FLORENTINE ET ZANCA.
Le Lion de Saint Marc. A. Dürer 1494.
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Elle avait une jolie frimousse, des ongles sales, de petits yeux noirs, de ces yeux pointus au regard trop souvent perçant, glacial et méchant; mais chez elle il était étonnamment doux et confiant. Son visage au front bombé, à la bouche minuscule et charnue, rouge comme une burlat bien mûre, tout rond, un visage de porcelaine précieuse, un sourire de poupée ancienne. Mais une épaisse touffe de cheveux noirs bouclés l’auréolait comme une menace diffuse. Florentine était son nom. Elle seule savait la crasse sous ses ongles, alors la coquette, pour cacher la misère, recouvrait ses longues griffes de pigment rouge qu’elle volait dans les boutiques des broyeurs de couleurs. Giacomo Frataguzzi était l’un deux, il voyait bien le manège de la brunette, mais l’homme était brave et fermait les yeux …
Elle sortait à peine de l’enfance qu’elle n’avait pas eue. Une mère minée très jeune par la phtisie, toujours à fuir de bauges en taudis, à gagner trois sous à la force de son cul qu’elle avait large et capable d’accueillir plusieurs donateurs à la fois. Entre ses seins abondants, fermes jusqu’aux bouts bruns posés sur deux larges rustines pustuleuses, elle avait toujours su faire cracher au bassinet les imprudents rapiats qui croyaient avoir pu se soulager les génitoires à bon compte. Or donc une maîtresse femme qui ne s’en laissait pas compter. Ses errances continuelles laissaient Florentine tout à fait libre de grandir à sa guise. Alors elle courait toute la journée dans les ruelles étroites, dérobant un fruit par-ci, un bout de pain par-là, puis s’enfuyait en riant sur ses petites jambes nerveuses, sourde aux cris des commerçants qui la coursaient en vain. Dans l’encoignure d’une porte elle croquait le butin de ses rapines, l’œil aux aguets, prête à déguerpir à la moindre menace.
Dans la Cité de Saint Marc, riche et puissante, Florentine n’était qu’un petit chat noiraud, une pauvresse sans importance. L’eau courait sous les ponts de Venise charriant son lot d’immondices, et il n’était pas rare de voir dériver un cadavre d’animal ou d’homme parfois. Dans les ruelles on pouvait entendre les cris des hommes en lutte. A Venise, dès que le soleil prenait ses quartiers de nuit, dans les venelles étroites les fers prenaient l’air, des comptes se réglaient, des gens étaient assassinés pour d’obscures raisons. Les gondoles aux nez de rats, noirs et pointus, fendaient le courant de la marée montante. Florentine cherchait un abri, la pluie froide détrempait sa chemise rapiécée, les ponts étaient déserts, les hommes avaient quitté la ville en guerre. Francesco Bussone conduisait à la conquête des terres Lombardes une armée hétéroclite de mercenaires à la solde de la République de Saint Marc.
Elle se faufila par la porte entrebâillée d’une taverne enfumée de sa connaissance dans l’obscurité réconfortante de laquelle elle aimait à se réchauffer, elle se glissa entre les tables bondées autour desquelles des hommes, presque tous hors d’âge, taquinaient des prostituées déliquescentes et exténuées. L’unique pièce était sombre comme un cul de basse fosse, et les grosses bougies jaunes et coulantes, disséminées au hasard de la pièce, donnaient à la scène des allures infernales. Sur les murs sales les ombres des occupants dansaient comme des succubes en bacchanale. La jeune fille s’accroupit au coin de la cheminée, se frotta le ventre et les bras, secoua sa tignasse détrempée, et la chaleur du grand feu la réchauffa un peu. Près d’un des murs ruisselants, un jeune homme attablé la regardait à la dérobée. Florentine, habituée qu’elle était à se méfier d’un rien, s’en aperçut aussitôt. Grand, mince, le visage fin à la bouche large, aux lèvres minces surmontées d’un nez aigu, ses yeux pâles aux paupières lourdes laissaient filtrer au travers de cils sombres et recourbés un regard absent, rêveur, tourné sur lui-même. Des vêtements bleu nuit, informes, maculés et fripés, flottaient autour de son long corps maigre. Affalé sur son siège, ses jambes chaussées de hautes bottes fatiguées tressautaient par moment, la droite surtout tremblait continûment. Florentine lui trouva l’air fragile et inquiet. D’ordinaire distante avec tout ce qui était masculin, elle eut instinctivement envie de le protéger et se trouva troublée par ce qu’elle ressentait. Elle frissonna. Zanca fut surprit quand il croisa ces yeux brillants dans l’ombre. Au cœur de ces pupilles rétrécies les flammes de l’âtre se reflétaient, inquiétantes. Le regard de la petite ne cillait pas et la lumière vive de ses yeux de perles noires le transperça plus sûrement que la plus effilée des dagues. Il tressaillit et bredouilla dans sa barbe naissante qui lui faisait figure de lynx famélique. Le garçon était aux abois. Jusqu’à il y a peu il appartenait à la garde de Ermolao Donato le chef des Décemvirs. La mort récente de celui-ci le laissait sans le sou, et ses talents de spadassin sans scrupules ne lui rapportaient que misères. Juste avant que Florentine ne le cloue d’un regard à sa chaise, il se demandait comment quitter la taverne sans avoir à payer sa chope de mauvaise bière. Outre ce problème à résoudre, il surveillait fiévreusement, comme un animal poursuivi par la meute, à longueur de jour, se réveillant la nuit au moindre soupir sous le pont qui l’abritait, la moindre âme alentour. La garde de Donato était traquée, il le savait, et tous ses membres devaient disparaître.
Florentine observait les reflets mouvants qui se poursuivaient sur les murs de la taverne. Elle aimait, quand la vie lui donnait un peu de répit, regarder le monde. Les humains surtout, leurs dégaines, et ce qu’elle percevait d’eux confusément. Et l’étrange Zanca, qu’elle ne connaissait pas, contre toute prudence l’attirait. La petite, elle avait un peu plus de quinze ans mais ne le savait pas, se leva et s’en alla s’asseoir à la table du garçon qui baissa les yeux. A chaque fois qu’elle vivait une émotion particulière, Florentine sentait entre ses cuisses battre les flancs tremblants d’un cheval imaginaire, et l’odeur de la bête absente lui montait au nez. Face à Zanca, ce fut si fort que le cheval se cabra, ce qui la fit se redresser brutalement sur son siège et s’accrocher des deux mains au rebord de la table de bois brut. Le jeune homme sursauta, elle lui sourit simplement, les paupières du garçon s’affolèrent, il se recroquevilla un peu plus. Florentine y vit s’envoler un papillon et cela l’émut aux larmes. Sans se soucier de ce qui les entourait, la petite lui parla bien une heure sans presque s’arrêter, si ce n’est pour respirer. Le silence de Zanca ne la gênait pas, elle voyait bien à son regard qu’il l’écoutait vraiment, et la ride profonde qui marquait son front trahissait son intérêt. Par moments sa bouche frémissait, ses yeux se voilaient. Alors il se reprenait, redevenait méfiant pendant qu’il balayait du regard la pièce entière. Puis il revenait vers elle, se contentant de pencher un peu la tête pour surveiller discrètement la porte du bouge. La jouvencelle, de sa voix étrangement grave lui racontait Venise, ses chapardages, sa vie de bourlingue, ses petites joies et ses petits secrets. Elle gloussait par moment quand son histoire devenait triste, et son rire de mésange charbonnière, fait de trilles aiguës, mettait au plafond enfumé de la pièce de grand lavis de ciel bleu. Zanca oublia ses peurs et s’esclaffa à plusieurs reprises quand elle lui confia, en chuchotant presque, comment elle dépouillait prestement de leurs bourses trop lourdes ceux qui la laissaient s’approcher. Plus la foule était dense, plus les badauds au marché se marchaient sur les chausses, meilleure était la récolte !
La température montait dans la taverne, le feu ronflait et les boissons accentuaient la chaleur. Les esprits s’échauffaient, les rires allaient crescendo, les gaupes à demi renversées sur les tables étalaient leurs charmes fatigués sous les canailles avinées qui plantaient leurs chicots dans les chairs écroulées. Ça sentait l’aigre et le gibier faisandé. La porte s’ouvrit sous la poussée de gens d’armes bruyants aux épées d’acier luisant. Zanca se laissa tomber sous la table, Florentine se retourna et jeta à la face des soudards une bordée de quolibets bien sentis. Les rires fusèrent, qui décontenancèrent un instant la troupe, plus habituée aux réactions de peur qu’aux moqueries d’une enfant. La gamine, coutumière des fuites en catastrophe, prit le garçon par la main et l’entraîna vers une fenêtre ouverte à l’opposé de l’entrée. Ils bondirent dans la rue, vifs comme deux chats en chasse, et se mirent à courir de toutes leurs jambes dans la ruelle sombre qui descendait vers le canal. Florentine filait en riant, et Zanca, gêné par la flamberge qui battait sur son flanc, serrait les dents et peinait à soutenir la cadence. Le garçon glissait sur le sol humide tandis que les pieds nus de la pucelle faisaient merveille, évitant les obstacles du sol inégal, dérapant en souplesse dans les virages serrés. Bientôt il ne sut plus où il se trouvait, mais Florentine qui connaissait Venise comme sa poche multipliait les changements de direction, quittait les rues fréquentées pour des passages étroits et déserts dont les murs des hautes maisons qui les bordaient étaient presque à se toucher. S’ils avaient pu lever la tête, ils auraient eu peine à voir ne serait-ce qu’une des étoiles scintillantes qui constellaient le puits sans fond de la nuit Vénitienne. Bientôt les bruits cliquetants de leurs poursuivants s’estompèrent et le silence s’installa. Zanca à bout de souffle s’affala contre un mur, la jouvencelle, nullement éprouvée se laissa glisser contre sa poitrine. Il l’entoura de son bras, spontanément. Stupéfié par son audace il se dégagea aussitôt, mais la jeune fille se blottit plus encore. Il sourit dans l’obscurité. Le parfum musqué des cheveux l’entourait, il respira doucement et cela le ravit. Son souffle se calma, son corps aux muscles durcis par l’effort se détendit, il était bien, et se mit à espérer que cette quiétude odorante durerait infiniment. Le babillage de Florentine l’émouvait, elle lui posait mille questions auxquelles il n’avait pas le temps de répondre. La tête lui tourna quand deux lèvres humides et douces butinèrent sa joue. Sous ses paupières closes, un vol de colibris s’égaya.
Le sommeil les gagnait, ils respiraient en cadence, ils avaient chaud. On aurait cru deux oisillons blottis l’un contre l’autre dans un nid de plumes douillettes alors qu’ils reposaient sur le sol boueux d’une venelle crasseuse. Soudainement un bruit sourd venu d’en dessous de nulle part les fit sursauter, une tuile s’écrasa à côté d’eux, puis une seconde, puis plusieurs à la fois. Très vite des éclats d’argile dure les griffèrent ou crépitèrent sur les murs. En cette nuit de 1451 la terre tremblait violemment et Venise vacillait. Puis une pluie de pierres folles, de plus en plus lourdes, arrachées aux murs branlants des maisons, une pluie de caillasses, une pluie tueuse, s’abattit sur eux. Les deux jeunes gens terrorisés ne comprenaient pas ce qui se passait, les yeux levés ils voyaient trembler les étoiles, c’était comme si le ciel s’effondrait, comme s’il se désintégrait, et des pans entiers de la voûte céleste, noirs comme la peste, s’écroulaient sur la ville. Une tuile tranchante heurta le crâne de Florentine, le sang gicla et lui brouilla la vue, elle s’écroula à demi inconsciente. Zanca se jeta sur elle, la terreur l’avait gagné, ce qui advenait dépassait son entendement, mais dans un réflexe qu’il ne réfléchît pas il protégea de son long corps maladroit la petite blessée. Et se mit à pleurer.
La terre trembla à nouveau, plus longuement cette fois, la pluie de gravats s’intensifia, ça tombait de tous côtés, le garçon sentit jusqu’au plus profond de ses os la terrible rage des éléments, il s’allongea plus encore sur le corps de la jouvencelle inconsciente, et lui qui avait toujours détesté les croyants, leurs bondieuseries et les fastes insolents de l’église toute puissante, se mit à prier comme le dernier des pleutres. L’amour le submergeait, il promit à Dieu, à cette puissance voilée qui hurlait sa rage à la face des hommes en cette nuit de terreur, d’endurer les plus atroces supplices, il jura de jeûner aux pieds de Saint Marc, à laisser fondre jusqu’à ses os s’il l’exigeait. Mais Dieu demeurait sourd, inflexible et cruel, la terre en folie voulait exterminer cette race maudite, Dieu n’avait plus foi en l’homme.
Les hauts murs surplombant le couple enlacé qui ne faisait plus qu’un seul corps cédèrent d’un coup et s’écroulèrent lourdement autour des amants qui ne le seraient jamais. Et Zanca crut au miracle, Dieu les épargnait ! Mais la dernière pierre, plus lourde que la Marangona du campanile de Saint Marc, juste après que le silence fut revenu, écrabouilla les têtes fragiles des deux enfants. Dans Venise apaisée, seuls les cris des blessés épargnés par la fureur des cieux résonnaient encore.
Bien à l’abri dans les caves de son fastueux palais, Franceso Foscari, pensif, se resservit un verre de ce succulent vin de Vénétie qu’il affectionnait tant. Ses armées finiraient bientôt, une fois la terre calmée, par venir à bout de ces Lombards détestés. Dans la pièce d’à côté, les premiers bubons de la peste noire rongeait déjà les enfants du Doge …