Littinéraires viniques » 2012 » février

ACHILLE ET LES FILLES DE LA COLO …

Achille ravale ses larmes …

Tant qu’à faire il renifle un bon coup. La morve qui lui pendait au nez fait machine arrière, remontre ses sinus et s’étale gluante sur sa langue. Achille l’avale avec délice. Il aime ce goût onctueux et salé, comme le Chardonnay bien mûr et frais dont il aimera se délecter plus tard ? Se pourrait-il que l’inclination qu’adulte il cultivera pour les vins issus de terroirs argilo calcaires lui vienne de ces pleurs refoulés ? Pour l’heure, seul le mufle du bus, dont le diesel tressaille lourdement sous le capot gris, l’intéresse. Dans son dos la main de son père le pousse doucement vers la porte ouverte de l’engin terrifiant. Achille n’a pas six ans et n’a jamais quitté les jupes de sa mère plus de quelques minutes. Ce n’est pas qu’il soit timide, nonnn. Mais, entre faire le clown, amuser la famille, en tournant et soufflant autour de la table dominicale dans le Tuba cuivré – plus grand que lui qui ne fait que deux pommes et demi – de son grand père et partir à l’aventure, en « cononie de vacances » … C’est quand même autre chose. Il flippe grave, lui le plus petit de cette bande d’enfants bruyants qui monte à l’assaut du bus. Sa main s’accroche à sa mère, il perd de sa superbe et se met à brailler, comme un cochon de lait devant un étal de saucisses. Soudain deux mains fines se penchent vers lui, le prennent par la taille, un mouchoir lui recouvre le visage qui essuie au passage larmes et limaces morveuses, le lèvent et le collent contre une poitrine ronde et ferme qui sent bon la chaleur et le linge propre. Interloqué, il se tait et respire, le nez collé au cou pâle d’une jeune blonde rieuse, les parfums musqués qu’exhalent les longs cheveux paille de l’adolescente. Son premier parfum de femme, hors sa mère, l’enivre et l’exalte comme jamais berceuses ne l’avaient fait. Ainsi qu’une pâte à modeler chauffée au soleil il se coule contre le corps de la fleurelette, lui entoure le cou de ses bras et ferme les yeux. Une chaleur soudaine au creux du ventre lui met le rose aux joues. Dans un bruit de pignons grinçants l’autocar démarre.

Achille vient de connaître sa première … émotion !

Par la lunette arrière du bus la foule des parents émus tressaute, agite convulsivement mains et foulards. Très vite la troupe s’amenuise pour disparaître au premier virage. Le menton appuyé contre l’épaule chaude de l’adolescente odorante, Achille, anesthésié, ressent à peine une pointe acide de chagrin lui effleurer les cils ; il vient d’apprendre que la séparation ne sera jamais un moment de pur bonheur, et la courte vague humide qui lui brûle les yeux, il la reconnaîtra désormais, à chaque fois. Une chance pour lui que cette grande fille rieuse l’ait aidé à accepter, sans trop souffrir, que la vie est faite le plus souvent de petits bouleversements et que chaque quiétude perdue, chaque choix, chaque décision, implique souffrances et tremblements passagers. Mais à moins de six ans, yeux grands ouverts sur le monde, Achille ne sait encore que pleurer, rire et jouer. La première grimace à demi édentée du rouquin qui se tortille sur le siège derrière lui, suffit à le ramener au présent immédiat. Très vite l’enfant se plonge dans le jeu. Grimpe et descend du siège, glisse les soldats de l’Empereur entre les accoudoirs, mime la mitraille et s’écroule au sol, foudroyé. Le temps, aboli, s’arrête.

Une semaine a passé mais il ne le sait pas. A peine levé les journées fondent à toute vitesse, entre jeux, promenades et veillées. Achille a plein d’amis. Il se vautre dans l’enfance et en rajoute. Petit bout de la bande, il est choyé, passe de mains en bras, de blondines en brunettes, de filasses en frisottées. Ses boucles claires séduisent les grandes bringues qui aiment à se perdre dans ses grands yeux bleus sans fond. Il est un peu leur futur. Sans le savoir elles s’entraînent à la maternité. Il ne craint rien des garçons, et traine avec eux pendant qu’ils fument en cachette au coin du château. Lui se montre, fait le guet, et les avertit au moindre bruit suspect en braillant comme un âne, hi han, hi honnnn. Sa monitrice préférée est une rousse incendiaire, à la peau de lait tâchée de pépites de chocolat, généreuse, confortable. Elle le tripote sans cesse comme une poupée vivante. Lui, ne dit mot, laisse faire la fille, met son nez partout, mine de rien, sans trop savoir pourquoi. Son odeur, à nulle autre pareille, il s’en repaît à sa satiété, la renifle et la lèche. Elle rit, d’un rire de gorge un peu rauque qui finit en crécelle. Elle le secoue gentiment, tant et tant que la tête lui tourne. Parfois, un peu écœuré, il se sauve en riant pour qu’elle ne perçoive pas son malaise. Mais toujours il revient, ou bien elle le rattrape, le colle entre ses jambes, se penche vers lui et le couvre de gros baisers mouillés qui le dégoûtent un peu, et surtout lui donnent chaud.

Le soir tombé, juché sur un rehausseur (une caissette vide qui lui met le menton à hauteur d’assiette), il mange, comme une petite star, à la longue table, entre les monitrices attentives qui le choient comme un chiot fragile. Achille, la coqueluche des filles, fait régulièrement des caprices,depuis qu’il a compris qu’il pouvait, en toute impunité, se le permettre. Et comme il sert de passeur de billets doux aux plus grands des garçons, l’innocent est protégé de tous côtés. Et que j’te lui coupe sa viande, que j’te lui choisisse les meilleurs morceaux, que j’te finis sur les genoux d’la blonde, la nuque au chaud sur les airbags dodus. La vie de château, quoi ! Et tout ça, comme ça, sans rien faire, sans rien dire, rien qu’en étant le soit disant bébé de la couvée …

La quinzaine se termine pour le bambin qui ne vit encore qu’au présent. Vient le grand soir du repas d’adieu des monos, dont il est le seul invité. Fier comme un roitelet à l’Élysée, Achille, qui ne comprend rien à la chose, confortablement installé sur le giron d’une belle en chair, est cœur, et surtout yeux, grands ouverts. Le cidre Normand, brut, à la robe turbide et au parfum âcre, coule généreusement dans les verres à gros bords. La couleur cuivrée du breuvage fascine l’enfant. Là, c’est sûr, « d’la pomme, y’en a ! » et les fragrances sucrées du jus trouble l’enivrent à moitié. Le pick-up braille les airs à la mode de l’année. Les joues rouges et les yeux pétillants des filles énervées qui le bécotent à tour de lèvres humides, lui enflamment le visage. Béat, à demi gagné par le sommeil, Achille lévite. Ces attouchements chastes et ces odeurs de corps moites, mêlées à celles du cidre fort, le marquent à jamais, plus sûrement, sans qu’il le sache, qu’une brûlure au fer rouge. Bien plus tard, il les retrouvera sur la peau laiteuse de sa première expérience, une sorcière rousse, aussi enveloppante que flamboyante !

Perdu dans les pensées de son lointain passé, Achille rêve. Sur le coin du bureau, tandis qu’il pianote en rafales sur son clavier, un grand verre rempli d’un beau jus incarnat, brille, comme le rubis roussoyant d’une chevelure de feu, sous la lumière artificielle de sa lampe. Les rayons du soleil cru, qui perce cette nuit sombre de son regard aigu, se concentrent dans le lac calme du vin de pur carignan qui l’attend. Le temps a fait son œuvre, il a laissé les pommes au verger de l’enfance, il se régale maintenant du sang de la treille. C’est un « Puch », un Vin de Pays des Côtes Catalanes, du millésime 2010, vinifié par une bande d’allumés Roussillonnais, qui lui fait de l’oeil comme un clown cyclope. La bouteille a atterri chez lui, par un de ces miracles, une de ces rencontres, au hasard du Web, virtuelle donc, qui à pris corps de verre vert à bouchon, un beau jour, entre les mains de sa factrice préférée, ronde et blonde comme une mono de colo ! Alors, l’heure est grave, le vin de l’amitié ne se boit pas comme un vulgaire jaja de grande surface. Non, il se regarde, s’ouvre avec tendresse, se verse avec douceur, et monte au nez comme un parfum précieux. Du fruit, des fruits frais en corbeille, de ces fruits cueillis en vrac au jardin les premiers jours de l’été, lui ravissent l’appendice et lui mettent immédiatement la salive en bouche. Il lui faut se retenir grave pour ne pas s’en coller une large rasade dans le gosier, illico. Alors, consciencieusement, il hume, renifle à tours de naseaux le vin odorant. Moins d’une minute plus tard, la première gorgée glisse, soyeuse et fraîche dès l’attaque sur ses muqueuses impatientes. Plus que de fruits mûrs et tendres, ce vin a le goût de l’amitié vraie, simple, et sans chichis. C’est bon, coulant, ça roule en bouche comme hanches de femme mutine, espiègle et franche. Yeux clos, lui vient en tête, sans même qu’il ait à penser, « Putain, c’est bon ! », tant la matière soyeuse, aux tannins si fins, qui s’allonge caressante et pleine, équilibrée et grasse ce qu’il faut sur sa langue conquise, le ravit. Le jus, conséquent et léger à la fois, passe la glotte à l’européenne …. sans frontière apparente. Un vin qui met en joie … à faible degré d’alcool, mais à forte amitié ajoutée. Rare par ces régions de soleil ardent ! Un verre, puis deux, descendent allègrement la pente, qui lui laissent bouche propre et conscience claire …

Une des plus dangereuses bouteilles qu’il ait eu à affronter !

Un vin à brûler la nostalgie.

A bouffer la bouteille vide …

Pire encore que les donzelles de la colo …

Un merci tonitruant à pas l’amer Michel …

Et chapeau …

Ni de paille, ni d’Italie !

EHIMOLATIRECONE.

ACHILLE ET LA PREMIÈRE LIPPÉE …

La première biture d’Achille…

 

Il paraît que ça hurle à la première bouffée d’air …

Toujours. Du moins les vivants. Les morts-nés ont perdu courage bien avant. Ou alors ils sont moins cons, et savent déjà que ce sera l’enfer. Faut vous dire que pour débarquer dans ce monde de merde, il en faut de l’innocence. Mais les cons, eux, ils n’en savent rien, on les tire par la tête, les pieds parfois, alors ils glissent dans le tunnel noir et braillent en sortant. Quand ça se déplisse dans la poitrine, quand les bronches font des petits ballons roses qui ne montent pas encore au ciel. Ça fait mal, mais on ne s’en souvient pas. En tout cas, les types en blouses blanches le clament, l’écrivent. Ça fait de la thune facile à gagner. Les grosses dondons, pleines comme des cargos Chinois, adoooorent que les ceusses qui savent les dés-angoissent. C’est que pour pondre ce truc mou, c’est un boulot. Un statut même ! Une sinécure, une rente de neuf mois pour star intermittente. Avec caprices assouvis illico, mauvaises humeurs imprévisibles bien naturelles, souffrances obligatoires, spleen pré et post natal, pris très au sérieux par la société toujours inquiète, comme par l’inséminateur qui n’a pas su se retenir…

Faut l’assumer ta giclette mon gars !

A l’autre bout de la galère, on dit que le tunnel est blanc, lumineux, apaisant, qu’un Amour extraordinaire vous prend au cœur, un Amour comme vous n’en avez jamais connu, et n’en pourrez jamais connaître dans la gadoue, sur terre. On dit ça … Enfin, y’en a qui disent ça. D’autres, des intelligents, prétendent qu’on arrive par hasard et qu’après y’a plus rien. Le néant qu’ils disent. Entre les deux, des nombreux ceux-là, affirment – meurent et tuent pour ça – qu’après, on monte au ciel (pas celui qu’on voit, gris ou bleu, non l’autre, encore plus haut), ça c’est pour les gentils, ou alors on est un salaud, et on tombe en enfer ! Bien fait les salauds. Bon c’est qui les gentils ? Ben c’est ceux qui écrasent pas les vieux et les pauvres, en gros. Et les salauds, qui qu’est-ce ? Alors là, y’a du monde. En très gros, c’est ceux qui s’en foutent, tant que le fric tombe. Y veulent rien savoir, y sont pas responsables. Eux, y sont courageux, y bossent, c’est pas leur faute. En clair : Ils s’en branlent, des deux pattes comme eux. Et pas que des jaunes (enfin pour les jaunes, y commencent à réfléchir), des Arabes retors, aussi (sauf ceux qui puent le pétrole), et des Blacks fainéants (tous).

Ben oui, c’est moi qui vous parle.

Viens d’arriver. Tout fripé. J’y connais encore rien à la vie, alors ce que je viens de vous en dire du monde, vaut pas grand chose, pour sûr. Va falloir que je fasse les écoles, que je me prenne des gadins, des râteaux et autres claques, avant de parler sérieux, comme vous tous qui me lisez, vous qui savez de quoi vous causez …

Oinnnnnnnnnnn, j’ai froid, j’ai faim !

Des mains de pro, fermes et précises, me prennent, me frottent à grands coups de serviettes éponge, me nettoient des miasmes gluants, du sang encore frais qui me poisse. Après quoi, elles me collent contre la peau humide, douce et qui sent bon, d’une femme épuisée. Je regarde, ébahi ses yeux noirs meurtris, striés de veines éclatées par l’effort fourni pour m’expulser de son ventre, pour me mettre au monde. Elle ne saura jamais combien je me suis arc-bouté, combien j’ai résisté, pour rester bien au chaud, peinard, dans mon cocon aqueux. Elle roucoule en me serrant contre elle d’une voix de tourterelle flapie, « Viens mon petit poussin (sic) » et me colle contre un ballon de chair ferme surmonté d’un gros bout couleur chocolat au lait. Sans trop savoir pourquoi j’ouvre le bec et enfourne la valve claire. Ma langue s’incurve spontanément autour de cette reine de toutes les tétines et je me mets à aspirer comme un goulu. Et que j’te suce comme un mort de faim ! Elle a du bol, j’ai pas de dents ! Pas évidente la première tétée ; faut s’accrocher, surmonter la fatigue et cet air nouveau, qui entre, qui sort de ma bouche et qui me fait tourner la tête. Je m’étouffe un peu, peine à coordonner respiration et aspiration furieuse. A grand coups de front, têtu comme un chevreau imberbe, j’insiste et tire sur le pis muet. Tant et tant qu’à la fin il cède. Un liquide tiède, léger, parfumé et sucré, gicle dans ma bouche grande ouverte. Le jet est trop puissant pour le minuscule que je suis et je m’étouffe un instant. Aspirer, respirer, avaler en même temps, c’est pas de la tarte ! Une main, douce comme une soie humide, me guide, éponge les fuites qui me bouchent le nez, et m’encourage d’une voix tendre. « C’est bien mon chéri, allez, doucement, encore, encore… ». Faut croire qu’elle m’a pas trop loupé ma mère parce que je pige vite. Mes deux neurones actifs ont analysé et maîtrisé la situation en deux battements de cils ; je m’active comme un vieux briscard de la sucette et déglutis à larges coups de glotte experts. Punaise c’est bon, ça me dévale l’œsophage comme un torrent bienfaisant, c’est chaud et frais à la fois. Ça me touche à peine l’estomac que c’est déjà dans l’intestin qui se tortille, pompe, et me distille le nectar dans tout le corps. La chaleur me gagne, mes cellules s’activent comme des abeilles au printemps, je me sens pousser comme un perce neige. Mes yeux se ferment, la langueur me prend. Ma tête tourne un peu, tandis qu’un linge frais essuie la sueur qui perle au dessus de ma lèvre supérieure finement ourlée. Bouche entrouverte, comme une rose miniature, je m’endors, béat. Avant de sombrer, je me dis que j’ai bien pris vingt grammes et grandi de deux millimètres.

Ma première érection est gustative …

Bon, ben la vie, si ça continue comme ça !

Au fait, Mamamm m’appelle ACHILLE.

Compte rendu de dégustation : La robe de ce lait est d’Alba pâle, brillante, translucide. Le nez dégage des arômes lactés, de champignon frais et d’amour inconditionnel. En bouche, l’attaque est finement sucrée, la matière de demi corps enfle progressivement, libère une flopée de crème grasse et onctueuse qui tapisse la bouche et laisse au palais, bien après que le rôt est venu, le goût entêtant du revenez-y.

NB : Merci de faire preuve d’indulgence, ce n’est que ma toute première biture …



ETÉMOTITINECONE.

Al-JAMÎL, L’AFGHAN BLOND …

Alexandra Boulat. Afghane brûlée sous voile.

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Comme la musique les mœurs, le rire adoucit les émotions…

L’Oud acide,égrène ses notes de citronnelle en arabesques complexes, souvent ensoleillées, gronde et roucoule, s’enfuit et revient, caresse et égratigne la palmeraie échevelée des pensées emmêlées. Les doigts longs du musicien volent sur le manche étroit, sa voix grave psalmodie à l’unisson. La mélopée sourde, au-delà des mots, comme une eau lustrale, dénoue, apaise et lave les tourments ordinaires de l’âme repliée. Dans ses plis rigidifiés, les modulations ondoient et se lamentent, coulent et glissent, tièdes et légères, alâchissent nœuds et spasmes douloureux, détendent les certitudes et déraidissent le trismus des mâchoires serrées. Insensiblement les mains se détendent, les yeux se ferment, la demi conscience s’installe, qui aime tant à voyager.

Sur le visage, dolcissimo, naît un sourire …

Al-Jamîl s’est enroulé dans les laines brutes. Leurs odeurs de suint gras ne suffisent pas à masquer les volutes d’encens de bois d’Agar, de labdanum, de myrrhe et de benjoin, qui embaument la tente jusqu’au cœur des fibres des tapis épais. Le vent coulis qui rafraîchit l’air brûlant du jour échu agite à peine les toiles épaisses du campement perdu dans les sables. La nuit est claire, le ciel de jais est piqueté d’étoiles brillantes qui pulsent comme les yeux des fennecs sous les grands feux de bois sec. Très haute, la lune opaline blanchit les sables et habille de velours gris les reliefs des dunes en vagues. Les brûlements du feu de camp ont faibli, les flammes bleues ne lèchent plus qu’à-peine les troncs quasi calcinés que le vent, par instant, rougit encore. Quelques craquements accompagnent les flammèches jaunes,qui jaillissent en chuintant par instant du dessous des bûches. Seul un tapis de braises mourantes, au travers des cendres grises qui le gagnent, bat encore, lentement, comme un cœur à l’agonie.

Six mois qu’il a changé de peau déjà, à endurer l’entrainement âpre, les privations de sommeil, les départs impromptus, les nuits écarquillées, les yeux sableux et rougis qui grattent et pleurent malgré lui. La barbe blonde et drue, en longues boucles lui mange le visage sur lequel il enfonce son pakoul de laine épaisse jusqu’aux sourcils, cherchant à masquer le plus possible son regard azurin aux yeux de ses compagnons de Jihâd…

Le choc de l’obus, qui s’est écrasé dans un geyser de flammes et de poussière ocre quelques dizaines de mètres devant lui, l’a brutalement isolé des staccatis déchirants qui scandaient le petit jour laiteux au dessus des montagnes alentours. Seules les flammes oranges, petits soleils fugaces, qui fusent des kalachnikovs fumantes comme autant de crachats mortels, le maintiennent au contact du réel. Les hommes en terreur se terrent, aspirent à se fondre à la terre sèche et se recroquevillent dans les moindres plis du terrain. Les roches éclatent en étincelles coruscantes, le sang jaillit des ventres cisaillés, des gorges arrachées et des corps démembrés. La panique gagne les esprits, la charogne ricanante fauche à tout va. Al-Jamîl, sous l’assaut des brûlures d’angoisse qui lui broient le cœur et lui révulsent l’estomac, vomit de la bile grasse à flots continus, à même la terre qui lui entre dans la bouche qu’il tient collée au sol, comme s’il voulait se dissoudre dans les entrailles protectrices de Gaïa la primordiale. Une barre de plomb fondu lui enserre la tête, la terreur le submerge, sa conscience vacille, puis s’éteint comme bougie peureuse au vent. Cordes vocales distendues, il croit hurler,mais on ne l’entend pas.

Alors qu’il flotte entre deux états, une balle de laiton, marquée d’une croix grossièrement taillée au couteau, lui perce le nombril en son parfait milieu, éclate dans ses tripes dont elle fait de la bouillie putride puis lui fracasse l’iliaque avant de se ficher en terre. Du trou béant qui lui dévore le dos, un liquide épais, de sang, de merde verte et d’os broyés, s’écoule en flots grumeleux. Al-Jamîl, insensibilisé par la violence du choc, hoquète et balbutie des mots sans suite apparente. Puis la douleur peu à peu irradie. Elle gagne cellule après cellule. Comme un rat affamé elle grignote les bords déchiquetés de son ventre béant, court le long de ses nerfs déchirés, plonge dans ses entrailles de chairs broyées, remonte jusqu’au bout de ses doigts, descend en même temps le long de ses jambes flasques, lui enserre la gorge et lui sort les yeux des orbites. Après l’avoir tout entier infesté, elle gagne en intensité, déploie ses tentacules de feu, se mue en torche incandescente qui l’embrase de l’intérieur. Il lui semble que son cerveau bouillonne comme une eau grasse au coin du feu, qu’il va se désintégrer, comme un fruit trop mûr lâche sa pulpe épaisse sous la dent. Al-Jamîl est inerte. Seuls ses doigts se recroquevillent, grattent spasmodiquement la roche friable, comme les griffes d’un beau rapace fauché par le tir d’un chasseur détraqué. La bataille continue de faire rage mais il ne l’entend plus, sa conscience s’obscurcit, ses souffrances décroissent, seule la chaleur du sang qui bat faiblement dans son hypogastre liquéfié s’écoule et recouvre la terre ocre sous son dos d’un fin réseau de fils rougeâtres, comme la résille affriolante, fine et ornementée, d’un bas de femme fatale.

Puis la lumière s’éteint lentement …

Dans la conscience clignotante du moribond les souvenirs affluent à la vitesse ou la vie le quitte. Une main douce caresse le front d’un enfant paisible, que captivent les rayons de lumière crue diffractées par les gros cabochons accrochés aux bagues scintillantes des doigts de soie tiède posés sur sa poitrine. Dans les grands lacs bleus du bambin le regard est doux, sa bouche minuscule, comme une rose aux lèvres fines, babille mots et bulles. Le vélo rouge aux pneus pleins dérape dans la pente abrupte, le jeune champion aux boucles blondes chute sur le bitume rapeux qui lui couronne les genoux d’étoiles sanglantes. Sur un bat flanc crasseux, au fond d’une cave malodorante, un jeune mâle à la peau pâle éperonne férocement une adolescente maigre que deux mains sales empêchent de hurler. Ses jeunes seins, à peine pointés, comme deux yeux aveugles, subissent les attouchements brutaux d’un troisième agresseur hilare, tandis qu’à l’arrière plan, dans l’obscurité, brillent les regards salaces de ceux, jeans au chevilles, qui attendent leur tour. Al-Jamîl, – Kevin en ce temps-là –  dont les yeux blanchissent peu à peu, vomit une bile épaisse. Une toux rauque et effrayante le saisit tandis que Kevin, à la pointe du couteau, descelle une pierre derrière laquelle s’entasse des petits paquets immaculés. Dans les douches carrelées de blanc sale d’une prison vétuste, il subit maintenant les assauts d’un monstre aux épais muscles tatoués, plaqué sous l’eau brûlante qui lui cloque le cou. Ses dents se brisent en crissant sous le poing qui s’abat. Un fin croissant bleu, comme le dernier quartier d’une lune descendante, dépasse à peine des paupières d’Al-Jamîl, dont les orbites, maintenant quasi remplies par les billes d’albe veinées de rouge de ses sclérotiques, lui font des yeux de poisson asphyxié. Dans le gymnase reconverti en mosquée improbable, Al-Jamîl le nouveau né, récite mécaniquement les sourates du Coran, puis, puis… il peine à suivre le fil des souvenirs qui défilent à l’accéléré. Des tâches de couleurs, à une vitesse folle, se succèdent, qui deviennent un flot translucide à hautes fréquences éblouissantes qui l’entraînent toujours plus vite au long d’un large tunnel immaculé …

Soudainement tout s’arrête …

Al-Kevin survole la scène. Le corps torturé de celui qu’il fut baigne dans une mare de sang noirâtre à demi coagulé. De grosses mouches vertes bourdonnent sur les lèvres crispées du supplicié qui tressaille encore par instants. Autour de lui, d’autres cadavres mutilés parsèment le sol excavé par les obus qui l’ont déchiré. Des roches rouillées encadrent, au hasard de leur chute, les corps désarticulés des combattants, comme des tâches fauves tombées du pinceau délirant d’un Van Gogh pervers. La nuit, comme un seau d’encre jeté au ruisseau, s’abat d’un coup. « Dieu-Allah-Yavhé » ne supporte plus la stupidité barbare des hommes qui massacrent en son nom ! Épouvanté, Il a déserté les cieux.

Autour de la table la famille se recueille et regarde l’homme qui déflore, d’un geste aussi sec que précis, une lourde bouteille opaque. Devant lui la corolle d’un verre, au buvant resserré sur de larges flancs évasés, posé sur un long pied délicat, attend d’être honoré par le vin à venir. Le rituel dominical commence. Le flot gras du vin roule le long de la paroi de cristal fin et monte, prenant son temps, jusqu’au tiers de la hauteur. D’un geste mille fois répété l’homme penche le verre vers la nappe blanche. Le liquide roule sous le mouvement souple du poignet, le vin, à la robe d’or franc moirée de vert olive, ondoie comme un derviche. A mots précis qui ne souffrent aucun commentaire l’homme décrit le vin, la famille, silencieuse écoute. Les petites, bouclées de paille dorée, baillent déjà, Kevin mobilise toute sa volonté pour ne pas entendre mais n’y parvient pas. Les petites et courtes mains de la mère, couvertes de pierres étincelantes, lancent au plafond de furtives et changeantes étincelles de lumière vive qui distraient les filles, mais agacent instantanément le maître des agapes. Comme deux oiseaux vifs les mains disparaissent sous le corporal de lin blanc brodé aux initiales de la famille et dédié au cérémonial vinique hebdomadaire. Sous sa tignasse blonde Kevin rougit de rage et couve sa mère d’un oeil humide. « Nous sommes en 2002 poursuit le père, sur le Kastelberg du Domaine André et Rémy Gresser qui cultivent leurs lambrusques en biodynamie, depuis déjà bien avant que les spécialistes ne s’y intéressent, et que les citadins, amis des chapelles étroites, en parlent comme de la Sainte Onction !» poursuit le père en ricanant. Sous le crâne de Kevin des bâtons de dynamite pas bio explosent dans les oreilles du pater. Puis la messe profane se poursuit, quand le nez plongé dans le verre, yeux clos, l’officiant poursuit. « De belles odeurs de naphte brut, goudronnées donc, à peine fumées et épicées, au coeur desquelles surgissent – bonheur de fraîcheur bienvenue ! – de fines et gourmandes fragrances d’agrumes juteux, nous signalent que les ceps puisent la spécificité de leurs jus au profond des schistes de steige du Silurien, de couleur bleu/noir à reflet violacé, au tréfonds de ce magnifique terroir  ». Malgrè la lumière vive qui inonde la pièce le silence s’épaissit. « Il est en forme ce vieux con » marmonne Kevin, sous une acné qui lui fait faciès de homard mal cuit. Enfin le « Dab », comme le nomme Kevin en secret, lève le hanap sacré à ses lèvres pointées et laisse glisser une gorgée d’élixir d’Andlau jusqu’entre ses muqueuses en attente. Il fait rouler le liquide longuement d’une joue à l’autre comme un hamster gourmand, l’agite et le brusque tant plus, puis, transformant son visage émacié en cul de poule plissé rétro-olfacte, si longuement et bruyamment, qu’une des petites filles en col claudine réprime à grand peine un sanglot rond qui remonte jusqu’à ses yeux, pour glisser, silencieux, le long de l’orbe de sa joue. « Fichtre » s’écrie l’homme, tête levée et voix forte, « La matière est belle, grasse ce qu’il faut, onctueuse à point, tendre comme la combe potelée d’une houri alanguie ! Zestes d’agrumes et légers fruits exotiques l’arrondissent bellement ! ». Au bout de sa messe le maître ferme les yeux, avale le jus désaltérant et s’exclame, « Et voici que parle la fraîcheur du schiste d’Andlau, qui laisse palais propre, papilles vibrantes et gorge enchantée par une subtile touche de miel. Dieu que c’est long ! ». Il se rassied enfin, la tablée muette soupire, bouches closes …

Ite Missa Est …

Sous la table, tête basse, épaules nouées, Kevin, de la pointe du couteau se perce la cuisse.

Quelque part,

Perdu sous le soleil ardent,

D’un col Afghan,

Al-Jamîl expire…

 

 

ESIMODÉTIRÉECONE.