Littinéraires viniques » 2013 » mars

ACHILLE ET LE DOIGT DE DIEU …

Michel-Ange. Le doigt de Dieu.Michel-Ange. Le doigt de Dieu.

 

La perspective de ramper à la nuit noire jusqu’à la chambre de Sophie, comme un agent secret, enflammait l’esprit d’Achille. Et ses sens aussi. Quelques jours passèrent le temps que le soufflet retombe. La vigilance des bleues de nuit baissa. Derrière sa porte il les épiait du bout de l’oreille et notait l’heure de leurs rondes qui ne variait que peu, il oubliait de respirer pour ne rien perdre du bruit feutré de leurs pas puis il dessinait des croquis précis de leurs trajets. Très heureusement elles étaient casanières et dépourvues de finesse. Chaque nuit, très exactement, elles remettaient leurs pas dans ceux de la nuit précédente. Machinales et très certainement à moitié engourdies les anges de nuit aux ailes mortes passaient et repassaient. Quand elles poussaient sa porte il dormait sagement, nu sur son lit et sa nudité innocente que le sommeil feint accentuait les arrêtait plus que de nécessaire.

Achille jubilait.

Un soir pendant le tarot, Sophie et lui se regardèrent en silence et décidèrent de passer à l’action. Achille la visiterait le premier.

La lune était noire de nuages épais et les couloirs aussi. Avant de se lancer à l’aventure il avait bourré son lit de couvertures qui imitaient la forme d’un corps endormi. Achille, collé au mur, se mit à ramper au ras du sol, sans bruit, respirant lentement, l’œil aux aguets. La lueur blafarde des éclairages de sécurité grisait à peine les lieux et ne parvenait pas à donner ne serait-ce qu’un semblant de relief aux murs, on aurait cru qu’ils se touchaient. Les fenêtres étaient plus ternes que des yeux aveugles, nulle lumière ne les traversait. Achille bouillait mais le contraste entre la chaleur de son corps en sueur et le froid qui brûlait ses pieds nus le rassurait. Au passage il donna un violent coup de talon dans la porte de la chambre d’Olivier puis accélérant d’un coup il traversa la pièce commune à quatre pattes, longea le bocal comme un reptile apeuré et fila sur sa gauche dans le couloir de Sophie. Comme ils l’avaient prévu Olivier se mit à hurler. Achille se colla contre le mur à s’y fondre et ne bougea plus. Ses vêtements pâles s’accordaient parfaitement à la couleur du mur avalée par la nuit. Il cachait son visage entre ses bras pour masquer la pâleur de son visage et la blancheur de ses yeux affolés. Il avait peur, très peur et c’était délicieux. Le moment était si fort que l’araignée submergée par l’adrénaline jouissait tant qu’elle ne mouftait pas ! La trouille était plus forte que l’angoisse. Achille le comprit à ce moment précis.

Agir inconsidérément diluait sa paralysie ordinaire.

Olivier bramait comme un cerf en rut. Et se pissait dessus sans doute. Dans les chambres ça remuait, la panique gagnait la horde. Une veilleuse de nuit jaillit du local des infirmières à quelques mètres de lui. Sans le voir. Le second cerbère déboucha à toute allure du couloir opposé. Leurs pieds chaussés de crocks patinaient dans les virages, cliquetaient sur le carrelage comme des mille-pattes amputés de 998 pattes. Un rire nerveux enfla dans la gorge d’Achille, il eût tant de peine à le réprimer que son diaphragme se tordit. Un spasme douloureux lui fouailla le ventre. Comme une lame effilée qui lui déchirait les tripes. Il se mit à respirer à petits coups rapides et se vit accouchant ce qui redoubla son fou-rire. Élisabeth serrant entre ses bras décharnés son baise en ville rouge sang, balbutiante et perdue, le frôla dans son linceul de nuit qui volait autour de son corps comme une voile blanche. D’autres silhouettes indistinctes naviguaient au hasard emportées par le vent de panique. Olivier braillait de plus belle malgré les soins du cerbère à deux têtes.

Tout allait pour le mieux …

Quand il entrouvrit la porte de la chambre de Sophie, le sang lui fracassait les tempes, pulsait en ondes fortes, son cœur tapait à grands coups de marteau sur ses côtes et sonnait sous son crâne comme le bourdon de Notre Dame à l’heure de la grand messe. La bouche sèche et le front en sueur Achille se glissa dans l’obscurité puis referma doucement. Il scruta les ténèbres un moment. La chambre était construite à l’inverse de la sienne. Le volet n’était pas baissé, la vitre était de mercure satiné, il n’y voyait rien. La tête lui tourna, ses poumons, en apnée tout au long du trajet, se gonflèrent d’un coup, l’air afflua dans sa poitrine et la pression qui lui vrillait les tempes se calma. Il sentit revenir ses énergies, son cœur s’apaisa doucement et ses muscles douloureux se détendirent enfin. Il inspira et souffla plusieurs fois. Jamais l’air ne lui avait paru aussi caressant, presque sucré. Sa vision augmentait peu à peu, il commençait à distinguer, à percer l’ombre ambiante quand un rai de lumière traversa la chambre. Les nuages, lourds de pluie retenue qui bouchaient le ciel, s’écartèrent et la lune redonna du relief au monde. A quelques pas de lui la clarté laiteuse dessinait à contre-jour une silhouette à demi étendue sur le lit. Les cheveux épais de Sophie descendaient en boucles lourdes de feu au ras de ses épaules dénudées, la lune sculptait son épaule gauche, soulignait sa hanche d’un trait de lait tremblant, se glissait sous son bras arrondissant la courbe pleine d’un sein gonflé de vie. Sur sa jambe la lumière jouait avec un léger duvet, lui faisant peau de velours. Elle soupira d’aise. La lune rebondit sur un miroir et le jour se leva dans les yeux de sa belle. Les aigues-marines étincelèrent étrangement un instant puis la lune s’éteignit.

Dans le couloir, loin, si loin, la java continuait à tourner follement …

Dans la nuit anthracite, enfouis sous la couette chaude, ils échangeaient d’interminables baisers pulpeux, ils ne pensaient plus, ne décidaient rien et laissaient au corps le soin de les guider. Leurs lèvres se trouvaient, anticipaient, se répondaient sans qu’ils aient à réfléchir, à s’adapter, à apprendre. Ils se délectaient comme des morts de faim du bonheur de se dévorer tendrement, comme s’ils avaient attendu longtemps, des milliers de vies, avant de pouvoir se donner, s’unir enfin l’un à l’autre, dans une belle insouciance proche de l’enfance. Ils se pétrissaient avec délectation, de vrais boulangers maladroits ivres de pâtes chaudes, ils erraient au hasard de leurs corps et rien ne les rebutait. Parfois même, devant tant de douceur partagée il glissaient silencieusement jusqu’à ce délicieux moment, où les larmes perlent sans tout à fait couler… Ils franchirent sans encombre les barrières des convenances ordinaires, pour atteindre un monde de félicité qu’ils n’auraient jamais même osé espérer frôler.

La nuit coula comme le miel dans la gorge.

Au petit matin Sophie s’endormit. Elle reposait sur le dos. Pour la première fois Achille la voyait sans défense. Sa chevelure éparse entourait son visage pur de gisant, quelques perles de sueur, sur ses tempes veinées de bleu, brillaient sous la lumière tranchante qui filtrait entre les volets mal joints. De fines lames incandescentes traversaient la pièce et découpaient son corps des pieds jusqu’aux épaules en tranches émouvantes. Les doigts d’Achille, papillons gracieux, frôlaient sa peau tendre et soyeuse. Les creux ombreux, les plis délicats, les vallons en pentes douces, les collines tremblantes aux tétins bombés qu’il butinait éperdu au soleil levant, dépassaient de loin toutes les splendeurs des Jardins Suspendus de Babylone. Sophie, sous la caresse du papillon, souriait comme l’Ange de la Cathédrale de Reims.

Rude nuit blême que cette sorgue de mars. Achille le désemparé rêvasse. Perdu dans l’univers il n’est qu’un atome de chair vieillie au bord du gouffre. Au tréfonds de l’abîme la carogne grimace. La terre est sombre et ses reliefs ont disparu dans l’encre de chine piquetée d’étincelles des espaces effrayants. Quelques entités subtiles sourient peut-être dans l’ailleurs que berce le chant des sphères. Sous les ardeurs dorées de sa lampe de bureau l’ambre liquide a graissé les parois du cristal aux formes hottentotes. Mais Achille tressaille quand il lui semble voir, plongé jusqu’au fond du verre, le doigt de Dieu ! Sous ses paupières closes il revoit une dernière fois la gracile Sophie endormie et souriante sous la main câline effleurant sa peau de pain d’épices.

Oui cette nuit là le doigt de Dieu était sur eux …

Alors Achille sourit, un de ces sourires intérieurs que nul ne voit. Sauf Sophie peut-être, au fond de son souvenir. Ses doigts pincent la tige du verre qu’ils portent sous le nez. Et ses muqueuses frémissent et dédient à l’amour perdu les fragrances puissantes, envoûtantes qu’il perçoit. Mais qu’il eût aimé, sous les rayons ardents de l’Orient, flâner au petit matin, les doigts de sa belle entrelacés aux siens. Il lui aurait appris les senteurs échappées des rayons de miel suintants, les parfums des fruits secs, ceux des abricots écrasés dans les paniers épars, les vapeurs échappées des raisins de Corinthe gonflés par le thé bouillant, les fragrances chaudes des figues mûres et sèches et les fruits gorgés de lumière, tous les fruits pulpeux des jardins des plaisirs.Achille rouvre les yeux pour se perdre dans les mailles grasses que cette « Goutte de d’Or » 1990 du Domaine FOREAU a tissé sur les parois de cristal. L’élixir odorant lui tend ses lèvres comme jadis Sophie. Alors Achille porte le buvant du verre à sa bouche entrouverte que le liquide pénètre. La Loire par Vouvray en quintessence lui donne au palais le plus prodigieux des baisers. A se taire à jamais, à ne plus oser dire tant il les mots lui manquent ! Tout ce qu’un liquoreux peut rêver dans les grains frigorifiés des grappes qui s’accrochent encore aux ceps à l’automne brumeuse est sur sa langue, s’y enroule et la séduit. Longuement. Le vin enfle et le soleil se lève sur la terre au cœur de la nuit. Puissant, délicieux, d’un parfait équilibre, un étalon se dresse, sabots cirés, au centre de la piste. Le Cadre Noir de Saumur !!! Muscles tendus et croupe fine, grâce et majesté … Enfin la fraîcheur vient, tempère le vin et le relance, l’emporte à jamais, l’étalon donne son meilleur sous la main ferme du cavalier. Le soleil a descendu de nuit pour inonder de sa chaleur douce le corps entier d’Achille. Sur ses lèvres en prière le tuffeau a laissé son indélébile empreinte salée. Tout comme les larmes de Sophie jadis. Alors ce soir, il le sait qu’il peut faire soleil à minuit …

Achille vaincu par le vin

A jeté son encre

Et sa plume de rien.

 

EDIMOVITINECONE.

ACHILLE FAIT DES RONDS DE LUNE …

WatteauPierrotWatteau. Pierrot.

 

Sophie est bien un peu pâle et ses yeux sont plus grands que jamais …

Assise bien droite à la table du petit déjeuner, elle beurre une tartine, minutieusement, lentement et veille à étaler la pâte au ras de la croûte du pain frais dont l’odeur peine à couvrir les relents aigres des corps au sortir de la nuit. Le thé et le café arrivent et leurs parfums finissent par embaumer la scène. Olivier n’est pas là, Élisabeth non plus. Achille, gêné, observe à la dérobée. Il brûle de regarder Sophie mais n’ose pas de peur qu’elle évite son regard. Il aimerait bien lui dire combien il regrette de n’avoir pas senti son désarroi cette maudite nuit délicieuse, de n’avoir pas entendu sa souffrance, de s’être simplement jeté sur son corps moelleux, de s’être nourri d’elle comme un égoïste. Achille a honte, une honte qu’il exagère et entretient précieusement cependant. Elle est si forte que l’araignée se tait. A la priver ainsi de son ordinaire elle s’étiole. Tant qu’il est tout entier sous l’emprise de ce sentiment de culpabilité, de son impardonnable faute, l’aranéide est muselée. Paradoxalement sa culpabilité le libère. Les yeux baissés il joue avec des miettes de pain. Du bout des doigts il les ramasse et les croque nerveusement. La faim le tenaille mais il ne cède pas et se punit en la muselant. Mais une main qui se pose furtivement sur son épaule le ramène à la réalité. Une odeur de jasmin tiède lui caresse les narines et lui met le cœur au galop. Achille ferme les yeux, les tambours du Bronx battent sous son crâne, ses tempes vibrent, Sophie est là, elle s’est levée pour se glisser à ses côtés, sans un mot, sans un regard.

Le ballet des tartines continue, les cuillères chantent sur les tasses, le pain craque sous les mâchoires de la bande de gloutons affamés ; on entend l’aria des gosiers repus qui déglutissent. L’heure est à l’essentiel. Dans le concert ambiant personne n’a remarqué que la cuisse de Sophie s’est collée à celle d’Achille. Surpris, il a rouvert les yeux sous la caresse chaude, sa main est restée en suspens au dessus des miettes quand elle a glissé devant lui une tartine parfaitement beurrée. Elle a ensuite rempli son bol de thé chaud puis est retournée sans un mot à son petit déjeuner. Dieu que cette tranche de pain luisante de beurre sous le soleil encore bas qui perce la baie est belle ! Achille la regarde comme un trésor. Les stries du couteau marquent la surface onctueuse, sous la fine pellicule grasse la mie trouée de cratères lunaires apparaît par endroit. Comme Pierrot à la Lune Achille a le regard idiot.

« Au clair de la lune

Mon ami Pierrot,

Prête-moi ta plume

Pour écrire un mot.

Ma chandelle est morte,

Je n’ai plus de feu ;

Ouvre-moi ta porte

Pour l’amour de Dieu. »

La comptine tourne dans sa tête, des étincelles dorées s’échappent de la mie trouée du pain et crépitent sous ses yeux. Délicieusement perdu Achille, tourneboulé, mord avec gourmandise dans la tartine. Aucune truffe, aucun caviar ne lui donneront jamais autant de plaisir. Un sentiment de paix et de plénitude le remplit à chacune des bouchées qu’il mâche jusqu’à la bouillie. Sur sa cuisse la chaleur complice de Sophie l’accompagne et exhausse ses sensations. Il lui semble que l’araignée, sous l’os de son crâne, à la chaleur du feu de son cœur ravi, se racornit, rôtit et fond en chuintant.

Quand Achille rouvre les yeux et relève la tête l’infirmière chef le regarde bizarrement. Après ce moment délicieux il a foncé courir dans le parc, à se durcir les cuisses. Octave a participé à la fête, il l’attendait au premier virage. Tout le long du parcours, la boule de poils fauve est apparue sur le bord du chemin, de loin en loin sur un tas de bûches, ou collée pattes écartées au tronc d’un arbre, ou bien même dans l’herbe au bord des allées. Dans la dernière ligne droite qui mène au pavillon Achille a eu beau sprinter, Octave a couru devant lui sans effort apparent comme une flèche de fourrure et l’a quitté d’un brusque coup de rein imprévisible juste avant l’arrivée. Achille s’est étiré près de l’entrée. Octave, à mi hauteur d’arbre l’a regardé en décapitant un gland. Quand Achille, suant, la tête ivre d’hormones, a poussé la porte, l’animal a disparu.

Sous la douche chaude Achille s’est accroupi, sur son dos l’eau brûlante lui a rougi la peau et dénoué les muscles. Quand il s’est séché il était à l’équilibre, sa peau était aussi chaude que la flamme apaisante qui sourdait de son cœur et lui emplissait la poitrine.

Les infirmières l’attendaient.

Ce jour-là Marie Madeleine était vêtue de vert bronze. Un tailleur pantalon à la Chanel qui accentuait sa cambrure et moulait à merveille son superbe fessier rond. Son bureau était une véritable chaudière, sous la veste qu’elle avait ôtée, elle portait un fin corsage couleur de source claire qui laissait entrapercevoir entre ses seins gonflés et libres la naissance d’une profonde vallée – Achille les imaginait magnifiques ce matin-là. Tête baissée il avait pris son air de parfait abruti, il laissait pendre sa mâchoire inférieure et s’humectait généreusement les lèvres à intervalles réguliers, les yeux rivés sur les gros melons de la dame. Il apprit, sans piper mot ni laisser paraître la moindre émotion, que l’équipe soignante était au courant de la visite nocturne de Sophie. L’irlandaise de sa voix mélodieuse le tança gentiment, lui rappelant que les visites entre malades étaient interdites de jour et plus encore de nuit. Elle lui parla aussi de la fragilité de Sophie, de sa situation personnelle (c’est qu’il est marié ! Et foutre Dieu, l’Irlande est catholique !), des conséquences de ses actes et pataquès. Achille releva la tête l’œil délibérément vitreux, ne dit mot, se contentant de laisser glisser un filet de bave translucide sur le côté de sa bouche. Quand le fil céda la salive fit un joli rond sur le carrelage clair, juste entre ses jambes. La psy bredouilla deux mots avant de se reprendre, les infirmières qui l’entouraient s’agitèrent un instant, Achille lâcha un autre jet qui fit un deuxième rond. Il alla jusqu’au troisième, les yeux toujours ostensiblement collés aux seins de la psy qui du coup pointaient un peu. Un rien les émeut pensa t-il en souriant niaisement. Le malaise avait gagné la pièce et l’entretien tourna vite court. On le renvoya.

Du fond de la salle commune, il vit Sophie entrer à son tour.

Cinq minutes après, elle ressortait entre deux infirmières aussi blanches que leurs blouses. Elles s’arrêtèrent, les poules murmuraient, entouraient Sophie et battaient des ailes. Sophie, le regard de plomb, la bouche pincée, le visage tendu, parlait à coups de couteau en phrases courtes et cinglantes. Elle devenait livide, les yeux cernés de noir elle arrosait les poules au lance-flamme. Achille n’entendait rien, elles parlaient bas mais ces chuchotements secs sentaient l’acide et la tôle brûlée. Sophie pointait un doigt menaçant sur la basse-cour et rythmait ses phrases de petits gestes coupants. Elle aperçut Achille aux aguets, rompit le cercle des infirmières et vint s’asseoir face à lui, elle lui expliqua en termes crus qu’elle se foutait bien de ces c….sses , qu’elle em….ait la psy, que personne ne lui dicterait ses actes et que MERDE ! Achille chercha à l’apaiser, à lui expliquer sa tactique face aux soignants, elle lui répondit qu’elle était «elle», et qu’elle faisait à sa guise en toutes occasions. Son visage se radoucit quand elle lui affirma d’une voix de coeur qu’ils se reverraient. Suffisait de feinter les « matonnes » de nuit. «Allez, réfléchis, on en parle ce soir au tarot» lui dit-elle en se redressant d’un bond. Une fois encore Achille se régala du spectacle de sa croupe ferme qui battait la cadence tout au long du couloir. Elle portait un jeans moulant qui suivait docilement le globe parfait de ses fesses rondes qu’aucune disgrâce n’affectait.

Le soir même ils échafaudèrent des plans d’enfer.

Ils convinrent qu’il leur faudrait distraire les deux gardes de nuit. En réveillant Olivier par exemple qui fera illico un ramdam du diable ! Quand elles seront occupées avec lui les deux autres couloirs seront déserts mais il faudra veiller aussi à leurs intrusions inopinées dans les chambres. Pour cela repérer leurs heures des rondes, ce qui évitera de se faire surprendre et d’autre part favorisera le retour de l’un ou l’autre vers sa piaule. Regagner ses pénates à toute berzingue. Quand elles seront débordées par les hurlements d’Olivier les autres accès et la salle commune seront dégagés. Plan bouclé en deux minutes, juste avant que la valse du tarot.

Et la fête nocturne continuera !

Achille le desquamé sort doucement de sa demi somnolence, hagard et désorienté. Comme toujours. Depuis des lustres il se croit seul au milieu de la nuit à lutter contre l’insomnie tenace, pour finir par replonger sans jamais l’avoir voulu dans ses très lointains souvenirs. Sa fidèle lampe de bureau déverse son jour de tungstène sur ses épaules chenues, elle le réchauffe comme le soleil perdu de ses jeunes années. Au bord du cône, un rayon doré s’échappe et découpe en deux moitiés égales le cristal du verre mi rempli qui patiente. Côté lumière la robe du vin brille comme une cerise mûre au petit matin, pur rubis étincelant voilé de rose au bord du disque. Ce Nuits-Saint-Georges 1995 « Les Pruliers » du Domaine Gouges affiche les belles couleurs de la Bourgogne épanouie et sous son appendice attentif c’est un parfum subtil, complexe et fondu, qui monte lentement. Cerise griotte, merise sauvage, terre puissante de Nuits, cuir gras, dans un écrin d’épices douces, le ramènent à la réalité. Sophie est retournée au gouffre du passé, au temps qui vit naître ce vin, elle disparait à jamais quand le jus puissant lui parle du présent de cette nuit froide qu’il réchauffe. Achille du bout des lèvres accueille la chair du vin qui s’offre. Les fruits immédiatement sourdent de la sphère goûteuse et charment ses papilles qui frissonnent de plaisir. Le millésime est ici transcendé, seule une légère fermeté des tannins le trahisse. A peine. Le jus reste concentré, droit, admirablement structuré, puis la fraîcheur le relance jusqu’à l’avalée qui lui embrase les sens. Sur sa langue, longuement, s’étire la présence à peine perceptible, comme une soie diaphane, des terres qui ont porté les vignes.

Par Saint Georges,

Le dragon terrassé

Ronronne …

 

EDEOMOGRATITIASCONE.

ACHILLE ET LE SANG DE SOPHIE …

Odilon Redon. Le rêve. Odilon Redon. Le rêve.

 

Le lendemain de cette étrange nuit Sophie ne parut pas …

Dans leur casemate les blouses blanches s’agitaient plus qu’à l’ordinaire et tiraient des gueules d’enterrement. Sur le coup de onze heures Achille rentrait épuisé comme à l’accoutumée de sa longue course dans le parc, quand le grand patron (celui qui l’avait autorisé à courir contre l’avis des soignants du pavillon) se pointa. Marie Madeleine l’attendait dans l’entrée. Têtes basses et visages tendu, ils s’isolèrent illico dans le bureau de la belle Irlandaise. Cet événement électrisa l’atmosphère. On n’avait jamais vu les psys traverser la pièce commune comme ça, sans un geste, un bonjour, un petit mot pour l’un, un sourire pour l’autre. Rien de plus déstabilisant pour les pensionnaires du « C » qu’une entorse au rituel. Et qu’elle soit le fait des « psys », ces très chers et indispensables chefs-pères-mères-prescripteurs-confidents-infantilisants, accentuait gravement le malaise qui gagnait. Élisabeth se traînait, pauvre trotte-menu, d’un bout à l’autre du bâtiment, ouvrant et refermant nerveusement son vieux baise-en-ville rouge, cherchait de droite à gauche une infirmière disponible, ne demandait plus ses clopes inlassablement et pire ne psalmodiait même plus à voix basse son incompréhensible mantra. Sur le banc qui jouxtait le bureau des soignants beaucoup s’étaient serrés bras liés, à douze pour huit places, comme des hirondelles sous la pluie.

En face dans le bocal, derrière la baie vitrée, Olivier hagard et humide se collait de tout son corps à la vitre, mains et pieds écartés, moitié Saint Sébastien au martyr, moitié sangsue. Ses mains grasses et sales qui s’agitaient convulsivement, ses grosses lèvres baveuses écrasées comme deux limaces accouplées, son ventre énorme sur le point d’exploser et son gros nombril creux prêt à lâcher des flots de merde, finissaient d’apparenter la scène à l’Enfer de Bosch. Même ses gros yeux globuleux exorbités touchaient la vitre, Olivier poussait et le verre tremblait. Il parlait à même la baie et ses borborygmes se noyaient dans un flot de salive épaisse échappé de ses lèvres qui descendait en ondulant vers le sol comme un escargot gluant. Au bout d’un moment il se mit à naviguer d’un bout à l’autre de la paroi de verre, ses dents crissaient, la vitre devenait de plus en grasse, la bave s’étirait en filets sales se mélangeant à la crasse et à la sueur. Puis il se mit à bramer d’une voix rauque, sinistre, graillonneuse comme un râle de mort, un beuglement qui n’en finissait pas. Pour finir il pissa abondamment dans son caleçon fripé, l’urine coulait le long de ses jambes en dessinant un delta odorant qui décrassait le bas de la vitre. Achille hypnotisé, le cœur au bord des dents, les sens bouleversés, regardait les cris et entendait la scène, il ne voyait plus distinctement, tout se mélangeait dans sa tête. Élisabeth s’était adossée à la baie, le visage d’Olivier s’était immobilisé au dessus d’elle au milieu d’une bouillasse opaque, ses deux grandes pattes écartées de chaque côté de sa tête comme s’il allait l’écrabouiller. Derrière la pâte marronnasse on ne distinguait même plus les reliefs du bocal.

Dans la salle des soignants les infirmières agglutinées n’avaient rien vu.

Achille finit par s’asseoir, ses jambes flageolaient, son corps ne voulait plus le porter et lui accaparait l’esprit, le protégeant ainsi de la culpabilité sourde qui commençait à le tarauder. Le repas défit le groupe qui s’éparpilla jusqu’au restaurant pour oublier, tous trop occupés désormais à bâfrer comme des chancres. Après le repas, Achille qui ne se sentait pas très bien s’arrangea pour isoler un instant Ondine de ses collègues. Et il apprit ce qu’il savait déjà. Confusément. Sophie, juste après l’avoir quitté, s’était déchiré les poignets. On l’avait évacuée discrètement, en pleine nuit. «Ne vous inquiétez pas» ajouta Ondine, «elle va bien». Obsédé Achille revivait la nuit précédente, ce moment de douceur et de sauvagerie tendre qu’elle lui avait offert ? Il s’en voulait beaucoup de n’avoir rien compris, d’avoir confondu offrande et désespoir. Sous l’os de son crâne lourd l’araignée grossissait, lui dévorait le cervelet, il entendait le bruit répugnant de ses mandibules au travail et ses cris gras de plaisir. Alors Achille s’en fut courir dans le parc. Il tourna toute l’après-midi, l’araignée contrairement à l’habitude s’accrochait et résistait à l’afflux des hormones. Oscar ne se montrait pas. A la nuit tombante deux infirmiers l’interceptèrent et le traînèrent presque de force jusqu’au pavillon. Une douche sous surveillance. Double dose de cachetons. Nuit noire.

Même l’araignée anesthésiée s’est tue.

Au dessus de la route qui mène au port Achille vole comme on nage le crawl. A grandes brassées il fend l’air, file au ras du sol, remonte, virevolte, la brise chaude de la mer proche l’apaise. Il rêve. Les distances et le temps, sont abolis, il revoit La Calle le village de son adolescence et plane sur les paysages de ses insouciances. Par flashes des images de chairs sanguinolentes perturbent son vol paisible mais d’un battement de palme il accélère, les efface et repart. Mais elles reviennent de plus en plus souvent pour s’imposer finalement et rougir la mer, elle enfle sous le vent qui s’est brutalement levé. Achille n’avance plus, le vent mauvais le chahute, les paysages s’assombrissent jusqu’à ce qu’il se retrouve à patauger dans la glaise gluante sous une pluie froide dans un champs désert. Il bascule dans le cauchemar, la terre collante l’alourdit, l’avale lentement, chaque pas est un calvaire, l’averse devient si forte qu’elle blanchit le paysage désolé, reliefs et horizon disparaissent. Achille à bout de force abandonne, dans un bruit de succion atroce le sol l’engloutit. La boue l’aspire toujours plus jusqu’au fin fond des entrailles de la terre. Il traverse roches, nappes d’eaux et caillasses meurtrières sans effort, jusqu’à se retrouver au plein centre du cœur en fusion de la planète. L’or liquide l’entoure sans le consumer, il nage cette fois par le seul effet de sa volonté, à nouveau son esprit se calme. Mais le magma gonfle soudainement et l’expulse violemment. Achille déboussolé, endolori, surprit par ces brusques revirements a fermé les yeux et s’est recroquevillé sur lui même. Sous ses paupières des étincelles multicolores crépitent, le souffle court il gémit, il lui semble rouler sur un toboggan caillouteux qui lui rabote la peau. Au bout de la pente il tombe à l’eau comme une pierre lourde et s’enfonce dans la mer. Continuant à nager au milieu d’une forêt d’algues molles agitées lentement par de violents courants qu’il ne sent pas, Achille ondoie dans les eaux tropicales, traverse des bancs de poissons multicolores, croise de grandes tortues vertes qui le regardent de leurs yeux globuleux. Entre ses jambes ondulent d’interminables serpents annelés, le long de vertigineux tombants des gorgones rouges déploient leurs éventails, une colonne de langoustes en procession se déplace entre les coraux. Il respire profondément et le silence cliquetant de la mer l’apaise. Il ne sait plus qu’il rêve quand un dauphin au corps fuselé apparaît. L’animal tourne autour de lui jusqu’à presque le toucher. Son regard vif le fixe, il fonce droit devant, pirouette, revient jusqu’à lui et repart. Achille comprend qu’il l’invite à le suivre.

Ensemble ils traversent de grandes plaines sablonneuses ridées par les courants, se faufilent entre de hautes colonnes de coraux qui montent vers la surface comme autant de gratte-ciels baroques, ils survolent des épaves anciennes colonisées par le peuple grouillant des mers, des cathédrales de rouille figées pour l’éternité. L’eau est d’un bleu cristallin que les rayons diffractés du soleil animent d’ombres mouvantes et de lumières aveuglantes. Soudain, au détour d’un pylône de calcaire gigantesque qu’habitent de grosses murènes tachetées aux gueules jaunes largement ouvertes, par un effet conjugué des puissants courants, l’eau se brouille, la visibilité baisse, le sable tourbillonnant mange la lumière et devant lui danse, à peine visible, la silhouette blanche de Sophie dans une longue robe translucide qui souligne ses formes parfaites. Éberlué, le souffle court, Achille s’approche. Des myriades de minuscules poissons translucides aux teintes électriques l’entourent. Ses yeux sont clos, elle sourit à demi ; sous les pansements qui bandent ses poignets sourd un sang écarlate, un sang artériel qui se dilue autour des poissons bleus aux ventres d’albâtre comme autant d’écailles rutilantes sur l’opalescence éclatante de sa robe hyaline. L’image fugace d’Isadora Duncan dansant lui vient à l’esprit, le chagrin le submerge, il suffoque et se réveille en sursaut.

Dans la nuit noire sa tête cogne comme un bourdon sous le battant.

Le lendemain Sophie est revenue, pâle comme Ophélie. Sur son visage exsangue flotte un sourire tremblant. Achille en la voyant s’est tu. Elle lui a souri. Son regard s’est éclairé comme un lagon sous le soleil …Cette nuit il fait plus noir que jais – une nuit fuligineuse – la lune a déserté le ciel d’occident, les nuages funèbres roulent en masses furieuses sous le noroît qui siffle en rafales aiguës. L’hiver pluvieux a enchâssé la ville dans ses rideaux de pluie. Il revient de son voyage dans le passé et peine à ouvrir les yeux. Le fantôme de Sophie se dissout lentement et l’aigue-marine de ses yeux pâlit enfin. Le rubis grenat rutile dans son écrin de cristal fin. Le temps n’a pas marqué la robe du vin dont le disque paisible rosit à peine sur ses bords. Ce vin des riches terres de Gevrey-Chambertin va le revigorer, il le sait et ce premier cru «Les Goulots» 2003 du Domaine Fourrier le réchauffe déjà. Les parfums de ce jus dense depuis longtemps emprisonnés débordent du verre et jouent avec ses narines. En cavalcade, des touches de framboises mûres, de fruits rouges à l’eau de vie, de cerises juteuses, le ravissent. Puis leur succèdent des notes empyreumatiques, la muscade, la terre humide, les sous bois, le cuir gras et la girofle. Un nez fondu, complexe. Que l’avalée, affamée par ces souvenirs harassants, confirme quand le vin lui emplit le gueuloir de sa matière conséquente, elle enfle sur la langue, roule et libère un flot de fruits rouges mûrs enrobés dans les mêmes épices qui lui ont charmé le nez ! Le vin ne faiblit pas, glisse dans sa gorge en lui laissant en bouche sa trame de tannins fins parfaitement polis. Le souvenir du vin dure et perdure quand les épices, les fruits et la réglisse, refusent obstinément de le quitter, tout comme le souvenir lointain de Sophie qui danse et s’enroule aux lianes marines sous les eaux troubles agitées par les courants …

 

EDÉMOVASTITÉECONE.