LA BONNE GROSSE TEUF!!!
Robert Delaunay. Joie de vivre.
Il y a des repas, des soirées, comme ça… que l’on espère ou que l’on redoute.
Comme au bon vieux temps de la conscription, je comptais les jours inconsciemment. Plus le temps passait plus l’angoisse poisseuse montait, plus mes journées étaient perturbées, plus je faisais «c…r» mon monde. Désagréable sans raison, infâme sans complot, désabusé sans avoir tout vécu. La Bérésina du moral. Même Ma Mie, qui jamais ne rassit, perdait son sourire. Le spectre de la séparation planait.
Mais l’homme a des ressources que la femme ignore.
Vous dire, c’est bien le moins, qu’il me fallait accueillir amicalement et dignement Jean-Théobald, ancien de Sciences-Po, tâcheron à la Sous-Préfecture, constamment occupé à ourdir de sombres machinations à l’ombre de la machine à café, histoire «d’asseoir son autorité» tout en faisant «rebondir sa carrière». Jean-Théoche parle comme on tranche le jambon, la lame est sèche mais s’endort dans le gras. Sa diction en pâtit et l’intérêt de sa conversation faiblit. Jean-Babald s’écoute plus qu’il ne partage, c’est sa force et c’est mon soulagement. Pas besoin de lui répondre, un hochement de tête ponctué d’un «hummm» intelligent, suffit à lui faire accroire que vous buvez ses paroles. Dans la musique murmurante de son discours insipide je me sens rajeunir. Ah l’air niais que je savais prendre, au long de ces jours et ces cours interminablement linéaires que nous infligeaient certaines blouses grises, tandis que d’autres nous montraient les étoiles…
Marie-Esméralda l’accompagne, ordinairement. Beaucoup plus libérale, elle vogue sur les eaux tumultueuses et glauques de l’investissement, très mystérieux, comme il se doit. Elle en parle en termes vagues et sibyllins, redressant un buste qu’elle a conquérant. Son expression favorite qui clôt invariablement la conversation tandis que ses sourcils font flèche de tous poils, est d’une rare pertinence. «C’est du lourd…» dit-elle. S’ensuit un silence, pesant comme une gueuze dans la poche d’un noyé. On sent la présence vibrante du «Consortium de ceux qui en ont plus que vous ne sauriez l’imaginer», peser sur nos pauvres nuques de quidam de seconde zone. Les couleurs éclatantes de ses atours sont au bon goût, ce que la Ministre actuelle est à la Justice… Enfin, elle égaie. Ses saillies dévastatrices sont à l’humour, ce que serait «Black Sabbath» en concert à l’Abbaye de Solesmes. Elle, je l’aime, et son rire encore plus…Rien ne l’effraie, aucun surmoi, aucune limite, c’est de la galette pur beurre. Un vrai bonheur gourmand de la piloter, droit dans les récifs, quand la soirée se fait interminablement sinistre. Jean-Théobald vacille bien un peu, mais reprend invariablement le fil de ses palpitantes aventures professionnelles. Alors je flatte à nouveau La Marie, je la branche, je l’amorce, je la comprime et ça repart. Paf, une blagouille et c’est un rire infiniment aigu, tranchant comme un Bourgogne blanc 1996, qui attaque le cristal, qui coince et se déchire comme un shrapnell au dessus du Chemin des Dames. A la longue ça produit son effet et le Jean-Théche s’épuise. Ma douce s’éteint, un sourire plus navré que fané aux lèvres…
Voilà en gros, ce qui très bientôt, nous attend.
Une nuit, délaissant mon ouvrage, je me mis en tête de sortir de l’ornière conviviale qui, inexorable, approchait. Allez me dis-je vers les deux heures du mat, laisse toi aller, laisse émerger ta créativité, point besoin de créatine pour te débarrasser, en t’amusant, de ce poids qui te mine. Quitte à déclencher «innocemment» un petit scandale domestique, autant l’orchestrer, le «Deus machiner», y aller carrément, à la hussarde et te bien amuser, poil au nez!!!
Dix neuf heures quinze et ça sonne!!!
Je rajuste mon survêt élimé et passe une main fébrile sur une barbe de trois jours. Après avoir longuement hésité, je me suis décidé à me doucher et je le regrette déjà. Je me sens moins crédible, moins dans ma peau de ce soir. Ma douce, le regard écarquillé, n’a pas le temps de dire son désarroi que déjà j’ouvre. En cinquième, pied au plancher j’attaque, l’œil brillamment engageant. C’est un accueil princier, que celui qui les voient pour une fois balbutier, tandis que je les roule dans le bonheur tonitruant que j’étale, épais comme la croûte odorante d’un parmesan hors d’âge. L’alezane à la robe brûlée comme la crème éponyme, en tressaille de contentement. L’onde de plaisir qui la parcourt fait trembloter son fastueux poitrail qui porte sans faillir un somptueux et pesant pectoral de pur Lapis-lazuli. La crème au Lapis… Nefertiti est dans nos murs. Sa bise est tendre et sa main caressante me dit clairement sa délectation. Ses lèvres, qu’elle humidifie compulsivement, se couvrent de bulles fines comme le cordon du meilleur Sélosse. Légèrement en retrait, Jean-Théobuche est déstabilisé. Comment va-t-il s’y prendre pour reprendre la main??? Mais je tiens les rênes fermes et souples, et conduis mon attelage de percherons jusqu’au canapé. La tâche de vieille peinture blanche, qui illumine mon vieux falzar de bricoleur incompétent, répond à merveille au costard à rayures mode-branchée qui galbe les cuisses de fonctionnaire de mon bon Jean-Teiche. Rien à craindre. Concentré, il ne voit et n’entend rien, il réfléchit et affiche sur ses lèvres le sourire absent de celui qui cherche la façon dont il va amener son discours.
Une brève lueur chafouine éclaire un court instant son regard…
Eurêka!!! Bon Dieu, mais c’est bien sûr!!! Le vin, il va me parler vin. Il est certain ainsi de retomber sur ses pattes. Ça tricote sous son crâne. Le spectacle vacillant des synapses qui surchauffent est total. Un régal!!! Gourmand, je me délecte de ses paroles à venir. Ah, son Bordeaux de dessous les fagots, son Haut-Médoc des familles, son Château Glamouzeux, archétype flamboyant des soupes de tanins verts, ennemi du fruit et de ses déviances enjôleuses, chantre du pur jus de tonneau, intransigeant, immémorial, parangon sinistre du croisement approximatif entre le Nouveau Monde et la Tradition dévoyée. C’est le temps anthologique de la grande «Odyssea». Je le connais par cœur son grandissime picrate, pour m’y être blessé les gencives et l’idée de ne pas avoir à le boire, me réconforte d’avoir à l’entendre. A petites lampées tièdes, je m’en vais le déguster. Le cancre de mon enfance donne le meilleur de lui-même, et j’affiche le visage illuminé du crétin extasié. Seigneur que c’est bon, j’ai dix ans… Souchon est mon frère.
Et il fonce bien sûr et met le paquet. J’ai tout bon, je ne bouge plus, j’esgourde encore et toujours plus. Je flatte l’animal quand il faiblit et l’approvisionne en nourritures roboratives. C’est qu’il a besoin d’énergie mon Jean-Tuche. Il a beaucoup de choses à dire, avant de virer subtilement vers son pré carré, le premier étage de la «Sous-Préf», lieu de pouvoir par excellence, centre névralgique à partir duquel, d’une d’une main ferme, il contribue grandement à la gouvernance avisée de l’ombilic du monde qu’est le «Bureau de l’Identité et de la Circulation».
Discrètement je m’éclipse et prépare le Grand Blanc dont je vais les régaler. Ce soir pas question de mégoter, il me faut frapper fort les papilles et les imaginations. Avec des précautions de ballerine fraîchement ménopausée, je débouche et carafe un beau blanc sec, sobrement dénommé «Le Jus de nos Treilles», un VdPdJdlF, le dernier en rayon, arraché de haute lutte, à une mamie assoiffée de dentifrice liquide. J’irrupte, le col gracieux à la main, marchant avec les précautions feutrées d’un pingouin dans le bush Australien. Le regard épouvanté de ma très douce croise le mien… Elle se demande ce qu’elle fait là, ses pommettes qu’elle n’a d’ordinaire ni rouges ni brûlantes, la trahissent. Pas question de faiblir. Hardi mon gars, l’heure est venue de la dégustation… enfin la première. Dans les verres adéquats, la robe est belle, d’un jaune qui enchanterait les œufs anémiés des grandes surfaces. Pétant ce jaune. Boosté à «l’E 1912» que ça ne m’étonnerait pas. Jean-Tèche annonce :
– «Yquem»???
-Non, non lui dis-je, les Sauternes je crois, sont des liquoreux.
-Ils font un «sec», rétorque t-il d’une voix qui arrêterait un TGV lancé.
-Merci mon Jean-Jean, t’es pas le genre à tomber dans le premier piège à gland venu lui réponge. Ah t’es un bon toi!!! Allez, renifle et prends ton temps, c’est une rareté, ça n’a pas d’âge.
-Le sec est une rareté, le millésime c’est autre chose, assène t-il. Yquem vinifie quelques bouteilles les très grandes années…
Je ne dis mot et me contente d’opiner. Pas question de contrarier un tel maître. Quelle soirée édifiante qui me renvoie à plus de modestie. Le sec d’Yquem, en voilà une info… Marie des Asturies est toute ouïe, elle dévore son Théobuche des yeux et déguste à courtes lampées gourmandes, l’eau de vin brûlante. Proche de l’extase, elle lévite et pense à son canard. Il faut bien que, parfois, Thé-Thé se repose.
Ce blanc, il faut bien en parler, mais très peu, il n’y a pas grand chose à en dire. Pas de nez si ce n’est une légère odeur alcoolisée. La bouche elle, grimace et s’en souviendra, tant le liquide est agressif, acide un point c’est tout. Un beau candidat à la distillation. Voilà pour «l’Y d’Yquem»!!! Prévoyant, j’avais servi des entrées douces et crémeuses qui furent au vin de parfaites antidotes. Ma première expérience Sado-Maso. Très réussie.
Une grande souffrance peut conduire à un grand plaisir!!!
Une réputation, ça vous colle à la peau. «Grand» amateur de vin, ou plutôt perçu comme tel, nul, et surtout pas Jean-Thoche, ne pourrait imaginer boire chez moi, autre chose qu’un beau flacon, a minima!!! Et voici ma bouteille de rince-dentier, qui par un coup de baguette magique, se transforme en «Y»…Faute d’être un buveur d’étiquette, me voici contre mon gré, grand pourvoyeur en flacons prestigieux, ce qui est loin, très loin même, d’être la réalité.
Mais la fête continue, le temps vient de hausser les niveaux et d’entrainer Marie-Smémé au pays merveilleux des Grands Rouges de légende. C’est une vraie, une bonne, une grosse goulue gourmande. Vous la reconnaitrez aux légères chaleurs qui colorent son teint mat, comme à l’exquise brume qui perle sur sa lèvre supérieure duveteuse, dès que le moindre mets – de la vieille tranche de saucisson, à l’Ortolan sur sa broche – accroche son regard. Une cliente. Une sérieuse. Une appliquée. Qui aime ça et en redemande.
Une daube, cuite à n’en plus pouvoir et largement dopée aux épices et au Piper Negrum, entre en scène. Artistiquement confite dans son plat à Tajine, «comme là-bas», elle épate, elle éblouit, elle ravit, elle comble le regard de mes hôtes, sensibles, comme des milliardaires Russes, à tout ce qui rutile. Histoire de rester dans le ton et de remettre deux thunes dans le bastringue, je me lance dans un long discours creux et convenu, enfilant les truismes et les lieux communs comme autant de perles de bazar, pour expliquer l’accord mets-vin à venir. De quoi faire un article, aussi ronflant que prétentieux, dans le dernier des magazines «pipole dans la vibe», dans le genre «Hédoniste Rive-Droite». L’auditoire boit du petit lait, le bonheur d’entendre les inepties dont il se repaît à longueur de vie l’enchante. Avec des précautions d’ostéoporosé, je dépose sur la table une carafe rouge, d’un Gevrey 2007 de derrière les gondoles. En moins de temps qu’il n’en faut au bâtard qui fréquente mes poubelles, pour engloutir une carcasse de poulet, la daube est dévorée par mes carnassiers. Le Gevrey (je ne donnerai pas le nom du négociant, si ce n’est qu’il a beaucoup flirté avec un politique à bandeau…), dont la classe est inversement proportionnelle à l’éclat artificiel d’une robe qui a connu les joies d’un filtrage digne d’une station d’épuration, coule à grandes rasades dans les gosiers délicats de Clodomir et Frédégonde. Le pinot anémié par des rendements Champenois, et affaibli, ou plutôt, assassiné, par un carafage intempestif, fait illusion au pays des vanités. Des arômes de «pas mûr», de racine fraîche au nez, une matière aussi maigre qu’acide en bouche, et une finale, oubliée dans les vignes, ou les vestiaires du PSG!!! Joueur et rassasié, Jean-Thûche fait son connaisseur, et disserte un moment sur les subtilités du millésime et la mâche du breuvage. Il est vrai que pour la mâche, la rafle verte ça aide…Un bémol cependant, des tanins, trop légers à son goût, qui m’ont laissé les gencives rétractées à ne plus pouvoir sourire des jours durant. En conclusion, c’est «Apocalypse Now», une comparaison rapide entre Bordeaux, réduit au Château Glamouzeux, l’égal des tous meilleurs et la Bourgogne toute entière…Ridicule cette pauvre Côte d’Or, balayée, éradiquée par la vindicte éructante d’un Jean-Thiche passablement secoué par le Gevrey. Vaincu, je baisse la tête. Magnanime, il sauve du naufrage l’exceptionnel Côte de Nuits qu’il a gaillardement éclusé, lui trouvant quelque chose de Girondin!!! Youpie, suis content.
C’est le temps de l’achèvement, le moment de l’hallali, l’instant cruel ou le torero sanglant se penche sur le Minotaure, la main visqueuse et le descabello tremblant.
L’instant sucré voit se matérialiser, sur la nappe tâchée, un énorme gâteau, plein de tout et d’autres choses encore. Un spécial «Sous-Préfecture», dodu, objet surréaliste, incongru en ces temps difficiles, enfant d’un pâtissier Allemand et d’une crémière Bulgare, un truc à tuer un innocent. Mais où a-telle pu dénicher – ou plutôt décoller – une pareille monstruosité, ma si douce qui n’y touchera pas??? Un anti Viagra !!! Va falloir que Théob se fasse une «deux litres» de Bandamor en rentrant, s’il veut se retrouver avant la fin de la semaine… Mais bon la basse-cour est fournie, les ersatz vrombiront de toutes leurs piles. La Mousmée est éberluée, figée, arrêtée, hypnotisée par l’engin. Elle a trouvé son Graal, l’Himalaya de ses rêves, l’anti Weight-Watcher, celui qui vous ruine en lippo-succions hebdomadaires, mais qui vous graisse l’œsophage de bonheur. En aurai-je une part, ou un fragment??? La bouteille frappée tape dans l’œil semi vitreux du cadre diminué. Un vrai bémol le Jean-Touche plus une, il s’est un peu répandu et les rayures de son costard tire-bouchonnent. Le bout des fesses sur le bord de la chaise et la nuque au milieu du dossier, il n’a plus grand chose du meneur d’hommes qui fait trembler les cantonniers alentours. C’est un gros effort qui le redresse et ses épaules, un peu moins larges que la chaise, peinent à lui remonter le fessier qu’il a façon «culbuto». Mais à l’impossible il est tenu et s’il veut se rafraîchir les amygdales, engluées par la friandise à l’eau lourde de ce Monbazillac dégoté au fond du fond d’un Hyper de campagne, une méga promo sur une infusion de canne à sucre qui ferait la fortune d’un dentiste avisé en mal de revenus, il va falloir qu’il se reprenne fissa. Pour être jaune il est jaune ce bougre de vin, un vrai canari fondu qui colle aux parois du verre tel un actionnaire à ses dividendes. Le propriétaire serait Canadien, que ça ne serait pas une surprise, du «suc de cabane» gras et lourd. La cérémonie de la dernière dégustation de la soirée se poursuit. Sous le nez, ça sent la betterave cuite à la cannelle. En bouche, les dents souffrent, et les plus fragiles se fendillent… La finale est difficile à estimer, tant la pâte colle au palais!!! Mais ce n’est qu’un avis très minoritaire, Marie-smalda et Jean-Béoche sont aux anges, l’œil révulsé, le menton maculé et le verre vide. Quelques regrets, vite résorbés, me chatouillent la conscience, le temps que Maritche, hébétée et heureuse, en plein trip de surconsommation frénétique, me sourit…Le café, pourtant bétonné, ne les améliore pas vraiment. Un second, à tuer un Italien, les laissent insensibles. Point besoin d’insister, il suffira de prier.
Alea jacta est…
Le lendemain vers quatorze heures, tout juste réveillé, l’homme de pouvoir, d’une voix retrouvée, me remercie.
Ouffff.