GEORGES ET PHAEDRA.

Léonard Lomosin. 1560.Phèdre

Phèdre. Emaux. Léonard Limosin. 1560.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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La soufflerie du Richelieu faisait un vacarme infernal qui couvrait les hurlements entêtants des moteurs diesel poussés au maximum. Les pistons cliquetaient, ça ronflait dur dans le ventre surchauffé du navire lancé à pleine vitesse. Sur la passerelle, sous sa casquette galonnée d’or, le pacha imperturbable dirigeait la manœuvre. Le lourd cuirassé changeait de cap fréquemment, mais sa masse imposante peinait à réagir aux ordres. Un U-Boat maraudait sous la surface. Le navire de guerre était sa proie du jour. Cuirassé certes, mais pas au point de résister à quelques torpilles bien placées. Impossible de virer sèchement, de tourner à angle droit, comme un slalomeur sur les pentes neigeuses le bateau décrivait de belles arabesques. Régulièrement, les artilleurs du bord balançaient des chapelets de grenades sous-marines, un peu au hasard, en espérant toucher le squale noir qui zonait sous les eaux agitées de l’atlantique.

La première frappe fendit la proue dans l’axe du bateau, qui stoppa sous le choc avant de poursuivre sa route en piquant un peu du nez. Sur la passerelle le pacha trébucha, la barre vibra, les hommes se regardèrent. La deuxième déchira le flanc droit, la ferraille coupante déchiqueta les mécanos qui graissaient les moteurs emballés. Georges, abrité par une épaisse tôle blindée, remplissait sa pompe, la porte se tordit mais le protégea. L’eau froide de l’océan envahit en partie la salle des machines, un moteur explosa sous la caresse glacée. Le navire ralentit encore et prit un peu de gîte. Georges réussit à s’accrocher à la rambarde quand la coque blessée laissa vraiment entrer le flot vert et blanc, il se hissa à la force des bras, puis,  la vareuse en lambeaux, couvert de graisse et d’huile noirâtre, il gravit l’échelle de coupée. L’air glacé et les embruns cinglants le revigorèrent, il ouvrit grande la bouche pour respirer à pleins poumons et rejeter l’ait vicié de la salle des machines. La troisième torpille percuta la poupe, le grand navire sursauta, se cabra, Georges déséquilibré roula sur le pont avant, le blindage de la tourelle quadruple de droite l’arrêta, ses canons de 380 mm, impuissants contre l’ennemi sous marin, regardaient le ciel d’encre. Seul le tonnerre résonna quand la pluie se mit à tomber à tonnes rabattues. En quelques secondes on n’y vit plus rien qu’un brouillard liquide. Georges accroché à l’angle de la tourelle ne sentait plus son épaule gauche ensanglantée par une profonde coupure. Le Richelieu grinça comme une vieille tôle sous le marteau. Son arrière s’enfonçait déjà sous les eaux, quelques marins échappés de son ventre aux entrailles béantes, tentèrent de gagner les canots de sauvetage, mais l’inclinaison du navire, gueule en l’air, les énormes vagues noires qui attaquaient les flancs de la bête blessée, et le ciel qui déversait ses eaux comme si tous les dieux de l’Olympe s’en donnaient à cœur joie, emportèrent tous les hommes. Le pacha se tenait à la barre, le visage blême, les mains crispées sur le bois, les pieds agités de soubresauts électriques, il mourrait avec son Richelieu.

Agrippé aux rebords du canot, Georges attendit qu’il touche l’eau, libéra les amarres, souqua pour s’éloigner le plus loin possible, pour échapper à l’attraction du bateau qui s’enfonçait de plus en plus vite. On eût pu croire que l’océan était une goule affamée qui avalait sa proie. La proue disparut, Georges était déjà assez loin, il s’arcbouta sur ses rames de toutes ses forces pour résister à la succion des eaux. La mer blanche lâchait de grosses bulles bruyantes, des fragments de toutes sortes surgissaient des flots avant de retomber alentours. Quand le canot, aspiré par les force déclenchées par le cuirassé mourant, arriva sur site, la goule avait fini son repas, les dernières bulles de ce champagne sinistre finissaient de crever, une large tâche claire, d’un calme contrastant avec les hautes vagues déferlantes, s’installa, puis les flots recrachèrent des tonnes de fuel, la mer devint noire comme la colère des dieux, les vagues reprirent le dessus, la chaloupe connut les joies des montagnes russes.

Le ciel bleu avait balayé la rage, Georges somnolait sous une bâche au fond du canot depuis des jours. Sa large plaie s’était infectée, la fièvre le dévorait, il grignotait parcimonieusement les rations de survie trouvées dans l’embarcation, mais ses lèvres craquelaient sous l’effet du sel. Ses yeux bleus souffraient, la lumière hivernale, très crue, l’aveuglait, il grelottait de fièvre et de froid. Sans force, il était incapable de tirer sur le bois des rames, et la barcasse dérivait comme un bouchon au gré des courants. Georges perdit connaissance le septième jour.

L’océan luisait sous la pleine lune, il était d’encre de chine, d’huile lourde, immobile, réverbérant. Les étoiles s’y reflétaient, tremblant à peine tant le miroir était lisse. La fine étrave de l’U-Boat fendait les flots, de chaque côté un fin liseré d’écume blanche l’accompagnait. Quand Georges se réveilla, il était solidement sanglé sur une couchette étroite. Un officier en vareuse bleue l’informa dans un français approximatif, qu’il était désormais prisonnier du Reich, et qu’il serait débarqué dès que possible.

Phaedra Verrazano, de mère grecque et de père incertain, sortit de la prison sous les sifflements admiratifs des matons athéniens débraillés et rigolards. C’était le même rituel tous les jours en milieu d’après midi, quand les trois femmes chargées de la buanderie, en sueur et légèrement vêtues, quittaient leur travail. Sa     mère, native de Delphes, avait quitté Catane. Après la naissance de Phaedra, elle s’était retrouvée seule avec l’enfant. C’était un matin de plein été. Guiseppe n’avait pas reparu. La veille il était sorti “régler une affaire” avait-il dit. Son corps, bien abimé, avait été retrouvé, longtemps après, au pied d’une falaise de roches rouges, sur une grève de galets roulés par les vagues. Le sang sicilien coulait abondamment dans ses veines, pourtant ses yeux vert d’eau dénotaient un peu, mais sur sa peau safranée aux traits fins et ses cheveux aile de corbeau, son regard clair prenait une profondeur liquide particulière, et les reflets d’azur du ciel y ajoutaient une moire changeante qui la rendait irrésistible.

Après un long périple, Georges fut débarqué à Athènes et jeté brutalement sur le bat-flanc d’une cellule crasseuse. La prison était administrée par les Grecs, sous le contrôle d’un officier de l’armée allemande d’occupation. Très occupés par la résistance grecque, les allemands surveillaient de loin la marche de l’établissement pénitentiaire. C’est dire que le régime réservé aux prisonniers – principalement des détenus de droit commun – était relativement souple.       A vrai dire Georges était le seul prisonnier de guerre incarcéré. Il fut donc traité comme les autres, c’est-à-dire humainement. Lorsque les yeux bleus du marin croisèrent le regard d’eau douce de Phaedra, un jour qu’elle déposait dans les bureaux les grands sacs de linge propre du jour, Georges qui avait été affecté au nettoyage des lieux, fut proprement subjugué et surpris de l’être à la fois. C’était la première fois qu’il la voyait, pourtant elle lui sembla étrangement familière. Des images inconnues, des visages, des lieux, des scènes violentes, défilèrent dans sa tête à toute vitesse. Au point d’en oublier la réalité, des lieux, de sa situation de prisonnier, du désespoir qui le gagnait jour après jour, de la présence des gardes même. Phaedra, qui se moquait ordinairement des regards et des sourires salaces des hommes, habituée à repousser leurs avances maladroites, s’étonna de l’émotion qui la gagnait, du sentiment puissant qui la paralysait elle aussi. Ils restèrent face à face quelques secondes, sans pouvoir ni parler, ni bouger. Les gardes, alertés, sentant confusément qu’il se passait quelque chose, intervinrent, et renvoyèrent Phaedra à sa buanderie. Georges fut bousculé, jeté à terre, copieusement insulté par les matons jaloux, et remis durement en cellule.

Quelques semaines passèrent, le caractère insouciant des gardes reprit le dessus. L’incident passa aux oubliettes. Mais ni Georges ni la jeune femme ne réussirent à l’oublier. Ce fut Phaedra qui renoua, et Georges ne s’en étonna pas. L’un et l’autre se sentaient dépassés, quelque chose venu d’ailleurs, quelque chose d’avant la vie, remontait à la surface sans que leurs consciences actives n’y puissent rien. Phaedra, en deux sourires au chef des matons, fut affectée au ramassage du linge. Elle demanda l’aide d’un détenu chargé de la collecte préalable. Finement elle œuvra pour que Georges soit désigné, arguant du fait qu’un  voyou de bas étage pourrait se montrer dangereux, alors que le français était un soldat, donc certainement plus fiable. C’est ainsi, qu’une fois par semaine, ils purent passer près d’une heure ensemble. Georges poussait le chariot, levait les gros sacs lourds, tandis que Phaedra pointait minutieusement, en prenant son temps, toutes les pièces de linge. Enfin, le jeune homme ramenait le chariot débordant jusqu’à la buanderie pour le décharger et vider les sacs. Leurs yeux se souriaient, leurs mains se frôlaient, mais leurs visages restaient impassibles. Nul besoin de se parler, entre eux tout était évident, ils partageaient la même bulle bleue, leurs auras se confondaient. Le soir, Georges, allongé sur sa paillasse, le regard fixe, luttait contre le désir qui lui serrait les reins, Phaedra ne trouvait pas le sommeil et soupirait entre ses draps. Dans le ciel de pur jais, la pleine lune trouait le velours de la nuit, les étoiles vivantes scintillaient en cadence. Le mois de septembre 1944 avait été torride, le bruit du départ des troupes allemandes courait dans tout le pays. La prison de Korydallos s’agitait aussi, on n’y avait pas vu le major Trauttman depuis plus d’un mois. Les gardes inquiets relâchèrent brusquement leur surveillance le 2 octobre. Le 12 l’armée d’occupation quittait les terres grecques. Georges et Phaedra avaient fui dès le 3 octobre sans que personne ne songeât à les en empêcher.

Zeus le bouc noir courait dans la montagne au milieu des roches grises et des herbes rares. Une douzaine de chèvres à barbichettes le suivait en béguetant entre elles. Leurs cris rauques et tremblants rebondissaient sur les parois abruptes. Le bouc s’arrêta au milieu d’un bouquet de chardons que les chèvres s’empressèrent de croquer. Quelques ruades empêchèrent le mâle noir insatiable de saillir les croupes blanches offertes. Georges, debout sur une grosse roche ronde, surveillait le troupeau. Au loin, la mer réverbérait le soleil de l’après midi. En ce mois de septembre 1948, à moyenne altitude, il faisait un temps idéal sur le flanc est du mont Olympe. Phaedra et lui s’y étaient réfugiés après leur fuite de Korydallos. A mi-pente ils s’étaient abrités, alors qu’un gros orage éclatait, dans une large grotte de granit qu’ils avaient élue, puis au fil du temps sommairement aménagée. Ils menaient une vie simple, se nourrissaient frugalement de quelques légumes sauvages et de fromage frais. Tapis au fond de leur grotte au sol recouvert de peaux de chèvres et d’herbes sèches, ils passaient de longues heures silencieuses blottis dans les bras l’un de l’autre. L’émerveillement ne faiblissait pas, il leur arrivait souvent d’avoir les larmes aux yeux, pour un geste gracieux de Phaedra, un sourire de Georges, une flèche de lumière rouge qui trouait la grotte au coucher du soleil. Les deux fugitifs s’aimaient d’un amour tendre, têtu, fort, cristallin comme une eau de source, entrecoupé d’ébats aussi soudains que fougueux. A la tombée du jour, à l’heure où les dieux s’assoupissent, Georges passait des heures à se perdre dans les cheveux de sa belle, sa peau hâlée, pneumatique à souhait, l’enchantait, il aimait à s’y promener doucement, à se nourrir de sa souplesse, à l’embrasser à petits coups de langue humide qui faisaient glousser la jeune femme.

De son côté Phaedra roucoulait doucement, la tourterelle aux plumes soyeuses enfouissait son visage dans les cheveux en bataille de celui qui fut un marinier plongé dans la tourmente par la folie des hommes, elle susurrait des chants étranges venus de l’aube des mondes, qui la surprenaient elle même, ses mains enserraient le visage du soldat, elle le tenait, inquiète et tremblante comme si elle craignait de le voir disparaître, effacé par la magie noir d’un succube pervers, dans un écran de fumée, elle était terrorisée à l’idée que le ciel étoilé pourrait le lui ravir dans un embrasement soudain. Instinctivement elle détestait l’étoile polaire, attendant que la nuit fut installée avant de lever les yeux vers la voûte illuminée. Quand ils montaient les chèvres au pâturage Georges faisait le bouc, Phaedra s’enfuyait en courant, se cachait entre les pierres, Georges faisait mine de la chercher, puis la cherchait vraiment, ne la trouvant pas il prenait peur, s’affolait, l’appelait, gémissait, elle ne répondait pas. Quand, épuisé, désespéré, il finissait par s’asseoir sur un rocher, le dos ployé, la tête entre les mains, tellement inquiet qu’il en négligeait le troupeau, elle surgissait dans son dos, vive, agile comme une fée des cimes, riait dans son oreille, le chatouillait et repartait aussitôt en faisant sa cabrette.

Le temps passa, les hivers rigoureux succédèrent aux étés fleuris, ils vieillirent ensemble sans s’en apercevoir. Une nuit d’été finissant, la voie lactée traversait le ciel d’un infini à l’autre, étendus côte à côte, ils s’en délectaient. Soudainement la lune et les étoiles s’éteignirent, ce fut nuit absolue, ils se prirent la main, soupirèrent ensemble, leurs yeux se fermèrent et ne se rouvrirent jamais. Zeus le bouc noir sauta la barrière de l’enclos, seuls ses billes d’ambre brillaient dans l’obscurité totale, il lécha longuement à grands coups de langue râpeuse les visages des amants purs aux âmes envolées. La lune et les étoiles se rallumèrent.

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