Littinéraires viniques » 2015 » avril

YSOIR ET BÉRANGER.

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Antonio del Pollaiolo. Portrait de jeune femme 1465.

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 La lance se rompit en déchirant les chairs, les os éclatèrent, le heaume ensanglanté se détacha du crâne broyé et le corps lourdement en-cuirassé du chevalier, mort avant d’avoir touché le sol gras de l’enceinte, s’écroula d’un bloc. Le cheval du vainqueur se cabra. Le foulard brodé de l’élue absorba la bouillie de sang vermeil, d’esquilles d’os et de cervelle grisâtre qui jaillissait de l’œil crevé du vaincu. Le corps fut emporté prestement par une troupe d’écuyers effrayés.

Dans la tribune d’honneur Ysoir fille de Gildric, Comte de la Roche de Gulde, s’empourpra quand le plein sang écumant, aux naseaux dilatés, s’arrêta en piaffant devant la balustrade. Béranger chevalier de Courtepierre releva la visière de sa bourguignotte cabossée, et son regard noir de rapace la bouleversa tant qu’elle recula sur son siège de bois sculpté. Puis il ôta son casque, un flot de cheveux sombres, drus et bouclés coula sur ses épaules recouvertes de vieille ferraille sans éclat, et il baissa la tête sans sourire pour lui dédier sa victoire. Ysoir le détaillait à la dérobée, elle ne souriait pas non plus mais son souffle s’accéléra sous sa cotte-hardie de fin tissu bleu ciel. Béranger s’attardait plus que de mesure devant la tribune d’honneur ce qui énerva Gildric. Le comte, agacé par ce qu’il pressentait, congédia le jeune homme d’un geste nerveux. En réponse celui-ci, cabra fièrement son étalon, et sur une dernière volte élégante s’en fut à petit trot.

Dans la bourse accrochée au demi-ceint d’argent qui lui entourait souplement la taille, Ysoir gardait précieusement une feuille de parchemin, pliée et repliée, aux bords noircis à force d’être dépliés. Écrites au centre, quelques lignes d’une écriture fine et élégante, en forme de petit poème :

 Damoiselle, jouvencelle,

Vous êtes entre toutes, celle

Dont la mine ivoirine,

Ma doucette, mon hermine,

Éclypse toutes pucelles

Comparée à icelles,

Jamais ne les regarde

Ce ne sont que geignardes.

Mon cœur à vos genoux

Je suis à vous, de buis, de houx.

Malulf de Montmorency fils de haute famille en était l’auteur. Depuis leur plus jeune âge les deux jeunes gens, par la volonté de leurs pères, étaient promis l’un à l’autre. Jean II de Montmorency le puissant baron et Gildric furent longuement compagnons de guerre, de chasse et de coureuses. La veille de la bataille de Crécy les deux frères d’armes, plus saouls que les soudards teutons qui les servaient, se promirent d’unir leur descendance. Gildric n’avait qu’une fille alors âgée que quatre ans, Jean choisit son plus jeune fils de deux ans son aîné. Le lendemain dos à dos les deux hommes se battirent comme des fauves et sortirent indemnes et glorieux de la féroce empoignade qui vit la défaite humiliante des armées de France. Unis par la force des sangs versés, ils veillèrent dès lors fort jalousement dans l’attente de l’union espérée. Et rien n’est plus fort qu’un serment de guerre, de sueur et de sang. Plus suspicieux que les meilleurs chaperons, ils écartaient fermement, jouvenceaux et femmelettes qui eussent pu porter préjudice à leur dessein. C’est ainsi que Malulf fut courtoisement éduqué. Le garçonnet frêle et de santé fragile dénotait. Ses frères étaient de massifs gaillards rustres et nobles à la fois. Pendant qu’ils s’exerçaient au maniement de l’épée d’arçon, de la légère et de la masse d’armes en vidant maints hanaps de vin suret, le jeune garçon lisait les auteurs grecs, latins, les traités arabes d’astronomie et de poésie. Puis il se mit à l’étude de l’Ars Nova, des œuvres de Guillaume de Machaut, bientôt la théorie musicale rassemblée par Jacques de Liège lui devint plus familière que les rots et les rires gras de ses frères. Il aimait à déclamer des vers en s’accompagnant au psaltérion jusqu’à ce qu’il lui préfère le luth. Ysoir devint son unique muse, il lui vouait un amour aussi sincère que platonique. Souvent il lui rendait visite et chantait pour elle. Le jeune homme était très pieux, bien sage pour un jouvenceau, il préférait la messe de Notre Dame aux tavernes enfumées, et les ribaudes dépoitraillées buveuses et grandement odorantes l’effrayaient vivement.

Ysoir enfant sage et soumise, longues tresse blondes et grands yeux de prairie, se sauvait tantôt, seule jusqu’à la rivière, pour s’y baigner nue à l’abri des grands saules qui pleuraient leurs feuilles jusqu’au ras des eaux vives. Elle était d’un caractère ordinairement doux mais il lui arrivait, et cela la surprenait elle même, d’être prise d’étranges chaleurs et de tremblements de colère rentrée. Ses joues rougissaient un peu, les larmes perlaient, son ventre avait faim mais la nourriture ne l’apaisait pas. Elle mangeait peu. Sans qu’elle sache pourquoi, parfois la nuit, elle sentait monter en elle une folle sauvagerie qui la menait, à la lueur des torches grésillantes, dans la cuisine, où elle arrachait aux broches les reliefs des viandes encore saignantes qu’elle dévorait à pleines mains. Elle n’aimait tant rien que ces moments de goinfrerie, et le sang froid des viandes juteuses qui coulaient jusque dans son cou. Malulf était certes charmant, tendrement doux et sa voix haut perchée disait si bien la musique des mots … Ses mains étaient petites, ses bras comme des branchettes, sa peau beurre et soie, son torse étroit au bréchet de poulet, lisse comme une plage après la tempête, tout cela était bel et bien bon. Elle attendait sagement que vienne le temps des noces. Pourtant la viande crue …

En ce jour de grand tournoi, quand le chevalier de petite noblesse l’avait regardée en silence, de ce regard franc et brûlant qui lui tourneboulait l’âme et lui chauffait le ventre, elle en était venue à oublier Malulf et ses minauderies de troubadour en herbe. Et cela lui paraissait si naturel qu’elle n’en fut pas surprise …

Au soir de sa victoire, dans la pièce à vivre de son château qui n’était qu’un logis, le jeune homme soupira longtemps. Il se consola, ou plutôt s’anesthésia, à grands renfort de mauvais vin jusqu’à s’écrouler devant les derniers feux de la cheminée. Il se réveilla aux premières lueurs, la tête lourde et le cœur triste. La dernière croisade était terminée depuis une cinquantaine d’années et Béranger aurait allègrement maudit le ciel de l’avoir fait naître trop tard s’il n’avait pas craint les foudres de Dieu. Au lieu de quoi il était condamné à traîner sa vie durant sur ses terres pauvres, lui qui pour n’être pas serf n’en était pas moins quasi misérable. Jamais cette pucelle au port gracieux qui lui avait enflammé les sangs ne serait sienne, le Comte Gildric y veillerait et lâcherait sur lui ses hommes et ses chiens si nécessaire. La guerre, oui la guerre, cette guerre qui devait durer cent ans n’en n’était qu’à ses désastreux débuts et la chevalerie française venait de se faire exterminer à Crécy, Philippe VI, lui même blessé au visage, avait dû battre en retraite. La nouvelle de cette cuisante défaite s’était répandue dans le pays. Béranger en ce matin de désespoir, y vit l’occasion de s’illustrer en rejoignant les quelques troupes indemnes du roi. Il irait et reviendrait couvert de blessures et de gloire. Gildric, homme d’honneur, le regarderait alors d’un autre œil. Les préparatifs lui prirent la journée. Il enfourcha sa monture au soleil baissant et s’enfonça au petit trot dans la forêt proche.

A la brune, Ysoir assise, dans la salle du château devant la vaste cheminée dans laquelle se consumait un demi chêne, fixait l’âtre d’un regard absent. Le bois crépitait, des gerbes d’étincelles jaillissaient des énormes braises écarlates, par instant le bois craquait et claquait sèchement sous les morsures des flammes voraces, de grandes langues bleues illuminaient la salle et la sortaient un instant de sa langueur. Le Comte la regardait étrangement. Sa fille l’inquiétait. Elle semblait abattue. Elle d’ordinaire si bavarde, toujours à lui narrer les petites joies de sa journée, était muette. Ses yeux avaient perdu de cette lumière joyeuse qu’il aimait à voir scintiller quand elle le taquinait. Lui revint en mémoire le tournoi du matin et le visage rayonnant de sa cadette quand l’outrecuidant lui avait trop longuement dédié sa victoire. Le Comte s’éclipsa, laissant Ysoir à ses soupirs, puis fit mander le capitaine de sa garde et ses deux bourrus de fils. La conversation dura un bon moment. Seul Gildric parla d’une voix dure qui ne souffrait pas la moindre réponse. Les hommes s’en furent, il retrouva son fauteuil. Ysoir n’avait pas bougé. Elle ne tourna pas même la tête quand il réapparut.

Elle galopait derrière le visage du chevalier, leurs chevaux allaient grand train, il riait. Elle ne voyait rien d’autre que ce visage, le reste de la scène était flou mais elle sentait le vent qui glissait sous son voile et la croupe de son cheval vivait entre ses cuisses. Elle montait comme un garçon. Ysoir exultait sans un mot, des larmes de bonheur coulaient sur ses joues blondes. La grande salle s’obscurcissait, le feu avait faibli, c’était mieux ainsi. Sous ses paupières mi-closes elle continuait à chevaucher, ses lèvres entrouvertes murmuraient continûment le prénom du chevalier.

Ce matin là, très tôt, le ciel blanc tramait la lumière du ciel, affadissant les couleurs du paysage, les ombres gommées ôtaient tout relief, l’horizon avait disparu, la terre et le ciel confondus poussaient à la déraison. Des bruits de voix assourdis qui montaient de la cour du château réveillèrent la jeune fille. La conscience encore froissée, elle se leva. La chambre était grise, et quand elle se dirigea vers la fenêtre la faible clarté du jour ne suffit pas à percer la large chemise de lin qui couvrait son corps . Elle se pencha par la fenêtre. Dans une charrette un corps sans vie recouvert d’une toile sale reposait. Son père, ses frères et quelques hommes d’armes l’entouraient. Le comte faisait forces gestes en désignant le corps d’un doigt vengeur, ses deux frères aux pourpoints tachés de sang séché riaient dans leurs barbes en gonflant fièrement la poitrine. L’aîné s’approcha du chariot et d’un geste sec découvrit le cadavre. Béranger gisait sur le dos le visage lardé de longues traînées de sang noir. Deux poignards dont la garde dépassait à peine étaient profondément enfoncés dans ses yeux crevés.

Ysoir ouvrit grand la bouche, aucun son n’en sortit, son regard, comme le ciel, se voila, elle s’écroula sur elle même. Autour d’elle sa chemise dessina une fleur décolorée aux pétales fripés.

AND THE LAST ONE VENUS.

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The last one Picassa from La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Et les mots de Venus ! Et le fouet de Mars !

Vient la pluie du printemps, le cuir entre les dents,

Les grandes déferlantes et les soupirs épars,

Les os écarquillés d’aciers étincelants !

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Les mots se sont pressés comme des oranges fades,

Les soleils empierrés leur ont tiré les sangs,

Tombent les âmes vagues égarées en tornades,

Dans le ciel d’un bleu dru les vents tonitruants !

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Enfouies, dévastées, gémissantes et navrées

Les mers aux lames lentes, les monstres déchaînés

Sous les caresses atroces des corps dilacérés,

Les âmes en partance vers d’autres embardées…

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Dans leurs regards hagards aux miroirs sans tain,

Leurs pupilles noircies dessinées au fusain

Sont durcies plus encore que l’amour au plus fort…

Dans le ciel blanc si vide le soleil est à l’or.

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Un matin de satin, une nuit d’organdi,

Quand personne ne sait si la lumière sera

Elles reviendront peut-être habillées par la nuit,

Avides de soupirs au fil de la Volga…

ANAPHORE MA SOEUR …

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L’ana-euphorique de La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Jamais je n’ai senti autant que ce jour plein,

Jamais je n’ai senti au-delà des grands pins

Jamais je n’ai tant vu le début et la fin

Jamais les plis soyeux de la rose au jardin

Jamais tes doigts de feu languissants sur ma main,

Jamais ton regard bleu qui subjugue le mien,

Jamais, fille de peu, allongé sur ton sein,

Jamais belle âme rouge à la peau de jasmin

Jamais je n’oublierai ton rire de clavecin,

Jamais me lasserai de tes sourires coquins,

Jamais me passerai d’aujourd’hui pour demain.

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Jamais je n’ai couru plus fou qu’un bouquetin,

Jamais je n’ai juré à perdre mon latin,

Jamais je ne croirai aux serments toujours vains,

Jamais ne la vendrai pour poignée de sequins,

Jamais au lendemain de la veille au matin,

Jamais de voiles vendues au détour des chemins,

Jamais je n’ai goûté au sang tombé du sein,

Jamais me suis roulé aux linceuls de lin,

Jamais je n’ai aimé révérer les grands saints,

Jamais de vertus mièvres engraissées au purin,

Jamais la nuit tombée me noyer dans le vin.

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Toujours me vêtirai d’atours volés aux daims,

Toujours je maudirai les gares privées de trains,

Toujours je chérirai les pauvres baladins,

Toujours détesterai faconde et baratin,

Toujours j’éviterai fagots pâles blondins,

Toujours m’acharnerai à briser les burins,

Toujours je chanterai le désert des bédouins,

Toujours à ton côté aux rivages Byzantins,

Toujours ton regard lourd qui caresse l’airain,

Toujours à tricoter les mots et le satin,

Toujours dessinerai du bout de mon fusain

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Anaphore ma sœur, suspendu à tes reins.

FOULQUES ET GÉNEVOTE.

Beatus de Arroyo 1210-1220

Mappemonde dans le Beatus du Monastère de San Andrés de Arroyo, 1210-1220.

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La nuit est à son zénith. Impénétrable, lourde comme le silence qui a apaisé les agitations sporadiques du jour. Et la lumière, excédée, s’en est allée – persuadée d’apporter la vie – au-delà de l’horizon, illuminer d’autres contrées. C’est pourtant au sein de ce jais, dur, mortel et velouté à la fois, que repose dans son écrin de pure opale, l’invisible lumière, celle qui éclaire les esprits aiguisés.

Assis sur la branche gauche de l’étoile polaire le petit Prince pêche. Cela fait des éons qu’il pêche ainsi, sa patience est infinie, les espaces aussi. Le fil ténu de pure soie de comète, imputrescible et plus solide qu’un câble d’acier, mal attaché au bout d’un petit roseau fragile, plonge dans l’encre opaque du vide intersidéral. Un petit sourire tendre qui ne se fane jamais lui sert d’appât. Cela fait des éternités qu’il attend, sans bouger, sans un mot, que l’amour des hommes veuille bien mordre. Lui, l’envoyé, le petit humain fragile qui n’en est plus un, aimerait bien. Mais …

Derrière son joli visage d’éternel enfant, il a vu fulminer toutes les colères, des plus sanglantes au plus acrimonieuses, il a senti l’odeur âcre des champs de batailles, des plus frustres aux plus sophistiqués, il a senti l’appétit de pouvoir régner, s’intensifier jusqu’à rendre insensibles les hommes. Il ressent encore, et plus que jamais, au profond de ses chairs fragiles, la folie sans limites des bipèdes insolents. En cette nuit obscure, son fil reste inerte, nulle secousse. Il sait que le pire est encore à venir.

Foulques, allongé sur la dalle froide priait. De son coeur largement ouvert s’écoulait en psalmodies étouffées un flot d’amour de Dieu, l’éternel muet qui ne répond jamais. Il avait beau supplier, promettre tout et plus, la divinité, lointaine et silencieuse lui semblait inatteignable. Depuis la veille, les bras en croix et le corps collé à la pierre glacée, il avait perdu toute sensation, seule son ardente prière désespérée lui réchauffait encore la poitrine. Ses dents heurtaient le dallage et chaque mot lui causait grande souffrance. C’était le prix à payer croyait-il, pour que le Seigneur lui apporte la lumière de la compréhension. Le jour se levait. Par les vitraux qui encadrent les croisées de la chapelle la lumière dessinait sur les murs de grès peint des taches de couleurs mouvantes dont l’intensité croissait au fur et à mesure, et les ombres sombres des piliers qui s’allongeaient sur les murs donnaient à la scène la mesure de la douleur du moine.

Étendue sur son bât-flanc, les mains jointes sur la poitrine qu’elle avait serrée à défaillir par des bandes de tissu rêche, la jeune nonne aux pupilles dilatées dans l’obscurité impénétrable était toute ouïe. Outre le visage émacié de Foulques qui lui brûlait jours et nuits les paupières, elle se consolait en écoutant les hululements veloutés des rapaces qui conversaient, perchés au secret des feuillages bruissants des arbres des grands bois proches bercée par la brise nocturne. Elle soupirait, avalait à petites goulées douloureuses l’air coupant de la cellule pour se raccrocher à la vie. Génevote et Foulques jeûnaient depuis dix jours. Séparés mais unis, ils enduraient contre les ordres monastiques auxquels ils avaient voué leurs vies, le châtiment qu’ils s’infligeaient sans avoir jamais pu se dire le moindre mot. Ni même entendu le son de leur voix.

La lourde porte de la chapelle s’ouvrit en grinçant, la lumière du printemps s’engouffra et noya l’édifice, un torrent flavescent recouvrit d’or le sol du sanctuaire et la silhouette de Foulques, gagnée par l’onde tiède, se confondit un instant avec les pierres, sa coule de bure crasseuse, qui lui collait à la peau, pâlit et lui réchauffa les os. Le moine soupira, continuant à prier à voix inaudible. Les accords harmonieux des frères qui entraient en procession couvrirent sans effort son chant à demi éteint. Le bois des stalles gémit quand les moines s’installèrent pour l’office de tierce. Puis l’Abbé, derrière l’autel bas, porta l’office du bout de ses longs maigres, et les murs de la vaste chapelle de la double abbaye d’Aubazine renvoyèrent, amplifiées, les litanies grégoriennes chantées à voix moyenne, comme si Foulques n’était qu’un marbre, un gisant, un trépassé. Le jeune moine déglutissait sa kyrielle, obstinée comme la basse éponyme sa voix sourde se mêlait au choeur aérien des religieux qui l’ignoraient. Les tierces accomplies, les silhouettes encapuchonnées sortirent en silence, la porte de bois de chêne se referma et l’abbatiale retomba dans le silence obscur.

A l’autre bout de l’abbaye, agenouillée sur son prie-dieu, Clotilde la mère abbesse malmenait son chapelet. Ses gros doigts abîmés par les travaux des champs égrainaient nerveusement les boules de buis lissés par le temps et les offices. Elle était inquiète. Très inquiète. L’état de Génevote en demi catalepsie la laissait sans ressources. Elle avait passé des heures à l’interroger, à lui rafraîchir le front à l’eau claire, mais la jeune sœur ne réagissait plus. De ses beaux yeux écarquillés elle fixait l’infini bien au-delà du plafond de chaux craquelée de la cellule. Les religieuses lui avait raconté à voix basse les regards furtifs qu’elle échangeait avec un moinillon croisé à l’entrée des réfectoires contigus. La porte était commune aux deux sexes, mais les tables étaient séparées les unes des autres par un large espace neutre au milieu duquel un convers lisait la bible d’une voix monocorde. La consigne était d’entrer sans bruit, humblement, têtes et regards baissés. Et malgré cet interdit majeur, les deux jeunes coeurs ne pouvaient s’empêcher de se sourire naïvement du coin de l’oeil. Cela n’avait pas échappé à la vigilance de cette fouine de sœur Mahault, la plus vieille des moniales, qui surveillait maladivement son monde. Sous les plis de son habit élimé, le coeur de Mahault brûlait d’une foi inquisitrice. Elle croyait dur comme croix de Christ que le diable aux aguets était prêt à tout pour emporter dans son manteau de pourpre sale les plus faibles d’entre celles et ceux qu’il guettait en ricanant. Mahault, de sa voix acide, avait maintes fois confié à la mère supérieure que Génevote sentait le soufre à plein nez. C’est qu’elle était radieuse la jeunette, et son visage pur, et ses grands lacs de corindon violet aux longs cils de soie déplaisaient fortement à la vieillarde acariâtre. D’autant que la mère supérieure la couvait affectueusement, beaucoup trop pensait-elle en secret. La vie d’une cistercienne de l’abbaye d’Aubazine n’est pas une vie d’oisiveté, la règle est dure, elle doit l’être, prières et travaux des champs, été comme hiver, endurcissent le corps et aiguisent l’âme. C’est ainsi et seulement ainsi, dans le recueillement et le mutisme abyssal que Dieu aime ses enfants ! Et Mahault s’était employée, et Mahault avait convaincu la mère de différer l’entrée des sœurs au réfectoire d’un bon quart-d’heure, Foulques et Génevote furent privés de ce moment délicieux quand voiles et bures se frôlaient, à peine, si vite, trop vite, bien moins que le temps du soupir qu’ils n’osaient pousser.

En ce 13ème siècle balbutiant, l’abbaye sortait de terre et la règle de Saint Benoît s’appliquait au quotidien avec la fermeté propre aux premiers temps. La douceur naturelle de la mère s’en accommodait difficilement. La direction spirituelle était confiée au père abbé, et Géraud II de Gourdon, homme d’une austérité confinant au radical, au regard enfiévré par le service de Dieu, intransigeant et implacable, s’employait à tempérer sans ménagement les élans affectueux de Clotilde qui couvait ses sœurs comme une poule ses poussins. Tandis que Géraud rudoyait Foulques en invoquant la colère divine, elle cachait au prieur l’état de Génevote. L’idée qu’une des moniales puisse se confier à Géraud qui confessait à lui seul toutes ses ouailles, l’inquiétait grandement, c’est pourquoi elle passait des nuits en prière, suppliant le divin de lui accorder son aide. Mais les voies de Dieu sont dites impénétrables.

Foulques était à bout de forces, à tel point que sa voix inaudible ne résonnait plus que dans sa tête. A demi inconscient, les yeux clos et le corps frigide, il n’entendait que la voix rude et cinglante de l’abbé qui lui intimait de regagner sa cellule. Les deux pieds nus chaussés de sandales de cuir brut du prieur entouraient le corps affligé du moine et sa haute stature décharnée le dominait. Dans la pénombre ambiante, seules ses longues mains aux gestes saccadés apparaissaient par instant dans la lumière du matin qui tombait des vitraux. Deux moines crochèrent Foulques sous les aisselles et l’emmenèrent rudement pour le jeter sur la paillasse de son logis. Puis après l’avoir, à vomir, gavé de force de brouet et d’eau claire, ils s’en allèrent sans un mot.

La journée avait passé, Génevote, affaiblie et somnolente, perdait la notion du temps, l’abbaye était muette et les chuchotements des religieux en prière ne perçaient pas l’épaisseur des murs cellulaires. La jeune nonne balbutiait des mots sans suite, son regard fixe, sans expression, semblait figé comme celui d’un poisson mort. La pièce envahie par la nuit s’éclaira doucement ; en son milieu un œuf opalescent se mit à briller doucement au pied de la couche et gagna lentement en densité. Au centre une forme indistincte apparut, floue, électrique, mouvante, qui prit vie, relief et sens au juste moment où Génevote clignait des yeux et recouvrait la vue. Au centre de la mandorle flamboyante un visage flottait et tremblait dans l’air frais, et l’étrange clarté qu’il dégageait n’éclairait pas pour autant la cellule. Seule la couche de la béguine brasillait sous l’étrange lueur et la toile rêche des draps se fit soie, la coule de tissu grossier, grise de n’avoir pas été changée depuis près de deux semaines, retrouva sa blancheur et le corps de la nonnette se détendit. Génevote retrouva ses esprits et ses forces en un instant, sa conscience s’élargit, son coeur gonfla d’amour. Foulques la regardait, souriant étrangement. Ses lèvres s’agitaient mais elle ne l’entendait pas distinctement comme si l’apparition n’avait pas encore développé assez de force. Génevote pleurait, l’amour de cet homme qu’elle n’avait fait qu’entr’apercevoir débordait de son corps tout entier. C’était un flot d’une langueur étrange qui la submergeait comme les eaux d’une tempête calme un matin de printemps inondé de fleurs et de parfums. Plus l’amour l’envahissait, plus le visage de l’homme gagnait en netteté. Le nonne se faisait jeune femme, dieu ne l’abandonnait pas c’était elle qui le laissait. Elle tendait maintenant les mains vers le visage radieux du moine en balbutiant des mots inventés, des mots de vent chaud et de délices indicibles. Et Foulques lui répondait dans le langage des anges de chair que les hommes ignorent. Ils restèrent un long moment ainsi. Puis le corps de la moniale s’arc-bouta soudainement, ses mains se tendirent vers l’amant, à déchirer le temps, l’espace et les impossibles, elle murmura le nom de Foulques qui pleurait à présent des larmes de pur cristal. Enfin elle retomba sur sa paillasse, ses yeux se révulsèrent, son visage s’apaisa dans un dernier sourire. Quand les religieuses découvrirent au petit matin son corps raidi, elles furent frappées par la joie qui lui faisait visage de sainte. Au travers de ses yeux fermés elles crurent voir briller l’âme de la nonne juste avant qu’elle ne prenne son envol.

On retrouva le corps de Foulques dans la rivière qui coulait au bas de l’abbaye. Les silures voraces l’avaient déchiqueté. Géraud et Clotilde firent silence. D’un commun accord, les moines et les sœurs se turent.

LES ÉTRANGES FIGURES.

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Salade de figures par La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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 Je suis une anacoluthe qui joue de la flûte

Une figure étrange, pas la moitié d’un ange

J’aime à ramper dans les tuyaux la fange

Et déflagrer étonner éclater en volutes.

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Je suis une ecphrasis au pinceau ondulant

Une grâce vaporeuse élégante et racée

J’aime à errer la nuit dans les couloirs glacés

Des musées éteints quand se taisent les chants.

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Je suis un conduplicateur amoureux à ses heures

Un bègue au doux sourire, comme l’âme d’un essaim

J’aime à dire à redire en sol en fa majeur

Ne faut pas foutredieu que les sourds se leurrent.

Je suis la belle paronomase, à araser

Les mots inutiles, redits jusqu’à l’extase

J’aime à serrer les fesses et à cacher limer

Le quart du tiers, voire plus encore, c’est de mon âge.

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Je suis une hypallage à brouiller toutes les pistes

Une garce polie comme un miroir brisé

J’aime à me rouler nue, à faire ma trismégiste

A mélanger les genres, les coeurs et les baisers.

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Rhétorique ma soeur tu m’as rôti le coeur

Il est temps que tu meures, voici que vient ton heure !

DÉFIÉ SOIT QUI MAL Y PENSE.

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Alexandre Cabanel. Nu à demi bâché.

FRONSAC, un nom qui claque, des vins tanniques, que le temps, mais pas toujours, civilise. FONTENIL, le Château, sur sols lourds et frais, argilo-calcaires ou molasses du Fronsadais, c’est 9,40 hectares de vignes, vénérables pour la plupart. C’est dire que les années pluvieuses, les argiles peinent à digérer les eaux.

Or donc, les propriétaires de ces lieux, Dany et Michel Rolland, regrettent, le temps passant, l’expérience venant, la connaissance de leur terroir s’affinant qu’après de beaux étés, parfois la pluie – certaines années – que la terre retient, affecte la parfaite maturité des raisins. Ingénieux, voire « débrouillards », ils bâchent, de plastique, histoire de voir, 1,60 hectares de merlot, en fin de cycle.

Et ceci fut fait entre du 8 août au 25 septembre 1999, date des vendanges. Les jus magnifiés de ces raisins plus sucrés, concentrés, aux tannins mûrs, furent incorporés au vin du Château Fontenil. En 2000, l’expérience se poursuit, la vigne a été de nouveau bâchée. Du 23 août au 25 septembre.

Mais foutre de moine cacochyme, les foudres de la tradition se déchaînent alors et boum, badaboum, voici, voila que le millésime 2000 est déclassé par l’INAO en Vin de Table ! Résolus à poursuivre leur expérience, tout comme à Ronceveaux, les Rolland persistent, signent et défient l’Institut, mais au contraire de leur légendaire homonyme, les Chevaliers du vin ne périssent pas en haut du col …

Et voilà pour la grande petit histoire de rien.

Jusqu’en 2004 les vignes furent donc bâchées quand le temps l’exigeait. Et l’expérience prit fin en 2005, mais les vins demeurent classés en Vin de table de France. Le DÉFI de FONTENIL, tête de cuvée du château, était né. Et rien ne le ferait, bâché ou pas, dévier de sa route.

Bon c’est pas tout ça, la petite histoire, mais les vins rebelles sont-ils bons, ont-ils goût de bâche, de bêche, de bêcheuse ?

C’était un jour, il faisait soir, une main aux attaches fines, élégamment manucurée, dépose entre mes bras qui n’en demandaient pas tant deux bouteilles. Lourdes, vraiment lourdes. Des eaux bénites, les larmes de Bernadette ? Non point, mais deux grosses bouteilles remplies de vins noirs. Forcément c’était un soir. Et le soir tous les chats sont noirs. Encensoirs, génitoires, tout ce qui est noir est mystique, mystérieux, voire voluptueux, à faire dresser les poils noirs sur la peau qui fut blanche de mes vieux bras. Un don du ciel que ces bouteilles, un ange de passage ? Je ne sais plus, j’ai, entre autres faiblesses, la mémoire qui flanche.

Le temps a passé, les bouteilles, au frais de la cave, ont prit le temps de se reposer. Sous le verre sombre les vins ont continué leur vie secrète et leur lente maturation. Et voici venu, après avoir patienté ( la patience une vertu qui se perd …), le temps de les désincarcérer, de les aérer judicieusement, d’y plonger le nez, les naseaux bien écartés, avant de les mettre en bouche.

Le Défi de Fontenil 2000 : Jolie robe sombre d’un grenat profond qu’éclaire à peine un liseré vieux rose. Le millésime se donne généreusement, des effluves gourmandes de fruits noirs, de purée de mûres et de cerises, s’échappent en nappes successives. Et mon appendice nasal s’en régale. Autour et derrière les fragrances du jardin apparaissent des épices douces, de la régisse et quelques notes fumées, puis florales, qui m’envoient, mais je n’en suis pas certain (?), flâner du côté de Toulouse …

La matière conséquente du vin s’étale en bouche, abondamment, une texture de velours à faire frémir un Cardinal. Au cœur de cette chair goûteuse qui fait la boule comme un chat, les tannins enrobés ne sont pas au bout de leur âge, et la fraîcheur du vin les accompagne en relançant le jus jusqu’à l’avalée. La finale est longue et laisse au palais une résille de tannins dont la fermeté relative prendra le temps que le temps voudra pour se polir plus encore. Un vin de quinze ans qui est encore loin d’être un vin de vieillard. Et pas un vin de bâche, assurément !

Le Défi de Fontenil 2005 : Cinq ans plus tard, cadeau de Dame Nature, un très beau millésime si je me souviens bien. Le Défi, en robe noire brillante, à décolleté sanguin, tourne dans le verre comme un derviche profane. Dans la lignée de son aîné des parfums de fruits noirs au cœur desquels la cerise domine. Et des épices, abondantes, et de la réglisse aussi. La matière est à la hauteur du millésime, riche, charnue, voluptueuse. C’est une odalisque opulente qui danse dans la bouche. Qui s’en plaindrait ? Quand elle se dévêt, ses rondeurs jaillissent et remplissent l’avaloir d’une chair pulpeuse à souhait … Après que le jus a basculé derrière la glotte, il laisse derrière lui, tout aussi enrobés que la belle orientale, un tapis de tannins en foule, encore dans la toute jeunesse. La finale est persistante, fraîche ce qu’il faut, éclatante comme la dernière salve d’un feu d’artifice estival. Un vin de dix ans mais pas un jus d’enfant de cœur pour autant !

Les vins de Fronsac ont la réputation d’être des vins très, parfois trop, tanniques. Et cela est vrai dans la majorité des cas. Mais certains, et Le Défi en est, travaillés par d’habiles dompteurs aux mains fermes mais douces, échappent à la rusticité ordinaire, gardent leur fougue, mais gagnent en race et en élégance.

Allez en paix, et n’oubliez pas : Pour prendre une « bâche » qui vous déclasse illico de l’appellation FRONSAC pour vous reléguer en VIN DE FRANCE, c’est simple, couvrez d’une bâche protectrice le sol entre vos rangs de vignes en fin de cycle. Mais si le vin est bon, voire excellent, il s’envolera quand même aux quatre arcs du monde …

PS : Les vins de Fontenil, pas des vins de mollasses !!!

TES SENTES ODORANTES …

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La De et sa pieuvre-fleur.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Je plonge dans l’onde,

Entre tes fesses

Exacerbées,

Le bout de ma sonde,

A demi pâmée…

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 Ta voix se tait,

Ton corps me dit,

Sans voix, conquis,

Qu’à être ainsi pénétré,

Combien il serait ravi …

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Et ton amande

A la coque éclatée,

Fendue comme une offrande,

Sans un mot me demande

D’être à jamais comblée …

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J’irai voguer

Toutes rames bandées,

De golfes en lagons

De ton cul extasié

Au profond de ton con …

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J’aspire, mon délice,

A vivre entre tes cuisses

De paisibles instants,

A bêtifier rieur,

Lourd et pantelant …

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Le vent souffle

A ta fenêtre,

Te caresse

Et te sèche,

Tu souris …

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L’ocre de la lune,

Éclaire ta couche,

Dore tes cheveux,

Entrouvre tes lèvres,

Perlées de rouge …

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Tes hanches ondulent,

Tu gémis et trémules,

Tes mains s’accrochent,

En notes et croches,

De plaisir …

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Sur la mer de mercure,

Frémis la brise impure,

En longues risées,

Sous ta peau d’organsin,

Tremblent tes seins …

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Cambrée, partie

Dans un lointain voyage,

Coeur battant et peau en nage,

Dauphin et pelage

En silence tu cries …

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Tes mains, crispées

Sur ton ventre mouillé,

Tournent et pétrissent

Tes lèvres lisses,

Qui se tordent à pleurer …

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Volcan de vanille,

Papillon vison,

Crabes, étrilles,

Sel marin, sucre candi,

Crèment ton lit …

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Dans la lumière grise

Palpitent tes rondeurs,

Les secondes et les heures,

Et les yeux de l’amour

Annoncent le petit jour …

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Ta langue de lait lape,

Entre tes yeux de chatte,

Que le plaisir allonge,

Tu me vois dans un songe,

Et tes bras alanguis …

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 Un jour viendra mon ange

Ma petite mésange,

Ma faisane musquée,

Mon papillon melon,

Tout au fond de ton con …

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Et je croque les pommes,

Pleure comme un homme,

De rêves me repais

Entre grèves et palais,

Je m’assoupis …

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Et de mes yeux aveugles

Que nulle chair ne tente,

M’en vais, au gré de ma plume,

Promener ma voix qui meugle,

Le long de tes sentes …

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 Odorantes.