Littinéraires viniques » Christian Bétourné

AUX LÈVRES OURLÉES DE RÊVES.

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La mort au ras de la vie par La De.

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©Brigitte de Lanfranchi – Christian Bétourné. Tous droits réservés.

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Éternité ? Mais de quoi me parlez vous donc ?

Ah oui la mort ! Nul doute que la blême me connaît,

Elle est de tous les instants, ma deuxième peau,

Ma pelure, l’autre, la vraie, celle que tous ignorent.

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Je ne suis qu’un masque blanc de triste viande molle,

Tandis que sous ma chair ses crocs noirs me dévorent,

Canines de titane à demeure plantées,

Et sous l’os de mon crâne, son masque d’orichalque,

Imputrescible et beau comme l’éternité.

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Ne croyez surtout pas que le ciel vous attend,

Seuls les dragons fous connaissent les étoiles,

Sous la voûte céleste tout n’est que comédie,

Le Deus ex machina ne tire pas les ficelles

Des marionnettes raides aux esprits embrumés.

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Et le temps n’est qu’un leurre, un appât, un sourire

Aux lèvres ourlées de rêves, et ses mâchoires de sable

Ne mordent que les niais accrochés à leurs tripes.

Les espaces infinis n’en finissent pas de rire.

What do you want to do ?

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ARNO LE DOUX SAIGNEUR D’OSTENDE …

James Ensor. Autoportrait.


Avec Arno, t’as les oreilles qui saignent …

Sur le port d’Ostende, les marmites débordent de buccins qui mijotent et dégagent de lourds parfums iodés. La mer est verte, trouble et changeante, vivante, et roule de grosses vagues épaisses saturées d’algues gluantes et de sable crissant. Les bulots brûlants croquent sous la dent des promeneurs emmitouflés. Qui se protègent sous d’épaisses laines vierges du vent de noroît qui leur rougit la peau. Ensor y est né, Caussimon l’a chantée, Arno en est pétri.

« C’est pas une femme, c’est une pipe … »

Quand il entre en scène, maladroit, bouffi et rougeaud, c’est toute la force salée de ce port du bout du nord qui te prend, te tord et te malaxe, t’arrache le masque et te renvoie aux tripes dégoulinantes, à la graisse de cheval des frites ruisselantes, à la bière fraîche qui embaume le houblon. Arno porte tout ça en lui, tu frémis dans tes baskets, les mouettes te chient sur la tête.

Les amplis dégueulent leurs notes saturées, la batterie mastoc te défonce le ventre et te masse les boyaux, t’assourdit et te met des étoiles au plafond. Arno le rat fait son carnaval d’Ostende. Entre les riffs rageurs des guitares râpeuses, dans la fumée qui roule sur la scène, le chant de limonade acide d’un limonaire sent la kermesse flamande. C’est le cœur masqué d’Arno qui pleure en rocaillant l’amour de sa mère : « Dans les yeux de ma mère, il y a toujours une lumière », « c’est elle qui sait comment j’suis nu », « elle a les yeux qui tuent », « j’aime l’odeur au d’ssous d’ses bras », « l’amour, je trouve ça toujours dans les yeux de ma mère », « c’est elle qui sait que mes pieds puent », « et quand je suis malade, elle est la reine du suppositoire », Arno chante l’ambiguïté avec une pudeur qui ne masque pas le désir défendu. C’est qu’Arno chante avec ses bonbons, et te fait bander le cerveau.

Arno c’est une voix tripale, aux accents éraillés, une voix de verre pilé qui lui sort du cœur et de la puanteur, il ne triche pas, ses ombres soulignent sa lumière et te collent au miroir médiocre de tes mensonges, tellement humains. Et pourtant, y’a d’la joie, du soleil et d’la vie dans ce torrent de lave brasillante, qui te consume, te met parfois les larmes, et te fais saigner les yeux. Des larmes grasses, épaisses, toxiques, acides, plus fortes, plus suffocantes que tes petites émotions ordinaires, « Oh la la, c’est magnifiqueuuuu » ! Et « dis pas ça à ma femme, elle parle de trop … ».

En déferlantes, les textes d’Arno roulent dans la salle, déshabillent les spectateurs subjugués qui finissent par danser, nus sous leurs défroques inutiles. Et le hurleur vacillant, titube ses mots, crache sa hargne et sue sa tendresse « les fesses dans le beurre », qui nous renvoient à nos mensonges, nous mettent la viande sanguinolente à marée basse.

Ce soir Arno a sorti le Diable de ma boite,

A retardé ma mise en bière,

Rhabillé l’amour de chair putride,

Et Brel les belles dents,

A souri …

La salle debout, au bord de la bacchanale, l’a longuement rappelé, il est revenu, suant, a remis le couvert, toute musique braillante, et nous a dit l’amour des hommes, enfin l’espoir de …

« Putain, putain,

C’est vach’ment bien,

Nous sommes quand même,

Tous des Européens. »

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« Vive ma liberté,

Pour toi,

Et pour tout le monde ! »

Suis sorti dans la nuit froide, fracassé, moulu, bouillant, rasséréné, de la lave dans le sang, et de l’amour aussi. J’m’y attendais pas, et c’est ça qui est bon.

Merci Arno pour ta Ducasse au sucre blond,

La moiteur de tes estaminets enfumés,

Et le regard torride des moules

Aux paupières lourdes …

« On chante pas tous les jours une chanson d’amour » !

HISTOIRE D’EAU.

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Photo Philippe Crochet.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Aphrodite est charmante, parisienne, un peu vaine, mais rieuse. Papillon à chair pâle, elle volette insouciante, se pose puis décolle. Elle butine comme elle frime, en robe de poupée, rose navrée. Elle boit sa vie frivole. Sur son blog, jolie môme, à petites pattes de mouche, elle conseille à tout va. En un mot comme en cent, Aphrodite est joyeuse. Petites fesses rondes, moulées comme il se doit, jolies fringues de prix, marques à tous les étages, mollets de langoustine et petits seins pointus, elle pérore, incolore, sa vie de fée fêlée.

Hier soir, elle a bu, plus que de raison. Ce matin, assise sur son trône de porcelaine blanche, elle pisse à grands jets, une urine peu claire, d’ambre très foncé, odorante et salée. D’une main désinvolte, s’est essuyée, furtive. Puis, d’un geste machinal, elle a tiré la chasse. Et le jus saturé de ses reins, mélangé à l’eau claire des toilettes, a disparu, dans un bruit de succion dégoûtant.

Sous les bitumes des villes aux sinistres gazons, sous les plaines arrosées par l’onde des rivières qui se tordent lentement, sous les monts de roches dures, les montagnes aux glaciers inviolés, sous le soleil ardent ou les froidures extrêmes, les eaux déversées convergent. Dans le sol elles s’enfoncent, se glissent, subreptices, dans les terres grasses, entre les grains de silice des sables anciens, les roches éclatées des plaques tectoniques. Pures, tombées du ciel, miasmatiques, polluées, chargées d’immondices humaines, d’humeurs infectes, de merdes digérées, de métaux lourds, de crasses puantes, bleuies, rougies, noircies, verdies, fraternelles, elles se mêlent, s’allègent et se dissolvent dans le ventre de la terre.

Les eaux sont voyageuses, intrépides, elles cascadent, disparaissent dans les gouffres noirs des mystères souterrains, résurgent quand on ne les attend plus, s’évaporent sous les soleils brûlants, retombent en pluies violentes, gonflent les cumulus ventrus qui nagent dans le ciel comme de grands ballons blancs. Les eaux sont le sang de la terre. La terre, filtreuse silencieuse, les recycle, les épure, leur redonne ce cristal d’argent, qui scintille la nuit sous la lune, à la surface des torrents furieux. Sous le char de Neptune, que tirent des sirènes sculpturales aux chants mélodieux, les grandes vagues écumantes des océans chantent, éternellement, le bonheur des eaux vives.

Le pipi d’Aphrodite s’est noyé dans le tout à l’égout. Là-dessous, ça arrive de partout, c’est anonyme, mais les odeurs trahissent, pour qui n’a pas le nez trop fin. Cela en surprendra plus d’un, qui ne fréquentent que les lieux insipides et branchés des futilités humaines, mais les eaux dites “usées” se concentrent par affinités, tout comme les bipèdes pisseurs pollueurs le font au chaud de leurs bandes, tribus, villages, cités, ou mégalopoles. La distillation rénale d’Aphrodite s’est voluptueusement unie à toutes les mictions alcoolisées concentrées nées des urètres de tous âges, lesquels, quasi à la même seconde, ont fait gicler contre les parois innocentes de tous les chiottes du monde, qu’ils soient sertis en pleine terre dans les sols des continents, ou porcelainisés à la mode “civilisée”. Il en est allé de même des urines des buveurs d’eau, de celles des alcoolos, des diabétiques, des urines animales, des merdes, des vomissures, des rejets hospitaliers et tutti quanti. Elles se sont frileusement regroupées, et les milliards de tonnes de pisse ainsi constituées, se sont, un moment, regardés en chiens de faïence ! A l’abri des regards humains, les hordes excrémentielles se mélangent, sans pour autant s’unir. Sages ou dissolues, par la force des éléments, elles finissent par se dissoudre, mais l’esprit de leurs origines demeure et la moindre molécule, dont la rareté décuple la puissance, est marquée à jamais

Dans le labyrinthe cloaqueux, les eaux usées affluaient, se transformaient en magma boueux,  roulaient, rugissaient dans les conduits tortueux, en vagues épaisses frangées de mousse marronnasse. Les hommes intrépides, qui se risquaient dans ces lieux de perdition, parlaient à leur retour de monstres glauques, aux museaux dentus et  menaçants, qui rampaient dans les galeries obscures comme le font les succubes de l’enfer. A la recherche d’âmes fraîches. Gare à ceux qu’ils engloutissaient ! Dans le bassin de décantation, où elles finissaient leur course folle, le calme revenait. Après le temps du traitement, la bouillasse débourbée, débarrassée de ses ordures putrides, était rejetée dans la nature. Loin, très loin de la capitale, dans les failles secrètes de la croute terrestre, elles s’infiltraient en secret. La nature, bonne mère, continuait le travail de purification.

Le soleil couchant frisait le sommet du Pic du Canigou à l’été finissant. La montagne, veinée de quelques rares neiges subsistantes, proches de son sommet, passa lentement du rouge violacé à l’aubergine. Les dents aigües du Pic semblaient mordre dans le saphir luminescent du ciel. Puis le noir intense recouvrit tout.

Assis en tailleur sur une table de granit, au pied de la crête des sept hommes, Benveniste admirait le spectacle silencieusement. Seuls quelques rares bêlements troublaient encore le calme environnant. Brebis et moutons, agglutinés dans le parc proche, happés par la nuit brutale, ne tarderaient pas à s’endormir. Les chiens veillaient. Benveniste se tailla de larges tranches de pain, les recouvrit de fromage frais, et enfourna le tout avec délice. Le pain, un peu aigre, attendri par le fromage encore juteux, fondit dans sa bouche. Il poussa un soupir de plaisir. L’automne n’était plus loin, bientôt il redescendrait le troupeau dans le Vallespir et reprendrait ses activités à la ferme familiale.

Le jeune homme – il n’a pas 25 ans – est un  grand gaillard costaud. Brun de peau, les yeux noirs brillants, le visage régulier et les mains calleuses, le garçon est d’un naturel réservé et parle peu, par saccades pierreuses, qu’accentue son fort accent. C’est un solitaire timide, peu au fait des subtilités de la ville.

Après avoir avalé la dernière bouchée de son repas frugal, Benveniste a largement bu l’eau de sa gourde de peau, s’est relevé souplement, s’est voluptueusement étiré, et debout sur la pierre plate, s’est généreusement et longuement soulagé. La dernière goutte expulsée lui a mis le frisson.

L’urine claire du jeune homme arrosa la terre et disparut, aspirée par le sol sec. Il fallut bien du temps, avant que les quelques gouttes rescapées n’atteignissent les eaux souterraines drainées par la montagne. Les eaux claires tombées du ciel les avalèrent. Et le cycle se poursuivit. La lavure constituée se fraya un chemin dans la roche dure, puis elle gagna le lacis complexe des anfractuosités, chemina longtemps, passant du ruisselet invisible aux rivières cachées, qui roulent leurs ondes cristallines jusque dans les cavernes et les cathédrales inviolées, glissant le long des stalactites de calcaire figées. Perdues quelque part dans le ventre accueillant de la boule bleue, ce qui restait des quelques gouttes de pisse participa au grand concert musical des eaux. Les perles claires, au creux des grands édifices sculptés par la patience infinie des humidités de la planète, jouèrent de grandioses symphonies que jamais les hommes n’entendent. Les gnomes aux pieds pointus, amoureux des sylphides agiles, attroupés au pied des calcaires sculptés qui figurent anges et démons de la création, assis sur leurs talons poilus, exultent et battent la mesure. Sans un bruit. Ils ont le cœur ému devant les ondines en larmes qui tombent, cristallines, sur les têtes mouillées des stalagmites éperdues aux chevelures folles. Bien plus au profond de la terre, passés les terres noires, les mers souterraines, les socles granitiques, les magmas bouillonnants, tapies au centre écarlate du cœur incandescent de la planète, les salamandres veillent et jamais ne remontent,

Dix ans plus tard Benveniste, un peu hagard, débarquait en compagnie de quelques uns de ses plus beaux moutons, au Salon de L’Agriculture Porte de Versailles. Effrayé par le brouhaha incessant, écrasé par la chaleur, incommodé par l’air impur des lieux, l’homme de Vallespir, assis dans un coin, regardait défiler les chaussures luisantes des hommes et les mollets blancs des femmes. Parfois un enfant lui souriait et cela lui faisait du bien. Tous ces jours, il mangea peu, mais but des litres et des litres d’eau tiède. Le troisième jour, toujours inquiet et mal à l’aise, il fut rattrapé par la faim. Une de ses voisines de misère, une blonde généreuse aux rondeurs avenantes, attendrie par ce garçon silencieux au regard perdu, lui apporta un gros sandwich de son bon jambon cru des montagnes, accompagné d’une bouteille d’eau fraîche tirée d’une fontaine d’eau de ville proche. Benveniste y mordit à belles dents, puis leva la bouteille glacée. Il renversa la tête et but à la régalade. L’eau limpide, étrangement, l’enivra. De peur de chavirer Benveniste ferma les yeux en frissonnant. Le Canigou lui apparut, debout sur la table de granit qui jouxte sa cabane, le regard avalé par la voûte étoilée, il se vit, tout jeune, naguère, pissant abondamment.

Aphrodite déambulait dans les allées du salon. Elle avait prit de la bouteille, la vie ne l’avait pas épargnée. Cela faisait bien longtemps qu’elle avait quitté le monde un peu vain des blogueuses superficielles. Elle travaillait, simple petite vendeuse de vêtements bas de gamme, dans une galerie marchande de la proche banlieue, et vivait seule dans un studio perché au sommet d’une tour. Elle avait connu quelques amours de passage, ternes et sans lendemains. Depuis quelque temps, Jade, une chatte bicolore de race incertaine, lui tenait compagnie. Ce jour là, elle s’était retrouvée par hasard porte de Versailles. La foule caquetante finit par l’étourdir. Elle s’accouda à la première barrière venue. Elle cru s’évanouir, quand la jeune femme blonde, la même paysanne aux rondeurs avenantes qui avait nourri et dessoiffé Benveniste, la jolie fée rondelette des montagnes, lui tendit une bouteille, toute fraîche, d’eau des Pyrénées. Aphrodite la décapsula et bu avidement. Elle ferma les yeux. La tête lui tourna comme si elle venait d’avaler une rasade d’alcool pur. Des images dansèrent en sarabande sous ses paupières, des images de grands fleuve charriant des eaux troubles, de torrents de montagne tumultueux, de pluies diluviennes, puis elle se vit, souffrant et pissant, assise sur ses toilettes, un matin d’il y a fort longtemps.

Benveniste et Aphrodite rouvrirent les yeux au même instant, leurs regards se croisèrent, une barrière bleue les séparait. Autour d’eux, la foule abrutie continuait son périple le long des allées du salon, comme un fleuve de chairs emmaillotées, sur lequel semblaient flotter à la dérive, une multitude de visages indistincts. Accrochés aux barrières, comme autant de bois morts échoués le long des rives, des enfants riaient ou pleuraient. Leurs mains implorantes, tendues vers les animaux parqués, s’ouvraient et se refermaient convulsivement, comme des cœurs en manque d’amour.

La jolie jeune femme, la fée blonde aux joues rougies par la chaleur ambiante, inquiète, se pencha sur Benveniste. Elle lui prit doucement la main. Il tourna la tête vers elle. Aphrodite, décontenancée, tourna le dos. Il lui sembla que quelque chose venait de mourir. La foule l’avala. Tout en haut de la tour, allongée sur un divan rouge, Jade la chatte ronronnait.

UN ESCARGOT.

 

 

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Go, Go l’Escargot de La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Il n’est jamais pressé, lentement il avance,

Car chaque centimètre est un bonheur précieux,

Surtout ne pas le prendre pour une belle limace

Qui croque la salade en ouvrant grand les yeux.

L’escargot sous son heaume, ne pas croire qu’il se lasse,

Caché dans sa coquille, discrètement il danse.

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Au bout des tentacules ses petits oculus

Lui donnent un regard flou, distancé, innocent,

Luma est un poète perdu dans ses pensées,

Il ne voit pas le monde, il ne voit pas le sang

Des petits êtres en foules. Mourir en rangs serrés.

L’escargot est bonhomme, amis des verts talus.

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Comme un œil triste et mat, le soleil a plongé

Derrière les cimes noires des hommes éplorés,

Et la nuit est tombée, ce soir c’est une gueuse.

Le silence a surgi des entrailles affreuses,

Les ténèbres effroyables envahissent les âmes,

La cagouille elle aussi laisse couler ses larmes.

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Escargot mon ami regarde par ici,

Je te donne cette fleur cueillie au paradis,

Tu avances vers moi en laissant sur la terre,

Des traces de lune blanche qui brillent sur mon verre,

Tu hésites et balances sur le bord de ma coupe,

Puis tu t’arrêtes et bois quand cette nuit j’étouffe.

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Tu n’es jamais pressé, lentement tu te traines,

Escargot mon ami regarde par ici,

Au bout des tentacules tes petits yeux rêveurs,

Avance donc vers moi et partage mon verre,

Un peu de cette eau claire tombée du ciel si noir.

Comme un œil triste et mat, soleil au désespoir.

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La lune s’en est allée ailleurs voir si la vie

A cheval sur son pied, l’escargot l’a suivie.

UNE CHÈVRE.

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La chèvre psychédélique de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Barbiche au vent joyeux la petite chèvre blanche

Au poil doux et soyeux, sabots fins, jolies hanches

Broute, broute, dévore des buissons d’immortelles

Aux longs pétales d’or, au pied des fières dentelles

Du bel Alta Rocca aux rocailles dressées

La jolie en béguète la panse dilatée.

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Elle grimpe et grimpe encore en croquant les bouquets

Sous le soleil radieux, elle arrive au sommet

En bas très loin la mer et ses moutons tous blancs

Comme sa robe claire et les marais salants

L’air pur des cimes l’enivre, elle ne voit pas que vient

Un beau pelage fauve sur le dos d’un grand chien.

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Mais la pauvre se trompe, c’est d’un loup qu’il s’agit

Une bête dantesque venue de Poméranie

Le monstre la regarde et se met à gronder

La biquette tressaille elle regrette son berger

La chèvre s’est sauvée au travers des taillis

Sûr de lui le loup fat a bien été surpris.

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Mais le grand Pastore à force d’enjambées

Sur ses cuisses puissantes a gagné le sommet

Bianchetta la chevrette adossée au rocher

Toute la nuit durant ses cornes ont bataillé

A force de se battre le loup s’est épuisé

Et d’un coup d’escopette u pastore l’a tué.

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Là-bas dans les vallées, près de l’Alta Rocca

La chevrette est célèbre, elle a su résister

Assis sur un rocher, entre ses mains halées

Un morceau de brocciu, des châtaignes séchées

Pasquale se régale, le soleil s’est couché.

Demain il fera jour croassent les corbeaux

LA PEAU NUE.

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Le Chat-Monde de La Di.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Sur la table d’émeraude, soleil à contre-jour,

Sous la pluie de farine, belles mains ivoirées,

Dans le silence là-haut les anges extasiés,

Et la pâte qui gonfle sous la levure blonde,

Elles écrasent et pétrissent, la boule se fait ronde,

Les chérubins muets. Se glisser dans le four !

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Sous la table un gros chat aux moustaches vibrantes

Il guette les flocons sous les rais de lumière

Et sa patte s’agite, fébrile il désespère,

Puis se frotte tendrement sur un mollet galbé

Les séraphins bleuets aux ondes en bouquets,

Par la fenêtre ouverte les âmes languissantes !

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Dans les vertes prairies, les coeurs en résédas,

Dans les fleurs écarlates, un jour en cohortes

A reprendre aux corolles leurs couleurs, feuilles mortes,

Les coccinelles folles d’avoir trop folâtré,

Noirs scarabées blessés de n’avoir su voler,

Et les nuages gras pleureront dans tes bras !

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Sous la table le soir le gros chat a lapé,

Au dehors le ciel s’est drapé de soie rose,

Les mains aux ongles rouges sur les chairs moroses,

Pulpe molle elles s’endorment et le four est au noir,

Les angelots dodus sur leurs coussins de plumes

Oui nous iront tous deux, grimperont sur la lune.

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Le croissant s’est levé, ça sent bon la peau nue.

 

LE RÊVE DE LOTHAIRE.

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Fractal vegetable – Par Rum Bucolic Ape sur flickr – licence CC BY-ND 2.0.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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D’un geste, aussi sec que précis, Lothaire poussa la porte et entra dans la boulangerie bondée. Noël approchait et cela se sentait. A la différence des jours ordinaires, l’atmosphère y était plus détendue. Les clients souriaient, certains se parlaient, d’autres plaisantaient avec la boulangère. Cette femme replète, souriante, affable, prenait son temps, répondant à l’une, plaisantant avec l’autre. La boutique se remplissait mais personne ne récriminait, les gens attendaient, se sentaient bien, il faisait chaud, l’air embaumait la farine fraîche, la crème pâtissière et les viennoiseries au sortir du four. Le boulanger arriva. Vêtu d’un short sans âge, d’un marcel fatigué, les bras et le nez blanchis par le froment, il portait d’une poigne solide une grande panière pleine de baguettes chaudes. Et l’odeur du pain frais, à la croûte craquante, du pain cuit à point, un mélange de farine, de levure, de noisette grillée, se répandit dans l’air, submergeant l’odeur des corps propres du dimanche matin, les fragrances lourdes des déodorants et des parfums capiteux.

Dans la bonne humeur générale, Lothaire, visage fermé, le corps un peu crispé, semblait aussi à l’aise qu’un glaçon dans une bassine d’eau chaude. Autour de lui, instinctivement, les clients s’écartaient légèrement, de sorte qu’il était le seul à bénéficier d’un espace conséquent. Le boulanger, dont les pommettes rouges perçaient le visage enfariné à la façon d’un clown blanc débonnaire, lança un bonjour sonore à la cantonade. Une vague de réponses chaleureuses lui répondit et les visages s’éclairèrent un peu plus encore. Seul le glaçon ne réagit pas. Autour de lui, un peu gênés, on grimaça mais personne ne dit mot.

Lothaire était entré dans l’âge des douleurs installées, sa main droite tremblait fort quand il la libérait, Parkinson gagnait du terrain. Son septième lustre était derrière lui depuis cinq ans, sa silhouette avait perdu de sa droiture, la pesanteur devenait plus forte que son caractère, la vie le courbait. Derrière les apparences physiques, son caractère inflexible demeurait et s’accentuait même, son peu d’appétence au spontané, alliée à son goût excessif pour les règles et règlements, allaient en s’aggravant. De l’inflexible il passait à l’acariâtre. Avec son collier grisonnant un peu plus dru au menton, il avait tout d’un directeur d’école du temps passé, des années blouses grises, quand la règle cinglante faisait saigner les doigts.

Il posa un euro sur le comptoir et d’une voix forte, mince et coupante, sans un bonjour, le regard dans un ailleurs sinistre, il lança sans plus de s’il vous plaît : “Une tradition !”.  La boulangère le salua ostensiblement, le servit puis épela presque son merci. La boulangerie se taisait. Lothaire se tailla un passage vers la sortie sans regarder quiconque, sans un au-revoir il ouvrit la porte d’un geste brusque et sortit violemment. Le caquetage reprit derrière la vitrine embuée. Quelques personnes chuchotèrent des propos désobligeants.

La pièce était dans la pénombre en plein jour. Certes, le ciel couleur de suie n’arrangeait rien mais la teinte marron brûlé des murs, contre lesquels s’adossaient de lourds meubles Henri II, mangeait la lumière fusse t’elle de plein soleil, si bien qu’il faisait jour d’hiver même en été. Sur un coin du bureau de chêne noir aux pieds torsadés reposait une bouteille d’un whisky de marque au trois-quarts vide, ainsi qu’une soucoupe de glaçons noyés dans leur eau.

Lothaire, lui, se noyait lentement dans le verre posé sur l’accoudoir de son fauteuil de cuir fatigué par des années de fesses lourdes, elles aussi exténuées, écrasées, distendues par le temps passé sur cette peau tannée, sans doute celle d’un buffle noir d’Afrique foudroyé par une balle de gros calibre.

Son passé lui tenait lieu d’avenir. Lothaire n’attendait, n’espérait plus rien de la vie. Comme si la vie n’avait que ça à foutre ! S’en venir aux pieds du septuagénaire, lui présenter ses hommages respectueux et lui recharger la boite à désir, en déroulant devant ses yeux méfiants et dédaigneux l’infini des possibles !!! Le décoré des palmes académiques avait une telle opinion de lui-même – il était pétri de tant de certitudes qu’aucune évidence n’aurait pu contrarier qu’il trônait, chroniquement insatisfait, s’étonnant que le monde et sa proche banlieue ne se prosternent pas devant ses pantoufles éculées.

Il avait bien eu un chat, il l’avait appelé “Moncha”, un tricolore coupé, un bestiau devenu borgne à la suite d’un différent orageux avec un matou de gouttière, un soir – la seule fois d’ailleurs – qu’il avait osé s’aventurer hors du logis. Ce chat était la copie conforme de son maître absolu, son miroir, auquel il renvoyait sa parfaite image, reflet que bien sûr, l’académique palmé ne voyait pas, empêtré qu’il était dans le nœud de mensonges qu’il prenait pour sa vérité. Moncha vécu dix ans, chichement nourri des reliefs de repas que Lothaire daignait lui céder. C’est dire qu’il ne prit pas de poids, sa fourrure un peu rêche flottait sur son squelette aux os saillants. Jamais il ne reçut la moindre caresse, ni ne fut autorisé à ronronner sur les genoux pointus de son maître. Chacun sait qu’un chat qui ne ronronne pas est un chat malheureux. Mais Lothaire s’en fichait, l’animal n’était pour lui qu’une chose animée, la seule qui bougeait autour de lui. Cette simple présence vivante lui suffisait.

Un soir, un peu plus abruti qu’à l’ordinaire par l’alcool dont il avait mécaniquement abusé, il tomba, passablement imbibé, entre ses draps et s’endormit d’un sommeil aussi  lourd et tourbé que son whisky. La bouteille vide, posée de guingois sur un tas de papiers entassés au fil des jours, finit par glisser et déflagra sur le carrelage douteux. Elle explosa en mille éclats comme autant de diamants scintillants. Dans la pièce plongée dans le noir, chichement éclairée par la lumière blafarde d’un réverbère proche, on aurait pu croire que le ciel et ses étoiles venaient de s’abattre sur le sol. Lothaire ronflait comme une Buick des années soixante, le nez écrasé contre le coin de la table de chevet, son souffle chargé faisait trembler le napperon de dentelle de Calais sur lequel était posé un  réveil Jazz, la grande aiguille, décrochée par le temps, gisait, un peu tordue, 23 derrière le verre épais.

Un énorme chou Romanesco se dressait devant lui, un Everest végétal d’une parfaite élégance. Un légume d’un vert fluorescent, à la structure approximativement fractale, dominant Lothaire de toute sa masse, et dont les hauteurs disparaissaient dans le coton de nuages blancs qui le couronnaient. Le soleil rasant accentuait la beauté inquiétante du spectacle, les ombres ponctuaient les flancs réguliers de cette étonnante montagne, vivante de combes profondes qui semblaient abriter d’invisibles monstres. Le souffle coupé, Lothaire tremblait de joie et de peur mêlées devant cette étrange Babel, dont les rotondités multipliées à l’identique s’élevaient en spirales régulières vers l’invisible sommet. Quelque chose d’indicible le poussait impérativement à gravir la montagne verte. Il se sentait étonnamment jeune et agile, lui qui n’était plus qu’un vieillard souffreteux, au souffle court, aux articulations arthrosées et aux chairs ramollies.

Il escalada les premiers petits tétons allègrement, tout en chantonnant d’une voix de fausset les premières notes de “Sambre et Meuse”, non pas qu’il eût l’esprit guerrier, non, simplement parce qu’il aimait le côté immédiat et entraînant des chants militaires en général. Au premier virage il se retrouva face à face avec “Moncha”, tout jeune, tout fringant, avec ses deux yeux retrouvés. Assis sur le cul l’animal semblait l’attendre. En voyant apparaître Lothaire, il se leva, s’étira en bâillant pour venir ronronner entre ses jambes, puis il fit demi-tour, attendant que son ancien maître le suive. Lothaire n’en revenait pas, lui, l’ancien redoutable directeur d’école passablement détesté qui avait terrorisé des générations d’écoliers à coups de règle sur la pulpe des doigts, se voyait, le cœur joyeux, escaladant un gigantesque massif verdelet avec pour seul guide de haute montagne, un chat tout juste pubère ! Ils grimpèrent ainsi, l’homme derrière le chat pendant des heures. Pas essoufflé pour un sou Lothaire jeta un regard vers la plaine, la tête lui tourna, le paysage tout en bas ressemblait à Lilliput, il fut surpris, alors il leva la tête, les nuages s’étaient rapprochés, il se rendit compte qu’il avait faim. C’est à ce moment précis qu’ils tombèrent nez à nez avec un énorme puceron d’au moins vingt kilos. Moncha lui sauta sur le dos – un vrai tigre ce Moncha –  d’un coup de dent il saigna la bête qui s’écroula en couinant, tandis qu’un flot de sang céladon giclait du cou tranché. Moncha mordit allègrement dans la chair fraîche, détacha un large steak qu’il déposa aux pieds de son maître. Lothaire trouva la viande crue délicieuse, verte à souhait, elle lui laissa en bouche un goût de chou bio très agréable. Assis au bord de la paroi, ils reprirent des forces.

Le soleil était au zénith, malgré l’altitude la température agréable leur réchauffa le corps. Le chat allongé près de Lothaire ronronnait – très fort pour un chat pensa Lothaire – qui s’aperçut que le matou avait pris de la taille et du poids, il ressemblait à un petit fauve et valait bien quatre chats ordinaires maintenant. Son regard aussi avait changé, par instant, à contrejour surtout, une lueur cruelle traversait la citrine de ses yeux, de ses grosses pattes jaillissaient spasmodiquement des griffes noires longues comme de petits poignards. Lothaire caressa la tête de l’animal. ! Il aurait pu y poser les deux mains, même trois, sans pour autant la recouvrir ! Mais cela ne l’inquiéta pas, Moncha avait fermé les yeux, son ronronnement, certes un peu rauque, un peu sonore, était celui d’un bon chat heureux. Tous deux s’assoupirent le ventre plein sous le doux soleil de cette étrange nuit.

Et Lothaire fit un rêve. Assis près d’un bureau de chêne noir dans une pièce tapissée de marronnasse, il se voyait sirotant un whisky en pleine nuit. Dans un panier à chat s’entassaient un monceau de bouteilles vides et de sécrétions félines momifiées. Lothaire chercha l’animal du regard, fit quelques bruits de bouche pour l’attirer, rien ne se passa, il appela, Moncha, Monchaaaa, toujours rien, pas l’ombre d’un chat dans la maison. A la fin de la bouteille, passablement remonté, il décida de châtier le matou insolent qui osait lui résister. Titubant, la cuisse molle et la démarche zigzagante, il se heurta aux murs, rebondit d’une paroi à l’autre, jusqu’à ce qu’il s’écroule comme une viande morte sur un lit étroit – par chance il s’affala dans la longueur, en travers il se serait retrouvé les dents brisées sur le carrelage ! – au milieu d’une pièce en désordre qui lui sembla familière. Il ronflait comme une chambre à air crevée bien avant que sa tête ne roule sur l’édredon kaki.

Le jour s’était couché quand ils se réveillèrent, le ciel était bleu d’encre, le soleil avait fermé son œil blond, mais il restait parfaitement visible au plein centre du ciel. Ni lune, ni étoiles, ce que Lothaire ne remarqua pas d’emblée. Moncha allongé contre la paroi verte dépassait d’une tête son maître assis près de lui, sa toison tricolore ne l’était presque plus, le fauve avait mangé les autres couleurs, des rayures noires étaient apparues sur ses flancs. Lothaire ne s’en étonna pas plus que ça, il se leva, appela Moncha Montigre. Point ! Ils se remirent en route.

Ils serpentèrent des jours, des nuits aussi parfois, dévorant de temps à autre un puceron. Les insectes qu’ils rencontraient apparaissaient toujours quand la faim les gagnait. Comme par enchantement. Et ils étaient de plus en plus gros. Ils en vinrent à devoir en dévorer deux, Montigre mangeait pour quatre, sa tête affleurait le haut de la poitrine de son maître, il devait bien faire une petite centaine de kilos. Outre son pelage fauve rayé de noir, il avait pris du poil, de la moustache, de la barbichette, de longs fils de fer blancs pointaient de chaque côté de sa grosse gueule aux puissantes mâchoires. D’un coup de patte fulgurant, il abattait les pucerons qui devenaient eux aussi monstrueux. D’énormes blattes blanches aux chairs quasi liquides faisaient parfois leurs délices, leurs cuirasses craquantes avaient un délicieux goût de chocolat ! Une seule fois, mais cela faisait des jours qu’ils gravissaient le Romanesco, ils se retrouvèrent face à face avec une limace bleue, grosse comme une génisse qui sortait d’un creux sombre, ou d’une caverne peut-être, entre deux monticules de taille moyenne. Montigre la trucida prestement. Le chat avait encore grossi, il était devenu si fort que son coup de patte désinvolte renversa la limace aussi facilement que Moncha le faisait du bouchon avec lequel il jouait dans son jeune âge, du temps où il était encore vivant. Ses griffes éventrèrent le stylommatophore, libérant un flot de bébés rouges en gestation. De vraies friandises dont ils se régalèrent avec des mines de chatoune après qu’ils eurent – Montigre surtout – déchiqueté la molasse indigo à grands coups de mâchoires avides. Le sang bleu inonda la chemise crasseuse de Lothaire, ce qui lui conféra une certaine noblesse à laquelle il ne s’attendait pas. Dès lors Montigre, devenu vaguement menaçant à son encontre depuis quelques jours, se radoucit, baissa la tête, vint se frotter contre son maître comme il le faisait dans la vraie vie et pendant les premiers jours de leur trekking.  Montigre était devenu si gros que Lothaire en tomba à la renverse, ce qui le fâcha, il cria très fort en menaçant de l’index l’animal qui s’aplatit au sol comme un chaton docile. Lothaire poussa in petto un ouf de soulagement, car il avait bien senti monter la tension, surtout quand la faim les prenait. Il l’avait échappé belle.

Alors il rit nerveusement. L’écho de son rire, réverbéré par la montagne végétale, résonna comme le buccin des armées romaines au sommet des alpes. Montigre se roula dans la glu bleue en ronronnant tout aussi fort que la forge de Vulcain.

Plus le temps passait, plus Lothaire se mélangeait les consciences, rêve, réalité, nuits-jours, jours-nuits, il ne savait plus bien distinguer le vrai-faux du faux-vrai. Et le vrai du faux encore moins. Quant à l’irréalité de ce soleil qui ne se couchait jamais mais qui se fermait comme un œil en plein milieu du ciel, alors là ??!! Il se posait aussi le problème de sa propre identité ! Qui était-il en vérité, où allait-il, cherchait-il quelque chose, se cherchait-il, était-il vivant, mort ? Tout cela faisait dans son esprit fatigué une bouillasse informe, un magma psychologico-dépressif qui aurait fait le bonheur d’un psychanalyste urbain. Et ce Moncha devenu super tigre, dont il avait cru, plus les jours passaient, qu’il deviendrait sa proie, ce Montigre devenu doux comme un chaton à cause du sang bleu de sa chemise. Valait mieux oublier. Trop compliqué pour lui, fatigué comme il l’était, et continuer à gravir ce foutu légume vert sans s’encombrer de questions pseudo-philosophiques. Quand le “pourquoi gravir ce putain de chou vert, nom de Dieu ?” lui titilla le cervelet, il s’ébroua en grommelant et reprit un embryon visqueux, un mort-né, rouge comme une fraise des bois, que Montigre, nuque basse, poussait vers lui délicatement. Ces choses gluantes étaient délicieuses, de vrais bonbons chargés d’énergie, ça le requinquait drôlement, au point qu’il se demanda si les bestioles n’étaient pas bourrées d’une came inconnue, une de ces drogues qui infestent les rêves. Et les cauchemars plus encore ! Mais ces idées là, comme les autres, il les envoya se faire penser ailleurs !

Le ciel immobile demeurait immensément vide. L’œil du soleil s’ouvrait et se fermait régulièrement, il se tenait au centre et ne bougeait jamais. Aucun chant d’oiseau, ni arbres, arbustes, pas même de ces végétations minimales que l’on trouve en haute altitude. Lothaire par moment était pris à la gorge, l’angoisse le paralysait presque, dans ces moments là il titubait péniblement derrière Montigre, il aurait bien donné deux limaces grasses et trois pucerons dodus, pour entendre quelques secondes gazouiller une ou deux mésanges et voir, très haut dans le ciel bleu saphir, planer trois aigles, au pire deux vautours. Ils voyageaient au pays de l’immuable muet, Lothaire vivait par moment un véritable enfer. Pourtant ils avançaient, Montigre chaloupait en souplesse, Lothaire se traînait de plus en plus, l’air se raréfiait, il respirait difficilement et s’arrêtait de plus en plus souvent. Montigre le réchauffait de son mieux, il grelottait dans sa chemise bleue que le chat reniflait régulièrement pendant qu’il entourait son maître en s’enroulant autour de lui. Niché au creux de l’animal, entre les pattes avant et arrière, Lothaire disparaissait, la chaleur âcre de Montigre le revigorait un temps. Tous les soirs, abruti de fatigue, inquiet et amaigri, il s’assoupissait sous la couette vivante, bien au chaud contre le cœur de l’animal dont les battements, sourds, lents, réguliers, l’envoyait illico rejoindre cet affreux rêve récurrent dans lequel, invariablement, il s’enivrait et s’endormait comme un sac de plomb dans cette saloperie de sinistre chambre, la sienne, la vraie, à moins que ? Rêver de dormir d’un sommeil sans rêve, quoi de plus stupide se disait-il tout en ronflant dans son songe, tandis qu’il respirait le musc puissant du Montigre de son cauchemar.

Au soir d’une journée harassante, au cours de laquelle, sous l’œil livide du soleil décoloré ils avaient enfin atteint les premiers lambeaux de nuages, à la seconde près où le quinquet stupide accroché au ciel fermait son unique paupière, un scarabée doré, véritable mastodonte de chitine crissante déboucha d’un virage. Il était si massif qu’à chacun de ses pas sa carapace arrachait d’énormes lambeaux de chou, il décapait la paroi, faute de quoi il serait tombé dans le vide comme un blindé déséquilibré par son poids. Montigre bondit, pour la première fois le combat fut aussi rude qu’incertain. Les griffes du chat glissaient en faisant un bruit horrible, la cuirasse de l’insecte géant résistait, les crocs pointus, eux aussi dérapaient, n’arrivaient pas à trouver la faille pour s’enfoncer dans l’armure. Khépri le scarabée se secouait pour projeter son agresseur dans le vide, le chat glissait, se rétablissait difficilement, rugissait de colère et glapissait de peur à la fois. Puis il se mit à faire des bonds terribles sur le dos de la cétoine en furie, il sautait de plus en plus haut, retombant de tout son poids, la carapace craquait mais tenait bon. Alors Montigre fit un saut prodigieux, il monta si haut que Lothaire pensa qu’il était retombé dans le précipice. Le scarabée baissa la tête et Montigre, pattes écartées et griffes sorties, s’écrasa sur la jointure fragile au ras du thorax. Le coléoptère eut beau déployer ses élytres pour dégager ses ailes membraneuses, il était trop tard. Décapité, foudroyé, il s’affala sur le côté pour ne plus bouger. Montigre épuisé par le combat se coucha, ses côtes battaient, sa respiration sifflait, son épouvantable haleine empuantissait la scène et les alentours. Lothaire avait suivi le combat, sidéré à en oublier de respirer, la tête lui tournait, il était rouge comme un embryon de limace bleue, quand il se rendit compte qu’il était en train de mourir. Lentement, le ciel verdissait, Romanesco jaunissait, la Cétoine bleuissait bizarrement, Montigre tournait à la souris grise. Juste avant de sombrer, par reflexe, il ouvrit grand la bouche, l’air s’engouffra dans ses poumons en faisant un bruit de cornemuse. Il tomba sur le cul et crut voir le chat sourire.

Ce soir là après sept jours d’escalade, ils firent gogaille, bombance, ce fut une vraie ribote ! Ils commencèrent par le cou, se régalant des chairs drues de l’insecte, cheminant mâchoires grandes ouvertes dans le corps du scarabée, se gavant à dégobiller, avalant sans presque mâcher, jusqu’à atteindre le cœur encore palpitant de leur proie pour boire goulûment le sang chaud et opalescent qui jaillissait comme une fontaine dorée. Paradoxalement, le jus bouillant chargé de vie et d’énergie les rafraîchit. Arrivés au fond de la carapace close qu’ils venaient de vider, ils s’affalèrent, poisseux et satisfaits. En guise de dessert, ils vidèrent les pattes, de l’intérieur, aspirant avec délices les derniers fragments de chair tendre. Leur goût âcre et réglissé leur tint au palais, plus longuement que le plus exquis des nectars de Bourgogne. Après qu’ils eurent vomi un peu du trop plein ingurgité, ils s’allongèrent côte à côte au fond de l’épaisse grotte de chitine et s’endormirent d’un sommeil lourd, comme deux gloutons rassasiés dans la chaleur douce du cataphracte mort.

Au petit matin, le ventre douloureux, la bouche pâteuse, Lothaire s’extirpa du corps de l’insecte en rampant. Au centre du ciel de charbon mat l’œil était encore fermé, une lumière grisâtre tenait lieu de nuit, laissant à peine deviner l’insondable abîme dont il ne voyait pas le fond. La montagne-chou était noyée dans un épais brouillard qui courait en langues fumeuses sur ses flancs proches du sommet, l’air figé était glacial mais il ne le sentait pas le froid. Quelque chose en lui devait avoir changé, il se sentait différent, mais cela était confus, il ne comprenait pas, son corps lui semblait celui d’un autre.

L’œil s’ouvrit d’un seul coup, son or réverbéré et amplifié par la carapace flavescente du grand scarabée, illumina les lieux, éblouissant Lothaire qui dut se protéger du revers de la main. C’est alors qu’il vit “cette” main, sa “nouvelle” main, elle avait bien doublé ! Puis il remarqua sa chemise bleue, elle avait éclaté et pendait en lambeaux sur son torse musclé tapissé des mêmes longs poils noirs qui recouvraient ses mains. Son pantalon en loque lui arrivait aux genoux. Quand il se passa la main dans les cheveux, il crut caresser une touffe de fils de fer et se piqua les doigts. Sur son index perla une goutte de sang violet. Une tornade intérieure l’emporta, il leva les bras vers le ciel et se mit à hurler d’une voix surpuissante “Je suis l’implacable, le cruel, l’immonnnnnde ! Je suis Lothaire l’Archange maudit, le régénéré, le fils du grand œil livide, l’enfant de la montagne d’émeraude, le ressuscité des Enfers du bas, j’ai vaincu les pucerons géants, j’ai dévoré la grande limace bleue et sa portée incarnate, j’ai terrassé l’invincible Cétoine, je suis le maître des monnnndes, l’empereur du futuuuur, le mutannnnt, le définitiiiif !”. Rugissant à plein poumons, Montigre, à son côté ne lui arrivait pas même aux genoux. Sous la puissance de son cri les nuages rétrécirent comme peau de chagrin, se rétractèrent, s’effilochèrent, s’invaginèrent, Romanesco apparut dans toute sa majesté.

Lothaire n’en crut pas ses yeux, le massif n’avait pas de sommet, il était parfaitement plat, désert comme une immense plaine circulaire sur laquelle on eut pu bâtir plusieurs Babylone.

Madame Simone reposa son couteau et le gros chou Romanesco qu’elle venait d’étêter d’un coup de poignet précis. Elle entrouvrit la porte de la chambre, le vieil ivrogne allongé à moitié nu sur la largeur du lit dormait comme un sonneur, en grommelant des mots embrouillés qu’elle ne comprit pas. Elle referma la porte en murmurant des choses peu aimables et s’en retourna à sa cuisine.

Lothaire, au bord de cette mer, blanche comme glace figée, ne bougeait plus, ne comprenait pas, tout cet immaculé avait quelque chose d’effrayant. Montigre, avait disparu. Tout était calme, silencieux, le sol vacilla sous lui, il se rétablissait de justesse au bord du gouffre, quand le ciel, ou du moins sa moitié crut-il, s’affaissa d’un coup. Le soleil reflété par la surface de ce demi-monde s’écroulant l’aveugla, la montagne fut coupée en deux au  ras de ses pieds, puis tout explosa en morceaux. Lothaire tomba dans le vide. Indéfiniment, en hurlant de terreur.

Simone reposa son grand couteau, éparpilla les tronçons de chou dans un faitout, puis éteignit  l’ampoule nue qui pendait au plafond de la cuisine. Dans la chambre d’à-côté elle entendit crier le vieux.

VAGUES VAGUES.

Les regards vagues de La De.

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Vagues vagues, trop lentes, poussées par la tempête, les vents soufflent violents,

Les fleurs en émoi pleurent le regret des printemps éternels.

Dans les creux éprouvants, bateaux en désarroi, écume dispersée,

Aux ailes arrachées des papillons blessés aux soies opalescentes

Tremblent les sourires éteints.

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Les vagues sont mugissantes, sur les sables torturés, elles s’allongent,

s’étirent comme des chattes lunes,

pantelantes,

essoufflées, harassées.

Le vent est à la hune.

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Chevaux légers des vertes mers hennissantes.

Friselis collants sur les terres déployées.

Au ciel lourd et chargé les nuages s’affaissent, s’ouvrent comme des boutres

et déversent leurs

Eaux.

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Et le sel des mers folles enrage sous les rides.

Mais le vent a séché les eaux fades fétides

Et la mer a gardé sa vigueur et son rire.

La tempête a faibli et le soleil respire.

RESPIRE LE VENT COURANT.

Quand La De tourneboule.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Je ne suis pas et je suis à la fois,

comme une histoire de foi et de fous

dans les villes là-bas, si lointaines et si proches,

nom de Dieu toutes ces cloches,

elles sonnent à mort dans le vent !

Regarde donc le ciel si désert et si beau

et ces eaux d’encre berçante,

à reverdir les âmes inquiètes et les esprits chagrins.

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Respire le vent courant,

les parfums obscurs des chiens errants,

les effluves des meutes derrière les cerfs saignants

le soir au charbon des lisères,

Et les serments ardents des vautours perchés

sur les flancs crevés

Des moutons dépecés accrochés aux rochers

des montagnes de pierres et de cairns croulants,

les feulements puissants des crinières hérissées,

les griffes déchirantes, les peurs implorantes,

Et la furie masquée des danseurs empourprés.

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Mais n’oublie pas là-bas

les eaux lourdes des fleurs en pleurs,

 les sourires éclatants des enfants mille dents d’ivoires et de perles,

et les soies salées

des grands lagons au petit matin levant.

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Touche et caresse du bout de tes doigts absents,

le chocolat chaud des goûters d’antan,

le tissu rêche des revêches à confesse,

les écailles lisses des tortues vertes

les éventails déployés des gorgones rougissantes,

la splendeur des ombres

le soir finissant,

le rosé veiné de deux seins frémissants.

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Et les comètes  lentes,

Au tombant des planètes,

La musique des sphères aux confins des espaces,

la magie délétère,

le fer et les éthers,

L’antre des monstres pairs

et la splendeur des mers,

Et le cristal de roche enfoui sous les glaces.

Le soleil est absent,

il est tombé si bas.

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N’oublie pas.

TERRA INCOGNITA.

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La reine-mer de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Hisse et haut ! Le soleil à leur cramer la peau,

Dans les gosiers tannés ne coulent plus les mots.

Le bois du pont brûlant jusqu’à ronger les os,

Les pustules saignantes pleurent toutes leurs eaux,

Et les chairs grésillent sur les jambes et les dos.

Les voiles affalées pendent sur les bardeaux.

Et le vent est tombé, et la mer est mourante.

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L’horizon disparu au ciel blanc des ardents

Les rides creusent les corps prostrés sur les bancs,

La sueur a séché, sales et secs sont les flancs

Des matelots râlants, écroulés, haletants.

Le désespoir bruyant a tué les élans,

Sous les crânes en tempête ne pulse que le sang

Des grosses veines bleues, fragiles à éclater.

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Quand iront-ils courir sur les terres nouvelles ?

Sous les vents alizés les palmes se balancent,

Le sucre des fruits mûrs, l’odeur des maquerelles,

Les ruisselets chanteurs et les extravagances

Des singes aux culs rouges. Les toisons en ficelles.

Oui, regarder là-haut l’azur des recouvrances.

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Et nul n’est arrivé, pas un n’est revenu,

Dans les îles aux fontaines le silence des sirènes.