Littinéraires viniques » SUR LA BRANCHE DROITE DE L’ÉTOILE

YSOIR ET BÉRANGER.

Antonio_del_Pollaiuolo_-_Profile_Portrait_of_a_Young_Lady_-_Google_Art_Project

Antonio del Pollaiolo. Portrait de jeune femme 1465.

—–

 La lance se rompit en déchirant les chairs, les os éclatèrent, le heaume ensanglanté se détacha du crâne broyé et le corps lourdement en-cuirassé du chevalier, mort avant d’avoir touché le sol gras de l’enceinte, s’écroula d’un bloc. Le cheval du vainqueur se cabra. Le foulard brodé de l’élue absorba la bouillie de sang vermeil, d’esquilles d’os et de cervelle grisâtre qui jaillissait de l’œil crevé du vaincu. Le corps fut emporté prestement par une troupe d’écuyers effrayés.

Dans la tribune d’honneur Ysoir fille de Gildric, Comte de la Roche de Gulde, s’empourpra quand le plein sang écumant, aux naseaux dilatés, s’arrêta en piaffant devant la balustrade. Béranger chevalier de Courtepierre releva la visière de sa bourguignotte cabossée, et son regard noir de rapace la bouleversa tant qu’elle recula sur son siège de bois sculpté. Puis il ôta son casque, un flot de cheveux sombres, drus et bouclés coula sur ses épaules recouvertes de vieille ferraille sans éclat, et il baissa la tête sans sourire pour lui dédier sa victoire. Ysoir le détaillait à la dérobée, elle ne souriait pas non plus mais son souffle s’accéléra sous sa cotte-hardie de fin tissu bleu ciel. Béranger s’attardait plus que de mesure devant la tribune d’honneur ce qui énerva Gildric. Le comte, agacé par ce qu’il pressentait, congédia le jeune homme d’un geste nerveux. En réponse celui-ci, cabra fièrement son étalon, et sur une dernière volte élégante s’en fut à petit trot.

Dans la bourse accrochée au demi-ceint d’argent qui lui entourait souplement la taille, Ysoir gardait précieusement une feuille de parchemin, pliée et repliée, aux bords noircis à force d’être dépliés. Écrites au centre, quelques lignes d’une écriture fine et élégante, en forme de petit poème :

 Damoiselle, jouvencelle,

Vous êtes entre toutes, celle

Dont la mine ivoirine,

Ma doucette, mon hermine,

Éclypse toutes pucelles

Comparée à icelles,

Jamais ne les regarde

Ce ne sont que geignardes.

Mon cœur à vos genoux

Je suis à vous, de buis, de houx.

Malulf de Montmorency fils de haute famille en était l’auteur. Depuis leur plus jeune âge les deux jeunes gens, par la volonté de leurs pères, étaient promis l’un à l’autre. Jean II de Montmorency le puissant baron et Gildric furent longuement compagnons de guerre, de chasse et de coureuses. La veille de la bataille de Crécy les deux frères d’armes, plus saouls que les soudards teutons qui les servaient, se promirent d’unir leur descendance. Gildric n’avait qu’une fille alors âgée que quatre ans, Jean choisit son plus jeune fils de deux ans son aîné. Le lendemain dos à dos les deux hommes se battirent comme des fauves et sortirent indemnes et glorieux de la féroce empoignade qui vit la défaite humiliante des armées de France. Unis par la force des sangs versés, ils veillèrent dès lors fort jalousement dans l’attente de l’union espérée. Et rien n’est plus fort qu’un serment de guerre, de sueur et de sang. Plus suspicieux que les meilleurs chaperons, ils écartaient fermement, jouvenceaux et femmelettes qui eussent pu porter préjudice à leur dessein. C’est ainsi que Malulf fut courtoisement éduqué. Le garçonnet frêle et de santé fragile dénotait. Ses frères étaient de massifs gaillards rustres et nobles à la fois. Pendant qu’ils s’exerçaient au maniement de l’épée d’arçon, de la légère et de la masse d’armes en vidant maints hanaps de vin suret, le jeune garçon lisait les auteurs grecs, latins, les traités arabes d’astronomie et de poésie. Puis il se mit à l’étude de l’Ars Nova, des œuvres de Guillaume de Machaut, bientôt la théorie musicale rassemblée par Jacques de Liège lui devint plus familière que les rots et les rires gras de ses frères. Il aimait à déclamer des vers en s’accompagnant au psaltérion jusqu’à ce qu’il lui préfère le luth. Ysoir devint son unique muse, il lui vouait un amour aussi sincère que platonique. Souvent il lui rendait visite et chantait pour elle. Le jeune homme était très pieux, bien sage pour un jouvenceau, il préférait la messe de Notre Dame aux tavernes enfumées, et les ribaudes dépoitraillées buveuses et grandement odorantes l’effrayaient vivement.

Ysoir enfant sage et soumise, longues tresse blondes et grands yeux de prairie, se sauvait tantôt, seule jusqu’à la rivière, pour s’y baigner nue à l’abri des grands saules qui pleuraient leurs feuilles jusqu’au ras des eaux vives. Elle était d’un caractère ordinairement doux mais il lui arrivait, et cela la surprenait elle même, d’être prise d’étranges chaleurs et de tremblements de colère rentrée. Ses joues rougissaient un peu, les larmes perlaient, son ventre avait faim mais la nourriture ne l’apaisait pas. Elle mangeait peu. Sans qu’elle sache pourquoi, parfois la nuit, elle sentait monter en elle une folle sauvagerie qui la menait, à la lueur des torches grésillantes, dans la cuisine, où elle arrachait aux broches les reliefs des viandes encore saignantes qu’elle dévorait à pleines mains. Elle n’aimait tant rien que ces moments de goinfrerie, et le sang froid des viandes juteuses qui coulaient jusque dans son cou. Malulf était certes charmant, tendrement doux et sa voix haut perchée disait si bien la musique des mots … Ses mains étaient petites, ses bras comme des branchettes, sa peau beurre et soie, son torse étroit au bréchet de poulet, lisse comme une plage après la tempête, tout cela était bel et bien bon. Elle attendait sagement que vienne le temps des noces. Pourtant la viande crue …

En ce jour de grand tournoi, quand le chevalier de petite noblesse l’avait regardée en silence, de ce regard franc et brûlant qui lui tourneboulait l’âme et lui chauffait le ventre, elle en était venue à oublier Malulf et ses minauderies de troubadour en herbe. Et cela lui paraissait si naturel qu’elle n’en fut pas surprise …

Au soir de sa victoire, dans la pièce à vivre de son château qui n’était qu’un logis, le jeune homme soupira longtemps. Il se consola, ou plutôt s’anesthésia, à grands renfort de mauvais vin jusqu’à s’écrouler devant les derniers feux de la cheminée. Il se réveilla aux premières lueurs, la tête lourde et le cœur triste. La dernière croisade était terminée depuis une cinquantaine d’années et Béranger aurait allègrement maudit le ciel de l’avoir fait naître trop tard s’il n’avait pas craint les foudres de Dieu. Au lieu de quoi il était condamné à traîner sa vie durant sur ses terres pauvres, lui qui pour n’être pas serf n’en était pas moins quasi misérable. Jamais cette pucelle au port gracieux qui lui avait enflammé les sangs ne serait sienne, le Comte Gildric y veillerait et lâcherait sur lui ses hommes et ses chiens si nécessaire. La guerre, oui la guerre, cette guerre qui devait durer cent ans n’en n’était qu’à ses désastreux débuts et la chevalerie française venait de se faire exterminer à Crécy, Philippe VI, lui même blessé au visage, avait dû battre en retraite. La nouvelle de cette cuisante défaite s’était répandue dans le pays. Béranger en ce matin de désespoir, y vit l’occasion de s’illustrer en rejoignant les quelques troupes indemnes du roi. Il irait et reviendrait couvert de blessures et de gloire. Gildric, homme d’honneur, le regarderait alors d’un autre œil. Les préparatifs lui prirent la journée. Il enfourcha sa monture au soleil baissant et s’enfonça au petit trot dans la forêt proche.

A la brune, Ysoir assise, dans la salle du château devant la vaste cheminée dans laquelle se consumait un demi chêne, fixait l’âtre d’un regard absent. Le bois crépitait, des gerbes d’étincelles jaillissaient des énormes braises écarlates, par instant le bois craquait et claquait sèchement sous les morsures des flammes voraces, de grandes langues bleues illuminaient la salle et la sortaient un instant de sa langueur. Le Comte la regardait étrangement. Sa fille l’inquiétait. Elle semblait abattue. Elle d’ordinaire si bavarde, toujours à lui narrer les petites joies de sa journée, était muette. Ses yeux avaient perdu de cette lumière joyeuse qu’il aimait à voir scintiller quand elle le taquinait. Lui revint en mémoire le tournoi du matin et le visage rayonnant de sa cadette quand l’outrecuidant lui avait trop longuement dédié sa victoire. Le Comte s’éclipsa, laissant Ysoir à ses soupirs, puis fit mander le capitaine de sa garde et ses deux bourrus de fils. La conversation dura un bon moment. Seul Gildric parla d’une voix dure qui ne souffrait pas la moindre réponse. Les hommes s’en furent, il retrouva son fauteuil. Ysoir n’avait pas bougé. Elle ne tourna pas même la tête quand il réapparut.

Elle galopait derrière le visage du chevalier, leurs chevaux allaient grand train, il riait. Elle ne voyait rien d’autre que ce visage, le reste de la scène était flou mais elle sentait le vent qui glissait sous son voile et la croupe de son cheval vivait entre ses cuisses. Elle montait comme un garçon. Ysoir exultait sans un mot, des larmes de bonheur coulaient sur ses joues blondes. La grande salle s’obscurcissait, le feu avait faibli, c’était mieux ainsi. Sous ses paupières mi-closes elle continuait à chevaucher, ses lèvres entrouvertes murmuraient continûment le prénom du chevalier.

Ce matin là, très tôt, le ciel blanc tramait la lumière du ciel, affadissant les couleurs du paysage, les ombres gommées ôtaient tout relief, l’horizon avait disparu, la terre et le ciel confondus poussaient à la déraison. Des bruits de voix assourdis qui montaient de la cour du château réveillèrent la jeune fille. La conscience encore froissée, elle se leva. La chambre était grise, et quand elle se dirigea vers la fenêtre la faible clarté du jour ne suffit pas à percer la large chemise de lin qui couvrait son corps . Elle se pencha par la fenêtre. Dans une charrette un corps sans vie recouvert d’une toile sale reposait. Son père, ses frères et quelques hommes d’armes l’entouraient. Le comte faisait forces gestes en désignant le corps d’un doigt vengeur, ses deux frères aux pourpoints tachés de sang séché riaient dans leurs barbes en gonflant fièrement la poitrine. L’aîné s’approcha du chariot et d’un geste sec découvrit le cadavre. Béranger gisait sur le dos le visage lardé de longues traînées de sang noir. Deux poignards dont la garde dépassait à peine étaient profondément enfoncés dans ses yeux crevés.

Ysoir ouvrit grand la bouche, aucun son n’en sortit, son regard, comme le ciel, se voila, elle s’écroula sur elle même. Autour d’elle sa chemise dessina une fleur décolorée aux pétales fripés.

FOULQUES ET GÉNEVOTE.

Beatus de Arroyo 1210-1220

Mappemonde dans le Beatus du Monastère de San Andrés de Arroyo, 1210-1220.

—–

La nuit est à son zénith. Impénétrable, lourde comme le silence qui a apaisé les agitations sporadiques du jour. Et la lumière, excédée, s’en est allée – persuadée d’apporter la vie – au-delà de l’horizon, illuminer d’autres contrées. C’est pourtant au sein de ce jais, dur, mortel et velouté à la fois, que repose dans son écrin de pure opale, l’invisible lumière, celle qui éclaire les esprits aiguisés.

Assis sur la branche gauche de l’étoile polaire le petit Prince pêche. Cela fait des éons qu’il pêche ainsi, sa patience est infinie, les espaces aussi. Le fil ténu de pure soie de comète, imputrescible et plus solide qu’un câble d’acier, mal attaché au bout d’un petit roseau fragile, plonge dans l’encre opaque du vide intersidéral. Un petit sourire tendre qui ne se fane jamais lui sert d’appât. Cela fait des éternités qu’il attend, sans bouger, sans un mot, que l’amour des hommes veuille bien mordre. Lui, l’envoyé, le petit humain fragile qui n’en est plus un, aimerait bien. Mais …

Derrière son joli visage d’éternel enfant, il a vu fulminer toutes les colères, des plus sanglantes au plus acrimonieuses, il a senti l’odeur âcre des champs de batailles, des plus frustres aux plus sophistiqués, il a senti l’appétit de pouvoir régner, s’intensifier jusqu’à rendre insensibles les hommes. Il ressent encore, et plus que jamais, au profond de ses chairs fragiles, la folie sans limites des bipèdes insolents. En cette nuit obscure, son fil reste inerte, nulle secousse. Il sait que le pire est encore à venir.

Foulques, allongé sur la dalle froide priait. De son coeur largement ouvert s’écoulait en psalmodies étouffées un flot d’amour de Dieu, l’éternel muet qui ne répond jamais. Il avait beau supplier, promettre tout et plus, la divinité, lointaine et silencieuse lui semblait inatteignable. Depuis la veille, les bras en croix et le corps collé à la pierre glacée, il avait perdu toute sensation, seule son ardente prière désespérée lui réchauffait encore la poitrine. Ses dents heurtaient le dallage et chaque mot lui causait grande souffrance. C’était le prix à payer croyait-il, pour que le Seigneur lui apporte la lumière de la compréhension. Le jour se levait. Par les vitraux qui encadrent les croisées de la chapelle la lumière dessinait sur les murs de grès peint des taches de couleurs mouvantes dont l’intensité croissait au fur et à mesure, et les ombres sombres des piliers qui s’allongeaient sur les murs donnaient à la scène la mesure de la douleur du moine.

Étendue sur son bât-flanc, les mains jointes sur la poitrine qu’elle avait serrée à défaillir par des bandes de tissu rêche, la jeune nonne aux pupilles dilatées dans l’obscurité impénétrable était toute ouïe. Outre le visage émacié de Foulques qui lui brûlait jours et nuits les paupières, elle se consolait en écoutant les hululements veloutés des rapaces qui conversaient, perchés au secret des feuillages bruissants des arbres des grands bois proches bercée par la brise nocturne. Elle soupirait, avalait à petites goulées douloureuses l’air coupant de la cellule pour se raccrocher à la vie. Génevote et Foulques jeûnaient depuis dix jours. Séparés mais unis, ils enduraient contre les ordres monastiques auxquels ils avaient voué leurs vies, le châtiment qu’ils s’infligeaient sans avoir jamais pu se dire le moindre mot. Ni même entendu le son de leur voix.

La lourde porte de la chapelle s’ouvrit en grinçant, la lumière du printemps s’engouffra et noya l’édifice, un torrent flavescent recouvrit d’or le sol du sanctuaire et la silhouette de Foulques, gagnée par l’onde tiède, se confondit un instant avec les pierres, sa coule de bure crasseuse, qui lui collait à la peau, pâlit et lui réchauffa les os. Le moine soupira, continuant à prier à voix inaudible. Les accords harmonieux des frères qui entraient en procession couvrirent sans effort son chant à demi éteint. Le bois des stalles gémit quand les moines s’installèrent pour l’office de tierce. Puis l’Abbé, derrière l’autel bas, porta l’office du bout de ses longs maigres, et les murs de la vaste chapelle de la double abbaye d’Aubazine renvoyèrent, amplifiées, les litanies grégoriennes chantées à voix moyenne, comme si Foulques n’était qu’un marbre, un gisant, un trépassé. Le jeune moine déglutissait sa kyrielle, obstinée comme la basse éponyme sa voix sourde se mêlait au choeur aérien des religieux qui l’ignoraient. Les tierces accomplies, les silhouettes encapuchonnées sortirent en silence, la porte de bois de chêne se referma et l’abbatiale retomba dans le silence obscur.

A l’autre bout de l’abbaye, agenouillée sur son prie-dieu, Clotilde la mère abbesse malmenait son chapelet. Ses gros doigts abîmés par les travaux des champs égrainaient nerveusement les boules de buis lissés par le temps et les offices. Elle était inquiète. Très inquiète. L’état de Génevote en demi catalepsie la laissait sans ressources. Elle avait passé des heures à l’interroger, à lui rafraîchir le front à l’eau claire, mais la jeune sœur ne réagissait plus. De ses beaux yeux écarquillés elle fixait l’infini bien au-delà du plafond de chaux craquelée de la cellule. Les religieuses lui avait raconté à voix basse les regards furtifs qu’elle échangeait avec un moinillon croisé à l’entrée des réfectoires contigus. La porte était commune aux deux sexes, mais les tables étaient séparées les unes des autres par un large espace neutre au milieu duquel un convers lisait la bible d’une voix monocorde. La consigne était d’entrer sans bruit, humblement, têtes et regards baissés. Et malgré cet interdit majeur, les deux jeunes coeurs ne pouvaient s’empêcher de se sourire naïvement du coin de l’oeil. Cela n’avait pas échappé à la vigilance de cette fouine de sœur Mahault, la plus vieille des moniales, qui surveillait maladivement son monde. Sous les plis de son habit élimé, le coeur de Mahault brûlait d’une foi inquisitrice. Elle croyait dur comme croix de Christ que le diable aux aguets était prêt à tout pour emporter dans son manteau de pourpre sale les plus faibles d’entre celles et ceux qu’il guettait en ricanant. Mahault, de sa voix acide, avait maintes fois confié à la mère supérieure que Génevote sentait le soufre à plein nez. C’est qu’elle était radieuse la jeunette, et son visage pur, et ses grands lacs de corindon violet aux longs cils de soie déplaisaient fortement à la vieillarde acariâtre. D’autant que la mère supérieure la couvait affectueusement, beaucoup trop pensait-elle en secret. La vie d’une cistercienne de l’abbaye d’Aubazine n’est pas une vie d’oisiveté, la règle est dure, elle doit l’être, prières et travaux des champs, été comme hiver, endurcissent le corps et aiguisent l’âme. C’est ainsi et seulement ainsi, dans le recueillement et le mutisme abyssal que Dieu aime ses enfants ! Et Mahault s’était employée, et Mahault avait convaincu la mère de différer l’entrée des sœurs au réfectoire d’un bon quart-d’heure, Foulques et Génevote furent privés de ce moment délicieux quand voiles et bures se frôlaient, à peine, si vite, trop vite, bien moins que le temps du soupir qu’ils n’osaient pousser.

En ce 13ème siècle balbutiant, l’abbaye sortait de terre et la règle de Saint Benoît s’appliquait au quotidien avec la fermeté propre aux premiers temps. La douceur naturelle de la mère s’en accommodait difficilement. La direction spirituelle était confiée au père abbé, et Géraud II de Gourdon, homme d’une austérité confinant au radical, au regard enfiévré par le service de Dieu, intransigeant et implacable, s’employait à tempérer sans ménagement les élans affectueux de Clotilde qui couvait ses sœurs comme une poule ses poussins. Tandis que Géraud rudoyait Foulques en invoquant la colère divine, elle cachait au prieur l’état de Génevote. L’idée qu’une des moniales puisse se confier à Géraud qui confessait à lui seul toutes ses ouailles, l’inquiétait grandement, c’est pourquoi elle passait des nuits en prière, suppliant le divin de lui accorder son aide. Mais les voies de Dieu sont dites impénétrables.

Foulques était à bout de forces, à tel point que sa voix inaudible ne résonnait plus que dans sa tête. A demi inconscient, les yeux clos et le corps frigide, il n’entendait que la voix rude et cinglante de l’abbé qui lui intimait de regagner sa cellule. Les deux pieds nus chaussés de sandales de cuir brut du prieur entouraient le corps affligé du moine et sa haute stature décharnée le dominait. Dans la pénombre ambiante, seules ses longues mains aux gestes saccadés apparaissaient par instant dans la lumière du matin qui tombait des vitraux. Deux moines crochèrent Foulques sous les aisselles et l’emmenèrent rudement pour le jeter sur la paillasse de son logis. Puis après l’avoir, à vomir, gavé de force de brouet et d’eau claire, ils s’en allèrent sans un mot.

La journée avait passé, Génevote, affaiblie et somnolente, perdait la notion du temps, l’abbaye était muette et les chuchotements des religieux en prière ne perçaient pas l’épaisseur des murs cellulaires. La jeune nonne balbutiait des mots sans suite, son regard fixe, sans expression, semblait figé comme celui d’un poisson mort. La pièce envahie par la nuit s’éclaira doucement ; en son milieu un œuf opalescent se mit à briller doucement au pied de la couche et gagna lentement en densité. Au centre une forme indistincte apparut, floue, électrique, mouvante, qui prit vie, relief et sens au juste moment où Génevote clignait des yeux et recouvrait la vue. Au centre de la mandorle flamboyante un visage flottait et tremblait dans l’air frais, et l’étrange clarté qu’il dégageait n’éclairait pas pour autant la cellule. Seule la couche de la béguine brasillait sous l’étrange lueur et la toile rêche des draps se fit soie, la coule de tissu grossier, grise de n’avoir pas été changée depuis près de deux semaines, retrouva sa blancheur et le corps de la nonnette se détendit. Génevote retrouva ses esprits et ses forces en un instant, sa conscience s’élargit, son coeur gonfla d’amour. Foulques la regardait, souriant étrangement. Ses lèvres s’agitaient mais elle ne l’entendait pas distinctement comme si l’apparition n’avait pas encore développé assez de force. Génevote pleurait, l’amour de cet homme qu’elle n’avait fait qu’entr’apercevoir débordait de son corps tout entier. C’était un flot d’une langueur étrange qui la submergeait comme les eaux d’une tempête calme un matin de printemps inondé de fleurs et de parfums. Plus l’amour l’envahissait, plus le visage de l’homme gagnait en netteté. Le nonne se faisait jeune femme, dieu ne l’abandonnait pas c’était elle qui le laissait. Elle tendait maintenant les mains vers le visage radieux du moine en balbutiant des mots inventés, des mots de vent chaud et de délices indicibles. Et Foulques lui répondait dans le langage des anges de chair que les hommes ignorent. Ils restèrent un long moment ainsi. Puis le corps de la moniale s’arc-bouta soudainement, ses mains se tendirent vers l’amant, à déchirer le temps, l’espace et les impossibles, elle murmura le nom de Foulques qui pleurait à présent des larmes de pur cristal. Enfin elle retomba sur sa paillasse, ses yeux se révulsèrent, son visage s’apaisa dans un dernier sourire. Quand les religieuses découvrirent au petit matin son corps raidi, elles furent frappées par la joie qui lui faisait visage de sainte. Au travers de ses yeux fermés elles crurent voir briller l’âme de la nonne juste avant qu’elle ne prenne son envol.

On retrouva le corps de Foulques dans la rivière qui coulait au bas de l’abbaye. Les silures voraces l’avaient déchiqueté. Géraud et Clotilde firent silence. D’un commun accord, les moines et les sœurs se turent.

D’ESTOC ET DE TAILLE.

98F3.tmp

Octobre 1097 est sur sa fin. Le soleil lui ne faiblit pas. Sous les armures les croisés souffrent et la sueur tourne au sang. Les hautes murailles d’Antioche résistent. Très vite les oiseaux se sont tus et le crissement du fer des armes sur la ferraille des armures a remplacé leurs chants.

Godefroy, Bohémond et Raymond, profondément divisés sur la tactique, chacun de leur côté, encerclent trois des quatre coins de la cité. Bohémond installe ses troupes face à la porte Saint Paul, Raymond au pied de celle du Chien, et Godefroy devant celle du Duc. La porte Saint Georges qui n’est pas bloquée permet toujours de ravitailler la ville. Le trente décembre la terre tremble, la cité tient toujours et le froid s’installe.

A l’écart du campement de Godefroy, un guerrier Franc, Thibault de Castel- Vièlh s’affairait à dépecer la carcasse d’un des sept cents chevaux que la famine, qui s’était aggravée, avait décimés. Le cadavre était encore frais et Thibault s’escrimait comme un bon, taillant à grands coups d’épée la chair coriace de la bête à demi découpée. Le sang d’encre qui coulait des veines tailladées du bestiau se mêlait à l’incarnat qui sourdait des artères sectionnées et le regard bleu du garçon – il n’avait que seize ans – brillait follement, contrastant avec les balafres rouges et brunes qui le recouvraient presque entièrement. Le jeune écuyer était au service de Godefroy de Bouillon dont la barbe drue et la stature massive – il était presque aussi large et épais que haut – l’impressionnaient au plus haut point. Le jeune homme lui était dévoué corps et âme et s’il lui avait fallu se jeter dans l’huile frémissante sur un simple regard de Godefroy, il l’aurait fait en riant, sans même fermer les yeux. Il suivait son seigneur en toutes occasions, se battait comme un furieux qui aimait à s’enivrer au sang chaud des échauffourées quotidiennes. Les odeurs âcres des feux salpêtrés qui tombaient des murailles en gerbes mortelles, mêlées à celles grasses, repoussantes et métalliques du sang qui maculait les armures, le mettaient dans un état de frénésie quasi mystique. Et plus d’une fois, au bord du gouffre noir qui l’appelait à voix sirupeuse, il avait cru ne pas retrouver ses esprits. Bien avant qu’Antioche soit prise, il serait adoubé, il en était sûr, et dans le regard bienveillant de son maître, il se voyait à genoux, tête baissée sous l’épée qui le dominait.

Le jour, effrayé par le carnage, tomba comme une malédiction. Thibault frissonna, ordonna à ses compagnons de charger les quartiers de viande sur un chariot bancal tiré par deux canassons efflanqués et transis qui respiraient péniblement. Les deux rossards épuisés soufflaient bruyamment des brouillards humides que le froid figeait instantanément. Leurs os à fleur de peau saillaient dangereusement, menaçant de crever le cuir, et leurs naseaux sifflaient atrocement. L’odeur de la viande saignante les affolait et les hommes eurent mille peines à les calmer. De longs frissons couraient sous le cuir des carnes comme si elles avaient su, leurs yeux fous roulaient en tous sens, et Thibault cru un moment qu’ils n’en viendraient pas à bout. Puis le convoi s’ébranla difficilement, les roues bloquaient, les cadavres et les caillasses qui jonchaient le sol ajoutés aux flaques de boue étaient autant d’obstacles. Les hommes poussaient de chaque côté de la charrette, Thibault, du haut de son destrier, regardait de tous côtés, tant il craignait l’attaque d’une de ces escouades qui sortaient régulièrement de la ville pour harceler les petits groupes de croisés errant en quête de ravitaillement. Mais ils regagnèrent le campement sans encombres se frayant difficilement un chemin dans le chaos ambiant. La nuit de plomb gelé écrasait tout. Dieu, oui Dieu les abandonnait-ils ? Cette idée folle effleura la conscience de Thibault qui la rejeta d’une rapide prière.

A deux pas de la porte Saint Georges, Wahiba ne dormait pas. Derrière le moucharabieh, elle regardait la rue pavée de grosses pierres carrées luisantes, le sable et la terre mêlés, gorgés d’eau, figés par le froid, les recouvraient d’une fine pellicule glissante. Des ombres masquées, aux turbans écroulés, s’agitaient et couraient en silence vers la porte libre, et les pas assourdis des chevaux chaussés de linges épais résonnaient comme des tambours aux peaux affaissées. Les hommes partaient en quête de nourriture en dehors de la ville. « Mektoub !». La maison était silencieuse, la famille dormait lui semblait-il. Elle enfila rapidement une djellaba ample, pareille à celles des hommes en partance, se coiffa d’un épais turban laineux , noircit de suie grasse son visage, et se coula dans l’escalier pour se fondre dans la file en désordre qui filait en maraude. Un homme massif aux yeux charbonneux la poussa sans douceur, elle lui répondit d’une voix rocailleuse aux intonations dures, et le guerrier ne se douta de rien. Les hommes parlaient entre eux à voix basse, Wahiba écoutait et marchait en silence, tête baissée sous la pluie fine, les épaules voûtées à la façon d’un chamelier tirant sa bête. Elle comprit que la troupe projetait de s’approcher au plus près du campement de Godefroy dans l’espoir d’y rapiner quelques victuailles entassées sous les abris.

Thibault souriait de toutes ses dents déchaussées, le manque de nourriture l’affaiblissait, mais les paroles amicales de son seigneur le ragaillardissaient. Godefroy lui disait sa satisfaction à voix forte, les quartiers de chevaux tombaient à point nommé, ils redonneraient du courage à la troupe affamée, et Thibault vacilla un peu sous les fortes bourrades de contentement du Bouillon. Dans sa joie brutale Godefroy lui confia le commandement de la garde de nuit, un grand honneur pour le jeune écuyer jusqu’alors confiné aux taches de bouche et d’intendance. Le jouvenceau se redressa, la main sur le coeur, prêt à pleurer de joie, et le souvenir de l’oiselle rondelette qui lui souriait à plein corsage au sortir de l’office du matin, là-bas, si loin, disparue entre les vallons de sa Bourgogne natale, lui mouilla les yeux le temps d’un battement de paupières. Il sortit de la tente, le torse bombé et la démarche plus assurée que jamais. D’une voix forte qui avait encore du mal à masquer ses aigus, il rassembla ses gens et les disposa tout autour du campement. Il fit éteindre les torches, les yeux des gardes perceraient mieux les ténèbres. Puis il entama sa ronde de nuit, passant de poste en poste. Épuisé par sa longue journée, il sut que sa veille serait longue, harassante, interminable, mais il serra la poignée de son épée plutôt que ses dents douloureuses, oublia le froid cinglant et se mit en éveil.

Derrière un repli de terrain, à peu de distance des croisés de Godefroy, la petite troupe avançait par à-coups, à pas aériens, de plus en plus prudemment pour s’arrêter derrière un amas de roches rouges, noires comme l’enfer en cette nuit de janvier. La lune, pleine ce soir là, avait déserté le ciel, le spectacle des humains stupides, cruels et entêtés, l’avait plongée dans un profond désespoir, tel, qu’elle en avait perdu l’envie d’éclairer le sol. Seules les étoiles brillaient encore dans le ciel de charbon, si lointaines qu’elles ne savaient rien des ordinaires horreurs humaines. Thibault venait de terminer son premier tour du camp, tout était calme, les sentinelles n’y voyaient pas à deux pas mais scrutaient front plissé les profondeurs térébrantes comme des aveugles obstinés. La petite troupe des Seldjoukides qui avait laissé les montures à l’abri des rochers sous la garde d’un guerrier, rampait maintenant vers le camp des chrétiens. L’odeur de la barbaque faisandée ne leur avait pas échappée. Wahiba suivait de près l’homme de tête, et sous ses vêtements durcis par le froid, la sueur coulait le long de son dos jusqu’au bas de ses reins, elle sentait la chaleur de sa peau contre le tissu glacé, ce contraste fort la faisait se cambrer, et contre son pubis écrasé sur le sol inégal couraient par saccades des vibrements surprenants qui allaient jusqu’à lui couper une seconde la respiration. Elle tremblait de peur et d’excitation à la fois et cela, étrangement, la mettait en liesse … La sueur qui s’était accumulée dans la petite vasque entre ses lombaires déborda, et coula entre ses fesses. Wahiba sursauta surprise par cette fraîcheur subite, mais attentive à ne pas perdre de vue les pieds de son prédécesseur, elle retint en se mordant les lèvres, le gémissement qui sourdait de son ventre à sa gorge. Crispant ses doigts gourds dans les anfractuosités du sol, elle continua d’avancer.

Thibault passait au ras des abris sous lesquels la viande avariée lâchait un jus immonde dont le froid peinait à atténuer l’odeur, quand l’homme le plus proche l’arrêta en pointant du doigt le mur de nuit opaque qui leur faisait face. A voix presque inaudible il lui dit avoir cru entendre un bruit ! Puis un autre encore ! Thibault dépêcha promptement une des sentinelles à la recherche de renforts. Wahiba avançait en rythme avec les hommes dans un ballet silencieux réglé par la faim et la peur quand son pied droit décrocha une poignée de petites pierres qui roulèrent derrière elle. La petite troupe se figea comme un seul corps et ne bougea plus. Les poignards à lames courbes sortirent lentement de leurs étuis, la sueur qui coulait des visages pétrifiés comme des masques de cuir, tombait en gouttes translucides sur le sol dur. Wahiba tenait serré à se blanchir le poing, un de ces stylets fins et pointus, au manche d’ivoire délicatement ouvragé, un de ces bijoux capable de vous trouer le coeur sans faire couler ne serait-ce qu’une seule goutte de sang. Une arme perfide, petite, presque invisible, qui se cachait souvent sous les atours féminins. Les soudards, aux soirs des villes conquises, se méfiaient des filles affolées, dans les alcôves dévastées comme au détour des ruelles. Et ceux qui grisés par la victoire venaient à l’oublier le payaient souvent de leur vie. Les renforts arrivaient bruyamment, Thibault les poussa dans l’obscurité mais ils ne firent pas cinq pas. Sans un bruit les poignards tranchèrent les tendons de tous les mollets qui passèrent à portée des lames, et les hurlements des hommes résonnèrent dans la nuit impénétrable. Dans le silence qui régnait leurs cris claquèrent pour se briser en notes rauques dans l’air glacial. La mort rodait autour des croisés, la carogne noire, la terrible faucheuse aux yeux de jais, cette infâme garce, ils la sentaient si proche qu’ils croyaient voir son manteau tissé de d’ombres lugubres danser dans la nuit ténébreuse.

La lune se leva quand nul ne l’attendait plus. Le sol était jonché de corps sans vie, croisés et seldjoukides entremêlés dans une dernière danse. Wahiba leva tête et dague. Au-dessus d’elle, un guerrier casqué qui lui sembla gigantesque, la regardait d’un air fou et ses yeux couleur de ciel de juillet, écarquillés par la surprise, la peur et la colère, la transpercèrent. Elle se releva d’un bond, son turban alourdi par la pluie s’écroula et ses longs cheveux bouclés tombèrent sur ses épaules. Son visage était pâle et ses yeux agrandis par l’effroi brillaient comme de précieuses hématites sous la lumière froide qui tombait du ciel. Thibault n’eut pas le temps de dire un mot, ni même d’esquisser un sourire, le stylet de Wahiba venait de se glisser entre les mailles de sa côte, il tomba d’un bloc. Sa bouche s’ouvrit en chuintant sur un fil de salive rouge, puis le sang pulsa et les humeurs jaillirent. Wahiba retira l’arme du corps du croisé dans un bruit de succion qui la fit trembler. A genoux devant le corps inerte elle se mit à pleurer sans savoir pourquoi. Elle s’enfuit en courant …

ELLE ET LUI.

julios pomar l etonnement

Julio Pomar. Etonnement.

—–

Ils n’avaient pas de noms. Rien. Seules leurs odeurs les distinguaient des autres animaux.

Le vent soufflait en rafales brûlantes sur leurs nuques sales. La femelle était sèche et brune, plantée sur deux jambes à la musculature fine et endurante. Sa peau mate et glabre se confondait avec les fourrures d’ours brun qui la recouvraient en bandes rudimentairement cousues, et serrées au plus près par d’épais tendons dilacérés. Deux yeux lavande trouaient étrangement sa face crasseuse à moitié dissimulée par l’épaisse broussaille auburn de ses cheveux en bataille.

Ils s’étaient rencontrés un soir de grand froid, ils erraient à la recherche d’un abri. La grotte, qui s’était révélée à elle au détour d’un buisson épineux, l’avait sans doute sauvée ce soir là d’une mort certaine, alors qu’elle grelottait sous la neige collante qui tombait du ciel noir. Les épaules courbées et les genoux remontés sous le menton, elle s’était blottie tout au fond de l’alcôve de pierre poussiéreuse, quand un souffle rauque l’avait mise en panique. Lui s’était arrêté devant elle comme un chien de plaine devant une proie, il avait poussé quelques cris graves, puis s’était accroupi un moment à ses côtés. Elle s’était calmée, l’homme près d’elle ne sentait pas la mort, et l’odeur qu’il dégageait l’apaisait plutôt. Quand elle poussa une série de petits cris doux en se poussant un peu, il se laissa couler contre elle. Ils partagèrent leur peu de chaleur. Elle mit ses mains autour du torse de ce vivant qui lui tournait le dos, puis elle les glissa sous les fourrures jusqu’à sa poitrine. Lui ne broncha pas. Sa respiration régulière la calma complètement. Leur première nuit fut longue, éprouvante, ils souffrirent de la faim et du froid, mais à deux ils survécurent. Le lendemain, l’air était vif mais le ciel avait la couleur pure des premiers matins du monde, un bleu profond, lumineux, radieux qui inondait les terres alentours. Le paysage, uniformément blanc, étincelait. Naturellement, ils ne se séparèrent pas. S’ils avaient voulu parler, ils n’auraient pu le faire. Ils ne purent que grimacer en taisant leur agressivité naturelle. Mais ils surent très vite qu’ils chemineraient ensemble.

Au début il marchait devant elle, mais depuis peu il la préférait à son côté. A eux deux, épaule contre épaule, constamment aux aguets, ils fouillaient sans cesse le mystère du paysage devant eux. Tout était découverte, tout était menace. De temps à autre, il se penchait vers elle, grognait doucement et la reniflait bruyamment, puis son corps se tendait quand il se retournait inquiet. Le danger arrivait toujours de l’arrière. Le mâle tenait un épieu durci au feu et portait à la taille une hache de silex grossièrement taillée. C’était un être râblé au torse massif monté sur deux jambes puissantes. Ses épaules compactes roulaient en cadence, son pas était pesant et son buste à demi voûté le poussait vers l’avant. A intervalle régulier, il levait la tête et reniflait, à la recherche d’une odeur connue. Rien ne les différenciait de loin. Il aurait fallu s’approcher ras museau pour distinguer le mâle de la femelle. Avec leurs grosses pelisses sombres qui gommaient les formes, on les aurait crus asexués. Le primate avait une trogne à faire peur, de petits yeux noirs rapprochés, le visage aux trois-quarts mangé de poils noirs, il était hirsute, sa bouche proéminente aux grosses lèvres craquelées recouvrait à moitié quelques dents déjà gâtées. Chaque heure de leurs vies promises à être courtes, chaque combat pour survivre leur mangeaient le sang. Et ces deux tiques là tenaient bon.

C’était au plus fort de l’été. La savane touffue s’étendait devant eux, les herbes hautes leur arrivaient à la poitrine et les épines des acacias nains dissimulés par le manteau roux de cette végétation exsangue leur déchiraient les jambes. Ils gémissaient tous les dix pas, la soif leur brouillait la vue et leurs forces déclinaient quand tout à coup, sur leur gauche, les graminées se mirent à chanter en ondulant. L’homme se ramassa sur ses jambes en poussant un cri venu du fond du ventre, il brandit son épieu vers le sillon qui allait en s’élargissant droit sur eux. Le phacochère géant qui déboula n’eut pas le temps de grouiner. Deux fois l’épieu lui déchira le poitrail et la hache de pierre se piqua dans son flanc. A l’écart, à peine, la femelle se mit à sauter sur place, puis en tous sens. Elle poussa des cris aigus, désarticulés, déchirants, entrecoupés de sanglots de joie quand la bête mourut, le groin enfoncé dans le sol pourtant dur, couinant et frémissant de toutes ses soies. Le sang giclait de sa jugulaire crevée, la terre le recevait comme une bénédiction. Pourtant en ce temps là Dieu, ni même l’idée de Dieu, n’avait pas encore traversé le cerveau reptilien des quelques hominidés disséminés en groupuscules disparates sur la surface sauvage de la terre. L’homme soupira, leva les bras au ciel, sans un cri son corps se détendit une seconde, il se tourna vers la femelle en lui montrant le metridiochoerus terrassé à ses pieds. Ils se mirent à grogner tous deux, une grimace les unit un instant. Ce soir, ils mangeraient. Ils dévorèrent autant qu’ils le purent, ils s’endormirent dans la chaleur réconfortante des graisses.

Le Dents de Sabre lui tomba sur le dos et le fit fléchir, il avait suffit d’un instant d’inattention. Ses jarrets le maintinrent debout, ses bras, levés au dessus de sa tête s’enfoncèrent dans la toison butyreuse du lion, il tira de toutes ses forces en se baissant pour se dégager de l’emprise du fauve. Ils tombèrent, l’homme roula sur lui-même, le lion boula et l’une de ses longues canines, enfoncée dans son trapèze gauche, le déchira en se dégageant, tandis que l’autre dague d’ivoire lui griffait profondément la poitrine. Un voile vermeil recouvrait son dos et son torse, la tête lui tournait, il lança mollement son épieu éraflant à peine la bête qui faisait volte face, il voulut aussi jeter sa hache à la tête du monstre, mais elle ne put que tomber entre ses pattes. Sa compagne hurlait en crachant et trépignant sur place, peur et rage mêlées. Le lion fit un pas vers l’avant puis, inexplicablement s’enfuit, queue basse, le ventre rasant le sol, en se coulant entre les hautes herbes. Elle s’agenouilla près du blessé qui bredouillait en bavant, assis, les yeux à demi fermés, le corps écroulé, une main accrochée à son épaule saignante. Entre ses gros doigts crispés sur ses chairs ouvertes, la vie rouge, odorante, filait en silence. La femelle se tordait les mains, passait de gémissements plaintifs en longs borborygmes inarticulés. Puis elle se leva et traîna l’homme dans la savane. Elle avait aperçu au loin, un arbre isolé. Le mâle était de plus en plus lourd, ses pieds avaient du mal à suivre le pas pourtant lent de sa compagne. Ils s’arrêtèrent à plusieurs reprises, et le soleil était proche de se coucher quand ils arrivèrent au pied de l’arbre. Une brise légère s’était levée et les herbes agitées jouaient avec la lumière rasante. Elle aida le blessé à s’adosser au tronc après avoir vérifié qu’aucun danger à fourrure ne se dissimulait dans le feuillage. Puis elle lui parla doucement et ses yeux lui dirent sa peine, des larmes grasses traçaient des rigoles claires sur la crasse de son visage, le bleu de ses iris, lavé par son chagrin, étincelaient comme jamais. L’hominidé la regardait sans broncher mais tressaillait et grimaçait à intervalles réguliers. L’ombre du sourire qu’il s’efforçait de lui donner avait du mal à éclairer sa face terreuse. Puis la femelle se leva et s’éloigna lentement en moulinant force signes apaisants. Le nez à terre elle scrutait le sol, se baissait régulièrement pour arracher des touffes d’herbes vert bronze, mates, grasses, plus petites et plus épaisses que les autres, à peine visibles dans la broussaille. Quand elle revint au chevet du blessé, il ne bougeait plus et respirait à peine. Assise à son côté elle se mit à mâcher les feuilles de sa cueillette. Au fur et à mesure, elle enduisait de salive verte la blessure, puis elle enfonça dans la plaie purulente la pulpe qu’elle avait accumulée dans ses joues. L’homme poussa une série de cris à peine étouffés mais il ne se défendit pas. Puis elle se balança devant lui en chantonnant.

La nuit tomba, lourde, frémissante. Seul le ciel clouté d’étoiles distillait un peu de paix. Elle s’endormit, épuisée. Un feulement réveilla la femelle, l’aube revenait sur terre et teintait le ciel vide de lueurs bleues et roses. L’air était doux, pur et parfumé, elle eut envie de ronronner. Elle se retourna, le visage gris du mâle ne la voyait plus, ses yeux grands ouverts, éteints, déjà glauques n’avaient plus de regard. Son visage tordu par la souffrance ressemblait à un masque de terre craquelée. Elle toucha son épaule et le corps raidi tomba sur le côté. Elle se jeta sur lui et le secoua longuement en balbutiant des mots de salive, mais il était si mort qu’autour de l’arbre on entendait déjà tourner les nettoyeurs. Et la peur lui serra la gorge, la poitrine, le ventre. Elle urina longuement sous elle. Le regard fou, la femelle se tournait de tous côtés, le danger était partout, sournois, elle le sentait, multiforme, qui l’encerclait lentement. Sa gorge éclata comme une grenade mûre sous les crocs d’un tueur, si rapide, qu’elle ne le vit pas venir. Le sang fusa de son nez, de ses artères arrachées, ses yeux se révulsèrent, elle mourut en souriant, soulagée de quitter la terreur. Elle tomba sur le cadavre de son compagnon, son sang avait dessiné une peinture de guerre sur le visage figé de celui dont elle avait à peine pu partager l’existence. De la savane jaillirent en foule des bêtes affamées qui se battirent sur les dépouilles. Haut dans le ciel, de grands oiseaux tournaient lentement …