SOUS LE PLAFOND D’ACHILLE …
Odilon Redon. Araignée qui sourit.
Achille n’arrivait pas à démarrer …
Collé au siège de sa voiture, à la nuit tombante en cette fin d’automne, comme une sardine dans sa boite, figé, hébété, cloué, il avait beau mobiliser toutes ses ressources il ne savait plus. Une seule phrase lui tournait dans la tête, aussi stupide qu’obsédante, «araignée dans ta tête, araignée dans ta tête …». C’est ce «ta» qui l’inquiétait ; mais qui pouvait bien lui parler, alors qu’à l’habitude il pensait, comme tout le monde (?) sans utiliser de pronom personnel et surtout moins encore à la deuxième personne ? L’étrange chant ne cessait pas, comme une incantation douce qui lentement l’immobilisait sur ce parking. Puis vinrent les suées, fortes, inondantes, qui viraient à la glace tant il faisait froid. La pluie ruisselait sur son pare-brise et brouillait le paysage monochrome. Le monde lui aussi suait. Il lui fallut bien trente minutes pour se calmer un peu et trouver le courage de lancer le moteur. Les deux kilomètres qui le séparaient de chez lui n’en finissaient pas, il se gara trois fois, le pouls à la folie. Quand il ouvrit la porte de ses pénates c’était comme s’il revenait au monde. Un peu. Les jours suivants il tenta, maladroit et fragile, de faire illusion et travailla en pilotage automatique. Quelques regards étonnés qu’il croisa, vite détournés, lui dirent que son malaise transparaissait quand même. Les matins d’après il eut de plus en plus de mal à s’extirper de son lit collant. C’était comme s’il avait fondu, comme s’il n’arrivait pas à se rassembler. Ses nuits étaient si blanches qu’il y voyait comme en plein jour. L’araignée souriait, fidèle, et gringottait sa comptine sans jamais faiblir. Par instants la petite bougie de sa conscience vacillait, il lui semblait fondre et couler dans les draps, la ritournelle tournaillait dans sa tête ouatée, c’était comme si son corps se vidait, comme si le sourire de l’araignée l’aspirait et lui suçait lentement les chairs Pour ne laisser, exsangue, qu’un sac de peau flasque et fripée sur le lit.
Une boule d’angoisse sous un drap.
Un sale matin il ne décolla pas. Immobile, les ailes visqueuses et la viande ramollie, il fut incapable de se lever, il ne pouvait plus que sanglouiller en silence. L’entourage s’effraya, il y fut totalement insensible et se recroquevilla sur l’angoisse magmatique qui le tenaillait sans jamais faiblir. Par moment il exhalait et grelottait. Il resta prostré chez lui plus d’une semaine, volets clos et lumière éteinte. A essayer de pondre deux idées à la suite. A chercher à se désengluer. Mais plus il luttait plus l’angoisse le gagnait. Elle s’était installée, elle avait pris le contrôle de son être, elle s’était épandue jusque dans ses cellules, comme le lisier sur la plaine. L’araignée marionnettiste avait enroulé son pantin dans sa toile, elle pouvait en faire ce qu’elle voulait.
Un ami médecin posa un diagnostic sur son trouble : «Dépression sévère» ! Rédigea une ordonnance longue comme une vie en lambeaux. Achille eut l’intuition, comme ça, un coup de tonnerre entre deux susurrements de l’arachnide, qu’il lui fallait s’éloigner, partir vite, ne pas se laisser digérer et s’occuper sérieusement de cette foutue prédatrice. Une semaine plus tard il taillait la route, contournait Paris, dans une semi somnolence humide qui lui gelait le front et les reins. Il ne respirait plus qu’à petites bouffées courtes.
A l’hôpital, il entra, indifférent, confus et rassuré à la fois …
Ses proches l’y laissèrent. A regrets larmoyants pour eux. Mais à son plus grand soulagement. L’araignée, néanmoins, continuait son lent travail, chuchotait sans répit : « araignée dans ta tête, miammiam …. ». Oui depuis peu elle avait ajouté ce « miam » dégoûtant à son cantilène et ce chuintement grasseyant l’écœurait et le paralysait au fur et à mesure que le temps passait. Littéralement, sous sa peau, il se liquéfiait. Seuls ses os le tenaient encore.
Une infirmière, plutôt matrone, l’accompagna jusqu’à sa chambre. Une cellule blanche sobrement meublée. Spartiate. Un lit étroit, un coin toilette, une armoire, une table et deux chaises. Ni petite, ni grande. Elle avait la bonne taille, celle qui rassure sans étouffer. La blouse blanche eut le bon goût de parler peu et ne lui donna rien d’autre que des explications matérielles sur l’organisation des journées. Sans rechigner, le soir il avala ses premiers cachets. Neuf. Trois fois trois. Bleus, blancs et rouges. Achille ne sourit même pas et s’endormit comme un bébé. Vu du ciel le pavillon « C », ressemblait à une étoile à trois branches, trois couloirs qui donnaient sur les turnes. Au bout de chaque bras du poulpe, les douches. Le centre du pavillon rassemblait les salles communes. Une grande pièce à vivre où les malades prenaient ensemble le petit déjeuner ou se distrayaient – enfin ceux qui en avaient encore le goût -, et un local attenant séparé par une baie coulissante et vitrée, le fumoir. Un bocal puant, toujours embrumé, garni de trois divans et de fauteuils assortis. Couleur chocolat, adossés aux murs, gris de nicotine, sous un plafond marronnasse. Dix huit chambres au total au fond desquelles se terraient dix huit cloportes plus ou moins en détresse. Dont Achille meurtri.
Le troisième jour il rencontra la psychiatre du pavillon. Une Irlandaise ronde aux pulpes harmonieusement distribuées, rousse à la peau laiteuse et grivelée, dont le léger accent charmant le berça. Engourdi par la chimie qu’il avalait, docile et silencieux, il avait la comprenoire en sourdine et des réflexes de paresseux. Il se perdit dans ses yeux verts comme les algues en prairie des mers Philippines. Il lui semblait plonger dans les eaux claires, il se laissa charmer par sa voix de sirène. Béat, il dit amen à tout, d’un hochement de tête léger. Satisfaite, elle souriait. Et lui aussi.
Niaisement, la mâchoire légèrement pendante.
Au bout d’une semaine à bouffer du « bleu-blanc-rouge », un matin qu’il se réveillait engourdi, cheveux d’oursin, bouche pâteuse et conscience alanguie, l’envie de courir le prit violemment. Le copieux petit déjeuner avalé, il enfila en trébuchant un jogging (en hôpital psy le jogging fait office d’uniforme !) et se dirigea vers la sortie. Il courut une heure par sentiers et chemins feuillus dans les allées du parc fermé de l’hôpital. Il se brûla les poumons, se gorgea le corps d’air frais et d’acide lactique, il fila comme si il avait le diable aux trousses, secouant l’araignée qui se cramponnait à sa toile. Elle continuait à chantonner tant bien que mal, les griffes serrées sur ses neurones à demi asphyxiées. Mais elle hoquetait sous le vent et sa complainte envoûtante avait un peu perdu de sa scansion.
A son retour une brochette de blouses blanches l’attendait !
De la réprobation dans le regard, sourcils froncés et mains crispées dans les poches. Mais comment ! «On» sort sans rien dire ! Pour courir en plus ! Pas question, il «lui» faut du repos. Du REPOS ! L’infirmière chef parlait et les poulettes autour de la poule mère hochaient la tête en cadence. Achille lui n’y comprenait rien, il reprenait son souffle.
Les médocs le tenaient encore bien.
Deux plombes du matin, l’heure du changement. D’heure. Deux fois l’an. Mais pas cette nuit. Une nuit noire de néant. D’hiver, de vent qui souffle, de giboulées sauvages qui font chanter les tuiles. A se blottir comme un hérisson dans son nid. Achille le descabellé ne dort pas, il se souvient de cette parenthèse douloureuse et jubilatoire à la fois. Qu’être enfermé, parfois c’est travailler à sa liberté. Et qu’à descendre on ne peut que remonter. A débrouiller l’écheveau de sa vie on prépare son futur. Poil au fémur.
Sous le cône de lumière bilieuse Achille fait son narcisse dans le cristal qui diffracte les rayons de la lampe jusqu’au cœur du vin en flamme. Les reflets soulignent la brillance rubis du jus et caressent les franges roses qui le bordent. Son disque est calme comme un mont que rougit le soleil levant. Montcalmès, accouché en 2005 sur les Coteaux du Languedoc, le fixe de son unique œil paisible. De la panse bombée du verre immobile, des effluves – crème de cerises et prunes mûres – lui ravissent déjà l’appendice. Aux parfums fruités, que le temps passé dans l’espace confiné du sarcophage de verre n’a pas tués, se mêlent des fragrances suaves d’humus et de champignons crus. Et comble de promesse l’élixir lui caresse déjà les salivaires. Épices douces et poivre fin les exaltent.
Achille lève le coude et porte le fragile buvant aux lèvres. Le toucher de bouche frais et soyeux le ravit, ce baiser, aussi goûteux que délicat renvoie en enfer ses souvenirs douloureux. Une chair ronde se déploie au palais, enfle, comme une coulée de larmes de joie au coin de ses paupières, gonfle à n’en plus pouvoir puis libère un flot de fruits mûrs que la cerise couronne. Le vin s’étire, c’est une soie sauvage gorgée de chocolat chaud, de café fumant, d’épices et de poivre. Sans jamais faiblir. La fraîcheur s’installe comme la brise l’été, le jus dévale l’après luette pour lui réchauffer le cœur et l’esprit. De sa bouche le jus s’en est allé sans vraiment la quitter, il lui laisse au palais l’organsin de ses tannins fins et polis et le désir immédiat de s’y rouler à nouveau.
Achille reste pensif néanmoins,
Le sourire venimeux de l’araignée,
N’a pas fini de le tourmenter …