactescentes comme les vagues sous la tempête.

Deux blouses blanches l’encadraient,

Achille comprit de suite …

Bien des années après que la Sophie est arrivée, Achille l’estropié somnole sur son bureau, perdu dans ses souvenirs. Il lui avait alors fugacement semblé qu’il la connaissait sans l’avoir jamais rencontrée. Une de ces fulgurances du cœur qui n’admet pas que l’esprit s’en mêle. Qu’il retrouvait une âme bien souvent croisée dans les méandres du temps, très loin au-delà des vies empilées. Cette nuit sa lampe brille sur son bureau qui tangue comme une âme ivre, sa lumière est plus blanche qu’à l’habitude, une lumière éclatante qui mange la couleur de ce vin en attente. Rien de mieux que cette lymphe de vigne pour reprendre pied sur les terres du présent auxquelles il s’agrippe du coin d’un œil mi-clos. Le liquide jaune d’or aux reflets d’airain luit doucement, cligne du disque ; sous le rai perçant de la vieille lampe complice de tous ses délices. Dans le large cul du cristal à long pied, ce vin de Melon de Bourgogne prend des allures de houri généreuse et sa surface juste bombée lui rappelle les ventres accueillants des femmes plantureuses sur lesquels il aimait à rouler jadis. Comme la peau onctueuse de ces reines d’amour l’âge ne marque pas le teint clair de ce vin qui semble de l’année. Et ce Muscadet «modeste» du Domaine Damien Rineau, vin de Gorges s’il en est, s’ouvre à lui. Son âge – il est né en 1996 – ne semble pas l’affecter, il exhale des parfums de fleurs blanches et fragiles puis viennent les agrumes et leurs zestes, les fruits jaunes murs et leurs noyaux finement épicés. Achille lève le buvant du verre et la première gorgée lui caresse la bouche de sa matière ronde et mûre, grasse ce qu’il faut. Le jus lui explore le palais en douceur avant de s’épanouir généreusement, délivrant ses fruits goûteux, ses épices mesurées qu’une salinité discrète accentue. Puis il fait son odalisque, enfle au palais, en équilibre parfait et danse sur la langue d’Achille conquis un menuet gracieux, frais et salivant. Le jus des raisins mûrs est à son meilleur, long, élancé, subtil, d’une fraîcheur parfaitement maîtrisée. Achille sourit, prolonge la danse du vin longtemps et l’avale à regret. Une onde de chaleur douce le réchauffe, l’esprit du vin ne le quitte pas et l’appelle …

A replonger dans son flot tendre.

Alors le regard dur de Sophie

Remonte à sa mémoire

Un instant,

Le temps qu’il devienne sourire.

Achille sait déjà qu’elle reviendra

Le visiter.

 

ERINMOCÉETICONE.

 

 

ACHILLE SOUS LES FOUDRES DE L’ARCHANGE MICKAËL …

Klimt. Women Friends.

 

Tous les vendredis matin c’était branle-bas de combat.

Pour les barjos, les déglingués et les dépressifs qui ne branlaient rien de la semaine hors leurs trois séances de boustifaille par jour, c’était fête. Pour Achille qui aimait à courir au vent tous les matins, c’était galère. Depuis que le Patron de l’institut lui avait donné feu vert il ne s’en privait pas. Et souriait insolemment aux poules blanches. Tous les jours, par pluie, neige ou soleil, il s’en allait galoper par les sentiers herbeux du parc histoire d’emmerder l’araignée qui lui bouffait plus la tête que les semelles de ses pompes de course. Il n’aimait rien tant que sentir son corps expulser les molécules d’anxiolytiques, d’antidépresseurs et autres miasmes à ne plus pouvoir ressentir en rond dont on le gavait chaque jour. Il avait beau en cracher moitié dans les chiottes,, il en avalait suffisamment pour nager dans le coton toute la journée. Alors il luttait à sa façon, instinctivement, histoire de profiter un peu de ses souffrances.

Et puis il y avait Octave ! Plus Achille tournait entre les troncs tordus du Parc, souffle court et cœur en joie, plus l’écureuil s’habituait à lui. Achille l’apercevait au loin, le cul assis sur ses rondins et son poil roux comme une tâche de vie sur le paysage monochrome d’hiver. Sa queue en panache, largement étalée, drue et touffue, balançait au dessus de sa petite gueule pointue comme une chapka naturelle. Ses yeux de jais ne le quittaient pas tandis qu’il approchait ; il ne bougeait même plus, il croquait un gland mûr qu’il déchiquetait à petits coups de dents aiguës en regardant passer cet étrange bipède aux naseaux fumants. Les jours passaient et la bestiole s’enhardissait, continuant à disparaître au passage d’Achille pour réapparaître épisodiquement à d’autres endroits du parc. Comme s’il connaissait par cœur le circuit. L’animal était d’une étonnante vivacité, il se matérialisait d’un coup comme ça, instantanément et disparaissait aussi vite. Chaque jour Achille lui criait «Lâche donc ce gland et bouffe plutôt cette salope d’araignée qui me ronge la cervelle !». Un matin, l’écureuil ne se montra pas. Achille eut beau tourner et revenir encore, puis encore, pas d’Octave. Épuisé, car il avait couru trois fois plus qu’à l’habitude, Achille à bout de souffle fit quand même un dernier tour de parc. Toujours pas d’Octave assis sur son tas de bûches habituel ; Achille avait beau hurler en silence, il ne semblait pas décidé à pousser le bout de son museau entre les branches. «Allez Octave, dis moi bonjour, fais pas le con, amène toi petit gars j’ai besoin de toi !» criait Achille du bout saignant de son cœur abandonné, quand il l’aperçut au milieu du chemin, les deux pattes croisées sur son ventre duveteux, comme s’il daignait. Achille crut même le voir, content de sa farce, ricaner sous sa moustache. Octave ne cilla même pas quand il le frôla puis Achille le retrouva devant lui, qui le précédait, filant sans effort apparent plusieurs secondes interminables jusqu’à ce qu’il place une accélération foudroyante et s’évanouisse dans les feuilles mortes. L’araignée sous son crâne ne moufta pas.

Adoncques c’était un Vendredi d’octobre 1988.

Et Achille était en retard à la réunion. Les pensionnaires affalés sur les fauteuils et les divans, comme des graisses molles et pâles tranchaient sur les tons marronnasses du Bocal. Au centre de la pièce Marie-Madeleine en majesté vêtue de laines vertes qui se pâmaient sur les renflements appétissants de son corps désirable trônait dans ses bas écarlates. Ses cheveux rubigineux tressés autour de sa tête la couronnaient et dégageaient la ligne pure de son cou dont la peau de lait satinée en hypnotisait plus d’un. Il rêvait de butiner au hasard entre ses émouvantes éphélides. Dans ses rêves nocturnes souvent, comme un chaton gourmand il lapait à petits coups de langue assoiffés cette peau de crème onctueuse et sucrée. Elle avait les genoux serrés et les mains posés sur ses cuisses comme l’enfant sage qu’elle n’était plus. Tout le monde somnolait plus ou moins, selon les poisons administrés, seul Achille la regardait béatement. Enfin non, pour dire vrai Olivier se malaxait la braguette convulsivement en faisant d’infâmes bruits de bouche dont personne ne se souciait. Les blouses blanches assises sur leurs culs généreux s’étaient stratégiquement installées au quatre coins de la pièce ronde histoire de contrôler les débats. Achille pensa aux tableaux de Giorgio de Chirico et se mit à rire. Ça ronronnait gentiment, les infirmières souriaient aux doléances, la bouffe était trop, la bouffe était pas assez, l’eau était trop chaude, trop tiède. Bref ça roulait tout cool mou.

C’est alors qu’Olivier s’est levé en hurlant.

Les yeux exorbités levés au plafond, il menaçait du doigt les forces obscures qui, bavait-il, menaçaient de nous infester. Il tournait sur lui-même et criait des mots rugueux dans une langue inconnue. Ses grandes serres, ongles et doigts crochus tâchés de nicotine jusqu’à la paume, volaient, s’ouvraient en menaçant puis se fermaient, apeurées. Ses longues ailes maigres battaient en tous sens.

Il n’avait pas trente ans et passait le plus noir de ses journées à fumer dans le bocal, ses grands yeux noisettes traversaient les êtres sans les voir, il conversait avec des aliens menaçants venus des mondes invisibles qu’il était seul à connaître. Olivier ne bougeait presque jamais et ne sortait du pavillon qu’à l’heure des repas entre deux infirmières vigilantes. Sous ses cheveux de broussaille bouclée ses gros yeux affolés bougeaient et surveillaient alentour. Ses épaules étroites, repliées sur des bras de sauterelle, surmontaient une énorme barrique tendue sous un tee-shirt toujours humide qui laissait à découvert un gros nombril poilu. D’une main il portait à sa bouche aux commissures croûtées de goudron sa cigarette, brûlante tant il pompait dur ; de l’autre, de ses ongles longs farcis de crasse noire, il se grattait la tête au sang pour croquer les croûtes qu’il détachait à petits coups de griffes expertes. Olivier était franchement repoussant, il sentait la bauge, les excréments secs et l’urine chaude. Rien n’y faisait, ni les douches, ni les habits propres, ni les fourmis nettoyeuses en blouses bleues qui récuraient sa tanière tous les deux jours pour sortir en cachette à l’heure du repas de grandes poubelles de linge sale et de déjections diverses. Souvent il fallait changer son matelas et désinfecter sa chambre.

Or donc bis, Olivier, au milieu de la troupe pétrifiée, éructait et crachait sa haine, le visage révulsé et la lippe sauvage. Les quatorze autres détraqués hurlaient de peur, les infirmières sidérées n’osaient bouger, Marie Madeleine réfugiée contre un mur susurrait des mots d’apaisement qu’il n’entendait pas. Derrière la baie qui couvrait la moité de la pièce le soleil brillait entre les nuages. Achille lui faisait face, à demi aveuglé par la lumière blanche de ce soleil d’hiver et les rayons stroboscopés séquençaient ce spectacle en noir et blanc. Olivier avec qui il entretenait de longues conversations à sens unique ne l’effrayait pas. Il lui semblait même parfois comprendre le sens caché de son langage étrange et les paquets de consonnes gutturales, qui succédaient sans raison apparente aux flots serrés de voyelles sucrées, lui parlaient de haine, de tristesse et d’amour. Olivier, comme l’Archange Mickaël jadis, voulait seulement les protéger des foudres du dragon. Alors Élisabeth s’est levée, sans crainte elle a traversé le vide qui s’était creusé autour du tonitruant, l’a entouré de ses bras qui ne lui arrivaient qu’à la taille et a murmuré ces mots qui ont pourtant couvert le tumulte, «Olivier mon chéri, t’as pas une cigarette ?». Olivier a baissé la tête, égaré comme s’il revenait d’ailleurs, calmé d’un coup, puis s’est mis a chantonner doucement avant de se rasseoir. Élisabeth s’est pelotonnée contre son gros bide.

Quelques anges à moitié déplumés ont traversé la pièce

Et la réunion a fait un bide.

Les blouses blanches ont battu en retraite,

Encadrant Marie Madeleine.

Élisabeth a ramassé les clopes

Que tous lui ont tendus.

Dans la nuit épaisse les notes lourdes qu’égrène le clocher proche ont tiré Achille l’écarquillé de sa torpeur. Il remonte à grand peine du passé et le regard épouvanté d’Olivier lui brouille encore le fond de l’œil. Alors il s’accroche au lac rouge moiré de rose et d’orangé du vin du Domaine Rapet père et fils, ce Corton-Pougets 1999 qui brille doucement sous la lampe. Un vin à rompre les sortilèges espère t-il, qui lui rendra son présent et gommera un temps les vieilles terreurs. Putain de vie, putain de terreur, putain d’araignée !!! Et la pivoine rouge qui lui offre ses fragrances délicates au premier nez l’emmène aussitôt au temps des courses folles de l’enfance dans les jardins fleuris de tous ses printemps disparus. Sur les arbres au soleil il lui semble cueillir les cerises mûres de juin, dans les souks surchauffés, sous le soleil ardent du Maghreb perdu, les grands sacs d’épices douces embaument. Puis vient l’automne humide des champignons naissants, le temps de l’humus gras des sous bois trempés, le souvenir du cuir frais des selles ouvragées que portaient les pur-sang au temps des fantasia, quand la poussière volait sous leurs sabots cirés. Enfin les notes sèches des bâtons de réglisse en bottes alignées sur l’étal des marchands surgissent de sa mémoire que le vin libère. La caresse du jus, douce comme la main d’une femme, inonde sa bouche de cerises mûres croquantes, d’épices fondues, la matière riche enfle, roule et tournoie longuement, s’allonge sans faillir, pour déposer sur ses papilles turgescentes le fin tapis de ses tannins fondus. Il rouvre les yeux quand le vin longuement s’étale, bien après la bascule, plus frais qu’un jus de l’année et la réglisse persiste et le sel léger qui lui poudre les lèvres lui rappelle les neiges sur la colline de Corton certains hivers…

Silencieux,

Achille joue avec le noyau de cerise

Qui ne le quitte pas

Et lui laisse bouche propre.

ECOMMOBLÉETICONE.

ACHILLE ET LA CHANSON D’ÉLISABETH …

Chaïm Soutine. Woman in red.

 

Le ponte l’a reconduit jusqu’à la porte du bureau.

Achille n’a rien trouvé à répondre lorsqu’il lui a dit en guise d’au revoir, «nous nous reverrons». En secret il a pensé «T’as bien bonjour d’Achille» mais n’a pas osé. Il s’est réfugié dans la bibliothèque de l’Institut, immense, sévère, au mobilier désuet, un peu scolaire, pour errer au petit bonheur la chance, regard aveugle, en sillonnant entre les rayonnages chargés de bouquins disparates. A marcher comme un automate il a fini par se réveiller un peu. Devant la section «Romans policiers». Comme s’il avait besoin de plonger dans les horreurs imaginées pour oublier les siennes. Plus ça saigne – plus il tremble – plus l’araignée se tait. Il va bien falloir qu’il jette un œil dans ses noirceurs à lui mais rien ne presse. Instinctivement,il a d’abord besoin de voyager un peu en chambre, immobile, en sécurité dans les cauchemars des autres ; il a soif de sang, de putréfactions, de turpitudes, d’abjections, de meurtres affreux, de pénétrer les esprits torturés et les frissons de papier. L’institut Marcel Ruisseau est géré par la NHFO, c’est un repaire de profs et assimilés en déshérence. Cette bibliothèque sent le bon élève bien coiffé. Ses rayons sont truffés de doctes ouvrages. On y croise les œuvres des grands pédagogues, romanciers, historiens, syndicalistes, théoriciens, philosophes, sociologues, psychologues, psychanalystes, psychiatres … auteurs de tous ordres, siècles et obédiences. Achille les fuit comme peste bubonique, il en a lu beaucoup, ils lui rappellent l’université et la naphtaline. Sans qu’il sache pourquoi ces milliers de pages l’étouffent, les relents poussiéreux qui flottent dans l’air confiné déclenchent chez lui des poussées nauséeuses, des éternuements violents, une toux sèche qui n’en finit plus de lui arracher les poumons. Très vite il sent monter du fond ses abîmes une vague glaciale de colère, une rage de stuc, sans objet, terrorisante. Assis dans un recoin, caché à la vue des zombis errants qui traînent les pattes dans les allées, il attend que son pouls se calme. L’araignée à la bouche saignante le regarde de ses yeux pers sans paupières, immenses, aux sclérotiques injectées de pourpre qui battent au rythme de son propre pouls. La bête gigantesque bave et ses mandibules font un bruit dégoûtant d’os broyés et de chairs écrasées. Dans ces moments de total effroi, Achille ouvre les yeux pour ne plus voir tandis que les pattes poilues du monstre s’accrochent à ses paupières pour les lui fermer. «Courir, il faut courir» se dit-il cloué sur sa chaise. Alors, au prix d’un gros effort exténuant il s’arrache et file vers la sortie, les quelques tomes de Stephen King lui échappent, il les ramasse en bousculant tout le monde, claque la porte et fonce à fond les manivelles. L’air froid le fouette, le rythme lui revient, son cœur paradoxalement se calme, il lui semble voler, et l’araignée recule pour se terrer à nouveau dans le fond de son crâne. Bientôt elle n’est plus là, elle n’est plus qu’un point minuscule, son chant devient inaudible et les abysses se referment. Comme un fou il s’engouffre dans le pavillon, bouscule une blouse blanche et claque la porte de sa chambre pour se ruer l’instant d’après dans les douches. L’eau chaude le brûle comme il aime, l’araignée crie sa rage, il entend crépiter sa chitine, fondre ses pattes et ses yeux exploser. L’eau lui ébouillante la tête longtemps. Quand il croit voir disparaître dans le fond du bac le dernier des débris purulents, il se relève, traverse le couloir, nu et dégoulinant, pour s’enfermer dans sa cellule.

Convocation immédiate dans le local des infirmières. Ondine n’est pas là, dommage, il lui aurait un peu expliqué. Les autres qu’il perçoit comme un tas indistinct de plumes agitées piaillent comme un chœur antique «Il ne FAUT pas, on ne PEUT pas, on ne DOIT pas, il est INTERDIT de se balader à poil dans le couloir, même pour le traverser d’une porte à l’autre !!!» Achille leur cloue le bec en répondant à voix basse «Mais je suis beau». Arrêt sur image, fin d’émission. Silence. L’infirmière-chef se reprend et lui intime à voix sèche, d’attendre un moment sur le banc dans le couloir. «On vous rappellera» crache t-elle, ailes écartées et jabot écarlate. Depuis peu Achille baisse la tête quand on lui parle et surveille la gorge de ses interlocutrices. Quand leurs peaux se piquent de plaques rouge foncé, il est content de les avoir déstabilisées les soi-disant pros des dingues.

Achille s’est assis sur le banc recouvert de moleskine brune, craquelée par des années de croupions patients. Des fesses de toutes sortes, jeunes ou vieilles, rondes ou maigrelettes, tendres ou rassies ; il imagine les visages qui ont défilé sur ce banc et leur imagine des fesses, des pommes, des poires, juteuses ou blettes, roses ou variqueuses. Tout un bestiaire de culs affligés. Ce banc près de l’entrée du pavillon est agréable, il s’y sent bien. Adossé au mur râpé il regarde s’agiter les infirmières affairées et les échines voûtées des deux tourmentés aux regards flous qui fixent au travers de la porte vitrée l’au-dehors, comme des cariatides inutiles. Le temps passe, son attention vacille et ses yeux se ferment. Une voix faible, rauque et bafouillante, le ramène à la lumière. Elisabeth est là, tête appuyée sur son épaule qui marmonne doucement en boucle «Monsieur Achille, t’as pas une cigarette ?». Elle a bien passé les soixante dix ans la minuscule et en paraît plus de quatre vingt dix. Elisabeth «loge» au pavillon depuis des lustres. Personne ne sait au juste quand elle est apparue. Elle hante les couloirs, ne sort jamais et passe ses jours enfermée dans le bocal à griller des clopes, recroquevillée dans un fauteuil. Elle est sèche, fumée comme un saumon oublié, tout le monde l’évite sauf Achille qui l’a prise en «amipitié». La voir mendier son tabac l’indigne. Les infirmières, gardiennes du temple, l’ont contingentée ; dix clopes par jour, une par une, à la demande. Elisabeth s’en fout sauf qu’elle en fumerait bien soixante par jour. Achille prend sa défense, s’insurge pour elle, assiège les infirmières, cherche à les convaincre au nom de la liberté, de la dignité et «blablabla bla …» répondent-elles toutes heureuses de lui clouer pour une fois le clapet ! Il n’est pas encore midi Elisabeth a grillé son quota depuis plus d’une heure. Alors là c’est un enfer de plus, et sa pauvre tête folle ne comprend pas. Elle geint, cherche partout de quoi fumer en vidant tous les cendriers, chaparde des mégots qu’elle rallume à se cramer les moustaches. Elle empeste le tabac froid et le goudron mais Achille ne recule pas, passe un bras autour de ses épaules si maigres. Aussitôt elle se met à roucouler doucement ; A l’infini, comme un mantra elle répète d’une voix larmoyante «Monsieur Achille, t’es gentil toi, t’as pas … ?». Entre ses bras filiformes elle serre son sac à trésor, un vieux baise-en-ville fatigué rouge crasseux dont la poignée rafistolée tient à peine. C’est à lui qu’elle parle plus qu’à Achille. Elle l’ouvre en douce l’œil aux aguets et personne ne sait ce qu’elle y cache. Autour du cou un boa noir s’entortille sous son visage grisâtre, émacié, à la peau fine ridée comme une mer sous la brise. On ne voit que ses yeux immenses de jais éclatant au regard sans lumière tourné vers l’intérieur. Un trait de charbon coulant les souligne et lui mange un peu de ses joues convexes qui s’affaissent en plis épais sur ses grosses lèvres molles mouillées, plus rouges qu’une flaque de sang frais. Parfois, elle lui parle de son père qui va venir la chercher, de son frère qui fait «Polytecheniche» mais très vite, baissant la voix, elle retourne à ses vibrations qui ne sont pas les nôtres. Achille se tait, lui caresse l’épaule du bout des doigts, baisse la tête vers elle et s’enivre du langage des anges … Une suite de consonnes chuintantes, chuchotées, psalmodiées, rythmées et cadencées qui reviennent en boucle enrichies de quelques variantes ou ornements ajoutés. C’est doux, c’est beau, c’est mystérieux. Pour Achille seulement elle entrebâille la porte de son monde. Cela dure un temps puis elle se redresse d’un coup, le manque la fouaille, elle grimace de douleur, ses mains tremblent, miment le geste, implorent, personne et le ciel à la fois.

Dans la main de la vieille enfant

Achille a glissé un paquet neuf.

Un beau paquet rouge

Qu’il n’achète que pour elle …

Dans le brouillard du bocal, les deux mains écartées sur la vitre sale, les yeux exorbités d’Olivier les regardent. A la commissure de ses lèvres entrouvertes un mince filet gluant pendouille …

Dans le ventre du verre immobile, le profond grenat de la robe obscure du Château Bel-Air la Royère 2004 en A.O.C Blaye-Côtes-de-Bordeaux brille doucement sous la lumière dorée de la lampe au cœur de la nuit calme. Sur les bords éclairés du disque le rose foncé le dispute lentement aux ombres violines qui semblent résister au temps. Achille le désaxé hésite lui aussi à revenir au présent. Sa conscience balance entre les ombres délétères de son passé douloureux et le désir de céder à l’appel parfumé de ce jus pour s’enivrer de ses eaux, pour lui croquer le cœur. Pour oublier l’odeur doucereuse de la folie, de peur d’y retomber. Le souvenir d’Élisabeth peine à se dissoudre et le visage d’Olivier ne le quitte pas. Devant ses yeux l’écran de sa boite à pixels scintille ; il s’accroche aux mots qu’il vient d’écrire, comme s’ils pouvaient l’aider à se séparer de ces fantômes, ces temps-ci, ils le visitent toutes les nuits.

Alors Achille ferme les yeux aux rictus anciens et plonge le nez dans le cristal, au plus près du miroir odorant. Les fragrances de violette, fugaces, puis de cassis, cèdre et havane se mêlent harmonieusement aux senteurs de poivre et d’épices. Quelques notes de vanille discrète lui disent que le bois est sur le point de se fondre au vin. Le jus crémeux marqué par l’élixir de cassis lui caresse la bouche de sa matière tendre. Le vin de corps moyen s’ouvre et s’enrichit de notes cacaotées, caféiées et poivrées puis se fluidifie un peu juste avant l’avalée. La finale est correcte sans être très longue, des petits tannins, fins et soyeux lui offrent en le quittant leur réglisse poivrée.

Le visage écrasé sur la vitre du passé qui le retient encore,

Olivier aux dents noires ricane.

 

EAMOFFOTILÉECONE.

ACHILLE, ONDINE ET LE MANDARIN …

Biousphère. Ondine ?

 

Achille poireaute …

Depuis son entrée à l’hôpital psychiatrique une semaine à peine a passé. Très vite il a dû apprendre à faire antichambre. Au pavillon « C », déjà deux fois il a attendu longuement que Marie Madeleine, la bombe de Dublin – deux fois déjà il a rêvé, au profond de ses nuits glauques de lui allumer la mèche – veuille bien le recevoir. Il a vite compris que l’attente est signe discret de pouvoir en ce lieu ouaté où rien n’est dit jamais vraiment, où tout se suggère du bout des lèvres souriantes de ces dames (salopes de poufiasses!) aux blouses blanches. «Allez Monsieur Achille, avalez donc ces saloperies qui vont vous guérir. Faites nous donc confiance, vous verrez comme vous vous sentirez mieux, gnangnangnan ….». Alors Achille fait son docile, il avale la poignée de pilules, en garde la moitié au passage qu’il planque entre dents du fond et gencive, ouvre la bouche en grand pour que la mégère lui ausculte la gueule, voir si par mégarde ! Le cerbère satisfait sourit et lui tapote le bras. La conne ! Aussitôt fait il recrache le paquet de cachets gluants, plus amers encore que ses angoisses, vite fait dans les chiottes. Et enfourne un cachou. Putain ! Celle-là c’est la pire, une petite falote à lunettes noires carrées, avec sa bouche de crabe peinte en rouge sang, son chignon maigre, ses seins de cafard et son cul concave. Achille n’a jamais aimé les culs plats, ces culs sans appétit, ces culs de malheur. Et cette Arlette là – c’est son prénom – il ne supporte pas qu’elle le touche de ses doigts osseux. Les autres sont moins pires, suffisamment ternes pour qu’ils les confondent, elles font leur job, sourient même parfois à ses blagues à tiroirs, à double sens, voire plus, toujours grinçantes. Il y en même une qui rit franchement, avec sa bouche et ses yeux, qui se gondole et lui pose la main sur le bras, une main douce à la peau nette, aux ongles roses joliment faits. Il l’aime bien celle-là. Faut dire qu’en plus elle s’appelle Ondine, c’est beau non ? Elle l’a vu un soir cracher ses cachets dans son mouchoir, ça faisait une tache rouge et bleue sur le blanc du kleenex et sur le coin de sa bouche aussi. Ondine a laissé glisser un voile sur ses yeux et a tourné la tête sans rien dire. Depuis elle le regarde d’un petit air triste, sauf quand il la fait rire aux éclats de sa voix sourde, l’oeil terne mais la verve intacte. La verge aussi d’ailleurs, mais bon … Par moment. Quand l’araignée sommeille. Il est prêt à tout pour illuminer les yeux d’Ondine et chasser la brume lourde qu’elle pose sur lui. On dirait qu’elle partage. Parfois quand l’atmosphère est au calme, l’après midi – tout les loufdingues, abrutis par la came, roupillent dans les piaules – elle s’assied face à lui juste avant le goûter – parce que là-bas ça bouffe beaucoup, ça compense en s’empiffrant à ras-la-gueule – et ils causent doucement. Ondine parle peu, il lui récite des poèmes, elle ne le brusque pas, le laisse venir des heures durant. Coup de bol (à moins que … ?) quand on lui a affecté un référent c’est Ondine qui a été nommée (ou qui l’a choisi, enfin il l’espère). Il lui lui décrit ses émotions, ses absences, son chagrin, sa colère – la bleue comme il la nomme – le plaisir qu’il prend dans le parc quand il court. Il lui parle d’Octave aussi qui le regarde arriver au bout de la ligne droite. Et plein d’autres histoires, courtes ou longues, à épisodes parfois, comme les feuilletons dans les vieux journaux, qu’il invente sans effort. Ondine semble boire ses paroles, la tête entre les mains, les coudes posés sur la table, le regard au loin par delà les murs. Ça peut durer un quart d’heure, parfois une heure, voire plus, quand y’en a pas un qui se met à grouiner comme un pourceau derrière une porte, d’un coup comme ça, fait chier ! Alors Ondine atterrit, ou amerrit c’est selon, fait sa moue genre «zut, suis désolée Monsieur Achille, on continuera demain …», se lève elle et court la trotte-menu voir ce qu’il se passe là-bas derrière cette porte qui vibre sous les coups. Sous le front plissé d’Achille, l’araignée reprend son ariette aigrelette. Le blues retombe sur ses épaules comme un linge mouillé glacé.

Or donc Achille fait le pied de grue …

Devant le bureau du Ponte. Il n’est plus là. Ses yeux voilés regardent à l’intérieur, il est à la chasse à l’araignée. A chercher à lui clouer les mâchoires, à la faire taire cette salope de garce qui lui file entre les neurones et lui griffe le coeur à saigner noir. Elle ne marmotte plus sa cavatine au beurre rance plus amère que le goût des médocs. Non elle geint comme un enfant qui souffre dans le noir de sa chambre, à sanglots courts et aigus. Achille a beau se crisper, grimaçant à se péter les veines, retenir son souffle à étouffer, serrer tous les muscles de son corps, même ceux qu’il ne connaît pas, jusqu’aux crampes qui le gagnent, rien n’y fait, la putasse chouine continûment, insensible à ses efforts terribles.

La porte matelassée de cuir noir, s’ouvre, Daniel Mesguich – enfin son sosie jeune aux cheveux noirs calamistrés – le regarde un instant derrière ses binocles rondes d’intello parigot et lui propose à voix très douce d’entrer. Marrant les voix dans les H.P, ils doivent se la limer tous les soirs.

Achille s’assied dans un fauteuil profond à s’endormir. Derrière son Roentgen de vieux bois garni de cuir patiné finement doré, le Mandarin, appuyé au dossier de sa Bergère style « transition» recouverte de cuir aussi fauve qu’épais, impressionne Achille. Un instant. Puis le Manitou se présente, Médecin-Psychiatre-chef de l’H.P. Puis silence, mais sourire mesuré, visage détendu avec cette étincelle particulière dans l’oeil qui invite à répondre et que souligne un léger hochement de tête. Achille prend son air d’abruti, mâchoire à peine décrochée, lèvre inférieure lourde, lui sort son regard spécial celui qui lui donne l’air d’un doux crétin mais pas dangereux, un regard étudié, travaillé au quotidien. Le silence s’allonge, l’atmosphère du bureau a quelque chose de chaud et rassurant, Achille s’enfonce dans le fauteuil et passe en phase II. La tête penchée vers l’avant, il affiche son regard «Orange mécanique», sa tête de psychopathe à sang froid bien décidé à défendre son droit à courir auquel il tient tant. Sa Sommité sourit de plus en plus, à presque rire en silence et lui dit à voix presque inaudible «Vous le faites bien … mais détendez vous et dites moi …». Alors Achille sourit à son tour. Un grand, un beau rictus de crotale, venimeux, menaçant, canines découvertes et front très bas. Napoléon ne semble pas s’inquiéter, il compulse le dossier ouvert devant lui, relève les yeux, regard perdu et lui dit sans le voir «Ce n’est pas le film de Kubrick que je préfère, et vous non plus je présume». Achille ne bronche pas mais renonce à lui balancer «Vol au dessus d’un nid de coucou» histoire de voir. Mais non ce con les a tous vus, tu parles ! Garde un instant baissée, il dit vouloir et pouvoir courir tous les matins, il en ressent le besoin, c’est vital, irrépressible. Et tant qu’à faire il veut être autorisé à suivre les cours de sport du matin. Aussi ! Stalénine ne répond pas d’emblée à ses demandes, il l’interroge sur les raisons de sa présence à l’hôpital. Achille, bouche pâteuse et verbe hésitant se concentre longuement pour répondre insolemment «Pas trouvé de chambre dispo dans les hôtels de Saint Trop’, ici c’est un second choix, le climat des Yvelines, vous comprenez !». Mais Fidel ne bronche pas et retourne au silence. Sans prévenir, l’araignée mord Achille à la nuque et distille dans son cerveau ramolli son jus d’angoisse. Une vague se met à rouler au fond de ses tripes en spasmes douloureux puis le déborde pour lui inonder les yeux. Un flot salé et silencieux qu’il ne peut empêcher le submerge, le libère, l’araignée se rétracte et le griffe un instant, couine salement comme un furoncle percé puis se tait. Honteux Achille se mouche, paupières closes et tête baissée, renifle, bredouille enfin «Laissez moi courir …». Hugo ne sourit plus, il a le front plissé, ses paupières clignent en rafales, sa bouche s’ouvre et se referme comme si l’air lui manquait. «Bien» dit-il, «bien, bien … soit». Achille bafouille un «merci» glaireux entre deux sanglots de bébé rassuré. La mer s’est calmée, il se sent vidé, presque un peu délivré. Un quart d’heure passe, ou une heure, il ne sait pas. Au fond de lui il ne voit plus qu’un point noir, un oeil de cyclope minuscule qui palpite sur les cristaux brillants que la mer enfuie à laissés.

Et le bruit apaisant d’un ressac régulier.

Achille le flapi, dans la nuit de goudron, s’est affaissé dans son fauteuil comme une vieille chouette empaillée. Les souvenirs l’ont dévaginé, l’air ambiant lui est plus insupportable qu’une soie tissée d’inox tranchant et de dents de requin. Il frissonne à houle continue. L’oeil doré de «Mont de Milieu» s’étale largement dans le cristal du beau verre à long pied que la lumière brûlante de la lampe inonde. Aux taches vert bronze mouvantes et aux reflets cramoisis des murs tapissés de rouge qui dansent dans les replis de la robe éblouissante, du coin de l’oeil le dépiauté s’accroche. Quelques éclairs fauves, moirés et capricieux, chatoient à la périphérie du disque cristallin. Comme jadis Achille attend que le passé reprenne sa douleur, qu’elle retourne au néant des souffrances vaincues. Au gnomon, aveugle la nuit, le temps s’arrête longuement, le soleil ne brille plus, les aiguilles sont figées, le vol est suspendu. Rien ne bouge ni ne bruisse, les respirations rauques des tortures enfouies ne peuvent lui parvenir, les cornages putrides des homoncules dormants non plus.

Alors Achille reprend forme et revient.

A ce vin frais habillé de buée. Pur or immobile qu’il lève précautionneusement. Le Chablis 2000 du Domaine Billaud-Simon le regarde et l’attend. Il s’est épanoui à l’air et explose aux cellules olfactives du célébrant. La citronnelle traverse la mangue, la pêche et le pamplemousse puis cède aux épices délicates. Quelques notes fines de miel, de tisane et de foin sec ferment la ronde. A l’avalée, une purée juste grasse de fruits jaunes et juteux inonde son palais conquis. Le jus sec lui semble moelleux tant la chair est riche puis le pomelo revient, retend le vin qu’une fraîcheur mûre allonge plus encore. Achille avale à regret, le coeur en paix et le kiméridgien imprime sa marque minérale et désaltérante. Sa bouche est en adoration.

A n’en plus finir.

Dans le verre vide

Une goutte grasse roule

Comme un dernier pleur oublié …

 


EFRAMOCATISÉECONE.

ACHILLE ET MARIE MADELEINE …

Le Titien. Marie Madeleine repentante.

 

L’après midi de sa première évasion …

Achille fut mis sous perfusion. L’équipe soignante avait décidé de le calmer. Docilement il s’était laissé faire. Allongé sur son lit, les yeux au blanc du plafond de sa chambre, il regardait filer les nimbus dodus qui traversaient la pièce. Il avait beau s’exténuer il n’arrivait pas à modifier leurs contours. Tous étaient petits, replets, identiques. Il aurait aimé voir courir des nuées effilochées, des cumulus crémeux gonflés de pluies lustrales, des stratus évanescents, un ciel varié qui l’aurait distrait. Mais les gouttelettes incolores qui descendaient régulièrement de la poche de plastique mou se diluaient régulièrement dans la grosse veine bleue qui battait sous la peau de son bras droit. Le niveau du liquide censé l’apaiser ne baissait que trop lentement, il se crut cloué là, ad vitam … Sous l’os de son crâne têtu il sentait bien que l’indifférence au monde le gagnait mais par un effort désespéré du peu de lucidité qui lui restait malgré la camisole chimique, sa colère, bien qu’anesthésiée grondait toujours. Il s’y accrochait de toutes ses forces. Sous le masque paisible de son visage inexpressif l’araignée balbutiait encore.

Deux jours d’immobilité forcée, deux jours entiers à regarder couler le poison qui lui brouille la tête insidieusement. Le troisième jour, de bon matin Achille repart, passe la porte et s’élance dans le parc sur les chemins enivrants en galopant comme un malade ! Sous ses pieds, les feuilles mortes aux couleurs exhaussées par la pluie, déroulent un tapis de couleurs saturées. Une palette automnale qui va du vert bronze au pur cacao, en passant par le rouge foncé des feuilles d’érables et le jaune d’or des sequins de Ginkgos à demi dépouillés. Achille veut débarrasser son corps saturé de ces molécules délétères. Au bout d’une heure, malgré la fatigue il accélère et ses poumons chantent. Le sang pulse dans ses veines, irrigue ses muscles qu’il assouplit. Sa foulée s’allonge, ses angoisses se dissipent, dans ses jambes les énergies terriennes montent et le nourrissent. Dans sa tête, l’araignée submergée par les endorphines se recroqueville et se tait. Mais elle n’a pas dit son dernier mot, elle sait bien que les blouses blanches sont ses alliées, elles attendent le retour du fou qui peine à retrouver ses sens.

Au dessus de lui les arbres se rejoignent et lui font haie d’horreur. Entre leurs branches noires menaçantes, le soleil pâle de l’hiver naissant le fouette de ses rayons tièdes. La tête lui tourne un peu. L’effet stroboscopique, comme un mantra de lumières changeantes l’anesthésie et l’aide à dépasser la douleur. Avoir mal pour submerger la souffrance. Les dards aigus des flaves aveuglantes lui brûlent la rétine et lui serrent le cœur à éclater. Dans ses artères le sang pulse violemment, sous son crâne les tambours du Bronx s’affolent, sur sa peau la sueur coule à rus continus, roule dans son dos, dessine sur son vêtement des formes improbables. Il fume comme une usine qui rejette au ciel ses polluants. Sous ses pieds Achille sent le sol spongieux qui le relance, il lui semble presque voler. Après une série de lacets sinueux entre les futaies il aborde une longue ligne droite bordée de grands arbres à demi dénudés et retrouve le ciel à l’azur peigné de reflets orangés. Au loin, sur un tas de bûches alignées au pied d’un gros chêne, un écureuil le regarde foncer sur lui. Un gros rouquin au pelage d’hiver, à la queue épaisse qui se relève en panache et tremble au-dessus de sa tête comme une perruque de carnaval. Achille se rapproche à foulées maintenant saccadées, l’animal ne bouge pas, pétrifié. Ses petits yeux en boutons de bottines vernies le suivent. Au juste moment où Achille arrive à sa hauteur, le petit animal disparaît d’un coup comme s’il n’avait jamais été là. Au passage de l’arbre, il l’aperçoit, pattes écartées, croché au tronc de l’arbre. Le bout de son museau dépasse à peine et son oeil brillant le fixe toujours. Sans trop savoir pourquoi, Achille le surnomme Octave.

Au retour l’escadron blanc l’entoure et piaille en faisant son gentil pas content. Achille le traverse sans un mot et file vers sa chambre, l’air méchant, en ressort à poil, fait face toutes affaires ballantes puis file porte d’en face dans la salle des douches. Dans le couloir ça jacasse, c’est aigu, blessant, ça lui arrache la peau. Il se retourne, hurle «MERDE !!!!» et s’assied sous l’eau bouillante. Longtemps. Le bruit de l’onde l’apaise, l’isole du monde. La tête posée sur ses genoux que ses bras enserrent, il fait la boule des origines sous le flot qui le rassure.

Le lendemain la marchande de pilules, l’irlandaise à la chevelure flamboyante, lui explique à nouveau et longuement les bienfaits du repos conjugué au traitement chimique. Achille se tait, perdu dans la contemplation de ses jambes galbées, vraiment belles, gaînées de bas verts qui remontent loin sous une jupette rousse du meilleur effet. Il a le regard tellement fixe qu’elle finit par comprendre, remue sur sa chaise, croise et recroise les jambes, tire sur sa jupe, retire et se tortille, mal à l’aise, gênée. Mais Achille lui, la croit flattée alors il relève la tête, lui envoie un regard torve, lui fait sa bouche molle de dingue et en profite pour se régaler de cette belle paire d’avant-coeurs conquérants que soulève la respiration de la grivelée, trop rapide pour être normale. La soie verte, un peu sauvage (?) qui emmaillote les deux superbes supposées poires oblongues, sous la pression se tend et baille un peu. Perdu dans la contemplation de cette créature à dorer à la broche, voire à griller au bûcher, Achille s’est retiré quelque part du côté du XVIème siècle Italien et voyage dans les allées du Louvre, l’oeil résolument accommodé sur les taches de sons qui décorent le minuscule carré de peau, laiteuse à souhait qu’il aperçoit au dessus du bouton de nacre prêt céder dans un charmant petit bruit de fil brisé. La Marie Madeleine repentante du Titien continue son babillage au charmant accent qu’il n’écoute pas. Lorsqu’il revient de son voyage émouvant, il l’entend lui demander son avis. Plus coi qu’un couard, Achille tire les rideaux et affiche le regard vitreux d’une huître de mer trop longtemps exposée au soleil. La doctoresse (quel vilain mot pour une si belle personne !) décontenancée par ce regard de noyé, bafouille un peu son prêche et finit par se réfugier derrière l’autorité du médecin-chef, elle lui annonce que rendez-vous est pris pour le lendemain. Achille, à l’abri de son regard absent, plus sourd qu’un ours polaire, continue de se la dévorer, de se l’imprimer profondément dans le bulbe pour s’en régaler la nuit venue.

A lui les délices nocturnes,

A lui la sérotonine à gogo …

Cette robe si pâle qu’elle en paraît blanche, Achille le rescapé s’y est perdu. Dans les ombres de la nuit qui l’entoure et les poisses visqueuses qui remontent du passé il se recroqueville, affalé sur son siège et s’accroche au cuir vert de son bureau. Du fond du cristal que la lumière vive de la lampe pare de fantômes ondoyants flottent les ombres blanches à peine entraperçues des blouses du passé. Elles nagent dans l’onde claire et les bulles fines qui cherchent l’air de la surface pour éclater en notes subtiles les renvoient en enfer. Ce vin que l’on dit de fête l’a replongé au temps de son double enfermement, dans l’espace clos de l’hôpital et dans celui plus subtil des affres de l’âme. Un champagne de Francis Boulard, un «Blanc de Blancs» pour l’occasion et «Vieilles Vignes» comme lui, vieux cep tordu égaré dans les vignes du seigneur en cette sinistre nuit du 31 Décembre 2012. Minuit a passé, le bruit factice des fausses embrassades – comme une troupe de rats ivres et bruyants – a traversé la ville. Voitures hurleuses, cris épars, chansons braillées, tronches congestionnées, sueurs glacées, choeurs dissonants étouffés par la nuit glacée qui tient à son silence. Qui reprend la maîtrise des espaces assoupis. Sa patience lourde a fini par assommer les corps qui tombent en fatras dans les villes immobiles. Les vapeurs malodorantes des gueuloirs à ras bord qui ronflent comme des outres gorgées cèdent enfin. Une fois encore le temps a vaincu.

Achille a frissonné …

Il se régale à plein nez des parfums purs du chardonnay brut nature qui chante le temps des fleurs, les fragrances fraîches des pêches blanches mûres et les volutes à peine beurrées des brioches chaudes le matin au réveil. Le vin lui est complice du temps qui le magnifie. Il n’est pas comme les hommes qui le haïssent. Dans la bouche attentive d’Achille le vin sourit (oui le champagne, enfin le bon, est un vin souriant), sa matière ronde, son gras léger, ses bulles fines le chatouillent, l’éveillent à l’harmonie du silence retrouvé. Au dehors la nuit continue à purifier l’air et la terre, tandis qu’au palais d’Achille le vin a laissé place propre au sel fin des terres qui l’ont porté. Pour un temps le champagne a lavé sa mémoire, ses bulles qui pétillent encore ont apaisé les phlyctènes douloureuses du passé …

Demain, il faudra bien

Que le Mandarin des désespoirs l’entende.

 

EMENOBULTILÉECONE.

SOUS LE PLAFOND D’ACHILLE …

Odilon Redon. Araignée qui sourit.

 

Achille n’arrivait pas à démarrer …

Collé au siège de sa voiture, à la nuit tombante en cette fin d’automne, comme une sardine dans sa boite, figé, hébété, cloué, il avait beau mobiliser toutes ses ressources il ne savait plus. Une seule phrase lui tournait dans la tête, aussi stupide qu’obsédante, «araignée dans ta tête, araignée dans ta tête …». C’est ce «ta» qui l’inquiétait ; mais qui pouvait bien lui parler, alors qu’à l’habitude il pensait, comme tout le monde (?) sans utiliser de pronom personnel et surtout moins encore à la deuxième personne ? L’étrange chant ne cessait pas, comme une incantation douce qui lentement l’immobilisait sur ce parking. Puis vinrent les suées, fortes, inondantes, qui viraient à la glace tant il faisait froid. La pluie ruisselait sur son pare-brise et brouillait le paysage monochrome. Le monde lui aussi suait. Il lui fallut bien trente minutes pour se calmer un peu et trouver le courage de lancer le moteur. Les deux kilomètres qui le séparaient de chez lui n’en finissaient pas, il se gara trois fois, le pouls à la folie. Quand il ouvrit la porte de ses pénates c’était comme s’il revenait au monde. Un peu. Les jours suivants il tenta, maladroit et fragile, de faire illusion et travailla en pilotage automatique. Quelques regards étonnés qu’il croisa, vite détournés, lui dirent que son malaise transparaissait quand même. Les matins d’après il eut de plus en plus de mal à s’extirper de son lit collant. C’était comme s’il avait fondu, comme s’il n’arrivait pas à se rassembler. Ses nuits étaient si blanches qu’il y voyait comme en plein jour. L’araignée souriait, fidèle, et gringottait sa comptine sans jamais faiblir. Par instants la petite bougie de sa conscience vacillait, il lui semblait fondre et couler dans les draps, la ritournelle tournaillait dans sa tête ouatée, c’était comme si son corps se vidait, comme si le sourire de l’araignée l’aspirait et lui suçait lentement les chairs Pour ne laisser, exsangue, qu’un sac de peau flasque et fripée sur le lit.

Une boule d’angoisse sous un drap.

Un sale matin il ne décolla pas. Immobile, les ailes visqueuses et la viande ramollie, il fut incapable de se lever, il ne pouvait plus que sanglouiller en silence. L’entourage s’effraya, il y fut totalement insensible et se recroquevilla sur l’angoisse magmatique qui le tenaillait sans jamais faiblir. Par moment il exhalait et grelottait. Il resta prostré chez lui plus d’une semaine, volets clos et lumière éteinte. A essayer de pondre deux idées à la suite. A chercher à se désengluer. Mais plus il luttait plus l’angoisse le gagnait. Elle s’était installée, elle avait pris le contrôle de son être, elle s’était épandue jusque dans ses cellules, comme le lisier sur la plaine. L’araignée marionnettiste avait enroulé son pantin dans sa toile, elle pouvait en faire ce qu’elle voulait.

Un ami médecin posa un diagnostic sur son trouble : «Dépression sévère» ! Rédigea une ordonnance longue comme une vie en lambeaux. Achille eut l’intuition, comme ça, un coup de tonnerre entre deux susurrements de l’arachnide, qu’il lui fallait s’éloigner, partir vite, ne pas se laisser digérer et s’occuper sérieusement de cette foutue prédatrice. Une semaine plus tard il taillait la route, contournait Paris, dans une semi somnolence humide qui lui gelait le front et les reins. Il ne respirait plus qu’à petites bouffées courtes.

A l’hôpital, il entra, indifférent, confus et rassuré à la fois …

Ses proches l’y laissèrent. A regrets larmoyants pour eux. Mais à son plus grand soulagement. L’araignée, néanmoins, continuait son lent travail, chuchotait sans répit : « araignée dans ta tête, miammiam …. ». Oui depuis peu elle avait ajouté ce « miam » dégoûtant à son cantilène et ce chuintement grasseyant l’écœurait et le paralysait au fur et à mesure que le temps passait. Littéralement, sous sa peau, il se liquéfiait. Seuls ses os le tenaient encore.

Une infirmière, plutôt matrone, l’accompagna jusqu’à sa chambre. Une cellule blanche sobrement meublée. Spartiate. Un lit étroit, un coin toilette, une armoire, une table et deux chaises. Ni petite, ni grande. Elle avait la bonne taille, celle qui rassure sans étouffer. La blouse blanche eut le bon goût de parler peu et ne lui donna rien d’autre que des explications matérielles sur l’organisation des journées. Sans rechigner, le soir il avala ses premiers cachets. Neuf. Trois fois trois. Bleus, blancs et rouges. Achille ne sourit même pas et s’endormit comme un bébé. Vu du ciel le pavillon « C », ressemblait à une étoile à trois branches, trois couloirs qui donnaient sur les turnes. Au bout de chaque bras du poulpe, les douches. Le centre du pavillon rassemblait les salles communes. Une grande pièce à vivre où les malades prenaient ensemble le petit déjeuner ou se distrayaient – enfin ceux qui en avaient encore le goût -, et un local attenant séparé par une baie coulissante et vitrée, le fumoir. Un bocal puant, toujours embrumé, garni de trois divans et de fauteuils assortis. Couleur chocolat, adossés aux murs, gris de nicotine, sous un plafond marronnasse. Dix huit chambres au total au fond desquelles se terraient dix huit cloportes plus ou moins en détresse. Dont Achille meurtri.

Le troisième jour il rencontra la psychiatre du pavillon. Une Irlandaise ronde aux pulpes harmonieusement distribuées, rousse à la peau laiteuse et grivelée, dont le léger accent charmant le berça. Engourdi par la chimie qu’il avalait, docile et silencieux, il avait la comprenoire en sourdine et des réflexes de paresseux. Il se perdit dans ses yeux verts comme les algues en prairie des mers Philippines. Il lui semblait plonger dans les eaux claires, il se laissa charmer par sa voix de sirène. Béat, il dit amen à tout, d’un hochement de tête léger. Satisfaite, elle souriait. Et lui aussi.

Niaisement, la mâchoire légèrement pendante.

Au bout d’une semaine à bouffer du « bleu-blanc-rouge », un matin qu’il se réveillait engourdi, cheveux d’oursin, bouche pâteuse et conscience alanguie, l’envie de courir le prit violemment. Le copieux petit déjeuner avalé, il enfila en trébuchant un jogging (en hôpital psy le jogging fait office d’uniforme !) et se dirigea vers la sortie. Il courut une heure par sentiers et chemins feuillus dans les allées du parc fermé de l’hôpital. Il se brûla les poumons, se gorgea le corps d’air frais et d’acide lactique, il fila comme si il avait le diable aux trousses, secouant l’araignée qui se cramponnait à sa toile. Elle continuait à chantonner tant bien que mal, les griffes serrées sur ses neurones à demi asphyxiées. Mais elle hoquetait sous le vent et sa complainte envoûtante avait un peu perdu de sa scansion.

A son retour une brochette de blouses blanches l’attendait !

De la réprobation dans le regard, sourcils froncés et mains crispées dans les poches. Mais comment ! «On» sort sans rien dire ! Pour courir en plus ! Pas question, il «lui» faut du repos. Du REPOS ! L’infirmière chef parlait et les poulettes autour de la poule mère hochaient la tête en cadence. Achille lui n’y comprenait rien, il reprenait son souffle.

Les médocs le tenaient encore bien.

Deux plombes du matin, l’heure du changement. D’heure. Deux fois l’an. Mais pas cette nuit. Une nuit noire de néant. D’hiver, de vent qui souffle, de giboulées sauvages qui font chanter les tuiles. A se blottir comme un hérisson dans son nid. Achille le descabellé ne dort pas, il se souvient de cette parenthèse douloureuse et jubilatoire à la fois. Qu’être enfermé, parfois c’est travailler à sa liberté. Et qu’à descendre on ne peut que remonter. A débrouiller l’écheveau de sa vie on prépare son futur. Poil au fémur.

Sous le cône de lumière bilieuse Achille fait son narcisse dans le cristal qui diffracte les rayons de la lampe jusqu’au cœur du vin en flamme. Les reflets soulignent la brillance rubis du jus et caressent les franges roses qui le bordent. Son disque est calme comme un mont que rougit le soleil levant. Montcalmès, accouché en 2005 sur les Coteaux du Languedoc, le fixe de son unique œil paisible. De la panse bombée du verre immobile, des effluves – crème de cerises et prunes mûres – lui ravissent déjà l’appendice. Aux parfums fruités, que le temps passé dans l’espace confiné du sarcophage de verre n’a pas tués, se mêlent des fragrances suaves d’humus et de champignons crus. Et comble de promesse l’élixir lui caresse déjà les salivaires. Épices douces et poivre fin les exaltent.

Achille lève le coude et porte le fragile buvant aux lèvres. Le toucher de bouche frais et soyeux le ravit, ce baiser, aussi goûteux que délicat renvoie en enfer ses souvenirs douloureux. Une chair ronde se déploie au palais, enfle, comme une coulée de larmes de joie au coin de ses paupières, gonfle à n’en plus pouvoir puis libère un flot de fruits mûrs que la cerise couronne. Le vin s’étire, c’est une soie sauvage gorgée de chocolat chaud, de café fumant, d’épices et de poivre. Sans jamais faiblir. La fraîcheur s’installe comme la brise l’été, le jus dévale l’après luette pour lui réchauffer le cœur et l’esprit. De sa bouche le jus s’en est allé sans vraiment la quitter, il lui laisse au palais l’organsin de ses tannins fins et polis et le désir immédiat de s’y rouler à nouveau.

Achille reste pensif néanmoins,

Le sourire venimeux de l’araignée,

N’a pas fini de le tourmenter …

 

EDÉMOCÉTIRÉCOBRÉNE.

ACHILLE SIMPLE LOOSER …

Pierre Soulages. Etching II.

 

Cette année là Mère Térésa ouvre un hospice à Manhattan…

Et Reagan le libéral n’a pas rougi non plus quand le taux de pauvreté a passé les treize pour cent sous ses fenêtres. « Mother Peace » par ici, « Rainbow Warrior » par là. Cahin-caha le monde n’avance pas. Fin juillet Michel Audiard décède. Fin mars c’est Chagall. 1985, une année plus «Mistral» que «Gagnant». Et chez Dire Straits, c’est «Money for Nothing». Les naissances sont sans intérêt, pas un Bouddha, pas une grande âme pour remplacer le matos envolé; quelques fades futurs petits suceurs de fric sans plus, quelques dindes aussi, à brailler dans les bouges plus tard.

Pas de quoi enflammer l’étoupe humide d’un Achille à plutôt marée basse. Se traîne le presque quadra. Faut dire que les années Tapie la baudruche, pas de quoi avoir la trique. Enfin si mais Achille non. Fallait le voir le splendide Bernard, crinière mouvante, faire le show à la télé, s’agiter d’un bout à l’autre des plateaux, futur tronche de bulldog et les mômes encravatés, regards béats qui se voyaient déjà en haut du CAC 40 ! Voyage au bout de la médiocrité. Même Tonton s’entichait de la baudruche. Un malin, un recycleur ce Tonton !

Alors Achille, entre devoirs divers et copies navrantes, rêve …

Achille plisse les paupières sous le soleil aveuglant. Si puissant qu’il semble boule de mercure en fusion, si violent qu’il a mangé tout son jaune. En gros plan sur le bord de la fenêtre une poire Hottentote assise sur son cul à contre-jour. La lumière la transperce et la chair de cette Passe-crassane juteuse et dodue, opalescente et fragile, brille comme une soie sauvage. Au centre, la coque fragile qui enchâsse ses pépins bat comme un cœur d’oiseau. Il lui semble que ce fruit trop mûr est en train de mourir. Que sa pulpe va se liquéfier, inonder le châssis, puis sécher, durcir et se déliter pour disparaître. Achille voudrait la sauver, la monter au frais du grenier mais il ne peut bouger, ses membres raidis n’obéissent plus. Il crie, appelle à l’aide, insulte les hommes et le ciel. En vain. Tapie le melon, lui, aurait eu tôt fait de te la choper la poire ! Mais, blette il l’aurait vendue, au mieux croquée.

Les images, les émotions se succèdent en rafales …

Une énorme Granny Smith le regarde maintenant, juste au bout de son nez. Verte à la peau lisse, cirée, elle lui semble plus grosse que saturne, moins menaçante aussi, elle bouche complètement son champ de vision. Les petits points noirs qui parsèment cette planète céladon craquent l’un après l’autre ? S’en extirpent en se tortillant des asticots translucides dont les cœurs minuscules, veinés de rouge, battent comme des paupières inquiètes. Achille est fasciné par la mort qui semble sourdre de ce fruit si beau, si pur, de ce réceptacle vivant de sucre et d’énergie. Les esches connaissent le chemin, qui rampent sur son nez et s’enfoncent au profond de ses narines. Dans son crâne qui fait tambour, il les entend qui résonnent quand ils percent la morve puis l’os. Une peur à vomir l’étreint mais il ne peut s’enfuir. Du coin de son œil droit, il perçoit, déformé, le premier asticot qui émerge de l’angle de son œil gauche entre chair et cornée. Gluant de sang et de matière cervicale, il a grossi et chuinte en se dégageant. C’est le bruit, ce grasseyement dégoûtant qui le fait gerber, plus que le spectacle.

Une nuée de papillons jaunes jaillissent de sa gorge. La pomme disparaît, il s’envole avec eux. Et le voici si haut,au dessus des derniers nuages, à l’exact endroit où le ciel noircit. Non loin de lui, le vortex de Léon, immobile et resplendissant tourne sur lui même, qu’Achille aux sens trop grossiers est incapable de voir. La terre que l’on dit ronde est face à lui, si lente qu’il ne la voit pas tourner. Encore une illusion qui tombe se dit-il. Tout est calme, très bleu, des bancs de cirrus, nimbus ou cumulus, aux formes gourmandes, vaquent au dessus des eaux. Les terres sont vertes, de sienne, ocres, orangées ; parfois au couchant elles se teintent de roses plus ou moins décrépies. La beauté n’a pas le temps de gagner Achille que le paysage explose de tous côtés. Il lui semble voir les terres se fracturer ; des anacoluthes en nuées attaquent les troupeaux d’aposiopèses qui broutaient paisiblement. Les océans bouillonnent des convulsions désordonnées qui résultent de l’intense mêlée, au sein de laquelle, Achille peine à reconnaître, tant ils sont hystériques – eux d’ordinaire plutôt flegmatiques – les enthymimétismes agrippés comme des furieux aux solécismes à demi étouffés. C’est alors que des hordes d’anantapodotons sortent des forêts, plus épaisses que des pubis du XVIIIème pour se ruer comme des vampires assoiffés de sens sur quelques tmèses pacifiques occupées à deviser, fumer de gros cigares et boire de bons canons avec de charmantes anastrophes aux zeugmas dégoulinants. Achille n’en croit mais ! Le temps d’écarquiller très grand les yeux, que déjà, sur les terres comme sous les eaux gonflent de gigantesques volcans qui crachent leurs torrents de laves épaisses, verdâtres et si puantes que leurs miasmes montent jusqu’à lui. Léon en devient plus rouge qu’un timide épouvanté et se met à tourner comme une toupie folle et désordonnée.

Les laves s’épandent comme des diarrhées fétides, recouvrent les sols et remontent des eaux troublées. La terreur gagne les espaces éternels quand la terre se fendille, craque, implose et explose au même moment ! Les fragments fouettent l’univers jusqu’en ses confins. Orion trémule, Sirius bégaie. A trop se regarder la syntaxe les rhétoriciens ont précipité la fin du monde. Point besoin d’être Maya. Dans l’espace, plus lumineux qu’un Soulages sous la clarté des étoiles, Achille, effaré, qui a perdu sa maison, se voit condamné à errer dans l’interstellaire jusqu’à la fin des temps.

Au réveil, Achille le looser est en larmes

Et le jais liquide qui roule sur ses joues

Laisse les traces noires

D’un désarroi profond.

Cette nuit aussi, la nuit outrenoire d’Achille le désintégré brille comme un Soulages profond sous les flèches lumineuse de sa vieille lampe de bureau qu’encrassent les poussières des temps accumulés. Au dehors les vents soufflent et ne sont pas zéphyrs, non, ils rudoient arbres et tuiles, dessillent les lampadaires dont les lueurs vacillent sous les bourrasques. A regarder le coeur de ce vin qui brasillait comme un soleil mourant Achille a replongé au temps de ses interrogations vaines, dans le souvenir de ses vacuités culpabilisantes. A la remontée des anciennes ténèbres, il reste pétrifié un instant, les tempes battantes et la conscience affolée. Mais dans le verre à fine tige, dans la rondeur du cristal épanoui, le vin, de son regard sombre aux reflets grenat, qu’agite et adoucit la lumière ambre clair de la lampe, le fixe. «Phidias» il se nomme, le millésime 2010 ( 60% syrah et 40% grenache) l’a sculpté sur les Coteaux du Languedoc, au Clos Romain près de Cabrières. Nom de Zeus marmonne Achille, Rome et Athènes dans la même bouteille et vinifiés puis élevés en amphores de terre cuite de surcroît ! Un moderne qui sonne comme de l’antique.

Sous son nez qui se penche une pivoine rouge déploie sa corolle, puis des effluves douces mais puissantes et crémeuses, de fruits rouges que la mûre domine, que la garrigue, le ciste et le thym épicent agréablement. Quelque chose d’un peu sucré aussi le surprend. Yeux clos comme à son habitude, Achille, lèvres entrouvertes au buvant du verre se recueille, chasse les derniers nuages qui lui assombrissent l’âme puis accueille le vin comme il le ferait d’un oisillon fragile. Le jus ne l’agresse pas, bien au contraire, sa crème lui caresse la bouche du bout de sa légère sucrosité, histoire de l’amadouer sans doute, car très vite le vin enfle en bouche, affirme la puissance du sud qui l’a porté, sa matière suave se déploie en vagues fruitées que recouvrent la garrigue et le zan poivré. Caressé par les rondeurs des amphores, sa puissance, bien que tempérée, n’en reste pas moins patente. Puis la matière s’entrouvre, une flèche épicée, minérale aussi, le retend un peu et l’allège. Passé le détroit de la glotte, Achille sent la chaleur du vin l’inonder qui le délivre enfin de son spleen rebelle et lui réchauffe coeur et corps. Le vin marque longtemps sa bouche de ses tannins fins, réglissés, épicés, salés aussi. Schistes obligent …

 

EPUMOTRÉTIFIÉCOENE.


ACHILLE ENTRE CHAT ET LAPIN …

Guido Mocafito. Nature morte au lapin.

 

Mais la vie n’est pas bangka fuyant sur l’huile des eaux calmes.

Le plus souvent elle est barcasse fragile roulant sur les vagues écumeuses des jours, esquif désorienté, maltraité par les fureurs rugissantes de la mer à l’aigre. Achille l’a, croit-il, bien compris. Petit bouchon de champagne il flotte, roule, plonge et remonte ; malmené par les vagues gigantesques qui le rudoient il ne coule pas. Il sait bien désormais que rien ne lui sert de se vouloir dur comme vieux teck sec, sauf à sombrer.

Ce matin Novembre fait son Avril, le ciel est pur, d’un bleu intense, luminescent. Les arbres que l’hiver rampant dépouille peu à peu sentent leur vitalité décroître et jettent leurs derniers feux. Jetés au hasard des forêts, les touches d’incarnat vif, les flavescences étincelantes, les marcs fondus qui peignent les feuilles trilobées des érables illuminent le pelage fauve et havane brûlé des bois de leurs flamboyances brasillantes. Comme un vieux volcan prit d’une folle et dernière ardeur dont les spasmes mourants raviveraient les laves depuis longtemps figées. Novembre est un menteur et Achille le sait ! L’automne 1983 est ainsi, qui a vu le Sauternais exulter.

Tout au bout de la rue, en son plein milieu, un lapin immobile corps en travers et tête tournée vers lui, le regarde. Il est environ quatorze heures, un linge blanc, albâtre translucide, voile lentement l’azur du ciel ; l’atmosphère phosphorescente est au changement de temps, l’humidité imperceptiblement gagne. Achille à l’arrêt rit en silence, ce lapin aux oreilles trop courtes n’est qu’un chartreux inquiet d’être ainsi surpris. Quand la pluie arrive, se dit-il, les chats ressemblent à des lapins. Il frappe le sol d’un coup sec et le matou, d’un coup de rein gracieux, se glisse dans une haie touffue et disparaît à sa vue. Achille est triste, il aimerait être ce lapin capable de se transformer à volonté, pour traverser la rue de sa vie présente et réapparaître incognito et libéré, dans un ailleurs tout neuf .

Le vent forcit, arrachant aux eaux agitées des brouillards d’eau pulvérisée qu’il emporte en tourbillons salés aux ventres des nuages noirs gavés qui alourdissent le ciel. Le bouchon, qui fut de champagne, glisse sur les vagues gigantesques qu’il remonte à toute allure pour retomber toujours plus loin, les tripes saignantes et le cœur entre les dents. Brutalement le ciel s’ouvre comme une mer rouge et des trombes d’eau tombent en flèches tièdes. Achille planté au milieu de cette foutue rue déserte est instantanément trempé. Les nuages se referment aussitôt, la pluie cesse tout aussi brusquement. Bleu, tout bleu, de suite le ciel est à nouveau bleu. Se pourrait-il que le temps reparte en arrière, que le chat au milieu de la rue refasse son lapin puis que ça recommence, encore et encore ? La rage l’étouffe mais la vie s’en tape, un sentiment d’impuissance l’écrase au sol, il a beau se débattre rien n’y fait, la vie est plus forte que lui, il ne sortira pas de ses rails ! La liberté n’est qu’une invention de philosophe rêveur, Achille est pétrifié par l’évidence. Pas plus que les arbres il n’empêchera ses feuilles mortes de tomber qui repousseront ensuite, jusqu’à ce qu’il pourrisse sur pied, un jour, un soir, une nuit, va savoir ! Ou que la foudre le décapite un matin qu’il ne s’y attendra pas. La nécessité est plus forte que le hasard, Achille se sent pion dans l’ordre des choses qui le dépassent et lui échappent.

En ce jour du lapin-chat il ravale sa suffisance, son insolence de gommeux, son petit ego qui lui crevait les yeux se dégonfle sous la pluie froide et, nu sous ses vêtements mouillés, Achille tremble plus de rage que de froid. Un tourbillon de feuilles mortes qu’entraîne le vent qui s’est levé, l’entoure. Sur les trottoirs pas un arbre n’a bougé.

Depuis ce jour, il lance des pierres aux chats de rencontre mais n’a plus jamais tiré un lapin de passage.

La nuit qui suivit fut nuit de garenne, de courses échevelées dans un paysage d’après l’Apocalypse, fumant et minéral, derrière un lièvre fuyant qu’il ne rattrapait jamais. Il avait beau hurler «Lapin attends moi, je ne veux que te sauver des fous qui veulent te mettre dans leurs casseroles !», celui-ci détalait de plus belle et ses zigzags foudroyants le faisaient souvent choir comme chiffe molle. Il s’accrochait pourtant, saignant et chuintant comme un soufflet de forge, les jambes en sang, les yeux hors de la tête. Derrière lui les poursuivants armés tiraillaient et gagnaient du terrain. Au détour d’une combe abrupte un chat gigantesque surgit, tous poils hérissés, crachant et feulant, négligea Achille et fit barrage aux assaillants. La mitraille s’intensifia. Achille entendit les cris de douleur de l’animal et le bruit sourd des impacts dans la fourrure épaisse. Le lièvre stoppa net et se retourna, redevenant le lapin-chat de l’après-midi ; Achille, à bout de force et de souffle en fit autant. Non loin d’eux sous les volutes de poussière, au cœur cette nuit blême qu’éclairait une lune rousse cyclopéenne, l’énorme masse du chat, immobile désormais, lui tournait le dos. Comme un mirage au désert le lapin trembla, sa silhouette se dilua lentement pour disparaître au bout d’un dernier soupir. Le chat rapetissa, retrouva sa pelisse de l’après-midi, s’allongea en ronronnant doucement, regardant Achille de ses yeux d’ambre. Puis se mit, langue crissante, à sa toilette. Le paysage terre de sienne était vide, ni cadavres, ni pétoires, le chat était indemne. Achille eut beau chercher de tous côtés, rien, il ne trouva rien, que des pierres coupantes au flanc des talus et la poussière soulevée par ses pas. Il crut devenir fou.

Puis le jour se leva instantanément sous un soleil ardent.

Et le ciel est pur, d’un bleu intense, la rue est vide qu’aucun lapin-chat ne traverse … Il lui semble voler dans l’enfilade de la rue, il a beau regarder de tous côtés, il n’est pas là non plus.

Au réveil de cette nuit troublante, Achille pria Freud en pensée et regretta qu’il fût mort si tôt, ou plutôt qu’il fût lui même né si tard. Car il avait beau revivre son rêve, encore et encore, scène après scène, il n’y comprenait rien. Cela le mit dans une forte colère, une de ces colères latentes, une de ces rages qui couvent sous le sourire ; il ressentait bien comme une effervescence intérieure plutôt inhabituelle mais il ne savait pas que c’était cette lèpre rampante qui le consumait lentement et lui gâchait ses heures, ses jours et ses nuits plutôt bleues entrecoupées d’insomnies récurrentes. Au bout de quelques jours il finit par comprendre que ce rêve à l’interprétation résistante l’agaçait en sous main ! L’image du bouchon de champagne fragile, malmené par la mer démontée, lui revint en mémoire. Il rit, amèrement, peu fier de lui, mais il rit et se mit en configuration liégeuse. Ce qui l’apaisa sans résoudre le mystère. Mais dans les méandres de son cerveau, de son cervelet ou de son inconscient, l’étrange rêve faisait son chemin, ouvrant des portes, en fermant d’autres, le transformant si lentement qu’il ne s’en apercevait pas.

De la clepsydre,

L’eau du temps

S’écoulait lentement,

Et dans son coeur, l’hydre

Avait encore des dents …

Sur le bureau d’ Achille le décharné, un lièvre est passé en courant quand il a mis le nez au bord de son cristal perché, fragile sur sa tige gracile. Comme à son habitude, perdu dans la nuit du temps et de ses souvenirs, le fumet léger échappé du verre à peine versé lui a pris le coeur et voilé le regard. Alors Achille, sous la lumière ambrée de sa lampe a sombré. Au profond du passé surgi de « Les Évocelles », l’étrange lapin-chat à déboulé du creux de ce vallon de Gevrey Chambertin. Dans la bouteille du millésime 2010 du Domaine des Tilleuls il était tapi, attendant sagement qu’Achille le débusque. Puis il a bondi, entraînant Achille dans son sillage odorant, pour disparaître, à peine humé. Après une longue aération, alors que l’animal se perdait dans la pénombre, la pivoine, la rose, le sureau et l’églantine se sont échappés en fragrances légères de la robe grenat du vin. La cerise burlat, le cassis, la framboise ont pointé le bout de leurs chairs mûres ; en second rang, dans un léger nuage fumé, presque lardé. L’élégance olfactive et la précision des arômes arrachent un sourire aux lèvres crispées d’Achille qui ferme les yeux, renvoyant l’évocation de son rêve ancien aux gémonies avant de porter la bouche au buvant du verre. La fraîcheur de l’attaque lui plaît, le vin en bouche affirme sa présence, donne à aimer la finesse de son toucher puis fait le gros dos, belle matière qui s’étire ensuite et libère ses fruits. C’est un ru de fruits rouges et d’épices douces, marqués par le noyau de la cerise, qui roule dans sa bouche, s’ouvre sous l’acidité impatiente de sa jeunesse, qui lamine le jus comme le fait un chat au réveil. Achille rouvre les yeux tant ce vin au parfait équilibre, fin et élégant, l’émeut. Gourmand il le garde longuement au bord de l’avaloir, le mâche, le croque, le fait gicler sous la langue, le monte au palais, jusqu’à qu’il se soit entièrement donné. Avant de l’avaler à regret. Le vin s’en va, dévale son gosier mais lui laisse un peu plus que longtemps au palais sa marque, son empreinte, ses tannins ciselés, la légère amertume du noyau de la cerise et son grain de sel au coin des lèvres.

EFÉMOLITINECONE.

ACHILLE ET LA DANSEUSE ESPAGNOLE …

Et sur terre aussi, la Danseuse Espagnole ..

 

Des doigts tendres et fermes lui dénouent le dos …

Achille allongé sur le ventre, l’œil mi-clos se laisse faire. Le soleil baisse et sature les couleurs. Le sable blanc est chaud, doux comme une peau de levantine.

Sous la poigne agile qui glisse sur sa peau, puis par endroit s’enfonce dans ses muscles durcis, Achille récupère des fatigues aquatiques de sa journée, à explorer les eaux claires des Philippines. De la pulpe aveugle de ses doigts la jeune femme aux mains d’huile odorante lit son corps mieux que les plus modernes scanners. Elle possède cette science infuse héritée de sa mère, de sa grand-mère et de toutes celles qui l’ont précédée, ce don subtil du soulagement,qui décrispe les muscles et relance les énergies. La jeune femme n’est pas belle comme le sont nos fardées occidentales mais la douceur de son regard confiant et ses cheveux de jais luisant lui donne une grâce rare, délicate et fragile.

En ce mois de février 1990 qui lâchait sur le nord de la France ses rafales de neige en flocons collants, Achille s’était envolé de Bruxelles vers l’inconnu, comme ça, sans réfléchir. Partir pour fuir. Naïf besoin de caleter pour esquiver quelque chose qu’il ignorait mais emportait néanmoins avec lui. Depuis quelques années déjà, il s’était pris de passion pour la plongée sous marine qu’il avait découverte au hasard d’un voyage en Égypte sur les bords de la mer rouge, peu encore dévastée en ce temps-là. Pour lui, plonger sous bouteilles c’était comme vivre, enfin presque, ce rêve récurrent, quand il volait, sans effort au dessus du sol des petits hommes lourds, libre, absolument. Léger comme une bulle de savon sous la brise ces nuits d’oiseau planant le lavaient des lourdeurs de la vie. De son enfance il avait gardé le goût du sel sur la peau et celui de la caresse purifiante de la mer Méditerranée. Sous l’eau, à se laisser dériver dans les courants il retrouvait ses douze ans, l’insouciance et la joie.

A Hong-Kong, il avait retrouvé une bande de plongeurs inconnus avec lesquels il allait bordailler sous la surface lisse de la mer des Visayas. Ils s’étaient apprivoisés à force sourires et gentillesses échangées puis avaient atterri à l’aéroport de Mactan-Cebu après un dernier vol de quelques heures. La bonne ambiance, de rigueur en ce genre de circonstances, augurait d’un séjour agréable. Ni dindes piaillantes, ni mâles en rut dans la troupe. Non, des amoureux des dérives aquatiques, des plongées profondes, des courants obstinés, des nuits étoilées et des partages sans façons, une équipe de passionnés, mais pas trop.

La bangka à balanciers, fine, longue, étroite comme une lame, file d’îles microscopiques en îles minuscules sur la mer métallique. A cheval sur l’avant Achille fait sa figure de proue, le vent chante, il ne sent pas le grill du soleil ardent sur sa peau, le bateau, comme un scalpel de bois déchire la surface fragile des eaux qui cède en chuintant. Comme un homoncule égaré, balancé entre deux tranches d’organsin bleu. Entre l’azur du ciel brodé d’impalpable mousseline blanche et l’infini marin que cisaille le sillage d’ivoire de l’esquif lancé à pleine allure. Sous les flots cristallins les marlins naviguent en silence et leurs éperons ne déchirent que les rêves. Les trajets entre les îles minuscules enchantent Achille, la barque file sur le chant des eaux, il lui semble vivre sa vie en accéléré quand il tranche l’immobile cérulescent, mais il sait bien que le vent peut se lever et surgir du paisible, les vagues enfler à devenir mortelles, que l’azur peut passer au cobalt puis à l’encre noire, que le paisible voyage peut devenir géhenne, qu’il pourrait avoir à se battre sans espoir certain contre les éléments si l’envie leur prenait de le rudoyer. Comme une métaphore de la vie, toujours incertaine et changeante, radieuse ou délétère. Alors, Achille déguste chaque seconde du présent à petites bouchées précieuses. De Moalboal à Panglao, en passant par Apo Island et Siquijor, de sable d’albâtre en rocher hérissé, il sautille d’îles en îlots.

Quand il saute du bateau, harnaché comme un extra terrestre maladroit, dents serrées sur le détendeur, Achille quitte le monde de surface pour celui des aigues fraîches qui le portent comme un oiseau sans ailes. La mer n’est pas silence, elle est craquements, crissements, chuintements des bulles qui remontent en zigzaguant vers la surface comme des yeux de mercure fragiles, cris aigus, pleurs, sanglots liquides, mais elle est aussi mort des mots et des criaillements humains. Et le mental s’apaise qui laisse au regard le bonheur de ne pas savoir juger. Le regard qui ne sait plus où donner de la pupille tant les fonds sont riches, beaux et harmonieux. Un peu à l’écart du groupe Achille pédale à lentes brassées de palmes souples et survole les paysages changeants, multicolores de ces anciennes terres englouties. Toutes les mers sont d’anciens continents et toutes les terres deviendront mers un mauvais jour, quand il ne sera plus. Surgie des profondeurs une chaussette rayée file entre ses jambes, gondole, s’arrête, se retourne et le fixe un instant de ses yeux de mystère qui lui mettent le frisson à fleur de peau. Laticauda colobrina garde son venin mortel pour les proies à venir, l’ignore et repart en larges ondulations pour plonger au cœur du noir abyssal. Parfois la bangka lâche sa palanquée de petits pois noirs à l’entrée d’une passe, le courant violent les emporte comme graines sous le vent, les remous puissants jouent au ping-pong avec les corps légers qu’ils brassent, secouent et propulsent au hasard. Achille ne lutte pas et se laisse entraîner, membres écartés par l’infernale machine à laver, monte et remonte jusqu’à ce qu’elle l’abandonne. Il nage vers le fond proche, s’accroche au récif tête levée que gifle le fort mouvement du cristal bleuté des eaux et contemple d’en dessous, hypnotique, la surface aveuglante de la mer. Au bout d’un moment il distingue les silhouettes profilées des squales immobiles en maraude, les tourbillons multicolores des poissons tropicaux affolés, les carangues argentées et les bancs de barracudas rassemblés en rangs, les uns contre les autres, comme des flèches prêtes à jaillir du carquois. Au-dessus de la foule les requins marteaux brassent lentement, sans effort, le courant ; au bout de leurs têtes étranges leurs petits yeux d’escarboucle brillent et menacent. Comme une sangsue noire Achille, collé au sable, rit entre ses bulles, de sa bêtise, de son puéril égotisme, de ce putain d’orgueil humain qui emprisonne toutes les formes de vie dans un anthropomorphisme ridicule. «Mais laisse donc vivre la vie qui n’est pas la tienne» se dit-il entre deux respirations, «si tu ne veux pas que les requins te prennent pour une grosse loche affriandante». Alors le monde change quand Achille reconnaît qu’il est autre. Et cela l’apaise. A ne pas chercher de sens il ressent l’harmonie des lieux et de l’instant. Le temps s’efface, l’oubli le gagne, bientôt il est seul, perdu, tellement absent. Tous sont déjà remontés quand il pense à regarder son Suunto. Il affiche cinq bars !!! L’horizon est vide, le ciel s’est couvert et se fond dans la mer qui s’est creusée. La main de son binôme lui touche l’épaule, il tressaille de surprise et de peur. L’engueulade est courte mais intense, Achille conscient de son erreur se tait. Derrière eux le parachute rouge pointe sa tête à deux mètres de la surface. De la vague pliure, juste entre le ciel noir et la mer grise, la bangka surgit qui patrouille à leur recherche depuis un bon moment. Ça braille, ça rit et ça chambre dur tout le soir, ça boit aussi.

Sur le compte d’Achille, le rêveur des profondeurs …

Le dernier soir sur le pont humide qui brille comme une patinoire sous la pleine lune tous s’équipent pour la dernière, la plongée de nuit. Plus rien, plus de repères, comme un aveugle dans la poisse liquide et les peurs ataviques, acides et incontrôlables. Le faisceau étroit des torches fouille l’épais charbon, vite elles se rapprochent, frileuses, tremblantes, les mains se cherchent, se touchent et se rassurent, la mer grouille de vie. La nuit des peuples aquatiques c’est le jour des humains. Les épaisseurs liquides deviennent phosphorescentes, le plancton s’agite et s’égaie deavnt les gueules affamées. Sous la lumière ardente les couleurs resplendissent, le poisson lion vogue lentement toutes ailes déployées, les balistes scintillent, les coraux brillent de leurs feux variés comme des lumignons à l’envers. Le ciel est en bas ! Les anémones grasses balancent sous la faible houle et les poissons clowns, rouges, jaunes, noirs, violets s’y nichent. Achille s’approche d’un de ces bouquets de chairs veloutées et les clowns l’attaquent, frappent son masque à coups de nez cornés pour protéger leurs petits cachés entre les filaments. Les langoustes passent de roches en roches, seules leurs antennes mobiles les trahissent. Les coraux de feu, les sclératinaires tordus, les coraux roses, rouges, durs ou mous scintillent, les gorgones allongent leurs ailes rousses ou jaunes, les anthozoaires étalent leurs pétales raides. Le fond est un jardin de pierres aux couleurs surprenantes, de fleurs de chairs molles balancées par le rythme des eaux, tel un patchwork vivant. Achille nage au ralenti entre les récifs, tourne autour des patates coralliennes, se gave de couleurs, s’enivre de beauté.

Juste avant de remonter il défaille presque tandis que le nez au ras des pierres il se perd dans la contemplation des minuscules nudibranches, tâches flashies, électriques ou pastels tendres, aux gueules de monstres, effrayants et ravissants à la fois. Pendant qu’il se gorge de couleurs, au détour d’une colonne de corail une hexabranchus sanguineus, apparaît. Large et charnue, écarlate, elle est là, juste devant lui. Sa longue robe fragile ondule de tous ses plis de rose. Gracieuse, surnaturelle, la danseuse espagnole chaloupe au son d’une guitare absente, un flamenco lent, envoûtant et lascif.

L’incarnat brûlant de sa robe le fascine.

Achille suffoque de surprise,

Puis Natacha se met à vibrer

Dans sa mémoire émue …

Accroché aux ailes repliées de son bureau,dans la lumière jaune du phare de sa lampe Achille le rapiécé tangue encore, comme s’il revenait lui aussi d’avoir dansé. L’almée espagnole balance dans sa mémoire, le rouge étincelant de sa robe fulgure dans le cristal sous ses yeux. Une larme roule sur sa joue, qu’il essuie d’un revers de manche. Dans le giron du verre immobile un lac de rubis sombre ne danse pas. « Syrah Leone » la lionne ne bronche pas, un lit de rose borde sa robe. C’est qu’elle a déjà bien vécu. Au creux du cristal son regard noir le fixe. Ce Coteaux du Languedoc, né au Domaine Peyre Rose en 1996 embaume les épices douces qui enchâssent un confit de fruits noirs, de mûres, d’eucalyptus, de tapenade goûteuse, de vieux cuir, de tabac, de cacao, de café, de thym et de garrigue. Mais plus prégnantes encore, des fragrances de truffe, de zan, de fumée et de poivre noir lui montent aux narines qu’elles épatent. Largement. Natacha le regarde furtivement puis se dilue comme tannins évanescents. Alors Achille que gagne la soif se penche sur le buvant. Un jus crémeux un peu sucré glisse dans sa bouche, enfle, puissant, presque trop, la réglisse et le zan s’affichent violemment, envahissent et s’installent. La fraîcheur qu’il attend ne vient pas, la puissance domine et la matière imposante ne crève pas son cœur, ne libère pas la fraîcheur qui l’aurait relancé. Achille avale enfin. Sur sa langue attentive, les tannins polis, fins mais encore conséquents, augurent d’une longue vie longue de patience. Plus que la sienne peut-être. Le zan dure et dure toujours, le poivre aussi.

Achille est perplexe.

Quelque chose lui manque,

La danseuse espagnole,

Et sa grâce ?

Ou Natacha,

Toujours ?

 

EONMODUTILANCOTENE.