COMME MONTAIGNE ET ZÉLIGE EN JUDAÏQUE…

Gaston Bussières. Salammbô.

Le souvenir de La Boétie accroché à la chair et à l’âme, il galope vers le Château… Je me suis d’abord demandé si Michel Eyquem de Montaigne qui fut maire de sa ville, l’avait entendue résonner sous les sabots de son cheval…

Les pieds à l’écho de la Terre, sous le bitume et les strates empilées des histoires anciennes, je remonte la Judaïque vers la place Gambetta. Comme ça, sans y penser vraiment, l’idée que cette rue est plus une veine qu’une artère, me gratte le derrière de la tête!

Les pensées sont bizarres, elles arrivent sans crier gare, sans s’annoncer. Sans sonner du cor, elles vous prennent au corps, et s’installent. Vous êtes chez elles, plus que chez vous. Elles ont le regard dur de celles qui ont le pouvoir. Vous êtes, sans jamais vous en douter, sous influences. D’où viennent-elles? La seule certitude, c’est qu’elles ne sont pas vôtres. Les idées sont des amantes libres. Pauvres coquebins que vous êtes, avec vos poitrines pubescentes et ces épaules, que vous rejetez – maigres ou musculeux – en arrière. Et ça roule sous vos harnais de loups dociles! Vous ne pouvez que les recevoir et les servir, quand – et seulement – elles le veulent bien.

La rue continue de débobiner ses maisons, rangées comme des enfants sages, tandis que je me bats, sans espoir de victoire, contre les apophtegmes qui m’assaillent comme les derniers des Kényans. OUI, seul le bas-humour, ce très mauvais jeu de mots – celui que vous gardez pour vous, et qui ne fait rire que vous, et encore pas toujours – me libère un instant de leurs tentacules collants. Imaginez les, insidieux, visqueux, putrides et mous. À l’assaut de vos oreilles, vos narines, puis de vos sinus, ils font un bruit de frottis humide. Vous ne souffrez pas, c’est comme un malaise sourd, diffus, indiscernable. Ils s’enroulent, se glissent, se lovent, entre les circonvolutions rosâtres de vos cortex sans défenses. Puis ils vous colonisent le reptilien, vous empaument le cervelet, avant de vous sidérer le bulbe rachidien. Vous êtes foutus. À la mort de la vie! Jamais vous ne saurez, qu’ils vous manipulent, comme le dernier des margotins. Trônes ou Diaboli? Jamais vous ne pourrez, même imaginer qu’ils vous soufflent dans la tête. Vous êtes contraints de vous empêtrer, toujours plus. Vous empiffrer. Vous gaver. Consommer, croire en la sacro-sainte croissance. Ramer. Bosser. Trimer, encore plus, jusqu’à vous traîner, gémissants, au plus près de la mort qu’ils vous préparent. Et basculer, en toute béatitude vers le dam que vous n’attendez pas.

Pour le sens de la Vie, tu repasseras!

La Judaïque, elle, est droite comme un «I». Elle vient de la barrière et file vers Gambetta. Comme la Garonne vers l’estuaire. Telle la veine vers l’artère, direct au cœur. Rien n’a jamais pu la tordre. Des Romains à nos jours, son avancement n’a pas changé. Elle est longue comme une aiguille à chapeau. Paisible. Et j’avance d’un bon pas. Une petite pluie fine et pénétrante, quasi tropicale, force les bananiers à percer le goudron. La Biblique me susurre sa Kabbale, plutôt qu’elle ne me parle. Levez les yeux, et vous saurez. Un peu de ce que voudront bien vous confier ses façades noires où nichent les incubes. En longeant la Piscine éponyme, je l’entends me dire «oui». Oui, elle m’adopte et me libère de l’Octroi. La Judaïque est ma complice. Dorénavant et jusqu’à désormais, je suis chez moi.

Autant que chez elle? Pas sûr…

Une veine quand même, qu’elle m’ait accepté, pour le moment.

Le long de mon dos, la sueur a collé le drap à ma peau, comme le drapeau à l’idée de patrie. Une chape de plomb, froide comme le dernier sarcophage, me fait une tête de pierre, au martyr d’un burin sourd, qui n’en finit pas de cogner. Dam, bammmm! Comme un aveugle, qui donnerait de la tête à la porte d’un cinéma muré. Mes dents crissent, et j’entends sous mes os chanter mon sang. Poisse, matin glauque des réveils douloureux, que les rêves conglutinants empêchent. Mâchoires soudées au chalumeau des angoisses sidérantes, mains froides et pieds bouillants. Je m’arrache à la nuit comme une peau de sole. Dans la douleur des vaisseaux éclatés, à la périphérie des iris écarquillés par le souvenir brûlant de ce moment d’inconscience aigüe, à la force des petits bonheurs à venir, je m’extirpe. Étrange monde que celui des songes.

Plus vrai que nos certitudes à la mords-moi fort?

Accroché au clavier de la machine, les doigts gourds et les synapses soudées, je peine. Sous l’os, mes idées sont confuses, ma conscience sourde est gelée. Je ne suis qu’un obscur récepteur, qui allonge sur l’écran opalescent, des soupes de mots rouges, comme cette pivoine au jardin, qui ploie et se noie, sous le poids des gouttes translucides, froides et pesantes, qui la brûlent. La journée va dégouliner sans que je puisse m’ébrouer…

Sous les onglets du navigateur, sur le panka des pixels flexueux, le «Bureau»…

Je clique et reclique machinalement, les yeux à l’intérieur. Tout en haut, à gauche du burlingue de la bécane à pédaler des mots, et à croiser des fantômes, le petit logo – livre lie de vin – de cave me prend l’œil et réussit à me rabouler du monde du «je ne sais même plus où j’étais». La souris croque le nævus de texels. En deux coups de dent, elle saigne sur l’écran la longue liste des vins, et pointe une ligne que je n’ai pas choisie! Voilà que ça bégaie. Ce n’est pas moi, mais le Fatum qui décide, continûment. La «Caravent» qui passe, Languedocienne du «Pic Saint Loup», 2007, toute en «Ellipse», de «Zélige», fait mine de se donner à moi, comme la dernière des hétaïres…

Mais elle me prend, sans que je puisse piper.

Elle est nue devant moi, posée sur le bureau de cuir et de bois. Le long de son goulot maigre, une fine goutte de sang noir a roulé sur l’étiquette étroite qui la couvre à peine. Une dentelle, de fer forgé fragile, en traverse le ventre blanc. Sur son nombril, gracile est gravée, minuscule tatoo, comme l’arcane d’un tarot ancien : «Ellipse»! Sa mère est Syrah, son père Carignan et l’ami de la famille Mourvèdre. Dans le rôle du facteur : Cinsault. Sous sa peau châtaigne, je devine des trésors…

Dans le cristal fragile arrondi, elle a glissé son offrande. Sous mes paupières, closes tant je suis recueilli, les sables oranges d’un désert alangui au pied de l’atlas, vibrent d’une lumière de fin des siècles. C’est un soleil impuissant qui s’enroule autour de son grenat secret, sans jamais pouvoir en percer le soleil noir du cœur enténébré, blotti et dansant, au creux du ventre du vin.

Dans le sillage de Salammbô qui festoie aux jardins d‘Hamilcar, flottent les parfums de Carthage. Le carnage qui s’annonce est dans le vin au fumet de sang et de viande crue. Mais l’amour rôde et les fruits rouges enchevêtrés, montent en volutes enivrantes du vin qui se déploie. La fraise est masquée un temps, par le noir de fruits puissants, qu’exalte la menthe poivrée. Vin de vie, qui suinte la renaissance de ces raisins noirs transfigurés.

Mais que réservent à ma bouche craintive, ces parfums, tellement imbriqués, qu’ils en deviennent bien plus fondus que moi? L’abomination des confitures boisées, qui sont au vin, ce que je suis à la littérature? Dieux du vin, Ahura Mazdâ des effluves, Shesmou des pressoirs antiques, ne faites pas de ce vin, un de ces baumes onctueux et lourds, qui embouteillent les rayons colorés de nos cavernes, dont les néons artificiels et aveuglants, chantent l’uniformité! Puissiez vous donner à ma bouche impatiente, ce que le Languedoc, enfin recherche. Ce vin élégant, équilibré et frais, qui de tout temps, rafraîchissait les voyageurs intrépides.

L’aubier, fuligineux et tendre, de de ce jus soyeux, serti dans son écrin grenat, tapisse de ses tannins mûrs et légèrement croquants, l’épithélium craintif de ma bouche inquiète. Mais la punition redoutée m’est épargnée. Les Dieux, en ce jour, sont Amour et me donnent à goûter belle matière maîtrisée. Et de ces fruits mâtures, juste l’instant d’avant qu’ils ne basculent dans l’excès. Arrachés au soleil, quand après avoir donné la vie, Amon-Ra s’apprête à brûler les baies qui auraient oublié… qu’il peut aussi donner la mort. Bienheureux ceux qui croient aux équilibres, aux élégances, que seule la mesure permet d’ espérer.

«Ellipse» en est la preuve faite vin.

Les fruits s’attardent, généreux et friands. Puis le salto avant, que ma gorge déclenche, libère un souk d’épices cacaotées et caféiées, qui m’arquepincent la tête et les sens. Le Zellige des splendeurs Marocaines, comme un papillon invisible, a caressé d’une de ses ailes ce jus gourmand, et l’a poudré d’un voile multicolore d’aromates subtiles. Elles prennent leur temps, diablesses rompues aux subtilités des plaisirs réitérés. Fines, elles s’insinuent et me donnent à frôler l’âme mutine du vin, lentement, voluptueusement. Au bout du plaisir, la trace, droite comme La Judaïque, du socle de pierre, qui permet à la vieille rue de traverser la ville et les temps.

À se révulser les mirettes!

L’odalisque au ventre blond, qui m’est chère, dort au loin. Elle aurait aimé.

EVENMOTRETIDOUXCONE.

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