Littinéraires viniques » Christian Bétourné

COMME LE BEAU FENNEC ROUX.

11944618_10204658416285821_1938359797_n

Le quasi fox de La De Lan.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

Grand silence de minuit et l’esprit aiguisé

Comme la faux la nuit comme la faux la mort

Comme celle qui tranche tout ce qui n’est pas vie.

—–

L’Eros noir a souri de ses ailes déplumées

La lumière de l’enfer qui sourd de ses traits

Un être maléfique au corps de soie fanée

A hurler dans le vent au milieu des sorciers.

Des enfers a surgi une fleur vénéneuse

Aux parfums envoûtants sourire de tubéreuse

A vous glacer les sangs à vous crever les reins,

Par les chemins étroits les sentes lumineuses

La cavale a frémi les gargouilles ont craché

L’or de leur venin vous qui ne voyez rien !

—–

Petit peuple rampant dans les marais géants

Aux écailles lustrées aux haleines livides

Quand vous apparaissez vous sonnez l’olifant,

Les grands chênes se tordent les orties à la peine

Couvrent vos corps saignants de pustules dorées

Jamais vous ne verrez celles qui sont des reines

Et leurs corps se tordent quand vous dormez gisants

Dans les combles encombrés de vos esprits éteints

Vous avez oublié les clés de vos espoirs

Les vents doux du désert le chant des alouettes

Les licornes sacrées leurs seins des avaloirs.

—–

Grand silence de la nuit et l’esprit embrumé,

Comme le beau fennec roux qui court dans les rochers

Comme ma main tremblante aux ongles arrachés.

LÀ OU NUL NE SAIT.

11666965_10204369455261976_2136515968_n

La boule aux fenêtres de La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

J’ai nagé à Porto j’ai tué des Maltaises

Dans le golfe brassé j’ai équeuté des fraises

Sur les rives du Maghreb les montagnes pelées

Dévalant les falaises j’ai vu ma peau saigner

La verte Kabylie et ses douars engourdis.

J’ai bu Macao les bouges et les dandies

Apollinaire Shanghai un curé des racailles

Me suis lavé les mains appris à lire en braille

Dans les sables au désert des fennecs m’ont souri

Les filles aux eaux trop claires et leurs fruits adoucis.

Au confins des étoiles au travers des trous noirs

Derrière les galaxies au-delà des miroirs

J’ai croqué des criquets rôtis comme les pis

Des donzelles en dentelles perdues comme leurs vies.

Tout près d’Oulan-Bator aux croupes distendues

Des vols d’oiseaux de proie queues molles becs à l’affût

Le vent souffle et caresse les herbes sur ta couche

Un peu comme tes baisers qui ont frôlé ma bouche.

Il m’a fallu oui croire au courroux des grands Dieux

Qui planent dans le ciel et menacent de leurs pieux

Les petits hommes maigres, mauvais, sinistres gueux

A Tolède enfiévrée ses patios délicieux

Les lames effilées au revers des boiteux.

Me suis saigné les veines aux piques des barbelés

Qui enferment les coeurs et déchirent les pieds

Un cheval en folie perdu en Mongolie

J’ai sauté sur sa croupe comme un Elfe en sursis

Les sylphides joueuses m’ont noyé dans leurs eaux

Le soleil se couchait sur les atolls royaux

Des tortues vertes pondaient sur leurs rivages blessés

Leurs œufs comme des perles rutilantes enterrées

Ménestrels arcs-en ciels de plumes enflammées

Trémolos de gosiers palmes et flèches rapides

Affamés et cruels regards et becs acides

Crevaient les nids cachés et tuaient les nubiles.

Mon Dieu qu’il était doux de planer sur les îles

A la fin je suis mort pour renaître à nouveau

Je sortais du cercueil pour gésir au berceau

Je n’en finissais pas d’aller de revenir.

—–

Pour connaître la mort j’aurais donné mes yeux

Et les trésors des rois même des filles nues

Une main de mes deux et maudire les vertus.

Mais nul ne sait jamais ! Seul Thanatos pourrait

M’emporter promener là où personne ne sait.

HALLGERD ET NJÁLL.

Processed_SAM_odinn

Odin avec Hugin et Munin.

 

 Couvertes de landes basses la plaine se coule entre deux collines surmontées de rochers de granit à demi délités par les vents infernaux du nord. Au sommet de l’une d’elle subsiste, aiguë comme une lame finement affûtée, une pointe de pierre grise piquetée de taches blanches et de lichen verdâtre. Là-bas les vents sont si forts que des hommes deviennent fous. Au plein milieu de cette étendue plate, un vieil arbre au tronc épais, tordu par la furie des bourrasques et des hivers mortels, pointe ses quelques branches noires et tourmentées qui semblent égratigner les nuages épais, courant à vive allure dans le ciel bas, comme une horde d’ours affolés.

Le torse penché, les poings bandés de toile grossière, Njáll frappait en cadence, de toutes ses forces, le tronc noueux de l’arbre. Qui ne bougeait pas. Les bandelettes rougissaient à mesure qu’il cognait, les os blancs de ses jointures apparaissaient, mais il ne faiblissait pas, respirant bouche ouverte, éructant et grognant. Parfois il hurlait pour surmonter la douleur et frapper plus fort encore. Son torse ruisselait malgré le vent froid déchirant. L’homme n’était pas grand mais bien campé, et ses jambes courtes, musculeuses, collées au sol comme des sangsues au dos d’un animal rétif, maintenaient fermement son poitrail large aux pectoraux épais. Ses bras bourrelés de muscles sculptés et ses épaules rebondies s’activaient sans faiblir. C’était un combat sans enjeu, il le savait, l’arbre vivant ne broncherait pas, ne frémirait même pas. Le vieux frène dégageait un halo bleu électrique et vibrant qui enveloppait le guerrier en furie pour lui redonner courage et force. Le jour baissait quand Njáll s’affaissa, il soufflait comme le vent d’Odin à son paroxysme, et son haleine chaude sortait de sa gorge en longs jets de brouillard. Il but d’un trait l’eau de sa gourde de peau puis s’agenouilla un instant pour se recueillir devant l’arbre en remerciant Yggdrasill. Ses longs cheveux roux collaient sur son front, ses yeux gris foncé, agrandis par ce long combat contre lui même, fixaient l’horizon sans rien voir, sans rien entendre d’autre que les battements violents de son coeur déchaîné. Njáll était un homme mature, un víkingr respecté de tous d’un bout à l’autre de cette terre rude, peuplée en cette année 823 de clans toujours en guerre larvée. Héritier d’une lignée de Jarls, il régnait sur une petite communauté, une des plus petites de la région, redoutée pourtant, tant Njáll et ses guerriers étaient connus pour leurs qualités physiques et leur férocité au combat. On disait d’eux alentour qu’ils ne reculaient jamais. En ce temps là, le roi Horik 1er régnait sur le Danemark mais les Jarls en faisaient à leur tête, et le souverain qui devait chaque jour défendre son trône contre les chefs de clans affamés de pouvoir, prenait garde de n’avoir pas à affronter Njáll le fou et ses guerriers sanguinaires !

Vingt ans auparavant – il n’avait que vingt ans – mais déjà son courage au combat, sa force et sa résistance avaient dépassé les limites du village, il avait déjà dévoré plusieurs loups et cloué quelques évangélisateurs à son tableau de chasse. Quelques raids aussi. Au village le Jarl vieillissant sentait venir sa fin, la nuit, les valkyries lui parlaient à l’oreille, il avait bien oeuvré et Odin l’attendait. Alors il regardait Njáll, cela le rassurait. Il lui succéderait, il le pressentait. Thor veillerait sur lui.

Au village les femmes, jeunes et vieilles, craignaient Hallgerd, sa parole toujours respectée, ses ordres prestement exécutés. C’était une Armide, une enchanteresse de naissance, si brune, que les nuits sans lune elle se fondait dans l’obscurité, quand elle allait rejoindre, dans une grotte proche, un sorcier sans âge qui conversait avec les dieux. Il lui enseigna les mystères de la nature, les bienfaits et méfaits des plantes, la médiumnité, le pouvoir d’entrer en contact avec les animaux et lui confia, un peu, des secrets des forces indicibles et les potions magiques qui rendent vigueur et santé aux humains affaiblis. La jeune femme buvait les paroles du vieil homme et s’en imprégnait sans difficulté.

Hallgerd maniait aussi la hache et l’arc, avec une dextérité telle que même les hommes s’en méfiaient. De taille moyenne, sa chevelure noire qu’elle ne coiffait jamais, flottait au vent par tous les temps, ses yeux couleur de basalte gris vert tranchaient sur sa peau mate et sans fard, son corps robuste et souple à la fois ne manquait pas de cette grâce féline qui attire les regards et déclenchent les torrents d’amour et de haine. Elle aimait plus que tout enlacer d’un bras la proue effilée du snekkja en partance pour une expédition éclair et sentir monter dans son corps offert les ondulations enivrantes de la mer. Ses longs cheveux dansaient au vent comme un oriflamme funeste et les moines des monastères côtiers s’enfuyaient à la vue de cette diablesse caparaçonnée de cuir tanné à même la peau.

Njáll le pataud la bousculait souvent, cherchant à la séduire et cela finissait toujours en combats acharnés, ponctués de rires féroces et d’enlacements brutaux. Une nuit, sous la tempête qui rudoyait le snekkja, à l’écart des hommes rassemblés autour d’un feu de misère, Hallgerd se dénuda et d’un bond chevaucha Njáll, le maintenant fermement au sol entre ses cuisses serrées. Elle le chevaucha comme une furie. On eut dit Nerthus enfourchant Njörd. Ce fut un moment de jouissance animale, furieuse, l’union d’un loup et d’une goule d’amour qui leur vida les reins et leur fit fondre le coeur.

Ils se marièrent au retour, le Jarl se mourrait mais la fête dura des jours, la bière et l’hydromel coulèrent jusqu’à la mer, des hommes se noyèrent, des femmes enfantèrent sous la tempête, le froid était si vif qu’il fut plus fort que le vent, et la mer se figea, et les vagues gigantesques, grandes comme des volcans glacés, arrêtèrent leur course, donnant aux hommes le spectacle effrayant des enfers à rebours.

En vingt ans trois enfants étaient morts en bas âge, une fille et un garçon avaient survécu aux rigueurs du temps. Hallgerd et Njáll étaient amants, jumeaux, nécessaires l’un à l’autre comme les deux coquilles d’une même huître. Ce n’est pas qu’ils s’aimaient, non c’était plus encore, ils sentaient confusément qu’aucun d’eux ne pourrait survivre au départ ou à la disparition de l’autre. Et cela était leur seule faiblesse. Secrète. Eux le savaient intuitivement mais ils évitaient d’en parler et s’acharnaient à enkyster cette éventualité terrifiante au plus profond de leurs crânes épais. Hallgerd cauchemardait souvent la nuit, elle errait dans une forêt hostile peuplée de diables rouges et de monstres noirs, perdue, épuisée elle appelait Njáll, en vain, l’horreur se rapprochait, elle avait beau courir, tailler à coups de hache, rien n’y faisait, à chaque mort de l’une d’entre elles, les bêtes hideuses se multipliaient. Elles finissaient par l’encercler, une gueule plantée de crocs sales lui taillait la gorge, une autre lui cisaillait le ventre quand elle voyait enfin, entre les arbres morts, grossir la silhouette de Njáll. Mais elle mourait, exsangue, et son cri se noyait dans un dernier long jet de sang. Elle se réveillait en nage, la gorge douloureuse d’avoir hurlé, à son côté, Njáll silencieux lui caressait le front en murmurant des mots tendres. Mais elle se tournait vers lui et lui mordait durement le sein.

Njáll ne rêvait pas, mais il lui arrivait de rester prostré, à demi nu, les poings en sang, les jointures à l’os, silencieux, le souffle court, au pied d’un arbre perdu, là-bas dans les landes, entre les collines.

QUAND PANDORA SOURIT.

11749629_10204472790445291_13185724_n

Sous le pinceau cinglant de La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

J’ai ouvert le coffret des folies dangereuses

La boite de Pandora la fière ensorceleuse

Et ses aciers soyeux comme la pêche fragile

Son regard qui englue les passants dans ses fils.

—–

Hécate au pouls d’albâtre et son regard salé

La tenait par la main au hasard des forêts.

Sur le chemin les ronces sursautaient dans le noir

Les racines frissonnaient en oubliant de boire

—–

Quand je me suis jeté aux pieds de Pandora

Toutes les bêtes hurlaient à déchirer leurs voix

Les arbres déchiquetés par leurs souffles horribles

Jetaient au coeur des mares les feuilles de toutes les bibles.

—–

Moi le pervers si fou polymorphe et naïf

Je ne voyais rien tant, j’étais déjà captif

De ses lianes tordues ses fruits murs si blonds

Et son parfum musqué me fit fondre jusqu’au fond.

—–

Les éclairs de Zeus tonnaient dans le lointain

L’air sentait le soufre, la myrte et le benjoin

Les ondines et les gnomes se terraient sous les troncs

Sur le lac endormi se balançaient les joncs.

—–

Les siècles défilaient, les roches éclataient

Les vies se défaisaient et puis elles renaissaient

Je ne voyais plus rien tout allait au chaos

En riant et pleurant je suis tombé de haut.

—-

Quand Pandora sourit la vie enfle et je plie.

BLANCHE ET STANLEY.

11348931_10204192538839176_737876701_n (2)

Le Kilimandjaro avait disparu dans la brume. Ils s’arrêtèrent, ils n’y voyaient plus goutte et la chaleur humide les étouffait. Seuls les cris rauques des singes hurleurs accrochés aux branches touffues des grands arbres invisibles les rassuraient. Oui la forêt continuait à vivre, la ouate avait gommé le monde des humains mais la faune n’en avait cure. Autour d’eux ce n’était que reptations gluantes, bruits secs de branches cassées, claquement de la pluie sur les feuilles, feulements étouffés et piaillements criards.

L’atmosphère était torride, pourtant Blanche grelottait. Elle était complètement trempée, sa longue chevelure rousse, si généreuse, tombait en queues de rat, lui amaigrissant les traits, ses yeux gris lui mangeaient le visage qu’elle avait pâle malgré le semis de taches de rousseur qui piquetait ses pommettes hautes. Ses lèvres, ordinairement roses, tremblaient, elles ruisselaient et pâlissaient peu à peu jusqu’à blêmir. Elle crut qu’elle allait fondre et se dissoudre dans la terre grasse, elle se sentait lentement absorbée par les forces affamées de la nature. Un bras entoura ses épaules tandis qu’une voix douce murmurait à son oreille des mots qu’elle ne comprit pas tout de suite mais qui la ramenaient lentement à la conscience. Stanley, tout aussi liquéfié, faisait de son mieux pour la réchauffer. Ses grandes mains noueuses la frictionnèrent vigoureusement. Il l’avait serrée contre lui et sa chaleur la gagnait peu à peu, il était si chaud, si tendre, si aimant, plutôt que de se diluer dans le sol, elle aurait voulu mêler ses chairs à ses os et disparaître en lui. C’était chez elle, depuis toujours, un fantasme récurrent. Qu’il l’absorbe, qu’elle devienne sienne, que leurs cellules se mélangent à ne plus pouvoir les distinguer, qu’elle meure pour renaître en lui, avec lui, qu’ils ne soient enfin plus que deux en un. Le visage sombre de l’homme s’écarta du sien, il riait. Perdue dans son rêve de fusion elle n’avait pas entendu, mais elle s’esclaffa avec lui. Elle se noya dans ses yeux quand elle réapparut à la surface du monde, des yeux sombres comme le ventre de la terre, noyés dans une barbe ténébreuse et épaisse, dense comme les forêts alentours, des yeux lumineux pourtant, qui ne brillaient que pour elle à l’instant où le soleil perça le brouillard. La pluie avait soudainement cessé et la végétation dense brillait de toutes ses feuilles. En une seconde le paradis venait de détrôner l’enfer.

Une semaine auparavant ils ne s’étaient jamais vus.

Stanley métis anglo-indien avait quitté l’Europe et la Légion en 1900. Successivement placier dans les milieux financiers un peu louches de Londres, puis voyou de petite envergure, il avait accumulé les délits et s’était retrouvé dans la Légion Étrangère, baroudant quelques années dans les colonies françaises d’Afrique. Il avait déserté le 31 décembre 1899 sans armes ni bagages, pour se retrouver, après un périple incertain en Afrique de l’est, sous protectorat allemand, dans un village sans nom au pied du Kilimandjaro. C’est ainsi qu’il s’était auto proclamé guide, le seul guide blanc du coin. Au début du siècle quelques européens à la recherche de sensations nouvelles arrivèrent dans la région, et bientôt Stanley se fit une petite réputation dans le petit monde des riches oisifs en quête d’émotions africaines. Il approchait de la quarantaine et ses dents blanches qui souriaient entre ses lèvres pleines, lui donnaient un charme particulier très apprécié des aventurières en dentelles. Son teint buriné par le soleil et sa chevelure noire en désordre ajoutaient à son naturel enjoué un petit côté hollywoodien, devantlequel les belles dames aux ombrelles ajourées se pâmaient volontiers. Stanley vivait surtout de leurs largesses et des quelques courses qu’il menait en moyenne montagne. Car l’homme connaissait ses limites et ne dépassait jamais les lisières supérieures de la forêt pluviale, se contentant, une fois atteints les 2500 mètres, de déboucher sur les prairies broussailleuses d’où ses clients pouvaient admirer les sommets enneigés. Et tous, fiers et ravis, la tête embrumée de souvenirs glorieux, redescendaient bravement au village.

Blanche était arrivée là par hasard. Son père, irlandais bon teint, aimait follement l’Afrique, elle exerçait sur ce grand lecteur une attraction que les aventures de Livingstone et Stanley n’avaient fait qu’exacerber. Il projetait depuis longtemps de voir enfin ce Kilimandjaro terrible, mais deux jours avant le départ, le sort sans doute – plus que le caractère soumis de son épouse, alors qu’il frémissait déjà à l’idée du voyage imminent, une véritable expédition pour ce celte de tempérament casanier – avait bouleversé ses plans ! A sa grande surprise, son épouse fit volte face, et pour d’obscures raisons familiales refusa de l’accompagner. Aussitôt Blanche sauta sur place, dansa autour de son père comme autour d’un totem, le chatouilla, et remporta la place devenue vacante.

Le vent était rouge ce jour là, lourd de poussière de latérite quand Blanche et son père arrivèrent dans ce village sans nom au pied de la montagne. Le soleil au zénith écrasait le relief, et seules les neiges du Kilimandjaro osaient l’affronter, lorsque Stanley, saharienne claquant sous les bourrasques, foulard noué et casque colonial enfoncé jusqu’aux yeux, surgit devant la jeune femme. Elle crut un instant que le dieu des tempêtes se matérialisait face à elle, barbe d’ocre et sourcils maculés de terre craquelée. Apeurée et ravie à la fois, elle lui sourit. Puis il l’emmena, conversant avec son père, devant une cabane de planches et de torchis. « Vous êtes chez vous, départ demain à l’aube » leur dit-il. Dans la nuit le père, fatigué par le voyage, fut prit de fièvres et vomit toute la bile qu’il pût…

Une grosse araignée bleue descendit des arbres et se posa en douceur sur la main de Blanche. Son fil de soie se rompit, et les gouttelettes d’eau brillantes qui l’alourdissaient roulèrent autour de sa carapace. Stanley eut un geste pour la chasser mais Blanche retint sa main. L’aranéide était plus grosse qu’une cerise, ventrue, d’un bleu métallique, couverte de poils noirs, et ses quatre paires d’yeux jaunes la regardaient … crut-elle. Lentement l’animal monta le long de sa veste, s’arrêtant souvent, jusqu’à s’immobiliser sur son épaule gauche. La pluie cessa soudainement et la végétation brilla sous les rayons du soleil qui jouaient entre les feuilles. Un souffle de vent, léger comme une haleine tiède, eut raison de la brume humide. Blanche se retourna. Entre deux troncs, derrière elle, les deux yeux dorés d’un grand singe massif la regardaient. Stanley la serra un peu plus et lui fit signe de se taire. La jeune femme, déboussolée, égarée au tout fond d’un monde inquiétant, trempée jusqu’à la peau, entre l’étreinte odorante de l’homme dont elle sentait la chaleur contre son flanc, l’araignée bleue installée sur son épaule et le regard clair du grand primate au faciès de cuir noir, se sentait pourtant étrangement heureuse. Jamais comme à cet instant précis elle n’avait ressenti avec autant de force trouble le bonheur d’être en vie. Elle soupira doucement et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, le gorille avait disparu, l’araignée était remontée sur son fil. Et Stanley l’embrassait. Elle se dégagea doucement des lèvres douces – le visage lui piquait un peu, la barbe dure avait fait son effet – l’araignée se balançait doucement à hauteur de ses yeux. Elle soupira quand Stanley s’écarta d’elle, se redressa, docilement elle le suivit. La descente fut longue, interrompue plusieurs fois par le primate qui apparaissait régulièrement non loin d’eux. Quand ils sortirent de la forêt le grand singe noir cria plusieurs fois, puis trépigna avant de disparaître.

La nuit suivante, la jeune femme fit un rêve incohérent peuplé de visages inconnus, des hommes en armures ensanglantées, aux visages couturés, aux yeux crevés, galopant sur des chevaux en folie, un moine au regard triste ne la quittait pas des yeux pendant qu’une brute couverte de peaux de bêtes agonisait au pied d’un arbre. Ce n’étaient que hurlements, bruits de glaives entrechoqués et chants liturgiques psalmodiés. Juste avant qu’elle ne se réveille, un enfant fragile au visage translucide se mit à rire aux éclats. Un rire tendre et cristallin. De ses yeux azurins jaillissaient des gerbes de pierres précieuses scintillantes. Autour de lui une myriade d’étoiles constellées tournaient dans un ciel d’encre noire. Au réveil Blanche eut la certitude que sa vie commençait enfin.

QUAND TOMBENT LES GRAPPES …

1510491_10201208774246926_323898237_nQuand La De fait sa corrida.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

 

//

Sur les gradins des arènes de Béziers,

Les américaines, chaudes comme des brasiers,

Applaudissent, leurs mains qui s’échappent,

Hystériques, quand tombent les grappes,

Sous l’épée du toréador à la jolie cambrure,

Sur sa cuisse glisse le sang comme une parure.

Au surplomb, Hemingway tète son canasse

Il sourit de voir ces renardes, ces chiennasses,

Lui, le rougeaud, qui ne suce pas de la glace,

Il sent, poils hérissés, que sous leurs jupons,

Sourdent les jus gras et brûlants de leurs cons.

 ———-

 C’est au centre aveuglant du cercle magique,

Que virent et voltent ces sombres noces sacrées,

Qui voient le ciel, coulant comme une fournaise,

Flamboyer à la fine pointe, cruelle de glaise.

Quand le torero dans son habit, son glaive

Sent au profond de ses os les puissances telluriques,

Qui font s’écrouler la bête et bêler les Texanes.

Le soir elles se cambrent, visages de mantilles,

Teint de vanille morte, et culs gantés de blanc,

Elles supplient et implorent, les mains lourdes de tian,

Que plonge dans leurs pétards, le dard du tueur achalant.

———-

 Accrochées au flambeau du matador flambant

Prêtes à avaler sabres et banderilles,

A hurler, griffer, branler, lâcher leurs trilles,

Croquer les fleurs de leurs désirs ardents,

Qu’il plante, les insultant, dans leurs flancs.

Et les voici qui halètent, branlettes, les starlettes,

Quand Hemingway, plume trempée dans le bourbon,

Ivre d’alcool, de folie, de rumeurs, triste bouffon,

S’esclaffe, barbe de dieu et lèvres en feu,

Solitaire et déflagrant. Dans la nuit qui s’éternise

Il couche sur le papier ce feu qui les attise.

 ———-

 Sur le sable blanc, joyaux de soleil et de sang,

Tombent les fleurs, les foulards sous le vent,

Ronde belle, affriolante, pantelante et ravie,

Ma toute mousse, ma louve aux yeux alouvis,

Ta griffe, ma superbe, descabelle mon cœur.

L’AUTRE DANS L’UNE.

11114772_10204119685537889_6351631347273882741_o (2)

Quand La De voit double.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

Ma rousse là, la blonde ma, l’une dans l’autre

Mon autre va, blonde rit, ma rousse retrousse

L’autre dans l’une, mêlées, fondues, rondes et fessues

Gondoles et chants, Saint Marc je sens, elles ne sont qu’une.

—–

A Murano s’en sont allées, blonde est la rousse

Pâte rougie, tendre et soufflée, grâce et beauté

Ma ronde blonde, oui quand tu m’affoles, le vent se tait

Rousse ma douce ne me repousse tu m’éclabousses.

—–

Sur la lagune la brume blonde dort allongée

La lumière pâle mousse au tamis des nuages

Elle sourd douce elle éclabousse la soie des pages

Au bord de l’onde pure les fantômes oubliés.

—–

Vos farandoles vous rendent folles Dieu m’est témoin

Les figues mûres au pied de l’arbre quand vous chantez

Bouquets de fleurs grappes de fruits sont à vos pieds

Seul dans son coin, jaloux chafouin, pauvre témoin..

—–

Les ronds de l’elfe ronde s’enroulent à la ronde

Et le ciel gronde et pleure et tonne elle a parlé

Et la rousse et la blonde les belles vagabondes

La blonde et la rousse ne sais où sont passées.

—–

A l’elfe rousse et blonde qui jamais ne cesse

Je dis, je rêve, qu’à l’ombre de ses fesses

Matin soir et midi j’aime à me reposer

Mais jamais non jamais ne renonce je le confesse

A la rêver en boucles longues et reins cambrés.

ELSA M’A DIT …

71672_10201420739825933_18600015_n

Quand La De prend la mouche.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

Une nuit, Elsa m’a dit,

Crapaudine, christophine,

Endorphine, dopamine,

Toi qui ne m’as pas connue,

Non, je n’ai jamais aimé Aragon.

———

Puis un jour je t’ai reçue

Mon œil aveugle t’a reconnue,

Alors je me suis souvenu

De toi, et de ton torse nu.

Non, je n’ai jamais connu Aragon.

———-

Éclairs dorés, pain croustillant,

Plasticine, amphétamine,

Au carrousel de mes amours,

Tu es le seul qui soit velours,

Je te le dis, je te le crie.

———-

Oui, j’ai tant aimé Aragon.
Elsa, ce jour, est revenue …

JONATHAN ET MARIE-ADÉLE.

epeire-diademe-retouche-cri

Jonathan était tombé en vie aux confins des Marches de Bretagne. Dans une famille de serfs misérables. Son enfance n’avait été que travaux à la ferme – quelques arpents truffés de granit que Tudin son père décoffra sa vie durant à se rompre le dos – et sur la terre chiche noyée par les eaux froides que le ciel déversait à grands baquets, ne poussaient que poignées de légumes rachitiques, cela calmait à peine la faim récurrente de la couvée de maigriots que sa femme avait enfantés. C’est pourquoi Jonathan trima très tôt. Bien qu’il ne soit pas bête, et plutôt curieux des choses de la nature, il ne savait, pour sûr, ni lire ni écrire. A l’âge de six ans, il fut promu gardien de cochons. Une petite bande ridicule et bruyante qu’il lui fallût, du haut de sa petite taille, apprendre tout seul à dominer. Il baptisa l’énorme verrat Hermeland, un mastoc noiraud tacheté de blanc, et les deux truies – l’une était à demi albinos et l’autre incertaine – que le mâle rudoyait et mordait à chaque fois qu’il les honorait, furent affublées des doux noms de Célestine et Grisouille.

L’enfant passait ses journées, de l’aube à la nuit, à courir dans la lande. Le jour, il disputait aux bestiaux les racines dont ils se nourrissaient en croquant un quignon de pain de seigle rassis aussi dur que noir. A la nuit quand il avait rentré les bêtes, il avalait un brouet d’eau tiède agrémenté de rares feuilles de blettes, et s’écroulait, exténué, sur une paillasse crasseuse. Les porcs, qui logeaient dans la même salle de terre battue que la famille, lui tenaient lieu de chaufferettes. Jonathan connaissait tout des champs, des landes et des bois alentours, il n’avait pas son pareil pour observer la faune, il répondait aux oiseaux qu’il imitait à merveille. Couchés dans la clairière les porcs se taisaient, attendant qu’il veuille bien les ramener au bercail.

Mais ses véritables amours étaient les araignées. Jonathan passait des heures à les observer, et le spectacle des longues pattes courantes, élégantes et fragiles, le long des fils de soie perlés de gouttelettes d’eau translucides qui brillaient comme des opales au soleil levant, ou scintillaient comme mille astres rougeoyants sous les derniers rayons du couchant, lui mettait les larmes aux yeux. Les aranéides couraient sur ses mains, se glissaient sous sa blouse grossière, réapparaissaient le long de son cou, et l’enfant chatouillé, gloussait de plaisir. Sa préférée était une épeire, grasse, à l’abdomen distendu, qu’il surnomma « La belle ». Il battit quelques défenses autour de sa grande toile aux rayons parfaits, cachée au creux d’un épais bosquet, et chaque jour il lui offrait des insectes vivants qu’il capturait dans les hautes herbes. Quand elle n’était pas là, il murmurait son nom et la capricieuse le faisait un peu languir avant d’apparaître, superbe, au centre de sa toile. Alors il la regardait danser, elle attendait sa pitance, son gros corps rouge ocellé de blanc pur tressautait sur ses pattes griffues, et l’enfant croyait parfois voir luire une lueur de joie complice dans l’une de ses quatre paires d’yeux. Ce fut plus tard le dernier jour de la vie de sa belle amie qu’il connut son véritable nom : L’épeire Diadème. Mais il n’eut pas le temps de le lui susurrer à l’oreille en la caressant sous le ventre, comme il prenait plaisir à le faire quand elle venait se mettre en boule au creux de sa main.

Un matin, peu après ses quinze ans, Guillaume Raoul de La Guibourgère, bas-breton seigneur des lieux, escorté d’une escouade d’argousins aux mines inquiétantes, déboucha de la forêt proche et stoppa net sa monture au ras de la masure. Le père ôta son bonnet noir et mit genou à terre. Guillaume désigna d’un geste vague Jonathan debout dans l’embrasure de la porte. Le jeune homme avait bien forci malgré les privations, et les travaux de la terre en avait fait un homme râblé à la charpente épaisse et musculeuse. Il était grand pour l’époque et frisait bien les six toises. Entre ses mains noueuses il tenait un béret informe, et sa tignasse brune, drue et rebelle, lui couvrait à demi les yeux noisette et miel. Sans être beau son visage était régulier, et ses traits bien proportionnés étaient assez plaisants. Tudin se releva et pria le seigneur de lui laisser son fils, c’était l’aîné, sa femme était morte à sa douzième couche, les trois filles étaient trop jeunes pour lui donner main aux champs, et le puîné de la dernière n’avait pas huit ans ! Mais Guillaume fut inflexible, Jonathan fut jeté en travers d’un cheval, et la troupe s’en fut à grande allure. Quelques années plus tard, en 1675, Tudin se joignit sans hésiter à la révolte des bonnets rouges qui secoua durement la basse Bretagne, mais Louis XIV, par la main du Duc de Chaulnes, mata la rébellion et Tudin fut pendu avec d’autres à la branche d’un noyer, à quelques coudées de Carhaix. La ferme fut brûlée et les enfants passés par le fil. L’aîné n’en sut jamais rien.

Au château, Jonathan faisait le gâte-sauce, arrosant au feu des braises ardentes les gibiers odorants et juteux qui rôtissaient à la broche, et sa nouvelle situation lui plut très vite. Il oublia Hermeland, Célestine et Grisouille, la bêche, la houe et la serpe tout autant. C’est qu’au repas du soir, il aidait au service, et portait poulardes et gibiers des bois jusqu’à la noble tablée. Le seigneur, sa famille et ses hôtes de passage, ripaillaient férocement, ça se goinfrait, ça pétait, ça rotait à Dieu vat, les bûches de bois sec crépitaient dans la grande cheminée, il faisait bon et ça braillait pour un rien. La lumière chaude des candélabres disposés sur les tables, et les torches accrochées aux murs de la grande salle accentuaient les ombres et découpaient de grands puits de mercure en fusion dont la clarté aiguë éclaboussait les convives. A l’abri de l’ombre Jonathan observait la scène, et comme tous les soirs son regard finissait, énamouré, sur Marie-Adèle la benjamine du seigneur, dont il dévorait le minois jusqu’à pouvoir le garder de nuit au revers de ses paupières. Elle était aussi dorée qu’il était noir de cheveux, aussi pâle de peau qu’il était mat. Il aimait plus que tout le lacis de veines bleues et fragiles qui couraient sur sa gorge. La jouvencelle était taille moyenne, cambrée comme un roseau sous le vent, plutôt rondelette malgré ses attaches délicates, ses iris couleur de lac au printemps tournaient à la malachite quand le ciel se couvrait, et si ce n’était le tic régulier qui relevait la commissure gauche de ses lèvres, elle aurait eu la grâce d’une vierge de Carlo Dolci. Elle ne disait mot, soupait et quittait l’assemblée d’un air parfaitement froid. Cette espèce absence apparente proche du détachement cachait un tempérament vif. On la croyait hautaine, elle était volcan au repos.

Dans les allées du jardin à moitié sauvage qui descendait à la rivière, Jonathan croisait souvent Marie-Adèle. Elle se promenait en compagnie de ses chiens, le regard perdu au-dessus de la cime des grands ormes qui bordaient les limites des terres. Les molosses frétillaient bien avant que le garçon n’apparût sur les allées, et dès qu’il était à vue ils couraient vers lui en jappant. Lui les calmait d’une caresse rapide, et profitait de l’occasion pour approcher la jeune fille. Au bout de quelques temps elle se mit à lui sourire. Furtivement d’abord, timidement ensuite, puis le temps passant et l’habitude de la rencontre s’installant, elle prit confiance et lui sourit franchement. Un de ces matins de juin ou le printemps passe à l’été, le ciel était d’azur, l’air était déjà chaud, les chiens l’avaient débusqué, Jonathan s’approcha de la jeunette et lui montra craintivement La Belle recroquevillée au creux de sa paume, prêt à la refermer si elle manifestait la moindre peur. Mais Marie-Adèle ne cilla pas, au contraire, elle porta la main à sa bouche et rit un peu en avançant un doigt jusqu’à presque toucher l’araignée. Puis elle lui parla de Geffrelin, son gecko apprivoisé qui courait au plafond de sa chambre. Elle le nourrissait de mouches et l’animal les croquait dans sa main. Autour des deux confidents les chiens faisaient une ronde joyeuse. Leurs rencontres quasi journalières se firent de plus en plus longues. Trop, au goût de Guillaume, qui pria sa fille de mieux tenir son rang. Alors ils se croisèrent un peu moins, plus au secret, dans les chemins éloignés protégés par les bosquets feuillus. Marie-Adèle qui ne s’endormait plus sans penser au garçon, lui proposa de venir jusqu’à elle, un soir, visiter son gecko. Jonathan que la vigueur de l’âge tenait éveillé jusqu’à tard, et qui revivait peu chastement les moments passés avec la jeune fille, hocha la tête comme un benêt sans pouvoir dire un mot.

Jonathan avait pris du grade et secondait maintenant le rôtisseur en chef du château. A ce titre il était chargé de choisir et d’acheminer la volaille jusqu’en cuisine ce qui lui donnait entière liberté d’aller et venir à son gré. Il mourait d’envie de se glisser un soir jusque dans les hauteurs du château où logeait le jeune fille. Mais la crainte du seigneur…

Ces moments, devenus quotidiens, passés dans le parc, alimentaient les choux gras des commères et de la valetaille, jusqu’au jour où les ragots sonnèrent aux oreilles du seigneur et maître. Jonathan fut très vertement tancé et sommé de rester à sa place. Mais l’attrait que Marie-Adèle exerçait sur lui était si fort, et la jouvencelle riait si innocemment de la situation, que le désir de grimper là-haut chez elle devenait … impérieux. Ils ne se voyaient plus guère, en souffraient, se contentaient de regards furtifs et de sourires ébauchés pendant le service du soir.

Minuit avait sonné depuis belle lurette. Jonathan aux pieds nus gravissait les marches de la tour, s’arrêtant toutes les minutes, épiant le moindre bruit, mais la nuit sans lune était d’encre noire, le château ne respirait plus, même les chats boudaient les souris. A bout de souffle il s’assit un instant sur la pierre froide, sa peur était si vive qu’il en oubliait de respirer. Dans sa main droite La Belle le chatouilla et cette vie minuscule lui redonna courage. La porte s’ouvrit, à peine l’eut-il grattée du bout d’un ongle. La silhouette de Marie-Adèle se découpait dans l’embrasure. Derrière elle la lumière des chandelles brasillait dans ses cheveux dénoués. Elle lui tendit la main. Ils s’assirent face à face sur le bord du lit, sous un plafond de lourd brocard rouge sombre damassé de fleurs en fils d’argent. La Belle faisait la boule dans la paume du jeune homme, la jeune fille la caressa doucement et l’araignée se déploya, son abdomen rouge sang piqué de tâches d’un blanc très pur battait lentement. L’animal changea de main, s’enhardit jusqu’au poignet de la jeune femme qui frissonna en même temps que la main de Jonathan se refermait sur son épaule couverte de soie légère. Elle le regardait maintenant droit dans les yeux. Les siens dans la relative pénombre avaient foncé, on eût dit deux olives vertes luisantes d’huile et de désir mêlés. Le jeune homme, affolé, tiraillé entre crainte et avidité violente, ferma les yeux et se pencha jusqu’à toucher de ses lèvres le bout des siennes. Ils soupirèrent ensemble. Sur l’épaule droite de la jeune femme Geffrelin le gecko fixait de ses gros yeux globuleux l’araignée à l’arrêt juste devant ses pattes. Le temps passa sans que nul ne bouge. Au juste moment où ils allaient s’enlacer des bruits de ferraille et de galopade retentirent dans l’escalier. Jonathan bondit comme le diable qui s’agitait quelque part dans un autre monde et s’enfuit par une fenêtre. Au risque de tomber il descendit la tour, s’agrippant aux pierres saillantes puis les ténèbres l’avalèrent … Là-haut, Marie-Adèle se fâcha très fort quand son père et deux soldats déboulèrent. Au-dessus de leurs têtes Geffrelin était collé au plafond, La belle s’étalait, immobile, comme une tâche de sang frais sur les draps de lin.

L’été culminait. Ce jour, autour de la table du seigneur, les visages suants des convives rubiconds brillaient plus encore que les chandelles, Jonathan s’affairait au service. Au moment qu’il déposait quelques légumes devant la jeunette, elle le pinça un peu au passage et glissa dans la poche de son pantalon un billet sur lequel elle avait écrit « Partonz !!! ». Et lui qui ne savait pas lire tourna fiévreusement le mot plusieurs jours. Quelque temps après, dans une taverne du bourg le plus proche, il abreuva copieusement un ivrogne déjà passablement confit, mais fin lettré connu pour rimailler en secret au service d’un petit poète sans talent Jacobus Bistournus. A la quatrième pinte, il finit par lui crachouiller entre deux gorgées : « Partonz ».

Aux premières lueurs de l’aube la peur l’emporta sur les souvenirs de la nuit, Jonathan s’éclipsa en oubliant La Belle. Tout le jour il se cacha, laissa en plan broches, tourne-broches, volailles et s’enfuit la nuit suivante avec pour tout baluchon, deux chemises, deux chausses, un couteau et un gros pain. Dans sa chambre Marie-Adèle attendait. Geffrelin goba La Belle d’un coup.

1705. Trente ans déjà étaient passés. Du côté de Rennes, Jonathan prématurément vieilli par le travail subsistait chichement, toujours sur la route, à se louer dans les fermes, à servir à boire dans les tavernes, à crever de faim la plupart du temps, à dormir plus souvent dans les bois que sur une mauvaise paillasse.

Il faisait un froid à tuer un loup le matin de cet hiver là, il avait grelotté toute la nuit sous le fort vent glacial qui miaulait dans les arbres. Le ventre creux et les lèvres gercées, Jonathan se traînait sur un chemin défoncé durci par la gelée. Le prochain village lui serait peut-être favorable pensait-il, il aurait donné beaucoup pour un bol de lait chaud et une grande tartine de pain dur. La faim était si forte qu’il sentait la mie ramollie par le lait bouillant fondre dans sa bouche. Le bruit d’une troupe lancée au galop résonna derrière lui, sur la glace du chemin elle faisait un bruit de marteau sur l’enclume. Jonathan se retourna, une escouade escortant un riche carrosse fonça sur lui, les chevaux le frôlèrent, mais la dernière roue du lourd véhicule tiré par quatre chevaux écumants lui brisa les reins. Il tomba, déjà mort avant de toucher terre. Derrière les portières peintes aux armes du Duc de Bretagne, Marie-Adèle pestait en retenant à deux mains sa perruque poudrée, le Duc la regardait en riant, et leurs deux grands fils en culottes de soie se chamaillaient en face d’eux.

LE LONG DES NOIRS UNIVERS …

10893723_10203285951935070_1623524476_n (2)

La De en cavalcades.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

Oui embrassés, en vrac, ébahis, innocents et pervers,

Nous allions étourdiment le long des noirs univers,

Braver les dieux, la bienséance, et les yeux clairs

Des aveugles repoussants qui disent des mots fades.

Quand nous voguions dans les limbes, les jades,

Les pierres bleues, d’ambre, noires, d’or ou de terre,

Comme des chevaliers chevauchant leurs guerrières,

Comme des amazones aux longs cheveux flottants,

Nous allions, à toute allure, à nous cingler les flancs.

–—

Dans les jardins de roses, au large d’Ispahan,

Dans les eaux chaudes, nageant avec les orques,

Les dauphins, les piranhas fous et baroques,

Les marlins, les marlous, au fond de l’Orénoque,

Vêtus d’atours d’azurs, dévorant les espaces,

Nous déchirions des mangues aux jus sucrés et doux,

Tu étais mon Yseult et j’étais ton époux,

Nos corps énamourés chantaient comme les cloches,

Les soirs et les matins brillaient comme des noces.

–—

Tu riais, je pleurais, éplorés ou l’inverse,

Sur nous les cieux pleuvaient de chaudes larmes en herses,

Les anges et les diables intimement mêlés

Chantaient des choeurs d’amour et nous buvions du lait.

Leurs notes rouges roulaient et nous désaltéraient,

Le ciel était plus bleu, tes yeux dévadoraient,

Mes mains n’arrêtaient plus de caresser tes blés,

Ta bouche me buvait comme jus d’ananas,

Jamais où nous passions, nous ne laissions de traces.

–—

C’est que l’amour est beau quand il est pur élan,

Quand la raison en berne laisse cours aux enfants

Qui rient et courent, ruant comme des chevaux fous

Sur les herbes vertes des landes illuminées.

Et les nuits enlacés au cœur chaud du brasier,

Enfoncé à la garde, je te veux déployée,

Caché au beau, lové entre tes orbes lisses,

Oui mélangés, heureux, innocents et pervers,

Nous allions en flânant le long des rires clairs …