Littinéraires viniques » SUR LA BRANCHE DROITE DE L’ÉTOILE

SPLENDIDE ET MERVEILLEUSE.

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Robert Sitjka.

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Grands yeux verts et truffe claire, Splendide déguste à petites bouchées délicates le ventre saignant de la souris qu’il vient de choper dans le jardin. Une heure de planque, recroquevillé, immobile comme un marbre, puis un bond, un seul, et deux crocs dans la nuque. Splendide aime ça, le bruit des vertèbres qui craquent quand il croque. La maison est vide, personne n’en saura rien. Le matou est malin, il léchera même le carrelage après avoir caché la dépouille sous un buisson. Non, qu’on ne se méprenne pas, ce n’est pas un guerrier couturé de cicatrices, c’est même le contraire. Splendide est un félin gracieux au pelage roux comme un sous bois d’automne, à la démarché légère, élégante, il rebondit sur ses coussinets silencieusement, la queue bien droite, comme la hampe d’un oriflamme au soleil levant.

De toute façon il y a bien longtemps qu’il a mit la patronne dans sa poche fourrée. Il n’a pas eu à se forcer, il lui a suffit d’être la petite boule de poils, miaulante à faire fondre un légionnaire, qu’il était quand Marguerite l’a trouvé vagissant sous un buisson, au jardin public, sis dans une ville , heuuuu… ? Ce n’est pas qu’il ne veuille pas, le matou est finaud, mais lui le nom de la ville il s’en contrefiche comme de sa première saillie. D’autant que la première qu’il a eue honorée, c’était une vieille pelure à moitié râpée, en mal de minet innocent. Une couguar auraient dit les humains. Mais pas Marguerite, elle non, c’est plutôt le genre messe, vêpres et hosties à gogo.

Splendide avait bonne presse sur les toits du quartier. Taille fine et fourrure rousse rayée de blanc, faut avouer qu’il avait un petit côté bôchat (l’équivalent de bogosse chez les bipèdes), et il ramassait grave de la chatoune, de jour comme de nuit d’ailleurs elles ne lui résistaient pas. Pourtant d’ordinaire la chatte a la griffe facile, et plus d’un audacieux a eu la truffe lacérée, voire un œil crevé, un soir de vadrouille, mais Splendide lui ça ne lui était jamais arrivé, il lui suffisait de ronronnasser trois quatre coups, en donnant un peu dans les rauques et les basses, pour que ces damoiselles succombent. Alors là, c’était la fête. Les soirs de pleine lune, on avait même pu voir des flopées de chattes attendant leur tour. Parfois même, mais pas trop souvent, le gaillard est gaillard, on a eu pu voir Splendide s’éclipser derrière une cheminée, la queue basse et les reins en compote …

Tout ça pour dire que le margay tenait la gente féminine en piètre estime, ça n’était bon, de son point de vue, qu’à agrémenter ses longues promenades nocturnes. Ah oui aussi, motus les lecteurs … parce que Marguerite ne sait pas que son chéri chéri se carapate la nuit, elle ne sait pas, la pauvre, qu’un chat peut se glisser dans un trou de souris !

Merveilleuse la merveilleuse, enfouie dans son long manteau à poils longs, touffus et drus, plus blanche qu’une colombe, avait toujours l’air de faire le museau. Façon de parler, car elle avait le dit museau écrasé, elle donnait l’impression de s’être prise une porte de verre en pleine poire un soir de maraude, elle qui ne sortait pourtant jamais. Mademoiselle trônait, l’air perpétuellement renfrogné sur le divan élimé de Gaston, vieux garçon de métier, qui comptait et vendait boulons, clous, écrous et autres vis chez un quincailler à l’ancienne. Il était grand, sec, le visage émacié, le cheveu rare, des poils plein les oreilles et les narines qui le chatouillaient jour et nuit, de longues jambes toutes en os flottaient dans un pantalon de coutil bleu aux genoux blanchis par le temps. Gaston vouait un véritable culte à sa Merveilleuse, et se saignait aux quatre veines pour la nourrir de poisson frais et autres mets raffinés. Il la gâtait, et lui offrait des petites souris et des oiseaux en peluche que la bougonne dédaignait superbement. Elle acceptait une caresse de temps en temps, deux parfois, mais à la troisième elle zébrait jusqu’aux tendons, avec une vivacité surprenante pour une casanière, la maigre main qui avait cru pouvoir. La vie trépidante de la persane allait du divan à la litière, en passant par la mangeoire. Elle passait sa journée, et cela est propre à l’espèce, à recracher les boules de poils qu’elle ingurgitait, tout en dégustant d’une mine dégoûtée les petits plats de princesse que Gaston mitonnait pour elle.

Un soir de décembre, passé minuit, le ciel menaçait, le tonnerre roulait au dessus de la ville, Splendide, comme à l’accoutumée se glissa hors du logis, s’en allant chasser la gueuse dans le voisinage. Non loin de là, dans la même paroisse, un éclair providentiel tomba du ciel, faisant un bruit d’enfer, et la veilleuse, que Gaston laissait allumée toute la nuit pour le confort de sa chatte, explosa en mille éclats de verre. Merveilleuse fit un bond sur le divan, cracha, la pelisse en porc-épic, et prise de terreur elle sauta lourdement dans la rue par la fenêtre mal fermée. Et se retrouva nez à nez avec un rouquin aux yeux ravageurs. Qui vit atterrir devant ses moustaches une grosse boule de fourrure odorante, dodue, un peu pataude pour lui qui courait d’ordinaire les mistigrettes alertes, hanches fines et jarrets souples. Mais comme c’était la première de la soirée, il déploya ses charmes, miaula comme un ténor, tendit le jarret, lâcha une bordée de phéromones mortelles, brandit la queue bien haut à montrer les étoiles, l’enroula puis la retendit soudainement. Le tonnerre claqua violemment, la foudre toucha le clocher de l’église, on entendit grésiller les ardoises.

Marguerite et Gaston se réveillèrent en sursaut!! Tous deux, parfaitement synchrones, constatèrent la disparition de leurs amours de chats respectifs. Tous deux eurent le cœur au galop, la tension à la hausse, frôlèrent, l’une l’AVC, l’autre l’arrêt cardiaque. Tous deux s’habillèrent à la hâte, sortirent sous la pluie battante dans la nuit électrique. Marguerite, les cheveux hérissés par l’électricité statique, était méconnaissable, à moitié nue sous son peignoir en pilou-pilou, Gaston, à demi noyé sous les eaux, ressemblait lui à une girafe en pyjama à carreaux. Marguerite, petite bonne femme replète à double menton, peinait à presser le pas sur le trottoir glissant, elle avait la cheville fragile et la cuisse ramollie par l’inactivité physique. Elle avait l’air de courir alors qu’elle se traînait, sans doute parce qu’elle agitait les bras dans tous les sens, en criant d’une voix à peine audible dans le vacarme ambiant “Splendiiiiiide, Splendiiiiide mon bébéééé !”. A deux rues de là, Gaston semblait monté sur des échasses, il avalait littéralement le bitume à très longues foulées mécaniques, il n’appelait pas sa bête, il avait la gorge nouée et ses pleurs se mêlaient au déluge. Les éclairs illuminaient plus encore que la lumière du jour, tout était blanc, les immeubles, le bitume, les arbres aussi, et le rideau de lourdes gouttes de pluie emprisonnait la ville derrière ses barreaux liquides.

En pleine apocalypse, les deux félins, à l’abri dans une poubelle étanche devant laquelle Gaston venait de passer à toute vitesse, confortablement installés sur la dernière volée d’ordures fraîches déposée par une ménagère, flirtaient tranquillement. Splendide offrait à sa conquête espérée les plus beaux morceaux en ronronnant doucement. La belle consentait et mâchonnait délicatement les kleenex souillés qu’il lui offrait en la frôlant furtivement du bout de ses moustaches. Merveilleuse, chatouillée, secouait vivement la tête et lui rendait son regard langoureux. Enfin presque. Entre deux bouchées elle lui balançait quelques coups de griffe pour le maintenir à distance convenable. Non mais! Merveilleuse n’était pas chatte à succomber sans combattre!

Là-haut, assis jambes pendantes sur la branche droite de son étoile préférée, le petit Prince riait déjà.

Brandon Dupont, qui aimait l’orage et la violence en général, sortait de son immeuble, il tenait en laisse, au bout d’un collier étrangleur, Killeur son rottweiler noir et fauve qui tirait comme un fou en bavant de longs filets glaireux. Il ne vit pas arriver sur sa gauche Gaston à fond les ballons, ni sur sa droite Marguerite à bout de souffle. L’immeuble, situé à l’angle de deux rues perpendiculaires, ne permettait pas à Brandon de les voir déboucher, au moment ou il se retournait pour fermer la porte d’entrée. Et ce que le petit blond, là-haut avait anticipé se produisit, Marguerite se prit les pieds dans la laisse, Killeur, asphyxié, plia les jarrets, Brandon glissa sur la chaussée détrempée et Gaston reçu la rosière entre ses bras. Une bouffée d’hormones odorantes le prit à la gorge, un mélange d’encens, de chair chaude, de confessionnal poussiéreux et d’amidon le ravirent instantanément. Marguerite gloussa de plaisir.

Au chaud de la poubelle, Splendide et Merveilleuse, étroitement accouplés, chantaient.

Satisfait, le petit prince sourit. Pudique il cacha la lune derrière un épais manteau de nuages dodus, éteignit les étoiles, et fit une croix de plus sur son carnet. Ces deux âmes là commençaient à prendre de l’âge, tout allait pour le mieux, elles y arriveraient …

TOINETTE ET TONY.

spectator-chaussures

 

Tony Truant n’en menait pas large, ce n’était pas un homme courageux. Sa calvitie prononcée luisait dans la nuit, la lumière des réverbères ruisselants de pluie ricochait sur son crâne nu, faisant étinceler les gouttes d’eau qui éclataient et dévalaient sur son visage grimaçant. Il courait comme il pouvait, sa respiration bruyante résonnait dans les rues désertes, et son abdomen distendu ballotait devant lui. A bout de force le comptable ralentissait de plus en plus, ses jambes étaient lourdes, gorgées d’acide lactique, il sentait qu’il ne pourrait pas continuer à ce rythme bien longtemps. A quelques mètres devant lui la porte d’un immeuble s’ouvrit, une jeune femme élégante en sortit et s’éloigna à petits pas rapides. Tony, dont le cœur battait à grands coups, ne vit que ses longues jambes, il était tellement au bout du bout qu’elles lui semblèrent floues, s’agitant au ralenti. Comme dans un thriller américain. Les chaussures à talons de la femme claquaient sur le trottoir, un bruit trop fort pour être réel, insupportable, sourd, grave, métallique, qui lui donna immédiatement mal à la tête. Avant que la porte ne se refermât, il s’engouffra dans l’entrée, glissa le long du mur de grosses pierres apparentes, et s’écroula sur ses talons. C’était un bel immeuble Haussmannien, vaste, luxueux, le hall carrelé, haut de plafond, menait à un large escalier aux courbes majestueuses. Perdu dans ce vaste espace, vu de l’escalier, Tony avait l’air minuscule, on aurait un tas de vêtements effondrés sur une paire de chaussures blanches à bouts noirs. Une chose misérable dont la respiration saccadée faisait écho dans ce vestibule disproportionné. Les bruits d’une cavalcade lui parvinrent de l’extérieur, à peine assourdis par l’épaisse porte de bois massif. Tony reconnu le bruit menaçant des talons ferrés de Mike le danseur.

Tous les matins, Tony le dégarni, à défaut de pouvoir se coiffer, lissait sa moustache, drue et fournie, qu’il entretenait avec soin et fredonnait en roulant les “r” : ” J’attendrai, le jour et la nuit, j’attendrai toujours, ton retour … “. Ce refrain l’obsédait depuis qu’il lui avait enlacé le cœur, alors qu’il était passablement éméché, un soir de vadrouille en compagnie de Giorgio Amoroso et de sa bande de voyous. Pas discrète la bande, vraiment pas, le feutre porté bas sur les yeux, les costumes à rayures, la cravate hurlante, les chevalières en or et les pompes bicolores. Et avec ça le verbe haut, la main à la poche, et les billets qui volaient par brassées. Les filles aussi, brunes, blondes, noiraudes, rousses, comme un vol d’étourneaux au dessus d’un verger, s’accrochaient à leurs basques quand ils apparaissaient, poils lustrés et sourires ravageurs.

Tony, petit comptable passe muraille dans une entreprise de cartonnage, végétait au milieu des porteurs de lustrines. Il avait pour ami d’enfance une des gouapes majeures de la bande. Au fil du temps, des embrouilles et des rixes, son copain Alfred le culotté, gouailleur et violent, qui avait comme lui fleuri dans le ruisseau parisien, avait pris du galon. C’est grâce à lui que Tony était devenu l’occulte ministre des finances de la petite bande de malfrats. Ce statut le satisfaisait et depuis qu’il faisait partie du gratin de l’ombre, il prenait soin de lui. Le chef, le patron, le boss, Giorgio Amoroso était une petite frappe, du genre inculte, cruel et malin, avide de pouvoir, de femmes et d’argent. Caractériel et susceptible, rien ne le rebutait, et tous les moyens étaient bons pour asseoir son empire naissant. Il excellait dans le maniement du surin comme dans celui du pic à glace, et ses yeux clairs, faussement innocents, tournaient à l’acier quand il plantait, avec délectation son pic dans la nuque du premier qui osait ne serait-ce que discuter un de ses ordres. Histoire de varier les plaisirs, il aimait aussi tuer sans raison, comme ça, au détour d’une rue, lors de ses virées nocturnes ou juste après la réussite d’un de ses mauvais coups. “Pour faire tomber la pression” comme il disait en s’esclaffant. Son plaisir atteignait son paroxysme quand il essuyait la lame de son engin sur la chemise blanche du malheureux qui tressautait encore sur le trottoir.

Toinette était sa régulière. Cette petite femme vive, ronde comme une pomme, carrossée comme une Delage, il l’avait ramassée dans un salon de coiffure huppé, un jour qu’il se faisait tailler les rouflaquettes. Son babil aigu, sa taille fille, ses cheveux auburn, sa répartie vive et ses petits yeux méchants lui avaient plu. Depuis elle se pendait à son bras et faisait sa capricieuse. Il la couvrait de fourrures et de bijoux, question de standing. Toinette, propriété du boss, était intouchable, et les quelques rares audacieux qui avaient cru pouvoir lui sourire en douce, ou même la regarder d’un air soi-disant engageant, s’étaient rapidement retrouvés à la morgue. Ceux-là Giorgio les épluchaient au couteau avant de les finir. C’est dire que les relations étaient tendues, et les gars de la bande avaient toutes les peines du monde à répondre aux ordres du caïd tout en évitant de regarder la gamine. Heureusement, elle n’était pas grande, alors quand ils devaient parler au patron, leurs regards passaient au dessus de la tête de la mousmée. Certains mêmes, très prudents, levaient les yeux au plafond avant de répondre aux questions du daron, pour être bien certains de ne pas croiser par mégarde les yeux de la précieuse petite chose.

Tony en pinça pour Toinette aussitôt qu’il la vit. Elle s’en aperçut bien sûr. Le comptable, dont le courage n’était pas la vertu cardinale, sua sang et eau pour feindre de l’ignorer. Il dénotait dans l’équipe, c’était un taiseux discret, il se tenait toujours dans l’ombre, noircissait ses cahiers, comptait les billets, en faisait de belles liasses aux bords réguliers, la tête baissée, timide, il regardait plus souvent ses pieds que les visages. Prudent et timoré, il ne s’aventurait jamais à prendre la parole, mais ses silences, subtilement éloquents, plaisaient à Giorgio qui le protégeait des excès des autres. Lesquels, de ce fait, lui foutaient une paix royale.

Toinette l’observa longtemps en loucedé, petit à petit la douceur de ce garçon si différent des autres la pénétra. Elle se surprit, elle au cœur dur et à la jambe alerte, à soupirer quand il n’était pas là, à rêvasser le soir avant de s’endormir, quand Giorgio, rassasié après l’avoir sautée brutalement, s’écroulait comme un plomb. Elle eut beau se raisonner, afficher une indifférence hautaine et ne lui accorder jamais l’éclair d’un regard, rien n’y faisait, plus les jours passaient plus ses nuits devenaient difficiles, et plus le comptable falot l’attirait. Elle se mit à boire, elle qui n’aimait pas ça se mit à rire à propos de rien, elle dénonça à tours de langue de pute ceux qui osaient la regarder plus d’une seconde à la fois. Giorgio fit suer le surin à tours de bras et le sang coula dans les caniveaux. De Paname à Belleville ça sentait l’abattoir. Dans les petits milieux du milieu, ces exécutions gratuites, ça commençait à énerver.

Un soir, Tony travaillait aux comptes modifiant par-ci, falsifiant par-là les chiffres officiels des bars, et tenait scrupuleusement en parallèle la double comptabilité. La bande était au turf, quelque part en ville, occupée à cambrioler un entrepôt bourré de fourrures, puis les affranchis finiraient la nuit dans leurs bars attitrés, à boire comme des trous pour fêter ça, en jetant le pèze par poignées sous les regards admiratifs des gagne petit. Abrutis par l’alcool et défoncés aux substances, ils tomberaient au petit jour dans les bras des radasses accueillantes qu’ils ne toucheraient même pas, mais qu’ils paieraient grassement.

Toinette traînait sa langueur quand elle entra dans la pièce où Tony trimait. Il était là, fragile, déplumé, débraillé, les bretelles sur les hanches et la chemise ouverte sur un marcel défraîchi, le bide relâché et les yeux cernés. Triste spectacle que celui de ce jeune homme a l’air vieux, qui aurait fait rire Giorgio et les autres, mais qui émut Toinette aux larmes. Elle essuya d’un coin de mouchoir le rimmel qui coulait en noircissant ses yeux, se moucha bruyamment, s’apprêtant à faire demi tour, quand Tony se retourna et la vit. Il tendit la main vers elle sans même l’avoir voulu. Elle courut vers lui en chouinant, entoura les épaules de Tony qui n’avait pas eu le temps de se lever, et l’embrassa en bavant à moitié sur le sommet du crâne. Puis elle s’assit sur ses genoux et fourra son nez dans son cou. Stupéfait puis pétrifié, Tony n’osait plus bouger, il ne pouvait que déglutir en s’efforçant de retrouver son souffle. Ils restèrent ainsi un long moment. Aux anges. Quelque chose qu’ils ne comprenaient pas, qui les dépassait même, les unissait. La haut, assis sur la branche droite de l’étoile, le petit Prince sentit vibrer le bouchon au bout de sa ligne.

Mike le danseur se tenait à l’entrée de la pièce, son sourire sans lèvres apparentes fendait son visage, le spectacle de ces deux là, immobiles et enlacés, lui mit au ventre un spasme délicieux. Il tourna les talons en silence. Tony s’était levé d’un bond, il tremblait de tout son long. A ses pieds Toinette pleurait.

Giorgio, livide, gifla sauvagement la première fille qu’il vit. Sa tête heurta le mur. Assommée, elle tomba comme une poupée de chiffon. Prudent Mike se tenait un peu à l’écart, se dandinait, et prenait l’air penaud. ” Trouve le, crève lui les yeux, coupe lui la queue, fourre la lui dans la bouche, et saigne le jusqu’à la dernière goutte !! ” hurla t-il en direction du Danseur.

Tony courait sous la pluie froide. Il crevait de chaud. Le bruit métallique se rapprochait. Il pleura la bouche grande ouverte quand le premier coup lui perça un rein. Il perdit connaissance.

La police retrouva Toinette ventre ouvert et seins tranchés dans une benne à ordures. Les rats se régalaient encore.

AGAKUK ET SAKARI.

27 year old white polar bear Uslada shakes off water in her pool at the Leningrad Zoo in St. Petersburg, April 24, 2014.   REUTERS/Alexander Demianchuk (RUSSIA - Tags: ANIMALS) - RTR3MHK4

Pisugtook le borgne.

 

C’était un point noir qui se déplaçait sur du blanc. Plus exactement on croyait percevoir un mouvement sur un fond immobile. En regardant plus intensément, le blanc prenait d’infimes reflets bleus mouvants, et derrière la tâche noire, brillante et humide, on pouvait distinguer, en forçant à s’éblouir, quelques traits gris très pâles, d’autres un peu chocolat, le tout perdu à l’infini dans un nuage de lait.

Agaguk, lui, avait vu l’ours dès qu’il avait débouché sur le plat. Aucun détail ne lui échappait, et chaque détail lui parlait. La bête, sans être vieille, était déjà bien âgée, sa fourrure était très épaisse, presque laineuse, légèrement grisée par le temps. Quelques traces de terre subsistaient par endroit, l’animal avait connu plusieurs étés. Autour de ses pattes chaussées de griffes noires le poil commençait à jaunir. L’ours tourna la tête, oui c’était bien lui qui le regardait de son œil unique, noir comme la nuit d’hiver. Puis il bava, retroussa ses babines et gronda en secouant la tête. Oui c’était bien le vieux Pisugtook, l’éternel errant qui le défiait en ce jour d’été qui ne finissait jamais. Agaguk ne bougea pas mais soutint sans faiblir le regard de la bête gigantesque qui lui parlait la langue dure de la survie. Mais ce n’était pas l’heure. L’ours lui tourna le dos et poursuivit son chemin en ondulant, puis disparut derrière un gros bloc de glace bleue.

Agaguk se pencha sur le trou creusé dans la banquise épaisse. C’était l’été, pourtant il faisait très froid, trop froid pour la saison, et les sols durcis n’avaient presque pas fondu. Sa ligne lestée ne bougeait pas depuis un bon moment. D’habitude, le fil à peine jeté, ça mordait, l’eau bouillonnait, il n’avait qu’à tirer un bon coup et les poissons d’argent jaillissaient du trou, gelaient en l’air, et tombaient autour de lui en faisant un bruit clair, presque cristallin. Il avait pourtant accroché à ses hameçons de quoi appâter tout un banc de morues. Mais rien ne venait. La surface de l’eau regelait lentement, et prenait une teinte grise translucide, quand la ligne plongea brusquement. Le jeune inuit s’arc-bouta, ses pieds glissèrent sur la neige dure tant la prise était grosse. Mais il n’y arrivait pas, il crut tomber dans l’eau quand une touffe de cheveux blonds mouillés apparut au ras du trou, puis le visage entier d’un enfant aux yeux de pierres précieuses lui fit face. Médusé Agaguk en perdit la respiration, il lâcha sa ligne. L’enfant pourtant continuait à sortir de l’eau comme par magie, jusqu’à flotter au dessus de la banquise. Puis, souriant et ruisselant, il lui parla dans une langue mélodieuse inconnue. L’eau ne se figeait pas sur lui, seuls ses cheveux pendaient sur son front, et de sa bouche sortaient des grappes de fleurs multicolores, des papillons fragiles et des flots de sons harmonieux, beaux comme des chants immémoriaux. L’Inuit, paralysé par la peur, ne comprenait pas, il n’avait jamais vu sur sa terre d’éternel hiver, ni papillons, ni fleurs, il balbutiait des mots sans suite, sur sa bouche de grosses bulles de salive gelée s’agglutinaient et lui faisaient des lèvres pâles et poudrées. Le petit Prince dégagea son fil emmêlé à la ligne du pêcheur, puis il retomba dans le trou d’eau sans briser la fine couche glacée qui s’était reformée et disparut. Sur le bord irrégulier de la poche d’eau qui se refermait lentement, une grande fleur au cœur rouge, auréolé de lourds pétales jaunes, charnus, veinés de couleurs changeantes, resplendissait sur la neige immaculée …

C’est alors qu’incompréhensiblement le vent se leva, et la température chuta brutalement, le ciel de pur azur ne varia pas, le soleil qui passait à l’horizon allongeait démesurément les ombres. Agaguk suivit la sienne. Puis tout aussi soudainement, la neige se mit à tomber abondamment, de lourds flocons brillants et cotonneux tourbillonnaient autour de lui, le ciel s’était chargé d’un seul coup, le soleil peinait à traverser les nuages bas, et le blizzard lui cinglait le visage. Il n’y voyait plus à deux mètres, si peu, qu’il faillit tomber dans un trou de respiration par lequel les phoques à capuche venaient prendre l’air. Agaguk s’arrêta, l’eau s’agitait devant lui, couverte d’écume par la force du blizzard, quand Pisugtook jaillit le regard féroce et les crocs découverts. Sa gueule claqua à quelques centimètres de son visage, puis l’ours retomba dans l’eau glaciale et disparut. Agaguk, le souffle coupé par la terreur, tomba à genoux, et demanda, tout tremblant, la protection de Nuliajuk, l’esprit de la mer, comme le lui avait appris Amarok l’angakkuq.

Sakari à l’abri de son igloo nettoyait une peau de phoque à l’aide d’un racloir en ivoire. Dehors la tempête soufflait, elle s’inquiétait. Agaguk était parti à la pêche très tôt ce matin alors que le soleil brillait très haut dans le ciel. Il aurait déjà dû la rejoindre. Elle enfila son amauti en fourrure de phoque annelé, sortit dans le vent pour s’en aller chercher refuge chez Amarok le chaman.

Amarok le vieux chaman voyait l’invisible et les mondes interdits, il avait des révélations auxquelles le commun des Inuits n’avait pas accès. Quand Sakari se glissa dans son igloo, il était assis à même la glace, entouré d’osselets, de défenses de morse recouvertes de tissus multicolores, de peaux tendues gravées de signes étranges, tout le reste de l’espace était nu, une lumière bleutée traversait les parois, pourtant épaisses, et lui faisait visage inquiétant. Les yeux fermés il psalmodiait des mots sans suite, et son visage tanné, finement ridé, disparaissait sous une capuche épaisse. Un filet de lumière blanche filtrait entre ses paupières, ses yeux révulsés étaient tournés vers l’ailleurs. Il ne vit pas entrer la jeune femme, mais il sut qu’elle arrivait bien avant qu’elle n’apparût. Sakari était grande et svelte pour une Inuit, ses pommettes hautes et ses yeux gris en amande détonaient eux-aussi. Elle ôta sa capuche en frissonnant. Ses longs cheveux noirs glissèrent sur sa nuque.

L’igloo était ouvert à tous vents, il y faisait aussi froid qu’à l’extérieur, mais cela ne gênait pas Amarok. La chaleur attirait les mauvais esprits, elle faisait bouillir le sang et aveuglait le regard intérieur disait-il à ceux qui s’en plaignaient. Sakari enfonça ses mains dans les manches fourrées de son manteau de peau, attendant, patiente et silencieuse, que le vieil homme la regarde avec les yeux de l’esprit.

Il soupira profondément, fit rouler quelques os dans sa main, et sans relever les paupières, il marmonna d’une voix rauque : “L’enfant blond m’a dit que tout allait bien”. Puis il replongea dans sa méditation. Sakari ne comprit pas, mais n’en demanda pas plus. Elle se leva et sortit. Rassurée.

Le blizzard s’affaissa d’un coup, les nuages noirs se délitèrent, les flocons remontèrent comme aspirés par le ciel, le soleil immortel réapparut, Agaguk se releva en remerciant Nuliajuk. Le village était devant lui, les dômes arrondis des igloos luisaient sous le soleil rasant. Personne ne le voyait, pourtant il était là le petit Prince, assis en tailleur au dessus des coupoles lactescentes, il suivait Sakari du regard tandis qu’elle luttait à demi courbée contre le vent coupant. Le soleil réverbéré entoure l’enfant fragile d’un halo aveuglant. Mais Sakari ne le voit pas.

Quand elle entre dans l’igloo, Agaguk est là, allongé tout habillé sur une épaisse couche de peaux, le souffle court, le visage écarlate. L’air est chaud, la jeune femme sent le sang lui brûler le visage et lui mettre le cœur à éclater. Sans un mot, elle s’allonge sur l’homme qui l’entoure de ses bras à lui fêler les côtes. Dans son ventre, elle sent une grande fleur vivante, le cœur rouge auréolé de lourds pétales jaunes, charnus, veinés de couleurs changeantes, qui palpite doucement. Ils rient en silence.

Demain Agaguk s’en ira à la rencontre de la grande baleine bleue, et Sakari pleurera sans qu’il n’en sache rien. Pisugtook le borgne, c’est certain, à l’affût, ne sera pas loin …

Le petit Prince a retrouvé sa place sur la branche droite de l’étoile. Les âmes avancent, il est satisfait. Quelque part, les avatars divins s’entredéchirent.

SAGESSE ET BEAUTÉ.

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Walter Gramatté. La grande peur. 1918.

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Sa canne à pêche plongeait toujours dans le vide intersidéral et son bouchon de pur diamant flottait, immobile, dans le néant. Mais le petit prince avait déserté la branche droite de l’étoile polaire, une envie subite d’aller faire un tour sur Sirius l’avait éloigné de son logis. Sirius, il y avait trimé tout à la fin de ses pérégrinations, avant que le « M en U » ne le garde près de lui. Il avait durement travaillé pendant des millénaires avant qu’il fut autorisé, la boucle étant bouclée, à quitter le chemin scabreux qui mène à l’immortalité. L’étoile la plus brillante de la Constellation du Grand Chien avait été le théâtre subtil de son ultime incarnation. Ses dernières expériences, dans cette atmosphère plus brûlante que la lave de mille millions de volcans éructant, avaient été terribles, émouvantes et définitives. Sirius le centre, le coeur, l’athanor, le sommet du « M en U » a de tous temps, des plus reculés aux plus contemporains, tenu une place importante dans les mythologies, les sociétés secrètes, les écoles de sagesse de toutes « obédiences ». Dans le symbolisme, cet alphabet mystérieux donné aux hommes pour les aider à appréhender, un peu, par intuition plus que par raison, le sens des épreuves qu’ils ont ou auraient à traverser et à comprendre, Sirius a occupé et occupe toujours une place essentielle, pour ne pas dire primordiale. Car Sirius, soleil spirituel invisible derrière le soleil physique, est le lieu du passage.

Le petit prince aimait particulièrement Sirius, il adorait y baguenauder, au plus près des très hautes vibrations du « M en U ». La lumière que dégage cette étoile géante, face à laquelle Phoebus n’est qu’un nain, aurait atomisé l’humain de chair ordinaire, mais pour un avatar de deuxième catégorie comme l’enfant translucide, elle n’était que douceur. Les vents incandescents qui s’y affrontaient auraient momifié dans la seconde le plus intrépide des cosmonautes, mais pour l’enfant fragile ils n’étaient que zéphyrs.

Or donc le petit prince planait dans l’intolérable atmosphère de l’étoile, il filait bien au-delà de la vitesse de la lumière, apparaissait ailleurs quand il était encore là, car il avait, entre autres merveilles, le don d’ubiquité. En fait il venait visiter les rares âmes qui terminaient ici leurs périples. Sur Sirius ils soldaient leurs comptes et subissaient les dernières épreuves avant de changer de nature et d’accéder à la première hiérarchie supérieure, celles des « Anges gardiens » selon la terminologie humaine, ou pour le dire autrement, celle de la quatrième branche du chandelier. Sirius n’avait rien à voir avec la densité terrestre, c’était une boule de gaz, qui n’avait donc pas de sol, une mince couche d’atomes argentés lui tenait lieu de croûte, une pellicule si lumineuse qu’un soudeur confirmé y aurait succombé et la moindre fourmi l’aurait traversée à peine aurait elle atterri.

Sagesse le belle, drapé(e) dans un vortex rouge feu, tournoyait sur (lui)elle-même, Beauté la magnifique, tapi(e) au centre d’une sphère verte rutilante, louvoyait entre les langues d’énergie pure qui jaillissaient du coeur de l’étoile en fontaines d’un bleu cristallin. Oui le langage humain peine à dire qu’ils étaient masculins/féminins à parts égales, amour et haine indistincts, splendeur et laideur embrassées, assumées, dépassées. Ils n’étaient plus qu’esprits débarrassés des contingences et leurs derniers atomes grossiers crépitaient avant de disparaître en fumée sous les ardeurs réitérées de Sirius la purificatrice finale. Dans leur dernière ronde expiatoire les âmes en partance se frôlaient, s’accouplaient parfois d’étrange façon. Entre les parois en continuel mouvement de leurs véhicules immatériel, le petit prince entendait leurs chuchotements. Ils parlaient déjà la haute langue, informe aux oreilles des mortels, la langue qui précède le silence de la compréhension totale, la langue de l’éternité à venir, cette langue insonore, somme de toutes les musiques, de toutes les sciences, de toutes les pensées et bien plus encore, la langue de la fusion définitive. Et cet aboutissement post atomique enchantait l’enfant radieux. Déjà, il le savait, Sagesse et Beauté dont les perceptions s’affinaient, pouvaient par instant l’apercevoir. Alors la musique des sphères, l’inaudible mélodie, les unissaient en félicité. Quelques secondes, avant que l’éternité ne s’installe, ils riaient d’un seul rire et les étoiles les accompagnaient en clignotant.

Et Sirius palpitait comme un coeur d’opale, et les vortex dansaient, et l’enfant fragile battait la mesure en les accompagnant du bout de l’âme, son enveloppe rutilait, et de son regard pur jaillissaient en gerbes multicolores des arcs-en-ciels de pierreries qui cliquetaient délicieusement, et le Grand Chien étincelait plus encore qu’à l’habitude dans les profondeurs insondables de l’espace.

Par instant sur les robes mouvante des êtres en mutation les visages qu’ils avaient portés durant leurs périples, apparaissaient, flamboyaient et s’évanouissaient tout à tour. Sur la soie diaphane de Beauté, Florentine, Lui, Zanca, Wahiba, Jézabel, sur l’organsin moiré de Sagesse, Ysoir, Thibault, Béranger, Hellgerd, Hector et d’autres encore, irradiaient, pulsaient, avant de s’éteindre pour que d’autres s’allument. Leurs visages apaisés avaient la beauté des statuaires anciennes, ils ne souriaient pas mais leurs douleurs s’en étaient allées.

Hector se réveilla en sursaut, le corps en sueur mais l’âme en délices. Rêve ou cauchemar, il ne savait pas. Sagesse, Beauté, Sirius, petit Prince, « M en U » ?! Pourtant quelque chose en lui souriait.

Jézabel avait traversé les mêmes étranges eaux, entre veille et sommeil, très loin, mais en même temps que Hector dont elle ignorait l’existence et réciproquement. Tout comme le garçon perdu quelque part dans le bush australien, la jeune femme, allongée nue dans la nuit douce, du côté de Saïpan, la plus grande des îles Mariannes, était troublée par cet étrange caucherêve effrayant. Elle était partie pour un tour du monde très particulier. Comme ça, un soir de grisaille suicidaire, l’envie lui avait pris de traverser, éprouver, ressentir les monstruosités perpétrées par les hommes au cours des âges et dans tous les cloaques du monde En cette année 1933, certes elle ignorait ce qu’un avenir proche réservait à l’Europe, le monstre pointait à peine le bout de sa folie, mais l’histoire de l’humanité avait déjà été si riche en crimes atroces qu’elle avait largement de quoi remplir son année. Et se dire que somme toute, sa vie larmoyante était paradis comparée aux enfers visités. La veille elle s’était penchée au bord de la falaise, là où onze ans plus tard plus de mille civils japonais, fuyant l’avancée des Marines américains, se jetteront dans le vide. Les Mariannes, elle les avaient choisies, entre deux abominations, pour se reposer un peu. Elle se demandait bien pourquoi ces falaises, au bas desquelles la mer rugissait sous un très fort vent, l’avaient attirée. Sous les rafales qui remontaient les embruns de plus de cent mètres, des embruns qui lui fouettaient le visage et lui salaient les lèvres, elle avait été prise d’une inexplicable nausée et il s’en était fallu de peu qu’elle ne saute dans le vide. Les yeux grands ouverts dans la nuit tiède, elle se dit que ce songe bizarre était à la mesure de qu’elle avait ressenti au bord du vide, en haut des falaises. Et cela la rassura.

Hector, complètement réveillé, était sorti de sa tente. L’aube nappait de gris pâle l’horizon désespérément vide. Seuls quelques arbustes rabougris, accrochés à la peau du bush comme des tiques au cuir d’un chien, rompaient à peine l’aridité plate du paysage. Quand il se passa la langue sur les lèvres, il fut surpris par les cristaux de sel qui craquèrent sous ses dents. Au même instant une bourrasque soudaine traversa le bush et lui embruma le visage. Et sur l’horizon qui orangeait maintenant, il crut voir passer une île du Pacifique, ses nuages de coton effilé et ses falaises abruptes. Le jeune ethnologue se demanda s’il ne perdait pas la boule.

Dix ans plus tard, une pluie d’obus écrasait Le Havre. Hector et Jézabel mouraient serrés l’un contre l’autre, fous d’amour et morts de peur. Amour et peur se décuplent l’un-l’autre. D’origine juive tous les deux, ils s’étaient rencontrés un mois auparavant sur une route de campagne, alors qu’ils fuyaient Paris, les rafles sauvages et les loups gris.

Les temps parfois se télescopent étrangement. Les êtres toujours ignorent ce qu’ils sont, où ils vont, ce qu’ils veulent et ce qui les attend le long des arcanes du temps …

JUANITO ET GELSOMINA.

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Le Titien. Paul III.

 

La marmaille piaillait dans la courée. Il pleuvait, les marmousots jouaient dans la boue et se roulaient dans les eaux fangeuses et chaudes en ce quinze Août 1525. La douzième fut expulsée comme une balle, à la première poussée. Elle tomba en hurlant avant d’avoir touché terre. A peine le cordon coupé d’un coup de dents, sa mère s’assit dans une bassine d’eau fraîche, se lava rapidement, rabattit ses jupes et jeta l’eau rougie dans la cour au milieu des enfants.

Dans les rues de Naples, la soldatesque de François 1er venait de pénétrer. Les femmes furent normalement violées, sans que cela trouble pour autant la vie ordinaire de la cité. Pendant ce temps-là, François prenait une raclée à Pavie.

Addolorata frotta son bébé vigoureusement. A la paille fraîche. Dieu qu’elle est laide pensa-t-elle ! La petite fille était anormalement robuste, elle avait un visage disgracieux, un torse boudiné et les membres bien trop courts. Elle fut prénommée Gelsomina. Sans raison, simplement parce que sa mère trouvait ce prénom aussi laid qu’elle.

Addolorata était cuisinière dans un bouge d’un quartier populaire, elle était connue pour la façon qu’elle avait d’accommoder les pâtes, et les fettucine Addolarata furent célèbres ces années là chez les pauvres. Mais la recette disparut quelques années plus tard, à la mort brutale de la cuisinière poignardée par un marmiton éconduit.

Gelsomina grandit, mais très peu, au milieu de ses frères et des détritus. A quinze ans elle culminait à un mètre dix-sept, quand elle arriva en Andalousie après avoir nageoté jusqu’au rivage. Cette année 1540 fut une année torride, dite xérothermique. Gelsomina traînait dans les ruelles crasseuses de Naples quand elle fut enlevée, on se demande bien pourquoi, par un rôdeur oisif, et affamé de surcroît. Il l’entraîna dans un coin sombre et la baisa de partout, histoire de la calmer un peu. Mais la naine furieuse le mordit si férocement à l’entre-jambe, qu’il s’en débarrassa prestement sur le port, et s’enfuit en boitillant sans demander son reste. Un marin moitié pirate l’embarqua de force sur un navire, il fallait bien remplacer à peu de frais le moussaillon, mort la veille d’un coup de surin, dans une ruelle borgne non loin du quai. La petite fit la souillon à bord, elle fut aussi définitivement déniaisée, et même carrément alésée, par l’équipage au complet. Mais à tour de rôle. C’est dire que la traversée fut instructive. Quand elle fut jetée à la mer au large des côtes espagnoles son éducation, certes un peu rude, était terminée.

En 1540 Paul III était pape. De son nom Alessandro Farnèse, c’était un pape comme les autres, bisexuel et amateur de jeunes garçons. Sous son pontificat l’Inquisition se porta bien.

Or donc la Gelsomina gonflée d’eau salée échoua sur la plage. Elle prit le temps de vomir et de se vider complètement de cette eau saumâtre inutile. Certes cela lui piqua bien un peu les muqueuses, mais le sel corrosif lui évita d’autres maladies, de celles que l’on dit honteuses de nos jours mais qui n’étaient à l’époque qu’infections courantes. Cela ne gênait personne. Fallait en profiter, on ne vivait pas très vieux de toute façon.

Adonques Gelsomina retrouva ses courtes jambes vigoureuses, et s’enfonça dans les terres. Elle mendia sur le chemin, satisfit quelques larrons de passage, de quoi se faire un petit pécule, pour se retrouver enfin à Grenade. En 1540, l’Andalousie fut à la canicule ce que le four sidérurgique est au four de cuisine. La napolitaine était devenue une dure à cuire, habituée à la vie rude, aux chaleurs italiennes et aux corps en éruption. L’extrême chaleur ne l’importuna que peu.

Un soir d’hiver de l’année 1524, une nuit glaciale, dans un de ses châteaux perdu quelque part en Espagne, Charles Quint a vingt cinq ans. Il est plutôt laid, il a le menton pointu, il est franchement prognathe, et ses cheveux raides tirent sur le roux. Non pas un roux franc, flamboyant, un roux de conquérant, mais un drôle de rouquinos pas franc. L’empereur est frigorifié, il est tard, il a faim, il entre dans l’immense cuisine du château sans frapper. Surprise, la jeunette à quatre pattes qui frotte le pavé devant la rôtissoire luisante de graisses et de sucs de volailles odorantes, sur le point de pousser un cri de frayeur bien légitime, se ravise quand elle reconnaît le jeune monarque. Sur l’une des broches un faisan oublié continue de tourner sur la braise encore vivante. Sur une autre deux poulets dorés à point laissent suinter de leur peau craquelée un jus appétissant. Charles n’hésite pas, il arrache l’une des volailles d’une main, de l’autre il relève la jupe de la donzelle, puis il mord dans la chair chaude et juteuse du poulet, tandis qu’il embroche la servante, chaude et juteuse elle aussi, d’un coup net et bien centré. Une embrochée de plus en cuisine. Rien de bien extraordinaire en somme.

A quatorze ans Juan le bâtard se portait à merveille. Il se nommait Bandino, du nom de sa mère. Charles, qui pour être empereur savait ne pas manquer de coeur, mettait un point d’honneur à assurer le confort du résultat de ses nombreuses embrochades, ainsi que celui des embrochées. Aussi Juan fut-il anobli très tôt. Élevé au titre de Duc de Gracioso y Jerez y Amontillado. Le jeune homme prospérait dans un somptueux palais au coeur de la ville. Il n’avait aucune responsabilité, si ce n’était celle de faire convenablement le Duc, et de tenir son rang lors des cérémonies et fêtes diverses auxquelles il était convié. Autrement dit, Juan s’ennuyait à mort. Un matin de déprime profonde, il s’habilla de peu pour s’en aller errer comme un quidam ordinaire dans la ville. Juan le triste – on l’appelait ainsi sans qu’il le susse – s’en alla badauder au hasard. Le jour pointait à peine le bout de sa lumière, tout était encore au mieux gris, mais plutôt très sombre le plus souvent. C’est ainsi qu’il s’étala au détour d’une rue étroite pour se retrouver, le nez dans la pisse qui coulait au milieu, le pourpoint déchiré sur les arêtes coupantes du sol dallé, à demi assommé, avec des oiseaux dans la tête. On peut être Duc, se balader incognito, et se faire crocheter la savate par une naine, abrutie de fatigue, écroulée au pied d’un mur dans une ruelle sans nom. Le sort est le sort, et parfois il faut bien qu’il s’amuse un peu !

Gelsomina, les fesses encore meurtries par les nombreuses accolades qu’elle avait endurées, les muscles courbaturés par le long chemin parcouru et par les multiples embûches rencontrées, hurla comme la naine antipathique qu’elle était. Juan eut la peur de sa jeune vie.

En ce temps-là tout seigneur se devait, non pas seulement d’étaler ses richesses à tout va, non, mais bien d’avoir à son service exclusif, luxe suprême et signe de grand pouvoir, un fou, un bouffon, si possible d’une laideur supérieure à celle de son maître, un être difforme richement vêtu mais de façon excentrique, et qui avait le droit et le devoir (privilège extraordinaire en ces époques absolues) de claquer le bec à son suzerain aussi souvent que nécessaire. Quand il vit la raccourcie boudinée, Juan la voulut à son service. Elle accepta avant même qu’il eût fini de formuler sa proposition. C’est que Gelsomina était loin d’être une demeurée. Laide, difforme certes, mais il fallait bien qu’elle eût été finaude, et même intelligente, pour être encore en vie.

Très vite elle supplanta l’avorton en titre. Joselito Gonsalves la dépassait d’une demi-tête, il était aussi large que haut, car le bougre enfournait tout ce qui lui passait devant le nez qu’il avait à hauteur de table. A longueur de journée. Forces rasades d’un vin épais et fort faisaient passer viandes, volailles, pâtisseries, fruits, pains et autres douceurs grasses ou sucrées qu’il enfournait mécaniquement. C’est dire qu’il était constamment entre deux eaux. Sa voracité était bien connue, il était gros comme un verrat, et sentait fort. Outre sa corpulence, il affichait une pilosité hors du commun qui le recouvrait des pieds jusqu’au ras des yeux, des yeux vairons, l’un était noir et l’autre vert olive. Ses paupières étaient si lourdes qu’elles ne laisser filtrer qu’un filet de lumière. Cette particularité rendait son commerce difficile et inquiétant, parce qu’il était presque impossible de capter son regard. A l’avenant ses traits étaient masqués par une barbe hirsute, couleur de cendre, dont les poils, collés par les reliefs de sa gloutonnerie, faisaient se détourner les regards.

De sa voix haut-perchée il voulut d’entrée ridiculiser Gelsomina, en la comparant à une poule naine déplumée, interrompant Juan qui la présentait à sa cour. Deux trois rires brefs, sans plus, saluèrent sa mauvaise saillie. Puis un long silence suivit, que la rase-mottes se garda bien de rompre. Elle l’ignora superbement, releva le menton, et s’adressa à la courtisanerie. Elle parla longtemps. Personne ne pipait, et Juan se souriait finement à lui même, satisfait qu’il était d’avoir eu grande intuition, sans réfléchir plus avant, en s’accaparant la difforme.

Et là soudainement Gelsomina se découvrit un talent naturel, elle raconta l’histoire de sa petite vie joliment, l’embellissant beaucoup, mais en prenant soin de la garder crédible. Régulièrement elle remercia Dieu de l’avoir aiguillée sur son chemin, de lui avoir infligé des épreuves toujours plus difficiles, jusqu’à ce qu’elle gagne le droit d’être là, devant eux tous, saine et sauve dans ce beau palais de Grenade. Puis elle s’inclina devant le Duc, le plus gracieusement possible, en le regardant humblement, elle l’assura que le divin l’avait choisi lui aussi, pour qu’il l’accueille en sa prestigieuse demeure. A vie elle lui sera reconnaissante, et trois fois par jour elle priera pour lui ! Elle était sa chose, elle le servirait fidèlement. Les courtisans les moins aguerris en eurent les larmes aux yeux, une dame aux riches atours lui offrit une bague. La nuit tombait, ils se mirent à table, Gelsomina voulut s’asseoir aux pieds du Duc pendant le festin. Une heure passa. Juan se pencha vers elle, lui tendit la main, et la fit siéger non loin de lui. Toutes les prétendantes, qui riaient comme des crécelles pour attirer le regard du Duc, boudèrent. Mais la magotte, fine mouche, les visita une à une les jours suivants. A coups de mots sucrés, de quelques privautés – certaines ne détestaient pas tribader – , et surtout de confidences cruelles, elle fit en sorte qu’elles lui soient redevables.

Gelsomina ne se reconnaissait pas elle même ! Sa nouvelle situation près du Duc l’avait transformée. La peur, la crainte du lendemain, l’insécurité dans lesquelles elle avait vécu jusqu’alors s’étaient évanouies. En quelques jours, après avoir frôlé la mort, elle se retrouvait dans une situation inespérée. Rassérénée la gnomette fleurissait, au fond de son être des qualités insoupçonnables s’épanouissaient.

Juan n’était pas peu fier. Les répliques tranchantes et drôles de la petite le mettaient aux anges. Pour la première fois de sa jeune existence il avait près de lui quelqu’une qui ne mentait pas pour lui plaire. Elle lui devint très vite indispensable. Le « Juanito » familier et insolent dont elle l’affubla lui plut, seule sa cour, interloquée, ricana un peu, cancana même, mais cela s’apaisa d’un coup quand « Gelso », comme le Duc l’avait baptisée, ridiculisa les quelques imprudents rieurs. On fit aménager une chambrette, séparée par une simple draperie, au fond de celle de Juan, il la voulait proche, même la nuit.

L’hiver vint d’un coup, il neigea pour la première fois de mémoire d’homme. On brûla des chênes entiers dans les grandes cheminées du château. Peu habitués à de tels froids les plus pauvres moururent.

Enfoui sous des monceaux de laines épaisses et de fourrures exotiques sa Seigneurie grelottait, la chambre était aussi sombre que les pensées du Duc qui ruminait en silence. Dehors le vent sifflait. Un blizzard sibérien soufflait sur Grenade. Par la fenêtre aux bords mal joints l’air entrait par bouffades et refroidissait la pièce. La température n’était supportable qu’au ras de la cheminée, où le feu ronflait comme un soudard aviné. Gelsomina disparaissait sous une montagne de couvertures colorées, une peau d’ours brun de grande valeur la réchauffait à même la peau, elle se sentait bien, et souriait en silence dans la pénombre. Elle n’était pas inquiète, et ne priait pas, derrière sa dévotion de façade la mécréante avait perdu Dieu en même temps que sa virginité. Les yeux clos elle souriait, mais luttait contre le désir. Un désir de plus en plus présent, qui mettait la fougue de la petite à rude épreuve. Juanito n’était qu’à quelques mètres. Elle sentait bien qu’il était seul, triste et gelé …

Dans le plus simple appareil d’une naine énervée arrachée à sa couche, elle sautilla jusqu’au baldaquin ducal, réprima un cri au contact de la pierre froide, et sans faire plus de bruit qu’une oiselle charnue qui s’en va boire à la rivière, elle parvint au pied du lit. Mais la peur la prit. Elle recula jusqu’au tapis de laine haute étendu devant la cheminée, le feu ronflait comme un géant endormi, les bûches énormes, bien plus grosses qu’elle, craquaient, envoyant de tous côtés un vrai feu d’artifice de braises rouges et de cendres légères. Elle s’assit, nue, face au feu.

Juan n’en croyait pas ses yeux, il sentit que ses rêves secrets venaient de prendre vie. Là, à quelques coudées, le petit dos puissant de Gelso, dénudé, si blanc dans la pénombre ne lui tendait pas les bras qu’elle avait écartés, paumes ouvertes face au feu lumineux, rouge, jaune et bleu. La chaleur lui revint d’un coup, jusqu’à lui mettre le bas ventre en éruption. De dos la caille était dodue, ses fesses, replètes mais fermes, à demi enfouies dans la laine, lui mirent l’eau à la bouche. Depuis sa rencontre avec Gelsomina il s’était refusé à admettre l’évidence, mais à ce moment précis il ne put que constater, il la désirait férocement. L’aimait-il, il lui sembla que ça y ressemblait bien. Il n’avait jamais ressenti cela, cette douceur, ce trouble délicieux, bien plus agréable que le simple désir animal. Une rosée tiède perla au bord de ses paupières, il soupira en silence, s’enfouit dans la chaleur de son lit, en priant le ciel qu’il lui vienne l’envie de le rejoindre.

Les flammes dansantes hypnotisaient l’avortonne, et la chaleur courait sous sa peau, son ventre pleurait en silence, dans son dos Juan était si proche. Sa nature fougueuse reprit le dessus, elle se retourna, dans le fond de la chambre la couche du Duc faisait le gros dos et ressemblait à un animal de conte pour enfant. Un de ces contes qui font peur et plaisir à la fois. A quatre pattes, ses seins lourds rasant le sol, elle fila jusqu’au lit, et se faufila doucement entre les draps blancs. Puis elle s’allongea sans bouger entre les jambes de son seigneur. Le long de sa joue droite le braquemart ducal dépassait d’un bon quart. Elle s’affaira, Juan gémit en balbutiant des mots qu’elle ne comprit pas.

HALLGERD ET NJÁLL.

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Odin avec Hugin et Munin.

 

 Couvertes de landes basses la plaine se coule entre deux collines surmontées de rochers de granit à demi délités par les vents infernaux du nord. Au sommet de l’une d’elle subsiste, aiguë comme une lame finement affûtée, une pointe de pierre grise piquetée de taches blanches et de lichen verdâtre. Là-bas les vents sont si forts que des hommes deviennent fous. Au plein milieu de cette étendue plate, un vieil arbre au tronc épais, tordu par la furie des bourrasques et des hivers mortels, pointe ses quelques branches noires et tourmentées qui semblent égratigner les nuages épais, courant à vive allure dans le ciel bas, comme une horde d’ours affolés.

Le torse penché, les poings bandés de toile grossière, Njáll frappait en cadence, de toutes ses forces, le tronc noueux de l’arbre. Qui ne bougeait pas. Les bandelettes rougissaient à mesure qu’il cognait, les os blancs de ses jointures apparaissaient, mais il ne faiblissait pas, respirant bouche ouverte, éructant et grognant. Parfois il hurlait pour surmonter la douleur et frapper plus fort encore. Son torse ruisselait malgré le vent froid déchirant. L’homme n’était pas grand mais bien campé, et ses jambes courtes, musculeuses, collées au sol comme des sangsues au dos d’un animal rétif, maintenaient fermement son poitrail large aux pectoraux épais. Ses bras bourrelés de muscles sculptés et ses épaules rebondies s’activaient sans faiblir. C’était un combat sans enjeu, il le savait, l’arbre vivant ne broncherait pas, ne frémirait même pas. Le vieux frène dégageait un halo bleu électrique et vibrant qui enveloppait le guerrier en furie pour lui redonner courage et force. Le jour baissait quand Njáll s’affaissa, il soufflait comme le vent d’Odin à son paroxysme, et son haleine chaude sortait de sa gorge en longs jets de brouillard. Il but d’un trait l’eau de sa gourde de peau puis s’agenouilla un instant pour se recueillir devant l’arbre en remerciant Yggdrasill. Ses longs cheveux roux collaient sur son front, ses yeux gris foncé, agrandis par ce long combat contre lui même, fixaient l’horizon sans rien voir, sans rien entendre d’autre que les battements violents de son coeur déchaîné. Njáll était un homme mature, un víkingr respecté de tous d’un bout à l’autre de cette terre rude, peuplée en cette année 823 de clans toujours en guerre larvée. Héritier d’une lignée de Jarls, il régnait sur une petite communauté, une des plus petites de la région, redoutée pourtant, tant Njáll et ses guerriers étaient connus pour leurs qualités physiques et leur férocité au combat. On disait d’eux alentour qu’ils ne reculaient jamais. En ce temps là, le roi Horik 1er régnait sur le Danemark mais les Jarls en faisaient à leur tête, et le souverain qui devait chaque jour défendre son trône contre les chefs de clans affamés de pouvoir, prenait garde de n’avoir pas à affronter Njáll le fou et ses guerriers sanguinaires !

Vingt ans auparavant – il n’avait que vingt ans – mais déjà son courage au combat, sa force et sa résistance avaient dépassé les limites du village, il avait déjà dévoré plusieurs loups et cloué quelques évangélisateurs à son tableau de chasse. Quelques raids aussi. Au village le Jarl vieillissant sentait venir sa fin, la nuit, les valkyries lui parlaient à l’oreille, il avait bien oeuvré et Odin l’attendait. Alors il regardait Njáll, cela le rassurait. Il lui succéderait, il le pressentait. Thor veillerait sur lui.

Au village les femmes, jeunes et vieilles, craignaient Hallgerd, sa parole toujours respectée, ses ordres prestement exécutés. C’était une Armide, une enchanteresse de naissance, si brune, que les nuits sans lune elle se fondait dans l’obscurité, quand elle allait rejoindre, dans une grotte proche, un sorcier sans âge qui conversait avec les dieux. Il lui enseigna les mystères de la nature, les bienfaits et méfaits des plantes, la médiumnité, le pouvoir d’entrer en contact avec les animaux et lui confia, un peu, des secrets des forces indicibles et les potions magiques qui rendent vigueur et santé aux humains affaiblis. La jeune femme buvait les paroles du vieil homme et s’en imprégnait sans difficulté.

Hallgerd maniait aussi la hache et l’arc, avec une dextérité telle que même les hommes s’en méfiaient. De taille moyenne, sa chevelure noire qu’elle ne coiffait jamais, flottait au vent par tous les temps, ses yeux couleur de basalte gris vert tranchaient sur sa peau mate et sans fard, son corps robuste et souple à la fois ne manquait pas de cette grâce féline qui attire les regards et déclenchent les torrents d’amour et de haine. Elle aimait plus que tout enlacer d’un bras la proue effilée du snekkja en partance pour une expédition éclair et sentir monter dans son corps offert les ondulations enivrantes de la mer. Ses longs cheveux dansaient au vent comme un oriflamme funeste et les moines des monastères côtiers s’enfuyaient à la vue de cette diablesse caparaçonnée de cuir tanné à même la peau.

Njáll le pataud la bousculait souvent, cherchant à la séduire et cela finissait toujours en combats acharnés, ponctués de rires féroces et d’enlacements brutaux. Une nuit, sous la tempête qui rudoyait le snekkja, à l’écart des hommes rassemblés autour d’un feu de misère, Hallgerd se dénuda et d’un bond chevaucha Njáll, le maintenant fermement au sol entre ses cuisses serrées. Elle le chevaucha comme une furie. On eut dit Nerthus enfourchant Njörd. Ce fut un moment de jouissance animale, furieuse, l’union d’un loup et d’une goule d’amour qui leur vida les reins et leur fit fondre le coeur.

Ils se marièrent au retour, le Jarl se mourrait mais la fête dura des jours, la bière et l’hydromel coulèrent jusqu’à la mer, des hommes se noyèrent, des femmes enfantèrent sous la tempête, le froid était si vif qu’il fut plus fort que le vent, et la mer se figea, et les vagues gigantesques, grandes comme des volcans glacés, arrêtèrent leur course, donnant aux hommes le spectacle effrayant des enfers à rebours.

En vingt ans trois enfants étaient morts en bas âge, une fille et un garçon avaient survécu aux rigueurs du temps. Hallgerd et Njáll étaient amants, jumeaux, nécessaires l’un à l’autre comme les deux coquilles d’une même huître. Ce n’est pas qu’ils s’aimaient, non c’était plus encore, ils sentaient confusément qu’aucun d’eux ne pourrait survivre au départ ou à la disparition de l’autre. Et cela était leur seule faiblesse. Secrète. Eux le savaient intuitivement mais ils évitaient d’en parler et s’acharnaient à enkyster cette éventualité terrifiante au plus profond de leurs crânes épais. Hallgerd cauchemardait souvent la nuit, elle errait dans une forêt hostile peuplée de diables rouges et de monstres noirs, perdue, épuisée elle appelait Njáll, en vain, l’horreur se rapprochait, elle avait beau courir, tailler à coups de hache, rien n’y faisait, à chaque mort de l’une d’entre elles, les bêtes hideuses se multipliaient. Elles finissaient par l’encercler, une gueule plantée de crocs sales lui taillait la gorge, une autre lui cisaillait le ventre quand elle voyait enfin, entre les arbres morts, grossir la silhouette de Njáll. Mais elle mourait, exsangue, et son cri se noyait dans un dernier long jet de sang. Elle se réveillait en nage, la gorge douloureuse d’avoir hurlé, à son côté, Njáll silencieux lui caressait le front en murmurant des mots tendres. Mais elle se tournait vers lui et lui mordait durement le sein.

Njáll ne rêvait pas, mais il lui arrivait de rester prostré, à demi nu, les poings en sang, les jointures à l’os, silencieux, le souffle court, au pied d’un arbre perdu, là-bas dans les landes, entre les collines.

BLANCHE ET STANLEY.

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Le Kilimandjaro avait disparu dans la brume. Ils s’arrêtèrent, ils n’y voyaient plus goutte et la chaleur humide les étouffait. Seuls les cris rauques des singes hurleurs accrochés aux branches touffues des grands arbres invisibles les rassuraient. Oui la forêt continuait à vivre, la ouate avait gommé le monde des humains mais la faune n’en avait cure. Autour d’eux ce n’était que reptations gluantes, bruits secs de branches cassées, claquement de la pluie sur les feuilles, feulements étouffés et piaillements criards.

L’atmosphère était torride, pourtant Blanche grelottait. Elle était complètement trempée, sa longue chevelure rousse, si généreuse, tombait en queues de rat, lui amaigrissant les traits, ses yeux gris lui mangeaient le visage qu’elle avait pâle malgré le semis de taches de rousseur qui piquetait ses pommettes hautes. Ses lèvres, ordinairement roses, tremblaient, elles ruisselaient et pâlissaient peu à peu jusqu’à blêmir. Elle crut qu’elle allait fondre et se dissoudre dans la terre grasse, elle se sentait lentement absorbée par les forces affamées de la nature. Un bras entoura ses épaules tandis qu’une voix douce murmurait à son oreille des mots qu’elle ne comprit pas tout de suite mais qui la ramenaient lentement à la conscience. Stanley, tout aussi liquéfié, faisait de son mieux pour la réchauffer. Ses grandes mains noueuses la frictionnèrent vigoureusement. Il l’avait serrée contre lui et sa chaleur la gagnait peu à peu, il était si chaud, si tendre, si aimant, plutôt que de se diluer dans le sol, elle aurait voulu mêler ses chairs à ses os et disparaître en lui. C’était chez elle, depuis toujours, un fantasme récurrent. Qu’il l’absorbe, qu’elle devienne sienne, que leurs cellules se mélangent à ne plus pouvoir les distinguer, qu’elle meure pour renaître en lui, avec lui, qu’ils ne soient enfin plus que deux en un. Le visage sombre de l’homme s’écarta du sien, il riait. Perdue dans son rêve de fusion elle n’avait pas entendu, mais elle s’esclaffa avec lui. Elle se noya dans ses yeux quand elle réapparut à la surface du monde, des yeux sombres comme le ventre de la terre, noyés dans une barbe ténébreuse et épaisse, dense comme les forêts alentours, des yeux lumineux pourtant, qui ne brillaient que pour elle à l’instant où le soleil perça le brouillard. La pluie avait soudainement cessé et la végétation dense brillait de toutes ses feuilles. En une seconde le paradis venait de détrôner l’enfer.

Une semaine auparavant ils ne s’étaient jamais vus.

Stanley métis anglo-indien avait quitté l’Europe et la Légion en 1900. Successivement placier dans les milieux financiers un peu louches de Londres, puis voyou de petite envergure, il avait accumulé les délits et s’était retrouvé dans la Légion Étrangère, baroudant quelques années dans les colonies françaises d’Afrique. Il avait déserté le 31 décembre 1899 sans armes ni bagages, pour se retrouver, après un périple incertain en Afrique de l’est, sous protectorat allemand, dans un village sans nom au pied du Kilimandjaro. C’est ainsi qu’il s’était auto proclamé guide, le seul guide blanc du coin. Au début du siècle quelques européens à la recherche de sensations nouvelles arrivèrent dans la région, et bientôt Stanley se fit une petite réputation dans le petit monde des riches oisifs en quête d’émotions africaines. Il approchait de la quarantaine et ses dents blanches qui souriaient entre ses lèvres pleines, lui donnaient un charme particulier très apprécié des aventurières en dentelles. Son teint buriné par le soleil et sa chevelure noire en désordre ajoutaient à son naturel enjoué un petit côté hollywoodien, devantlequel les belles dames aux ombrelles ajourées se pâmaient volontiers. Stanley vivait surtout de leurs largesses et des quelques courses qu’il menait en moyenne montagne. Car l’homme connaissait ses limites et ne dépassait jamais les lisières supérieures de la forêt pluviale, se contentant, une fois atteints les 2500 mètres, de déboucher sur les prairies broussailleuses d’où ses clients pouvaient admirer les sommets enneigés. Et tous, fiers et ravis, la tête embrumée de souvenirs glorieux, redescendaient bravement au village.

Blanche était arrivée là par hasard. Son père, irlandais bon teint, aimait follement l’Afrique, elle exerçait sur ce grand lecteur une attraction que les aventures de Livingstone et Stanley n’avaient fait qu’exacerber. Il projetait depuis longtemps de voir enfin ce Kilimandjaro terrible, mais deux jours avant le départ, le sort sans doute – plus que le caractère soumis de son épouse, alors qu’il frémissait déjà à l’idée du voyage imminent, une véritable expédition pour ce celte de tempérament casanier – avait bouleversé ses plans ! A sa grande surprise, son épouse fit volte face, et pour d’obscures raisons familiales refusa de l’accompagner. Aussitôt Blanche sauta sur place, dansa autour de son père comme autour d’un totem, le chatouilla, et remporta la place devenue vacante.

Le vent était rouge ce jour là, lourd de poussière de latérite quand Blanche et son père arrivèrent dans ce village sans nom au pied de la montagne. Le soleil au zénith écrasait le relief, et seules les neiges du Kilimandjaro osaient l’affronter, lorsque Stanley, saharienne claquant sous les bourrasques, foulard noué et casque colonial enfoncé jusqu’aux yeux, surgit devant la jeune femme. Elle crut un instant que le dieu des tempêtes se matérialisait face à elle, barbe d’ocre et sourcils maculés de terre craquelée. Apeurée et ravie à la fois, elle lui sourit. Puis il l’emmena, conversant avec son père, devant une cabane de planches et de torchis. « Vous êtes chez vous, départ demain à l’aube » leur dit-il. Dans la nuit le père, fatigué par le voyage, fut prit de fièvres et vomit toute la bile qu’il pût…

Une grosse araignée bleue descendit des arbres et se posa en douceur sur la main de Blanche. Son fil de soie se rompit, et les gouttelettes d’eau brillantes qui l’alourdissaient roulèrent autour de sa carapace. Stanley eut un geste pour la chasser mais Blanche retint sa main. L’aranéide était plus grosse qu’une cerise, ventrue, d’un bleu métallique, couverte de poils noirs, et ses quatre paires d’yeux jaunes la regardaient … crut-elle. Lentement l’animal monta le long de sa veste, s’arrêtant souvent, jusqu’à s’immobiliser sur son épaule gauche. La pluie cessa soudainement et la végétation brilla sous les rayons du soleil qui jouaient entre les feuilles. Un souffle de vent, léger comme une haleine tiède, eut raison de la brume humide. Blanche se retourna. Entre deux troncs, derrière elle, les deux yeux dorés d’un grand singe massif la regardaient. Stanley la serra un peu plus et lui fit signe de se taire. La jeune femme, déboussolée, égarée au tout fond d’un monde inquiétant, trempée jusqu’à la peau, entre l’étreinte odorante de l’homme dont elle sentait la chaleur contre son flanc, l’araignée bleue installée sur son épaule et le regard clair du grand primate au faciès de cuir noir, se sentait pourtant étrangement heureuse. Jamais comme à cet instant précis elle n’avait ressenti avec autant de force trouble le bonheur d’être en vie. Elle soupira doucement et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, le gorille avait disparu, l’araignée était remontée sur son fil. Et Stanley l’embrassait. Elle se dégagea doucement des lèvres douces – le visage lui piquait un peu, la barbe dure avait fait son effet – l’araignée se balançait doucement à hauteur de ses yeux. Elle soupira quand Stanley s’écarta d’elle, se redressa, docilement elle le suivit. La descente fut longue, interrompue plusieurs fois par le primate qui apparaissait régulièrement non loin d’eux. Quand ils sortirent de la forêt le grand singe noir cria plusieurs fois, puis trépigna avant de disparaître.

La nuit suivante, la jeune femme fit un rêve incohérent peuplé de visages inconnus, des hommes en armures ensanglantées, aux visages couturés, aux yeux crevés, galopant sur des chevaux en folie, un moine au regard triste ne la quittait pas des yeux pendant qu’une brute couverte de peaux de bêtes agonisait au pied d’un arbre. Ce n’étaient que hurlements, bruits de glaives entrechoqués et chants liturgiques psalmodiés. Juste avant qu’elle ne se réveille, un enfant fragile au visage translucide se mit à rire aux éclats. Un rire tendre et cristallin. De ses yeux azurins jaillissaient des gerbes de pierres précieuses scintillantes. Autour de lui une myriade d’étoiles constellées tournaient dans un ciel d’encre noire. Au réveil Blanche eut la certitude que sa vie commençait enfin.

JONATHAN ET MARIE-ADÉLE.

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Jonathan était tombé en vie aux confins des Marches de Bretagne. Dans une famille de serfs misérables. Son enfance n’avait été que travaux à la ferme – quelques arpents truffés de granit que Tudin son père décoffra sa vie durant à se rompre le dos – et sur la terre chiche noyée par les eaux froides que le ciel déversait à grands baquets, ne poussaient que poignées de légumes rachitiques, cela calmait à peine la faim récurrente de la couvée de maigriots que sa femme avait enfantés. C’est pourquoi Jonathan trima très tôt. Bien qu’il ne soit pas bête, et plutôt curieux des choses de la nature, il ne savait, pour sûr, ni lire ni écrire. A l’âge de six ans, il fut promu gardien de cochons. Une petite bande ridicule et bruyante qu’il lui fallût, du haut de sa petite taille, apprendre tout seul à dominer. Il baptisa l’énorme verrat Hermeland, un mastoc noiraud tacheté de blanc, et les deux truies – l’une était à demi albinos et l’autre incertaine – que le mâle rudoyait et mordait à chaque fois qu’il les honorait, furent affublées des doux noms de Célestine et Grisouille.

L’enfant passait ses journées, de l’aube à la nuit, à courir dans la lande. Le jour, il disputait aux bestiaux les racines dont ils se nourrissaient en croquant un quignon de pain de seigle rassis aussi dur que noir. A la nuit quand il avait rentré les bêtes, il avalait un brouet d’eau tiède agrémenté de rares feuilles de blettes, et s’écroulait, exténué, sur une paillasse crasseuse. Les porcs, qui logeaient dans la même salle de terre battue que la famille, lui tenaient lieu de chaufferettes. Jonathan connaissait tout des champs, des landes et des bois alentours, il n’avait pas son pareil pour observer la faune, il répondait aux oiseaux qu’il imitait à merveille. Couchés dans la clairière les porcs se taisaient, attendant qu’il veuille bien les ramener au bercail.

Mais ses véritables amours étaient les araignées. Jonathan passait des heures à les observer, et le spectacle des longues pattes courantes, élégantes et fragiles, le long des fils de soie perlés de gouttelettes d’eau translucides qui brillaient comme des opales au soleil levant, ou scintillaient comme mille astres rougeoyants sous les derniers rayons du couchant, lui mettait les larmes aux yeux. Les aranéides couraient sur ses mains, se glissaient sous sa blouse grossière, réapparaissaient le long de son cou, et l’enfant chatouillé, gloussait de plaisir. Sa préférée était une épeire, grasse, à l’abdomen distendu, qu’il surnomma « La belle ». Il battit quelques défenses autour de sa grande toile aux rayons parfaits, cachée au creux d’un épais bosquet, et chaque jour il lui offrait des insectes vivants qu’il capturait dans les hautes herbes. Quand elle n’était pas là, il murmurait son nom et la capricieuse le faisait un peu languir avant d’apparaître, superbe, au centre de sa toile. Alors il la regardait danser, elle attendait sa pitance, son gros corps rouge ocellé de blanc pur tressautait sur ses pattes griffues, et l’enfant croyait parfois voir luire une lueur de joie complice dans l’une de ses quatre paires d’yeux. Ce fut plus tard le dernier jour de la vie de sa belle amie qu’il connut son véritable nom : L’épeire Diadème. Mais il n’eut pas le temps de le lui susurrer à l’oreille en la caressant sous le ventre, comme il prenait plaisir à le faire quand elle venait se mettre en boule au creux de sa main.

Un matin, peu après ses quinze ans, Guillaume Raoul de La Guibourgère, bas-breton seigneur des lieux, escorté d’une escouade d’argousins aux mines inquiétantes, déboucha de la forêt proche et stoppa net sa monture au ras de la masure. Le père ôta son bonnet noir et mit genou à terre. Guillaume désigna d’un geste vague Jonathan debout dans l’embrasure de la porte. Le jeune homme avait bien forci malgré les privations, et les travaux de la terre en avait fait un homme râblé à la charpente épaisse et musculeuse. Il était grand pour l’époque et frisait bien les six toises. Entre ses mains noueuses il tenait un béret informe, et sa tignasse brune, drue et rebelle, lui couvrait à demi les yeux noisette et miel. Sans être beau son visage était régulier, et ses traits bien proportionnés étaient assez plaisants. Tudin se releva et pria le seigneur de lui laisser son fils, c’était l’aîné, sa femme était morte à sa douzième couche, les trois filles étaient trop jeunes pour lui donner main aux champs, et le puîné de la dernière n’avait pas huit ans ! Mais Guillaume fut inflexible, Jonathan fut jeté en travers d’un cheval, et la troupe s’en fut à grande allure. Quelques années plus tard, en 1675, Tudin se joignit sans hésiter à la révolte des bonnets rouges qui secoua durement la basse Bretagne, mais Louis XIV, par la main du Duc de Chaulnes, mata la rébellion et Tudin fut pendu avec d’autres à la branche d’un noyer, à quelques coudées de Carhaix. La ferme fut brûlée et les enfants passés par le fil. L’aîné n’en sut jamais rien.

Au château, Jonathan faisait le gâte-sauce, arrosant au feu des braises ardentes les gibiers odorants et juteux qui rôtissaient à la broche, et sa nouvelle situation lui plut très vite. Il oublia Hermeland, Célestine et Grisouille, la bêche, la houe et la serpe tout autant. C’est qu’au repas du soir, il aidait au service, et portait poulardes et gibiers des bois jusqu’à la noble tablée. Le seigneur, sa famille et ses hôtes de passage, ripaillaient férocement, ça se goinfrait, ça pétait, ça rotait à Dieu vat, les bûches de bois sec crépitaient dans la grande cheminée, il faisait bon et ça braillait pour un rien. La lumière chaude des candélabres disposés sur les tables, et les torches accrochées aux murs de la grande salle accentuaient les ombres et découpaient de grands puits de mercure en fusion dont la clarté aiguë éclaboussait les convives. A l’abri de l’ombre Jonathan observait la scène, et comme tous les soirs son regard finissait, énamouré, sur Marie-Adèle la benjamine du seigneur, dont il dévorait le minois jusqu’à pouvoir le garder de nuit au revers de ses paupières. Elle était aussi dorée qu’il était noir de cheveux, aussi pâle de peau qu’il était mat. Il aimait plus que tout le lacis de veines bleues et fragiles qui couraient sur sa gorge. La jouvencelle était taille moyenne, cambrée comme un roseau sous le vent, plutôt rondelette malgré ses attaches délicates, ses iris couleur de lac au printemps tournaient à la malachite quand le ciel se couvrait, et si ce n’était le tic régulier qui relevait la commissure gauche de ses lèvres, elle aurait eu la grâce d’une vierge de Carlo Dolci. Elle ne disait mot, soupait et quittait l’assemblée d’un air parfaitement froid. Cette espèce absence apparente proche du détachement cachait un tempérament vif. On la croyait hautaine, elle était volcan au repos.

Dans les allées du jardin à moitié sauvage qui descendait à la rivière, Jonathan croisait souvent Marie-Adèle. Elle se promenait en compagnie de ses chiens, le regard perdu au-dessus de la cime des grands ormes qui bordaient les limites des terres. Les molosses frétillaient bien avant que le garçon n’apparût sur les allées, et dès qu’il était à vue ils couraient vers lui en jappant. Lui les calmait d’une caresse rapide, et profitait de l’occasion pour approcher la jeune fille. Au bout de quelques temps elle se mit à lui sourire. Furtivement d’abord, timidement ensuite, puis le temps passant et l’habitude de la rencontre s’installant, elle prit confiance et lui sourit franchement. Un de ces matins de juin ou le printemps passe à l’été, le ciel était d’azur, l’air était déjà chaud, les chiens l’avaient débusqué, Jonathan s’approcha de la jeunette et lui montra craintivement La Belle recroquevillée au creux de sa paume, prêt à la refermer si elle manifestait la moindre peur. Mais Marie-Adèle ne cilla pas, au contraire, elle porta la main à sa bouche et rit un peu en avançant un doigt jusqu’à presque toucher l’araignée. Puis elle lui parla de Geffrelin, son gecko apprivoisé qui courait au plafond de sa chambre. Elle le nourrissait de mouches et l’animal les croquait dans sa main. Autour des deux confidents les chiens faisaient une ronde joyeuse. Leurs rencontres quasi journalières se firent de plus en plus longues. Trop, au goût de Guillaume, qui pria sa fille de mieux tenir son rang. Alors ils se croisèrent un peu moins, plus au secret, dans les chemins éloignés protégés par les bosquets feuillus. Marie-Adèle qui ne s’endormait plus sans penser au garçon, lui proposa de venir jusqu’à elle, un soir, visiter son gecko. Jonathan que la vigueur de l’âge tenait éveillé jusqu’à tard, et qui revivait peu chastement les moments passés avec la jeune fille, hocha la tête comme un benêt sans pouvoir dire un mot.

Jonathan avait pris du grade et secondait maintenant le rôtisseur en chef du château. A ce titre il était chargé de choisir et d’acheminer la volaille jusqu’en cuisine ce qui lui donnait entière liberté d’aller et venir à son gré. Il mourait d’envie de se glisser un soir jusque dans les hauteurs du château où logeait le jeune fille. Mais la crainte du seigneur…

Ces moments, devenus quotidiens, passés dans le parc, alimentaient les choux gras des commères et de la valetaille, jusqu’au jour où les ragots sonnèrent aux oreilles du seigneur et maître. Jonathan fut très vertement tancé et sommé de rester à sa place. Mais l’attrait que Marie-Adèle exerçait sur lui était si fort, et la jouvencelle riait si innocemment de la situation, que le désir de grimper là-haut chez elle devenait … impérieux. Ils ne se voyaient plus guère, en souffraient, se contentaient de regards furtifs et de sourires ébauchés pendant le service du soir.

Minuit avait sonné depuis belle lurette. Jonathan aux pieds nus gravissait les marches de la tour, s’arrêtant toutes les minutes, épiant le moindre bruit, mais la nuit sans lune était d’encre noire, le château ne respirait plus, même les chats boudaient les souris. A bout de souffle il s’assit un instant sur la pierre froide, sa peur était si vive qu’il en oubliait de respirer. Dans sa main droite La Belle le chatouilla et cette vie minuscule lui redonna courage. La porte s’ouvrit, à peine l’eut-il grattée du bout d’un ongle. La silhouette de Marie-Adèle se découpait dans l’embrasure. Derrière elle la lumière des chandelles brasillait dans ses cheveux dénoués. Elle lui tendit la main. Ils s’assirent face à face sur le bord du lit, sous un plafond de lourd brocard rouge sombre damassé de fleurs en fils d’argent. La Belle faisait la boule dans la paume du jeune homme, la jeune fille la caressa doucement et l’araignée se déploya, son abdomen rouge sang piqué de tâches d’un blanc très pur battait lentement. L’animal changea de main, s’enhardit jusqu’au poignet de la jeune femme qui frissonna en même temps que la main de Jonathan se refermait sur son épaule couverte de soie légère. Elle le regardait maintenant droit dans les yeux. Les siens dans la relative pénombre avaient foncé, on eût dit deux olives vertes luisantes d’huile et de désir mêlés. Le jeune homme, affolé, tiraillé entre crainte et avidité violente, ferma les yeux et se pencha jusqu’à toucher de ses lèvres le bout des siennes. Ils soupirèrent ensemble. Sur l’épaule droite de la jeune femme Geffrelin le gecko fixait de ses gros yeux globuleux l’araignée à l’arrêt juste devant ses pattes. Le temps passa sans que nul ne bouge. Au juste moment où ils allaient s’enlacer des bruits de ferraille et de galopade retentirent dans l’escalier. Jonathan bondit comme le diable qui s’agitait quelque part dans un autre monde et s’enfuit par une fenêtre. Au risque de tomber il descendit la tour, s’agrippant aux pierres saillantes puis les ténèbres l’avalèrent … Là-haut, Marie-Adèle se fâcha très fort quand son père et deux soldats déboulèrent. Au-dessus de leurs têtes Geffrelin était collé au plafond, La belle s’étalait, immobile, comme une tâche de sang frais sur les draps de lin.

L’été culminait. Ce jour, autour de la table du seigneur, les visages suants des convives rubiconds brillaient plus encore que les chandelles, Jonathan s’affairait au service. Au moment qu’il déposait quelques légumes devant la jeunette, elle le pinça un peu au passage et glissa dans la poche de son pantalon un billet sur lequel elle avait écrit « Partonz !!! ». Et lui qui ne savait pas lire tourna fiévreusement le mot plusieurs jours. Quelque temps après, dans une taverne du bourg le plus proche, il abreuva copieusement un ivrogne déjà passablement confit, mais fin lettré connu pour rimailler en secret au service d’un petit poète sans talent Jacobus Bistournus. A la quatrième pinte, il finit par lui crachouiller entre deux gorgées : « Partonz ».

Aux premières lueurs de l’aube la peur l’emporta sur les souvenirs de la nuit, Jonathan s’éclipsa en oubliant La Belle. Tout le jour il se cacha, laissa en plan broches, tourne-broches, volailles et s’enfuit la nuit suivante avec pour tout baluchon, deux chemises, deux chausses, un couteau et un gros pain. Dans sa chambre Marie-Adèle attendait. Geffrelin goba La Belle d’un coup.

1705. Trente ans déjà étaient passés. Du côté de Rennes, Jonathan prématurément vieilli par le travail subsistait chichement, toujours sur la route, à se louer dans les fermes, à servir à boire dans les tavernes, à crever de faim la plupart du temps, à dormir plus souvent dans les bois que sur une mauvaise paillasse.

Il faisait un froid à tuer un loup le matin de cet hiver là, il avait grelotté toute la nuit sous le fort vent glacial qui miaulait dans les arbres. Le ventre creux et les lèvres gercées, Jonathan se traînait sur un chemin défoncé durci par la gelée. Le prochain village lui serait peut-être favorable pensait-il, il aurait donné beaucoup pour un bol de lait chaud et une grande tartine de pain dur. La faim était si forte qu’il sentait la mie ramollie par le lait bouillant fondre dans sa bouche. Le bruit d’une troupe lancée au galop résonna derrière lui, sur la glace du chemin elle faisait un bruit de marteau sur l’enclume. Jonathan se retourna, une escouade escortant un riche carrosse fonça sur lui, les chevaux le frôlèrent, mais la dernière roue du lourd véhicule tiré par quatre chevaux écumants lui brisa les reins. Il tomba, déjà mort avant de toucher terre. Derrière les portières peintes aux armes du Duc de Bretagne, Marie-Adèle pestait en retenant à deux mains sa perruque poudrée, le Duc la regardait en riant, et leurs deux grands fils en culottes de soie se chamaillaient en face d’eux.

SUR LA BRANCHE DROITE DE L’ÉTOILE.

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La nuit étoilée. V. Van Gogh.

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Sur la branche droite de l’étoile polaire le petit Prince conversait. Un humain qui serait opportunément passé par là n’aurait vu qu’un enfant soliloquant, pourtant la réunion était plutôt animée autour du sujet du jour « La pérégrination des âmes ». Toutes les grandes figures qui œuvrent à la bonne marche des mondes étaient rassemblées autour de l’enfant radieux. Tous ceux que les humains avaient révéré, ou adoraient depuis l’origine des temps, étaient là massés en foule bigarrée autour du blondinet translucide. En fait ils n’étaient qu’un, et seuls ces benêts d’humains croyaient, bon siècle mauvais siècle, à la multiplicité, et ces idiots de s’étriper au nom de Ahura Mazdâ, Thor, Quetzalcoatl et autres avatars !

L’heure était grave, tous s’interrogeaient. Sur terre les fourmis humaines, non contente de de battre entre elles comme des puces excitées sur les feuilles des rosiers, s’attaquaient maintenant aussi à Gaïa. Oui, d’un commun accord avec lui-même « Le Multiple en Un » avait fait sien ce nom. Un instant il avait hésité, le petit Prince lui préférait « La bleue comme une orange », mais l’avatar de deuxième rang avait eu beau insisté, plaidant la cause de la poésie source de paix et d’harmonie entre les homoncules, rien n’y fit et « Le multiple en Un » qui avait eu, mais peu de temps quand même, un faible pour la civilisation grecque, avait tranché pour Gaïa.

Mais quelle idée d’avoir créé, dans un moment d’ivresse mystique, cet essaim d’âmes innocentes, puis de l’avoir lancé, démuni de toute sagesse, dans les méandres sans fin du temps ! « Le M en U » avait cru qu’à se frotter à la dure vie sur terre, les jeunes âmes s’affineraient, accumuleraient les expériences, des plus atroces aux plus nobles, en tireraient les leçons, vies après vies, pour une fois venue la fin de la géhenne, accéder à l’immortelle sagesse. Alors « Le M en U » les absorberait pour en faire les guides de sa prochaine création.

Mais errare Deum est … Les nouveaux avatars travailleraient à suivre le chemin malaisé de la nouvelle fournée imaginée par « Le M en U ». Ainsi sur les voies impénétrables au commun des mortels, les humains devenus immortels poursuivraient l’Oeuvre Divine.

Tout cela aurait été bel et bien beau, mais … Oui il y a un mais, au fond du gouffre dense de l’incarnation les hommes peinaient à tirer les leçons de leurs ignominies, de leur férocité, de leur goût du pouvoir, et plus que tout, de leur absolue dévotion au veau d’or. Ils avaient beau inventer, église après église, dogme après dogme, repeindre au cours des millénaires « Le M en U » aux couleurs de leurs intérêts du moment, rien n’y faisait. Là haut dans les espaces infinis les Dieux en Un balançaient.

Les échanges allaient bon train entre de longs silences qui couvraient des siècles, parfois des millénaires. Ahura la lumière fulgurante brillait et chacune de ses paroles mangeait les ténèbres. L’éternelle lumière, transcendance des transcendances, voulait que l’humanité aille à son terme. Thor le colossal, à chacun des coups de son marteau géant, déclenchait de puissants éclairs qui faisaient trembler le cosmos et vaciller les planètes apeurées. Défenseur de l’humanité, il parlait d’exterminer les géants aux pieds d’argile érigés par les hommes corrompus. En un seul grondement de tonnerre il se faisait fort de remettre de l’ordre sur la planète bleue en déliquescence, et de renvoyer à la Matière Primordiale les irrécupérables. Quetzalcoatl l’enragé, ivre de pulque, grand dévoreur d’humains, agitait ses gigantesques plumes de serpent et hurlait jusqu’aux confins sidéraux, qu’il fallait d’urgence, d’un trait, un seul, exterminer cette engeance maudite. Le soleil lui même, ballotté par la force folle des agitations avatariennes crachait au travers des galaxies sidérées de longs tentacules de feu aveuglant, et nombre de galaxies effrayées se réfugièrent au fond des trous noirs. Le « M en U », l’omniscient, père de la création, se taisait.

Le minuscule Petit Prince, indifférent au vacarme, ce cillait pas. Au beau milieu du tumulte le fil d’argent de sa canne à pêche frémit, et le bouchon de pur diamant s’enfonça dans les ténèbres. Le silence s’installa quand il se mit à sourire de plaisir, puis à rire. Un gloussement délicat, un rire de perles, de pierres précieuses, de pétales plus chatoyants que des aurores boréales, un ruisselet de notes d’or et d’argent, d’orichalque et d’eau pure, cristallin à faire pleurer les anges, si beau que la musique des sphères, elle-même en oublia ses harmoniques !

Tout en bas, Elle et Lui, devenus Thibault et Wahiba, puis Foulques et Génevote, Ysoir et Béranger, Florentine et Zaca, accrochés au fil d’argent, muaient de peaux en peaux, lentement leurs âmes s’enrichissaient. Oui, ils étaient peu, très peu, perdus au sein de la multitude, qui, souffrances après souffrances, échecs après espoirs, inconscients de ce qui se jouait, s’évertuaient à surmonter les obstacles, attirés qu’ils étaient, comme de fragiles lucioles, par la promesse de l’amour rédempteur.

« Le M en U » l’omniprésent, la quintessence des quintessences, l’ultime recours, l’infiniment conscient, l’alfa et l’oméga, planait, plus léger que le plus fin duvet invisible, imprévisible, impénétrable et muet. L’enfant était l’Amour en Lui, fragile mais indestructible. Il ne regretta pas d’avoir appelé l’aviateur aux ailes brisées près de Lui. Non, foutre non !

Le petit prince ferma les yeux pour mieux y voir. Il s’élança comme un oiseau joueur au dessus des landes d’Écosse. Sur les hauts du vent hurlant le ciel était si bas que les nuages effilochés défloraient les bruyères. Les odeurs de sol mouillé, de tourbe et de suint de mouton lui parvenaient, et sur ses fins cheveux pâles l’air iodé de la mer proche accrochait des odeurs d’embruns. Et ses longs cils blanchissaient, s’alourdissaient sous le poids des petites bulles salées qui lui brouillaient la vue. L’air vif l’étourdissait un peu et il riait aux éclats. Oui l’enfant était joie, légèreté et amour tendre. Le jeu continua. Sous ses paupières il lui suffisait de dessiner d’autres paysages, alors il y était, tout simplement. Face à lui un vent de sable roulait sur les dunes, un vent orange venu de loin, qui surprenait tant le désert était jaune. L’enfant plongea, il aimait ça, raser les sols, épouser les surprises du relief. Il frôlait les amas de pierres grises, vert sombre, et même rouges, éparpillés sur l’immensité brûlante. Le soleil fouettait la terre et clouait toute vie au sol mais le petit s’en moquait comme de vêpres, il volait si vite et si près du sol qu’il laissait sur le sable des vagues régulières que les hommes ignorants attribuaient au vent. La tempête de sable l’enveloppa, les grains de silice le giflèrent, l’envahirent, mais cela ne le priva pas de vue pour autant, et il rit de plus belle quand un fennec caché derrière un rocher sursauta à son passage. Il s’arrêta net et plongea son nez dans la fourrure épaisse. L’odeur sauvage de la bête criant sa peur lui piqua les yeux. Il en pleura de plaisir.

Puis il vira et ses ailes diaphanes, invisibles aux yeux de chair, frémirent et chantèrent l’hymne des vies possibles, le ciel devint de jais brillant, les étoiles apparurent, radieuses à pleurer. Maintenant l’enfant planait aux confins des mondes connus, jouait avec les puits enténébrés qui relient les espaces et les temps. Le passé, le présent, l’à-venir ne faisaient plus qu’un. Le petit prince rayonnait, et de ses yeux d’émeraude pâle jaillissaient en longs jets de lumière intense les eaux translucides de l’amour. Et l’infini se révélait, et le « M en U » lui souriait. Les avatars se turent enfin.

Très loin de là, Elle et lui venaient de mourir, Wahiba pleurait, sans savoir pourquoi, Thibault qu’elle venait de poignarder, Béranger aux yeux crevés gisait dans la charrette, le sang de Zanca, sous les décombres de Venise, se mêlait à celui de Florentine. Les temps n’étaient pas encore venus …

Assis sur la branche droite de l’étoile, le petit prince fronça les sourcils puis sourit. Tout allait pour le mieux sur l’orange bleue, ça avançait bien. « M en U » devait être content, malgré les rugissements de ses avatars, Hollywodiens pour certains, Bollywodiens pour d’autres, sa création allait bon train. Enfin, vue de la branche droite …

FLORENTINE ET ZANCA.

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Le Lion de Saint Marc. A. Dürer 1494.

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Elle avait une jolie frimousse, des ongles sales, de petits yeux noirs, de ces yeux pointus au regard trop souvent perçant, glacial et méchant; mais chez elle il était étonnamment doux et confiant. Son visage au front bombé, à la bouche minuscule et charnue, rouge comme une burlat bien mûre, tout rond, un visage de porcelaine précieuse, un sourire de poupée ancienne. Mais une épaisse touffe de cheveux noirs bouclés l’auréolait comme une menace diffuse. Florentine était son nom. Elle seule savait la crasse sous ses ongles, alors la coquette, pour cacher la misère, recouvrait ses longues griffes de pigment rouge qu’elle volait dans les boutiques des broyeurs de couleurs. Giacomo Frataguzzi était l’un deux, il voyait bien le manège de la brunette, mais l’homme était brave et fermait les yeux …

Elle sortait à peine de l’enfance qu’elle n’avait pas eue. Une mère minée très jeune par la phtisie, toujours à fuir de bauges en taudis, à gagner trois sous à la force de son cul qu’elle avait large et capable d’accueillir plusieurs donateurs à la fois. Entre ses seins abondants, fermes jusqu’aux bouts bruns posés sur deux larges rustines pustuleuses, elle avait toujours su faire cracher au bassinet les imprudents rapiats qui croyaient avoir pu se soulager les génitoires à bon compte. Or donc une maîtresse femme qui ne s’en laissait pas compter. Ses errances continuelles laissaient Florentine tout à fait libre de grandir à sa guise. Alors elle courait toute la journée dans les ruelles étroites, dérobant un fruit par-ci, un bout de pain par-là, puis s’enfuyait en riant sur ses petites jambes nerveuses, sourde aux cris des commerçants qui la coursaient en vain. Dans l’encoignure d’une porte elle croquait le butin de ses rapines, l’œil aux aguets, prête à déguerpir à la moindre menace.

Dans la Cité de Saint Marc, riche et puissante, Florentine n’était qu’un petit chat noiraud, une pauvresse sans importance. L’eau courait sous les ponts de Venise charriant son lot d’immondices, et il n’était pas rare de voir dériver un cadavre d’animal ou d’homme parfois. Dans les ruelles on pouvait entendre les cris des hommes en lutte. A Venise, dès que le soleil prenait ses quartiers de nuit, dans les venelles étroites les fers prenaient l’air, des comptes se réglaient, des gens étaient assassinés pour d’obscures raisons. Les gondoles aux nez de rats, noirs et pointus, fendaient le courant de la marée montante. Florentine cherchait un abri, la pluie froide détrempait sa chemise rapiécée, les ponts étaient déserts, les hommes avaient quitté la ville en guerre. Francesco Bussone conduisait à la conquête des terres Lombardes une armée hétéroclite de mercenaires à la solde de la République de Saint Marc.

Elle se faufila par la porte entrebâillée d’une taverne enfumée de sa connaissance dans l’obscurité réconfortante de laquelle elle aimait à se réchauffer, elle se glissa entre les tables bondées autour desquelles des hommes, presque tous hors d’âge, taquinaient des prostituées déliquescentes et exténuées. L’unique pièce était sombre comme un cul de basse fosse, et les grosses bougies jaunes et coulantes, disséminées au hasard de la pièce, donnaient à la scène des allures infernales. Sur les murs sales les ombres des occupants dansaient comme des succubes en bacchanale. La jeune fille s’accroupit au coin de la cheminée, se frotta le ventre et les bras, secoua sa tignasse détrempée, et la chaleur du grand feu la réchauffa un peu. Près d’un des murs ruisselants, un jeune homme attablé la regardait à la dérobée. Florentine, habituée qu’elle était à se méfier d’un rien, s’en aperçut aussitôt. Grand, mince, le visage fin à la bouche large, aux lèvres minces surmontées d’un nez aigu, ses yeux pâles aux paupières lourdes laissaient filtrer au travers de cils sombres et recourbés un regard absent, rêveur, tourné sur lui-même. Des vêtements bleu nuit, informes, maculés et fripés, flottaient autour de son long corps maigre. Affalé sur son siège, ses jambes chaussées de hautes bottes fatiguées tressautaient par moment, la droite surtout tremblait continûment. Florentine lui trouva l’air fragile et inquiet. D’ordinaire distante avec tout ce qui était masculin, elle eut instinctivement envie de le protéger et se trouva troublée par ce qu’elle ressentait. Elle frissonna. Zanca fut surprit quand il croisa ces yeux brillants dans l’ombre. Au cœur de ces pupilles rétrécies les flammes de l’âtre se reflétaient, inquiétantes. Le regard de la petite ne cillait pas et la lumière vive de ses yeux de perles noires le transperça plus sûrement que la plus effilée des dagues. Il tressaillit et bredouilla dans sa barbe naissante qui lui faisait figure de lynx famélique. Le garçon était aux abois. Jusqu’à il y a peu il appartenait à la garde de Ermolao Donato le chef des Décemvirs. La mort récente de celui-ci le laissait sans le sou, et ses talents de spadassin sans scrupules ne lui rapportaient que misères. Juste avant que Florentine ne le cloue d’un regard à sa chaise, il se demandait comment quitter la taverne sans avoir à payer sa chope de mauvaise bière. Outre ce problème à résoudre, il surveillait fiévreusement, comme un animal poursuivi par la meute, à longueur de jour, se réveillant la nuit au moindre soupir sous le pont qui l’abritait, la moindre âme alentour. La garde de Donato était traquée, il le savait, et tous ses membres devaient disparaître.

Florentine observait les reflets mouvants qui se poursuivaient sur les murs de la taverne. Elle aimait, quand la vie lui donnait un peu de répit, regarder le monde. Les humains surtout, leurs dégaines, et ce qu’elle percevait d’eux confusément. Et l’étrange Zanca, qu’elle ne connaissait pas, contre toute prudence l’attirait. La petite, elle avait un peu plus de quinze ans mais ne le savait pas, se leva et s’en alla s’asseoir à la table du garçon qui baissa les yeux. A chaque fois qu’elle vivait une émotion particulière, Florentine sentait entre ses cuisses battre les flancs tremblants d’un cheval imaginaire, et l’odeur de la bête absente lui montait au nez. Face à Zanca, ce fut si fort que le cheval se cabra, ce qui la fit se redresser brutalement sur son siège et s’accrocher des deux mains au rebord de la table de bois brut. Le jeune homme sursauta, elle lui sourit simplement, les paupières du garçon s’affolèrent, il se recroquevilla un peu plus. Florentine y vit s’envoler un papillon et cela l’émut aux larmes. Sans se soucier de ce qui les entourait, la petite lui parla bien une heure sans presque s’arrêter, si ce n’est pour respirer. Le silence de Zanca ne la gênait pas, elle voyait bien à son regard qu’il l’écoutait vraiment, et la ride profonde qui marquait son front trahissait son intérêt. Par moments sa bouche frémissait, ses yeux se voilaient. Alors il se reprenait, redevenait méfiant pendant qu’il balayait du regard la pièce entière. Puis il revenait vers elle, se contentant de pencher un peu la tête pour surveiller discrètement la porte du bouge. La jouvencelle, de sa voix étrangement grave lui racontait Venise, ses chapardages, sa vie de bourlingue, ses petites joies et ses petits secrets. Elle gloussait par moment quand son histoire devenait triste, et son rire de mésange charbonnière, fait de trilles aiguës, mettait au plafond enfumé de la pièce de grand lavis de ciel bleu. Zanca oublia ses peurs et s’esclaffa à plusieurs reprises quand elle lui confia, en chuchotant presque, comment elle dépouillait prestement de leurs bourses trop lourdes ceux qui la laissaient s’approcher. Plus la foule était dense, plus les badauds au marché se marchaient sur les chausses, meilleure était la récolte !

La température montait dans la taverne, le feu ronflait et les boissons accentuaient la chaleur. Les esprits s’échauffaient, les rires allaient crescendo, les gaupes à demi renversées sur les tables étalaient leurs charmes fatigués sous les canailles avinées qui plantaient leurs chicots dans les chairs écroulées. Ça sentait l’aigre et le gibier faisandé. La porte s’ouvrit sous la poussée de gens d’armes bruyants aux épées d’acier luisant. Zanca se laissa tomber sous la table, Florentine se retourna et jeta à la face des soudards une bordée de quolibets bien sentis. Les rires fusèrent, qui décontenancèrent un instant la troupe, plus habituée aux réactions de peur qu’aux moqueries d’une enfant. La gamine, coutumière des fuites en catastrophe, prit le garçon par la main et l’entraîna vers une fenêtre ouverte à l’opposé de l’entrée. Ils bondirent dans la rue, vifs comme deux chats en chasse, et se mirent à courir de toutes leurs jambes dans la ruelle sombre qui descendait vers le canal. Florentine filait en riant, et Zanca, gêné par la flamberge qui battait sur son flanc, serrait les dents et peinait à soutenir la cadence. Le garçon glissait sur le sol humide tandis que les pieds nus de la pucelle faisaient merveille, évitant les obstacles du sol inégal, dérapant en souplesse dans les virages serrés. Bientôt il ne sut plus où il se trouvait, mais Florentine qui connaissait Venise comme sa poche multipliait les changements de direction, quittait les rues fréquentées pour des passages étroits et déserts dont les murs des hautes maisons qui les bordaient étaient presque à se toucher. S’ils avaient pu lever la tête, ils auraient eu peine à voir ne serait-ce qu’une des étoiles scintillantes qui constellaient le puits sans fond de la nuit Vénitienne. Bientôt les bruits cliquetants de leurs poursuivants s’estompèrent et le silence s’installa. Zanca à bout de souffle s’affala contre un mur, la jouvencelle, nullement éprouvée se laissa glisser contre sa poitrine. Il l’entoura de son bras, spontanément. Stupéfié par son audace il se dégagea aussitôt, mais la jeune fille se blottit plus encore. Il sourit dans l’obscurité. Le parfum musqué des cheveux l’entourait, il respira doucement et cela le ravit. Son souffle se calma, son corps aux muscles durcis par l’effort se détendit, il était bien, et se mit à espérer que cette quiétude odorante durerait infiniment. Le babillage de Florentine l’émouvait, elle lui posait mille questions auxquelles il n’avait pas le temps de répondre. La tête lui tourna quand deux lèvres humides et douces butinèrent sa joue. Sous ses paupières closes, un vol de colibris s’égaya.

Le sommeil les gagnait, ils respiraient en cadence, ils avaient chaud. On aurait cru deux oisillons blottis l’un contre l’autre dans un nid de plumes douillettes alors qu’ils reposaient sur le sol boueux d’une venelle crasseuse. Soudainement un bruit sourd venu d’en dessous de nulle part les fit sursauter, une tuile s’écrasa à côté d’eux, puis une seconde, puis plusieurs à la fois. Très vite des éclats d’argile dure les griffèrent ou crépitèrent sur les murs. En cette nuit de 1451 la terre tremblait violemment et Venise vacillait. Puis une pluie de pierres folles, de plus en plus lourdes, arrachées aux murs branlants des maisons, une pluie de caillasses, une pluie tueuse, s’abattit sur eux. Les deux jeunes gens terrorisés ne comprenaient pas ce qui se passait, les yeux levés ils voyaient trembler les étoiles, c’était comme si le ciel s’effondrait, comme s’il se désintégrait, et des pans entiers de la voûte céleste, noirs comme la peste, s’écroulaient sur la ville. Une tuile tranchante heurta le crâne de Florentine, le sang gicla et lui brouilla la vue, elle s’écroula à demi inconsciente. Zanca se jeta sur elle, la terreur l’avait gagné, ce qui advenait dépassait son entendement, mais dans un réflexe qu’il ne réfléchît pas il protégea de son long corps maladroit la petite blessée. Et se mit à pleurer.

La terre trembla à nouveau, plus longuement cette fois, la pluie de gravats s’intensifia, ça tombait de tous côtés, le garçon sentit jusqu’au plus profond de ses os la terrible rage des éléments, il s’allongea plus encore sur le corps de la jouvencelle inconsciente, et lui qui avait toujours détesté les croyants, leurs bondieuseries et les fastes insolents de l’église toute puissante, se mit à prier comme le dernier des pleutres. L’amour le submergeait, il promit à Dieu, à cette puissance voilée qui hurlait sa rage à la face des hommes en cette nuit de terreur, d’endurer les plus atroces supplices, il jura de jeûner aux pieds de Saint Marc, à laisser fondre jusqu’à ses os s’il l’exigeait. Mais Dieu demeurait sourd, inflexible et cruel, la terre en folie voulait exterminer cette race maudite, Dieu n’avait plus foi en l’homme.

Les hauts murs surplombant le couple enlacé qui ne faisait plus qu’un seul corps cédèrent d’un coup et s’écroulèrent lourdement autour des amants qui ne le seraient jamais. Et Zanca crut au miracle, Dieu les épargnait ! Mais la dernière pierre, plus lourde que la Marangona du campanile de Saint Marc, juste après que le silence fut revenu, écrabouilla les têtes fragiles des deux enfants. Dans Venise apaisée, seuls les cris des blessés épargnés par la fureur des cieux résonnaient encore.

Bien à l’abri dans les caves de son fastueux palais, Franceso Foscari, pensif, se resservit un verre de ce succulent vin de Vénétie qu’il affectionnait tant. Ses armées finiraient bientôt, une fois la terre calmée, par venir à bout de ces Lombards détestés. Dans la pièce d’à côté, les premiers bubons de la peste noire rongeait déjà les enfants du Doge …