L’œil du bison.
—-
Texte Christian Bétourné – ©Tous droits réservés.
—-
Au loin, la terre tremble déjà.
Ils dansent pour le soleil, pour la pluie, pour le vent. Les sioux. Souvent. Dansent.
Ce soir le feu est à la rage, les braises, incandescentes sous le Chinook montant, s’envolent, étincelles fugaces, escarboucles bleues, fumerolles en volutes, bouffées brutales qui font perler les yeux des enfants. Flammèches et fumées s’enlacent, tourbillonnent, tournoient, s’étalent, retombent, composent un ballet indéchiffrable, elles chaloupent avec l’indicible. Le feu mordant attaque les demis troncs empilés, ses dents ardentes creusent le bois épais, brisent les branches, tordues au désespoir, qui éclatent en gémissant. Le feu chante, murmure, puis hurle, explose, sa lumière jaune orangée éclaire le campement jusqu’au sommet des wigwams. Par instant il se calme, et l’on ne voit plus briller que les visages échaudés. Le ciel de nuit scintille lui aussi, des millions d’étoiles, poussière du quartz des mondes, brasillent dans l’infini des cieux, et dessinent sur la voûte immense une résille d’ivoire, si pâle, que le jais des espaces sidéraux enrage de ne pouvoir lutter. Tout en haut des montagnes, sur les pics, aux bords des grands ravins de pierres aiguës, dans leurs aires de branches tressées, les grands aigles enfouis dans leurs manteaux de plumes, royaux à têtes blanches, reposent en attendant le jour, quand ils planeront à nouveau, et que leurs ailes seront fusain sur cobalt. Les coyotes frileux se sont tus, les loups gris, allongés apaisés, invisibles aux abords du campement, regardent, hypnotisés, les hommes danser. Dans leurs yeux de cuivre et de citrine les braises du grand feu dansent elles aussi.
Le train des Tatanka approche et les hommes sont affamés.
“Hei, Hei, Hei!”, les hommes oiseaux, aux ailes raides, piétinent en cadence. “Pam, Tatam, Pam, Pam, Pam”, les tambours résonnent dans les ténèbres, rebondissent sur les flancs nus de la montagne proche, la plaine silencieuse tressaille. La sueur coule sur les torses dénudés, les coiffes blanches, brunes, aux panaches parfois teintées de rouge sang séché comme les âmes des grands oiseaux blessés, bruissent, et les guerriers à voix rauque grasseyent les chants sacrés. “Ya-Na-Hana, Ya Na Hana …” !! Les trophées rasent le sol, les plumes des anciens aigles morts reprennent vie, les lourdes couronnes ailées volent, planent comme de grandes voiles vivantes au-dessus du feu, l’attisent et le relancent. Les mocassins, gris de poussière, piétinent, comme des marteaux fous ils frappent le sol en eurythmie. Les Sioux, asphyxiés par la chaleur, la poussière, la fumée, la cadence, ahanent, leurs muscles, gonflés de sang épais, striés de grosses veines bleues prêtes à se rompre, enduits de peintures noir charbon, de lacis blanc pur, de plages carmines, et de tâches d’ocre jaune, roulent sous leur peau brulante. Les dyspnées gutturales des hommes au bord de l’épuisement accompagnent la débauche sonore, la prière sauvage dédiée à Tatanka ! Au-dessus de la scène les esprits des anciens, les âmes des grands bisons nourriciers, planent, tournent et virevoltent, mais seuls les vieux sorciers aux visages scarifiés, aux corps couturés, les hommes-médecine empanachés, hiératiques sous leurs colliers cliquetants d’os polis, de perles multicolores, d’amulettes cachées, participent à la transe invisible. En cercle, au large du feu au paroxysme, les femmes et les enfants aux yeux écarquillés, blottis dans leurs jupes en corolles de cuir, psalmodient à voix basse les chants vivants des âges immémoriaux.
Puis le vent a baissé et le feu est tombé. Au centre du campement endormi, sous la cendre épaisse, la braise agonise en silence, seules quelques petites flammes bleues éphémères se tordent en chuintant. Les plumes, essaimées par les danseurs, se poudrent de velours gris et disparaissent.
Allongé sur ses fourrures, Tokela a trop chaud. Il repose, nu sous un pagne de peau tannée peint aux couleurs de la chasse, pourtant il transpire comme en plein feu. Demain, si le grand esprit des bisons guide les bêtes sur le chemin qui traverse les plaines, ce sera sa première chasse. A ce jour, il ne connaissait que le bruit terrifiant de la mer de toisons brunes aux cornes acérées, qui, tous les ans, traversait les vastes étendues dans un nuage de poussière ocre. Le jeune Sioux, depuis son enfance, se cachait à l’abri des roches, au milieu des femmes et des enfants apeurés. Le bruit assourdissant, qui faisait trembler la terre et claquer les dents des plus aguerris, nourrissait son imagination, et les histoires racontées, avec force grimaces et cris par les guerriers ensanglantés, avaient, au fil des ans, décuplé son désir de galoper au rythme des puissants Tatanka !
Tokela finit par sombrer dans le sommeil, à l’extérieur les dernières braises crépitèrent avant de mourir, seule la nuit profonde, doucement adoucie par le regard clair des étoiles, enveloppait de velours brûlé le campement silencieux. Au loin, quelque part dans les collines, des loups hurlèrent à la mort prochaine.
Puis Tokela se mit à rêver.
Très haut dans le ciel lapis, l’indien éberlué regardait la plaine. Au loin la forêt roussie par l’automne s’embrasait, les torches incarnates des érables dessinaient dans les feuillages, ocres, rouilles, auburn, fauves, jaune d’or, des grands ormes, des vieux chênes blancs, des cornouillers tourmentés, de longues arabesques étranges et sensuelles. Seules les aiguilles persistantes des pins ponderosa, et les bleus enfarinés des épinettes, échappaient à la mort programmée. Derrière le tapis mouvant des arbres sous le vent du nord, comme une barrière infranchissable qui coupait l’horizon, les Rocheuses aux pics neigeux resplendissaient sous le soleil.
Autour de lui, en larges cercles, portés par les vents ascendants, un vol d’aigles blancs tournoyait lentement. A l’autre bout de l’immensité, une grande tâche sombre, ondoyante et changeante, galopait dans un nuage de poussière qui semblait tamponné d’or fin. Le soleil cavalait entre les cumulus boursouflés, et ses flèches éblouissantes jouaient à révéler les beautés du monde. Tokela fronça le sourcil et vit le troupeau de près. Il pouvait distinguer sans effort jusqu’aux nuances de couleur les plus fines des toisons épaisses, le lustre des cornes claires, l’ardoise de leurs pointes effilés, le noir luisant des mufles des grands mâles, et les manteaux clairs des jeunes bisons de l’année. La grande déferlante de vie fonçait à perdre haleine. En tête de cortège, le front massif des grands buffalos, alignés épaules contre épaules, imprimait la cadence. Sous leurs garrots énormes, des tonnes de muscles, gorgés de sang noir et d’hormones âcres, emportaient la horde sauvage affamée qui déboulait du nord. Il se perdit dans leurs petits yeux ronds, tomba tout au fond jusqu’à sentir leurs âmes en prière.
Il se réveilla en sursaut, Wakanda le secouait depuis un moment. Elle avait l’air fâchée et ses yeux noisette grillée le regardaient durement. Tous les guerriers s’affairaient, et lui dormait comme un opossum dans son terrier ! Tokela avala de travers et le hoquet le prit. Wakanda se mit à rire, un gloussement cristallin et tendre qui découvrait des petites dents régulières. Tokela fondit sous l’ondée fraîche de ce rire spontané. En maugréant un peu, il se leva et sortit en courant du tipi. Seul son cremello aux yeux verts était marqué d’une main noire sur la croupe, comme s’il partait en guerre. Les guerriers sourirent mais se turent. Tous se concentraient en silence, Tokela lui s’agitait sur son cheval qui piaffait sous ses talons. Deux hommes l’encadrèrent et le calmèrent.
Du sommet des deux buttes jumelles, les Sioux se ruèrent. Dans le creux, les bêtes en rangs compacts défilaient en grondant. Les deux troupes de guerriers se postèrent sur les flancs opposés du troupeau. Il fallait les approcher au ras de la masse, en prenant tous les risques, les noircir de flèches, en faire tomber le plus possible pour que la tribu mange à sa faim tout l’hiver. La terre volait en mottes lourdes, et la poussière dense leur brouillait la vue. Mais leurs mustangs, habitués à la chasse, savaient louvoyer, éviter les brusques écarts des bisons, en serrant toujours au plus près leurs proies. Tokela cavalcadait en hurlant. L’odeur violente des buffalos apeurés, le parfum âpre, rance et acide, de leurs longs manteaux de poils détrempés, lui montaient à la tête et le rendaient fou à tuer la troupe entière. Hanska le bien nommé, un colosse qui avait plus de vingt chasses dans les bras, le suivait. Tokela décochait et décochait encore à la volée, mais ses flèches imprécises se perdaient dans la masse brune indistincte. Le jeune guerrier se rapprocha encore des bisons, à frôler un gros mâle, engoncé, du mufle à la selle, dans un manteau de fourrure noir ébène, bouclé dru, épais comme un astrakan. La bête baissait la tête, la course était rude et l’animal protégeait de toute sa taille, une jeune femelle au poil crème. Tokela se pencha, le monstre le surveillait, son œil noir brillant ne le quittait pas, son iris doré semblait tourner comme une spirale, sa pupille qui reflétait le soleil l’aveugla, il crut que l’esprit du bison l’aspirait. Avant qu’il puisse se redresser, Tatanka infléchit soudainement sa trajectoire, sa corne droite déchira le ventre du Palomino. Tokela, désarçonné, perdit l’équilibre et chuta. Sa tête heurta violemment le sol, il perdit connaissance, disparut sous les sabots battants, mais avant que la harde ne l’achève, Hanska, sans effort apparent, se baissa, rasant le sol, sa main gauche attrapa le bras du jeune homme, et d’un coup de rein il le jeta en travers de l’encolure de son cheval.
Ce jour là la chasse fut belle. La grande plaine verte était jonchée de cadavres, tous les Sioux étaient à la découpe.
Wakanda nettoyait à l’eau fraîche les blessures de Tokela, à n’en plus finir. Son crâne était à nu, on l’aurait cru scalpé. Son visage boursouflé n’était qu’ecchymoses, ses paupières si enflées qu’il n’y voyait plus. A demi inconscient, il geignait en bavant des caillots noirs. Son corps entier était griffé de larges balafres sanguinolentes, une jambe dépiautée et tordue comme le bras sur lequel il avait chu, n’étaient que chairs en lambeaux et os brisés. Le sorcier avait bien marmonné un instant à son chevet, mais tous savaient qu’il était perdu. Obstinée, la jeune femme s’acharnait en chantant à voix faible.
Puis elle se tut. Tokela sourit étrangement et expira sans un mot.
Au dessus des Rocheuses, l’étoile polaire apparut en plein jour, plus brillante qu’en pleine nuit. Elle scintilla trois fois comme un œil de diamant brisé. Seuls les loups la virent et s’enfuirent la queue basse en glapissant. Un aigle translucide s’éleva au-dessus du tipi et disparut, avalé par l’azur.