ACHILLE TENDRE CANNIBALE …

egon_schiele_seated_couple_magna_postcard_1Egon Schiele. Couple.

 

Ils se tinrent cois quelques jours …

Histoire de ne pas attirer l’attention. C’est que le lendemain de cette nuit mémorable les mines étaient tirées au petit-déj. Les infirmières soupçonneuses veillaient et les dévisageaient tour à tour. Achille avait pu regagner sa chambre sans avoir à ramper dans les couloirs comme à l’aller. Les veilleuse, au petit matin, somnolaient dans leur local et c’est tout juste si Achille ne sifflotait pas en rejoignant sa cellule de moine. Le jour livide perçait à peine mais dans le cœur d’Achille c’était plein soleil. Allongé sur son lit, les yeux écarquillés, il dévalait en mémoire les courbes pneumatiques de Sophie, se glissait entre les plis tendres de sa géographie, se régalait des moiteurs qu’il déclenchait et buvait goulûment à sa bouche aussi désaltérante qu’une source en plein désert. Sa nuit de tendresse et de sauvagerie le laissait pantelant, assouvi et insatisfait à la fois. Il aurait aimé se réveiller à ses côtés pour lui murmurer à l’oreille des mots soyeux et voir éclore sur ses lèvres ce sourire timide qu’il aimait tant.

Sophie apparut dans la salle commune flottant dans un jogging informe, mais sous les tissus trop larges Achille devinait ses courbes attendrissantes. Sa démarche souple collait par instant le vêtement disgracieux à son corps, Achille retrouvait du coin de l’œil les paysages odorants qu’il avait parcouru du bout tremblant de ses doigts fureteurs. Elle avait relevé ses cheveux sur sa nuque et les bouclettes indomptables qui tortillonnaient sur sa nuque lui mettaient discrètement les larmes au bord des cils. Elle s’assit près de lui, se glissant sur la chaise sans lui jeter un regard. Sa cuisse chaude se colla à la sienne. Ils soupirèrent d’un même souffle. Sophie, tête basse et sourcils froncés, se mit à l’ouvrage et beurra avec sa méticulosité habituelles cinq tartines. Elle en glissa une, du bout des doigts, vers Achille qui la croqua joyeusement. Ce qui creusa un instant autour de la bouche charnue de sa belle deux ravissantes fossettes.

Une semaine passa …

Achille en profita pour vérifier la validité de ses stratagèmes. Plusieurs nuits de suite il bourra ses draps de couvertures qui dessinaient un corps «acceptable». Quand il entendait les pas feutrés des veilleuses il se glissait sous sous son lit. La porte s’ouvrait en silence et deux pieds chaussés de plastique rose s’immobilisaient au seuil de la pièce. Le cerbère respirait doucement un instant, scrutait la chambre obscure, mais n’entrait pas et refermait lentement la porte. C’était tout bon ! Sous le lit, le nez dans la poussière, Achille gloussait. Sophie et lui avaient convenu d’un langage crypté qu’eux seuls comprenaient. Au lieu de se parler en cachette à l’abri des oreilles indiscrètes, ils préféraient, comme des enfants joueurs, s’exprimer en présence d’un public. Cela renforçait leur plaisir. Un soir, au tarot Achille prononça la phrase tant attendue. Comme à l’habitude Sophie avait gagné les parties, elle avait une mémoire qui les sidérait tous. Achille reconnut sa défaite et la gratifia d’un élégant «T’es trop bonne ! » . Sophie lui fit ses yeux de plomb fondu et dressa vigoureusement le majeur de sa main droite vers le ciel. Ce geste grossier amusa la galerie qui s’esclaffa bruyamment, le message était passé, Achille cette nuit la rejoindrait.

Ce soir de pleine lune la clarté inondait les couloirs, Achille n’y avait pas pensé mais ce danger supplémentaire ne l’arrêta pas. Comme un légionnaire partant au combat il s’habilla naïvement de clair, pour mieux se fondre. Sous ses pieds nus le carrelage était glacé, il rampa sans bruit, faisant des pauses, se collant aux murs comme une affiche de peau. Son cœur battait un peu vite quand même. Le local éclairé était calme, il entendait les voix étouffées des veilleuses qui papotaient entre deux rondes. Il sprinta le long du bocal, tourna sur sa gauche et se blottit un long moment dans une encoignure. Au passage il avait donné deux grands coups de pieds dans les portes d’Olivier et d’Élisabeth. Qui se mirent à brailler comme deux martyrs sous les fers de l’inquisition. Il fallait toujours qu’il en fasse trop ! La porte du local s’ouvrit à la volée et les veilleuses en jaillirent, se bousculant presque, ventre à terre, en couinant comme des truies promises à l’abattoir. Olivier sortit de sa chambre en hurlant de terreur, Élisabeth grinçait des dents qu’elle n’avait plus, en appelant à l’aide, serrant entre ses bras de sauterelle anémique son baise-en-ville dérisoire. Achille s’enfonça dans le couloir sans plus se cacher. Quand il se glissa dans la chambre de Sophie elle souriait, nue, assise sur son lit.

Elle dressa le majeur de sa main droite vers le ciel !

A deux mètres de Sophie, appuyé au mur, Achille ne bougea pas. Il pleurait en silence. Tout à la joie de la retrouver il retardait le moment de la rejoindre, maîtrisait la bête qui grondait en lui et la regardait comme une image sainte. Des vagues de tendresse contenue lui traversaient le corps, de délicieux frissons couraient à la surface de sa peau que la fraîcheur de l’air ambiant n’expliquait pas. Il avait bien choisi cette nuit de pleine lune, les volets mal descendus laissaient filtrer entre leurs lames disjointes des stries de mercure fondu. A contre lune le corps de Sophie prenait un relief saisissant et la lumière rasante glissait en caressant sa peau délicate. Elle avait gardé ses cheveux relevés sous une pince rouge qui lui faisait un cou d’ibis, ses seins lourds se riaient de la pesanteur et la lumière luisait sur ses courbes pleines que la lune arrondissait. Leurs aréoles au regard divergent leur donnaient un air frondeur, avec juste ce qu’il fallait d’insolence pour lui plaire.

Sophie tendit la main …

Cette nuit là, si courte et si longue à la fois, ils bêtifièrent beaucoup, se comblèrent de caresses lentes, de baisers sans fin, de mots d’une autre langue connue d’eux seuls. A genoux sur le lit, sous la lune éclatante, ils se frottaient l’un à l’autre, les mains dans le dos, leur peau se frôlaient, ils éprouvaient, privés du secours de leurs doigts, des sensations nouvelles. Et cette privation volontaire du toucher décuplait leurs perceptions. Il leur semblait percer leurs peaux et leurs cœurs s’unissaient mieux que jamais, comme si leurs sangs se mélangeaient et couraient d’un corps à l’autre. Les odeurs étaient plus finement perçues, elles prenaient une épaisseur, un relief, une texture particulière. Et leurs regards passaient de l’autre côté du miroir des corps. Ils se sentaient totalement ouverts l’un à l’autre. Pour la première fois ils entendaient la musique des sphères.

Les deux voyageurs emportés par leur course aux délices finirent par se mordre avant que la nuit ne s’achève, les amours sont souvent simulacres d’absorptions consenties. Ils se quittèrent en ayant le sentiment de conserver au secret de leur solitude un peu du sang de l’autre. Tandis qu’il longeait les couloirs désertés, une tourterelle aveuglée par la lumière coruscante du soleil levant s’écrasa sur la vitre d’une baie. Achille sursauta, sur ses lèvres encore humides le goût du sang de Sophie prit un goût amer. Dans les circonvolutions de son cervelet, tapie, l’araignée hoquetait sous les vagues de sang vermeil chargé d’humeurs joyeuses qui l’étouffaient lentement. Ses crocs cherchaient en vain à dévorer la matière blanche onctueuse de son cerveau en joie. Plus que les molécules dont on le gavait à longueur de journée, l’amour, si fragile pourtant, paralysait le monstre.

Le petit-déj s’éternisait. Autour de la table désertée par les pensionnaires épuisés par cette nuit d’épouvante, Achille et Sophie, affamés, dévoraient à pleines dents le pain tendre. Face à eux l’infirmière-Chef les regardait, songeuse. Son regard allait de la morsure qui rougissait la joue de Sophie aux traces bleues qui marquaient les bras d’Achille.

Achille souriait béatement, attendant l’orage,

Dans les yeux de la matonne

Les nuages noirs du soupçon s’amoncelaient …

Dans l’obscurité de son bureau Achille le désabusé sourit sous ses paupières au souvenir de l’ancienne cène profane. Du temps où il partageait le pain avec son bel amour. Au sortir de sa plongée en mémoire profonde il peine à retrouver ses esprits, alors, patient, il laisse le grain fin de la peau de Sophie se déliter lentement, trembler puis se fondre dans la mer informe de la ressouvenance. Là où le temps brasse inlassablement les oublis. Sous le faisceau flave de sa lampe, endormi dans le berceau d’un verre aux flancs épanouis, le vin attend qu’il veuille bien. C’est que le pain de jadis appelle le vin de cette nuit, profonde comme la robe brillante de cet élixir que la lumière ne parvient pas à percer. A peine illumine t-elle au bord du disque une ganse violette, qu’une espérance rose frôle. Achille entrouvre les yeux et reprend contact avec ce présent qui fuit à toute allure quand montent vers lui les fragrances sapides du vin. Une cerise noire juteuse et mûre sous son manteau de chocolat crémeux piqueté d’épices douces, en vagues successives, lui caresse le nez. Puis, entre ses lèvres consentantes, le jeune jus de la « Cuvée Majeure » du Château Turcaud 2010 glisse, onctueux et tendre. Les fruits rouges explosent sous la poussée séveuse des épices riches et du poivre puissant qu’accentue et relance la fraîcheur enrobée de petits tanins gourmands. Un grand petit Bordeaux supérieur qui rechigne, bien plus que certains grands à quitter le palais conquis d’Achille.

Longtemps encore

Après que Sophie a disparu,

Le vin, fraternel,

Le console tant et plus …

 

ERÉMOGÉTINÉCORÉENE.