Littinéraires viniques » 2015 » juin

BLANCHE ET STANLEY.

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Le Kilimandjaro avait disparu dans la brume. Ils s’arrêtèrent, ils n’y voyaient plus goutte et la chaleur humide les étouffait. Seuls les cris rauques des singes hurleurs accrochés aux branches touffues des grands arbres invisibles les rassuraient. Oui la forêt continuait à vivre, la ouate avait gommé le monde des humains mais la faune n’en avait cure. Autour d’eux ce n’était que reptations gluantes, bruits secs de branches cassées, claquement de la pluie sur les feuilles, feulements étouffés et piaillements criards.

L’atmosphère était torride, pourtant Blanche grelottait. Elle était complètement trempée, sa longue chevelure rousse, si généreuse, tombait en queues de rat, lui amaigrissant les traits, ses yeux gris lui mangeaient le visage qu’elle avait pâle malgré le semis de taches de rousseur qui piquetait ses pommettes hautes. Ses lèvres, ordinairement roses, tremblaient, elles ruisselaient et pâlissaient peu à peu jusqu’à blêmir. Elle crut qu’elle allait fondre et se dissoudre dans la terre grasse, elle se sentait lentement absorbée par les forces affamées de la nature. Un bras entoura ses épaules tandis qu’une voix douce murmurait à son oreille des mots qu’elle ne comprit pas tout de suite mais qui la ramenaient lentement à la conscience. Stanley, tout aussi liquéfié, faisait de son mieux pour la réchauffer. Ses grandes mains noueuses la frictionnèrent vigoureusement. Il l’avait serrée contre lui et sa chaleur la gagnait peu à peu, il était si chaud, si tendre, si aimant, plutôt que de se diluer dans le sol, elle aurait voulu mêler ses chairs à ses os et disparaître en lui. C’était chez elle, depuis toujours, un fantasme récurrent. Qu’il l’absorbe, qu’elle devienne sienne, que leurs cellules se mélangent à ne plus pouvoir les distinguer, qu’elle meure pour renaître en lui, avec lui, qu’ils ne soient enfin plus que deux en un. Le visage sombre de l’homme s’écarta du sien, il riait. Perdue dans son rêve de fusion elle n’avait pas entendu, mais elle s’esclaffa avec lui. Elle se noya dans ses yeux quand elle réapparut à la surface du monde, des yeux sombres comme le ventre de la terre, noyés dans une barbe ténébreuse et épaisse, dense comme les forêts alentours, des yeux lumineux pourtant, qui ne brillaient que pour elle à l’instant où le soleil perça le brouillard. La pluie avait soudainement cessé et la végétation dense brillait de toutes ses feuilles. En une seconde le paradis venait de détrôner l’enfer.

Une semaine auparavant ils ne s’étaient jamais vus.

Stanley métis anglo-indien avait quitté l’Europe et la Légion en 1900. Successivement placier dans les milieux financiers un peu louches de Londres, puis voyou de petite envergure, il avait accumulé les délits et s’était retrouvé dans la Légion Étrangère, baroudant quelques années dans les colonies françaises d’Afrique. Il avait déserté le 31 décembre 1899 sans armes ni bagages, pour se retrouver, après un périple incertain en Afrique de l’est, sous protectorat allemand, dans un village sans nom au pied du Kilimandjaro. C’est ainsi qu’il s’était auto proclamé guide, le seul guide blanc du coin. Au début du siècle quelques européens à la recherche de sensations nouvelles arrivèrent dans la région, et bientôt Stanley se fit une petite réputation dans le petit monde des riches oisifs en quête d’émotions africaines. Il approchait de la quarantaine et ses dents blanches qui souriaient entre ses lèvres pleines, lui donnaient un charme particulier très apprécié des aventurières en dentelles. Son teint buriné par le soleil et sa chevelure noire en désordre ajoutaient à son naturel enjoué un petit côté hollywoodien, devantlequel les belles dames aux ombrelles ajourées se pâmaient volontiers. Stanley vivait surtout de leurs largesses et des quelques courses qu’il menait en moyenne montagne. Car l’homme connaissait ses limites et ne dépassait jamais les lisières supérieures de la forêt pluviale, se contentant, une fois atteints les 2500 mètres, de déboucher sur les prairies broussailleuses d’où ses clients pouvaient admirer les sommets enneigés. Et tous, fiers et ravis, la tête embrumée de souvenirs glorieux, redescendaient bravement au village.

Blanche était arrivée là par hasard. Son père, irlandais bon teint, aimait follement l’Afrique, elle exerçait sur ce grand lecteur une attraction que les aventures de Livingstone et Stanley n’avaient fait qu’exacerber. Il projetait depuis longtemps de voir enfin ce Kilimandjaro terrible, mais deux jours avant le départ, le sort sans doute – plus que le caractère soumis de son épouse, alors qu’il frémissait déjà à l’idée du voyage imminent, une véritable expédition pour ce celte de tempérament casanier – avait bouleversé ses plans ! A sa grande surprise, son épouse fit volte face, et pour d’obscures raisons familiales refusa de l’accompagner. Aussitôt Blanche sauta sur place, dansa autour de son père comme autour d’un totem, le chatouilla, et remporta la place devenue vacante.

Le vent était rouge ce jour là, lourd de poussière de latérite quand Blanche et son père arrivèrent dans ce village sans nom au pied de la montagne. Le soleil au zénith écrasait le relief, et seules les neiges du Kilimandjaro osaient l’affronter, lorsque Stanley, saharienne claquant sous les bourrasques, foulard noué et casque colonial enfoncé jusqu’aux yeux, surgit devant la jeune femme. Elle crut un instant que le dieu des tempêtes se matérialisait face à elle, barbe d’ocre et sourcils maculés de terre craquelée. Apeurée et ravie à la fois, elle lui sourit. Puis il l’emmena, conversant avec son père, devant une cabane de planches et de torchis. « Vous êtes chez vous, départ demain à l’aube » leur dit-il. Dans la nuit le père, fatigué par le voyage, fut prit de fièvres et vomit toute la bile qu’il pût…

Une grosse araignée bleue descendit des arbres et se posa en douceur sur la main de Blanche. Son fil de soie se rompit, et les gouttelettes d’eau brillantes qui l’alourdissaient roulèrent autour de sa carapace. Stanley eut un geste pour la chasser mais Blanche retint sa main. L’aranéide était plus grosse qu’une cerise, ventrue, d’un bleu métallique, couverte de poils noirs, et ses quatre paires d’yeux jaunes la regardaient … crut-elle. Lentement l’animal monta le long de sa veste, s’arrêtant souvent, jusqu’à s’immobiliser sur son épaule gauche. La pluie cessa soudainement et la végétation brilla sous les rayons du soleil qui jouaient entre les feuilles. Un souffle de vent, léger comme une haleine tiède, eut raison de la brume humide. Blanche se retourna. Entre deux troncs, derrière elle, les deux yeux dorés d’un grand singe massif la regardaient. Stanley la serra un peu plus et lui fit signe de se taire. La jeune femme, déboussolée, égarée au tout fond d’un monde inquiétant, trempée jusqu’à la peau, entre l’étreinte odorante de l’homme dont elle sentait la chaleur contre son flanc, l’araignée bleue installée sur son épaule et le regard clair du grand primate au faciès de cuir noir, se sentait pourtant étrangement heureuse. Jamais comme à cet instant précis elle n’avait ressenti avec autant de force trouble le bonheur d’être en vie. Elle soupira doucement et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, le gorille avait disparu, l’araignée était remontée sur son fil. Et Stanley l’embrassait. Elle se dégagea doucement des lèvres douces – le visage lui piquait un peu, la barbe dure avait fait son effet – l’araignée se balançait doucement à hauteur de ses yeux. Elle soupira quand Stanley s’écarta d’elle, se redressa, docilement elle le suivit. La descente fut longue, interrompue plusieurs fois par le primate qui apparaissait régulièrement non loin d’eux. Quand ils sortirent de la forêt le grand singe noir cria plusieurs fois, puis trépigna avant de disparaître.

La nuit suivante, la jeune femme fit un rêve incohérent peuplé de visages inconnus, des hommes en armures ensanglantées, aux visages couturés, aux yeux crevés, galopant sur des chevaux en folie, un moine au regard triste ne la quittait pas des yeux pendant qu’une brute couverte de peaux de bêtes agonisait au pied d’un arbre. Ce n’étaient que hurlements, bruits de glaives entrechoqués et chants liturgiques psalmodiés. Juste avant qu’elle ne se réveille, un enfant fragile au visage translucide se mit à rire aux éclats. Un rire tendre et cristallin. De ses yeux azurins jaillissaient des gerbes de pierres précieuses scintillantes. Autour de lui une myriade d’étoiles constellées tournaient dans un ciel d’encre noire. Au réveil Blanche eut la certitude que sa vie commençait enfin.

QUAND TOMBENT LES GRAPPES …

1510491_10201208774246926_323898237_nQuand La De fait sa corrida.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

 

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Sur les gradins des arènes de Béziers,

Les américaines, chaudes comme des brasiers,

Applaudissent, leurs mains qui s’échappent,

Hystériques, quand tombent les grappes,

Sous l’épée du toréador à la jolie cambrure,

Sur sa cuisse glisse le sang comme une parure.

Au surplomb, Hemingway tète son canasse

Il sourit de voir ces renardes, ces chiennasses,

Lui, le rougeaud, qui ne suce pas de la glace,

Il sent, poils hérissés, que sous leurs jupons,

Sourdent les jus gras et brûlants de leurs cons.

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 C’est au centre aveuglant du cercle magique,

Que virent et voltent ces sombres noces sacrées,

Qui voient le ciel, coulant comme une fournaise,

Flamboyer à la fine pointe, cruelle de glaise.

Quand le torero dans son habit, son glaive

Sent au profond de ses os les puissances telluriques,

Qui font s’écrouler la bête et bêler les Texanes.

Le soir elles se cambrent, visages de mantilles,

Teint de vanille morte, et culs gantés de blanc,

Elles supplient et implorent, les mains lourdes de tian,

Que plonge dans leurs pétards, le dard du tueur achalant.

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 Accrochées au flambeau du matador flambant

Prêtes à avaler sabres et banderilles,

A hurler, griffer, branler, lâcher leurs trilles,

Croquer les fleurs de leurs désirs ardents,

Qu’il plante, les insultant, dans leurs flancs.

Et les voici qui halètent, branlettes, les starlettes,

Quand Hemingway, plume trempée dans le bourbon,

Ivre d’alcool, de folie, de rumeurs, triste bouffon,

S’esclaffe, barbe de dieu et lèvres en feu,

Solitaire et déflagrant. Dans la nuit qui s’éternise

Il couche sur le papier ce feu qui les attise.

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 Sur le sable blanc, joyaux de soleil et de sang,

Tombent les fleurs, les foulards sous le vent,

Ronde belle, affriolante, pantelante et ravie,

Ma toute mousse, ma louve aux yeux alouvis,

Ta griffe, ma superbe, descabelle mon cœur.

L’AUTRE DANS L’UNE.

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Quand La De voit double.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Ma rousse là, la blonde ma, l’une dans l’autre

Mon autre va, blonde rit, ma rousse retrousse

L’autre dans l’une, mêlées, fondues, rondes et fessues

Gondoles et chants, Saint Marc je sens, elles ne sont qu’une.

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A Murano s’en sont allées, blonde est la rousse

Pâte rougie, tendre et soufflée, grâce et beauté

Ma ronde blonde, oui quand tu m’affoles, le vent se tait

Rousse ma douce ne me repousse tu m’éclabousses.

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Sur la lagune la brume blonde dort allongée

La lumière pâle mousse au tamis des nuages

Elle sourd douce elle éclabousse la soie des pages

Au bord de l’onde pure les fantômes oubliés.

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Vos farandoles vous rendent folles Dieu m’est témoin

Les figues mûres au pied de l’arbre quand vous chantez

Bouquets de fleurs grappes de fruits sont à vos pieds

Seul dans son coin, jaloux chafouin, pauvre témoin..

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Les ronds de l’elfe ronde s’enroulent à la ronde

Et le ciel gronde et pleure et tonne elle a parlé

Et la rousse et la blonde les belles vagabondes

La blonde et la rousse ne sais où sont passées.

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A l’elfe rousse et blonde qui jamais ne cesse

Je dis, je rêve, qu’à l’ombre de ses fesses

Matin soir et midi j’aime à me reposer

Mais jamais non jamais ne renonce je le confesse

A la rêver en boucles longues et reins cambrés.

ELSA M’A DIT …

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Quand La De prend la mouche.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

Une nuit, Elsa m’a dit,

Crapaudine, christophine,

Endorphine, dopamine,

Toi qui ne m’as pas connue,

Non, je n’ai jamais aimé Aragon.

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Puis un jour je t’ai reçue

Mon œil aveugle t’a reconnue,

Alors je me suis souvenu

De toi, et de ton torse nu.

Non, je n’ai jamais connu Aragon.

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Éclairs dorés, pain croustillant,

Plasticine, amphétamine,

Au carrousel de mes amours,

Tu es le seul qui soit velours,

Je te le dis, je te le crie.

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Oui, j’ai tant aimé Aragon.
Elsa, ce jour, est revenue …

JONATHAN ET MARIE-ADÉLE.

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Jonathan était tombé en vie aux confins des Marches de Bretagne. Dans une famille de serfs misérables. Son enfance n’avait été que travaux à la ferme – quelques arpents truffés de granit que Tudin son père décoffra sa vie durant à se rompre le dos – et sur la terre chiche noyée par les eaux froides que le ciel déversait à grands baquets, ne poussaient que poignées de légumes rachitiques, cela calmait à peine la faim récurrente de la couvée de maigriots que sa femme avait enfantés. C’est pourquoi Jonathan trima très tôt. Bien qu’il ne soit pas bête, et plutôt curieux des choses de la nature, il ne savait, pour sûr, ni lire ni écrire. A l’âge de six ans, il fut promu gardien de cochons. Une petite bande ridicule et bruyante qu’il lui fallût, du haut de sa petite taille, apprendre tout seul à dominer. Il baptisa l’énorme verrat Hermeland, un mastoc noiraud tacheté de blanc, et les deux truies – l’une était à demi albinos et l’autre incertaine – que le mâle rudoyait et mordait à chaque fois qu’il les honorait, furent affublées des doux noms de Célestine et Grisouille.

L’enfant passait ses journées, de l’aube à la nuit, à courir dans la lande. Le jour, il disputait aux bestiaux les racines dont ils se nourrissaient en croquant un quignon de pain de seigle rassis aussi dur que noir. A la nuit quand il avait rentré les bêtes, il avalait un brouet d’eau tiède agrémenté de rares feuilles de blettes, et s’écroulait, exténué, sur une paillasse crasseuse. Les porcs, qui logeaient dans la même salle de terre battue que la famille, lui tenaient lieu de chaufferettes. Jonathan connaissait tout des champs, des landes et des bois alentours, il n’avait pas son pareil pour observer la faune, il répondait aux oiseaux qu’il imitait à merveille. Couchés dans la clairière les porcs se taisaient, attendant qu’il veuille bien les ramener au bercail.

Mais ses véritables amours étaient les araignées. Jonathan passait des heures à les observer, et le spectacle des longues pattes courantes, élégantes et fragiles, le long des fils de soie perlés de gouttelettes d’eau translucides qui brillaient comme des opales au soleil levant, ou scintillaient comme mille astres rougeoyants sous les derniers rayons du couchant, lui mettait les larmes aux yeux. Les aranéides couraient sur ses mains, se glissaient sous sa blouse grossière, réapparaissaient le long de son cou, et l’enfant chatouillé, gloussait de plaisir. Sa préférée était une épeire, grasse, à l’abdomen distendu, qu’il surnomma « La belle ». Il battit quelques défenses autour de sa grande toile aux rayons parfaits, cachée au creux d’un épais bosquet, et chaque jour il lui offrait des insectes vivants qu’il capturait dans les hautes herbes. Quand elle n’était pas là, il murmurait son nom et la capricieuse le faisait un peu languir avant d’apparaître, superbe, au centre de sa toile. Alors il la regardait danser, elle attendait sa pitance, son gros corps rouge ocellé de blanc pur tressautait sur ses pattes griffues, et l’enfant croyait parfois voir luire une lueur de joie complice dans l’une de ses quatre paires d’yeux. Ce fut plus tard le dernier jour de la vie de sa belle amie qu’il connut son véritable nom : L’épeire Diadème. Mais il n’eut pas le temps de le lui susurrer à l’oreille en la caressant sous le ventre, comme il prenait plaisir à le faire quand elle venait se mettre en boule au creux de sa main.

Un matin, peu après ses quinze ans, Guillaume Raoul de La Guibourgère, bas-breton seigneur des lieux, escorté d’une escouade d’argousins aux mines inquiétantes, déboucha de la forêt proche et stoppa net sa monture au ras de la masure. Le père ôta son bonnet noir et mit genou à terre. Guillaume désigna d’un geste vague Jonathan debout dans l’embrasure de la porte. Le jeune homme avait bien forci malgré les privations, et les travaux de la terre en avait fait un homme râblé à la charpente épaisse et musculeuse. Il était grand pour l’époque et frisait bien les six toises. Entre ses mains noueuses il tenait un béret informe, et sa tignasse brune, drue et rebelle, lui couvrait à demi les yeux noisette et miel. Sans être beau son visage était régulier, et ses traits bien proportionnés étaient assez plaisants. Tudin se releva et pria le seigneur de lui laisser son fils, c’était l’aîné, sa femme était morte à sa douzième couche, les trois filles étaient trop jeunes pour lui donner main aux champs, et le puîné de la dernière n’avait pas huit ans ! Mais Guillaume fut inflexible, Jonathan fut jeté en travers d’un cheval, et la troupe s’en fut à grande allure. Quelques années plus tard, en 1675, Tudin se joignit sans hésiter à la révolte des bonnets rouges qui secoua durement la basse Bretagne, mais Louis XIV, par la main du Duc de Chaulnes, mata la rébellion et Tudin fut pendu avec d’autres à la branche d’un noyer, à quelques coudées de Carhaix. La ferme fut brûlée et les enfants passés par le fil. L’aîné n’en sut jamais rien.

Au château, Jonathan faisait le gâte-sauce, arrosant au feu des braises ardentes les gibiers odorants et juteux qui rôtissaient à la broche, et sa nouvelle situation lui plut très vite. Il oublia Hermeland, Célestine et Grisouille, la bêche, la houe et la serpe tout autant. C’est qu’au repas du soir, il aidait au service, et portait poulardes et gibiers des bois jusqu’à la noble tablée. Le seigneur, sa famille et ses hôtes de passage, ripaillaient férocement, ça se goinfrait, ça pétait, ça rotait à Dieu vat, les bûches de bois sec crépitaient dans la grande cheminée, il faisait bon et ça braillait pour un rien. La lumière chaude des candélabres disposés sur les tables, et les torches accrochées aux murs de la grande salle accentuaient les ombres et découpaient de grands puits de mercure en fusion dont la clarté aiguë éclaboussait les convives. A l’abri de l’ombre Jonathan observait la scène, et comme tous les soirs son regard finissait, énamouré, sur Marie-Adèle la benjamine du seigneur, dont il dévorait le minois jusqu’à pouvoir le garder de nuit au revers de ses paupières. Elle était aussi dorée qu’il était noir de cheveux, aussi pâle de peau qu’il était mat. Il aimait plus que tout le lacis de veines bleues et fragiles qui couraient sur sa gorge. La jouvencelle était taille moyenne, cambrée comme un roseau sous le vent, plutôt rondelette malgré ses attaches délicates, ses iris couleur de lac au printemps tournaient à la malachite quand le ciel se couvrait, et si ce n’était le tic régulier qui relevait la commissure gauche de ses lèvres, elle aurait eu la grâce d’une vierge de Carlo Dolci. Elle ne disait mot, soupait et quittait l’assemblée d’un air parfaitement froid. Cette espèce absence apparente proche du détachement cachait un tempérament vif. On la croyait hautaine, elle était volcan au repos.

Dans les allées du jardin à moitié sauvage qui descendait à la rivière, Jonathan croisait souvent Marie-Adèle. Elle se promenait en compagnie de ses chiens, le regard perdu au-dessus de la cime des grands ormes qui bordaient les limites des terres. Les molosses frétillaient bien avant que le garçon n’apparût sur les allées, et dès qu’il était à vue ils couraient vers lui en jappant. Lui les calmait d’une caresse rapide, et profitait de l’occasion pour approcher la jeune fille. Au bout de quelques temps elle se mit à lui sourire. Furtivement d’abord, timidement ensuite, puis le temps passant et l’habitude de la rencontre s’installant, elle prit confiance et lui sourit franchement. Un de ces matins de juin ou le printemps passe à l’été, le ciel était d’azur, l’air était déjà chaud, les chiens l’avaient débusqué, Jonathan s’approcha de la jeunette et lui montra craintivement La Belle recroquevillée au creux de sa paume, prêt à la refermer si elle manifestait la moindre peur. Mais Marie-Adèle ne cilla pas, au contraire, elle porta la main à sa bouche et rit un peu en avançant un doigt jusqu’à presque toucher l’araignée. Puis elle lui parla de Geffrelin, son gecko apprivoisé qui courait au plafond de sa chambre. Elle le nourrissait de mouches et l’animal les croquait dans sa main. Autour des deux confidents les chiens faisaient une ronde joyeuse. Leurs rencontres quasi journalières se firent de plus en plus longues. Trop, au goût de Guillaume, qui pria sa fille de mieux tenir son rang. Alors ils se croisèrent un peu moins, plus au secret, dans les chemins éloignés protégés par les bosquets feuillus. Marie-Adèle qui ne s’endormait plus sans penser au garçon, lui proposa de venir jusqu’à elle, un soir, visiter son gecko. Jonathan que la vigueur de l’âge tenait éveillé jusqu’à tard, et qui revivait peu chastement les moments passés avec la jeune fille, hocha la tête comme un benêt sans pouvoir dire un mot.

Jonathan avait pris du grade et secondait maintenant le rôtisseur en chef du château. A ce titre il était chargé de choisir et d’acheminer la volaille jusqu’en cuisine ce qui lui donnait entière liberté d’aller et venir à son gré. Il mourait d’envie de se glisser un soir jusque dans les hauteurs du château où logeait le jeune fille. Mais la crainte du seigneur…

Ces moments, devenus quotidiens, passés dans le parc, alimentaient les choux gras des commères et de la valetaille, jusqu’au jour où les ragots sonnèrent aux oreilles du seigneur et maître. Jonathan fut très vertement tancé et sommé de rester à sa place. Mais l’attrait que Marie-Adèle exerçait sur lui était si fort, et la jouvencelle riait si innocemment de la situation, que le désir de grimper là-haut chez elle devenait … impérieux. Ils ne se voyaient plus guère, en souffraient, se contentaient de regards furtifs et de sourires ébauchés pendant le service du soir.

Minuit avait sonné depuis belle lurette. Jonathan aux pieds nus gravissait les marches de la tour, s’arrêtant toutes les minutes, épiant le moindre bruit, mais la nuit sans lune était d’encre noire, le château ne respirait plus, même les chats boudaient les souris. A bout de souffle il s’assit un instant sur la pierre froide, sa peur était si vive qu’il en oubliait de respirer. Dans sa main droite La Belle le chatouilla et cette vie minuscule lui redonna courage. La porte s’ouvrit, à peine l’eut-il grattée du bout d’un ongle. La silhouette de Marie-Adèle se découpait dans l’embrasure. Derrière elle la lumière des chandelles brasillait dans ses cheveux dénoués. Elle lui tendit la main. Ils s’assirent face à face sur le bord du lit, sous un plafond de lourd brocard rouge sombre damassé de fleurs en fils d’argent. La Belle faisait la boule dans la paume du jeune homme, la jeune fille la caressa doucement et l’araignée se déploya, son abdomen rouge sang piqué de tâches d’un blanc très pur battait lentement. L’animal changea de main, s’enhardit jusqu’au poignet de la jeune femme qui frissonna en même temps que la main de Jonathan se refermait sur son épaule couverte de soie légère. Elle le regardait maintenant droit dans les yeux. Les siens dans la relative pénombre avaient foncé, on eût dit deux olives vertes luisantes d’huile et de désir mêlés. Le jeune homme, affolé, tiraillé entre crainte et avidité violente, ferma les yeux et se pencha jusqu’à toucher de ses lèvres le bout des siennes. Ils soupirèrent ensemble. Sur l’épaule droite de la jeune femme Geffrelin le gecko fixait de ses gros yeux globuleux l’araignée à l’arrêt juste devant ses pattes. Le temps passa sans que nul ne bouge. Au juste moment où ils allaient s’enlacer des bruits de ferraille et de galopade retentirent dans l’escalier. Jonathan bondit comme le diable qui s’agitait quelque part dans un autre monde et s’enfuit par une fenêtre. Au risque de tomber il descendit la tour, s’agrippant aux pierres saillantes puis les ténèbres l’avalèrent … Là-haut, Marie-Adèle se fâcha très fort quand son père et deux soldats déboulèrent. Au-dessus de leurs têtes Geffrelin était collé au plafond, La belle s’étalait, immobile, comme une tâche de sang frais sur les draps de lin.

L’été culminait. Ce jour, autour de la table du seigneur, les visages suants des convives rubiconds brillaient plus encore que les chandelles, Jonathan s’affairait au service. Au moment qu’il déposait quelques légumes devant la jeunette, elle le pinça un peu au passage et glissa dans la poche de son pantalon un billet sur lequel elle avait écrit « Partonz !!! ». Et lui qui ne savait pas lire tourna fiévreusement le mot plusieurs jours. Quelque temps après, dans une taverne du bourg le plus proche, il abreuva copieusement un ivrogne déjà passablement confit, mais fin lettré connu pour rimailler en secret au service d’un petit poète sans talent Jacobus Bistournus. A la quatrième pinte, il finit par lui crachouiller entre deux gorgées : « Partonz ».

Aux premières lueurs de l’aube la peur l’emporta sur les souvenirs de la nuit, Jonathan s’éclipsa en oubliant La Belle. Tout le jour il se cacha, laissa en plan broches, tourne-broches, volailles et s’enfuit la nuit suivante avec pour tout baluchon, deux chemises, deux chausses, un couteau et un gros pain. Dans sa chambre Marie-Adèle attendait. Geffrelin goba La Belle d’un coup.

1705. Trente ans déjà étaient passés. Du côté de Rennes, Jonathan prématurément vieilli par le travail subsistait chichement, toujours sur la route, à se louer dans les fermes, à servir à boire dans les tavernes, à crever de faim la plupart du temps, à dormir plus souvent dans les bois que sur une mauvaise paillasse.

Il faisait un froid à tuer un loup le matin de cet hiver là, il avait grelotté toute la nuit sous le fort vent glacial qui miaulait dans les arbres. Le ventre creux et les lèvres gercées, Jonathan se traînait sur un chemin défoncé durci par la gelée. Le prochain village lui serait peut-être favorable pensait-il, il aurait donné beaucoup pour un bol de lait chaud et une grande tartine de pain dur. La faim était si forte qu’il sentait la mie ramollie par le lait bouillant fondre dans sa bouche. Le bruit d’une troupe lancée au galop résonna derrière lui, sur la glace du chemin elle faisait un bruit de marteau sur l’enclume. Jonathan se retourna, une escouade escortant un riche carrosse fonça sur lui, les chevaux le frôlèrent, mais la dernière roue du lourd véhicule tiré par quatre chevaux écumants lui brisa les reins. Il tomba, déjà mort avant de toucher terre. Derrière les portières peintes aux armes du Duc de Bretagne, Marie-Adèle pestait en retenant à deux mains sa perruque poudrée, le Duc la regardait en riant, et leurs deux grands fils en culottes de soie se chamaillaient en face d’eux.

LE LONG DES NOIRS UNIVERS …

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La De en cavalcades.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Oui embrassés, en vrac, ébahis, innocents et pervers,

Nous allions étourdiment le long des noirs univers,

Braver les dieux, la bienséance, et les yeux clairs

Des aveugles repoussants qui disent des mots fades.

Quand nous voguions dans les limbes, les jades,

Les pierres bleues, d’ambre, noires, d’or ou de terre,

Comme des chevaliers chevauchant leurs guerrières,

Comme des amazones aux longs cheveux flottants,

Nous allions, à toute allure, à nous cingler les flancs.

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Dans les jardins de roses, au large d’Ispahan,

Dans les eaux chaudes, nageant avec les orques,

Les dauphins, les piranhas fous et baroques,

Les marlins, les marlous, au fond de l’Orénoque,

Vêtus d’atours d’azurs, dévorant les espaces,

Nous déchirions des mangues aux jus sucrés et doux,

Tu étais mon Yseult et j’étais ton époux,

Nos corps énamourés chantaient comme les cloches,

Les soirs et les matins brillaient comme des noces.

–—

Tu riais, je pleurais, éplorés ou l’inverse,

Sur nous les cieux pleuvaient de chaudes larmes en herses,

Les anges et les diables intimement mêlés

Chantaient des choeurs d’amour et nous buvions du lait.

Leurs notes rouges roulaient et nous désaltéraient,

Le ciel était plus bleu, tes yeux dévadoraient,

Mes mains n’arrêtaient plus de caresser tes blés,

Ta bouche me buvait comme jus d’ananas,

Jamais où nous passions, nous ne laissions de traces.

–—

C’est que l’amour est beau quand il est pur élan,

Quand la raison en berne laisse cours aux enfants

Qui rient et courent, ruant comme des chevaux fous

Sur les herbes vertes des landes illuminées.

Et les nuits enlacés au cœur chaud du brasier,

Enfoncé à la garde, je te veux déployée,

Caché au beau, lové entre tes orbes lisses,

Oui mélangés, heureux, innocents et pervers,

Nous allions en flânant le long des rires clairs …

SUR LA BRANCHE DROITE DE L’ÉTOILE.

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La nuit étoilée. V. Van Gogh.

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Sur la branche droite de l’étoile polaire le petit Prince conversait. Un humain qui serait opportunément passé par là n’aurait vu qu’un enfant soliloquant, pourtant la réunion était plutôt animée autour du sujet du jour « La pérégrination des âmes ». Toutes les grandes figures qui œuvrent à la bonne marche des mondes étaient rassemblées autour de l’enfant radieux. Tous ceux que les humains avaient révéré, ou adoraient depuis l’origine des temps, étaient là massés en foule bigarrée autour du blondinet translucide. En fait ils n’étaient qu’un, et seuls ces benêts d’humains croyaient, bon siècle mauvais siècle, à la multiplicité, et ces idiots de s’étriper au nom de Ahura Mazdâ, Thor, Quetzalcoatl et autres avatars !

L’heure était grave, tous s’interrogeaient. Sur terre les fourmis humaines, non contente de de battre entre elles comme des puces excitées sur les feuilles des rosiers, s’attaquaient maintenant aussi à Gaïa. Oui, d’un commun accord avec lui-même « Le Multiple en Un » avait fait sien ce nom. Un instant il avait hésité, le petit Prince lui préférait « La bleue comme une orange », mais l’avatar de deuxième rang avait eu beau insisté, plaidant la cause de la poésie source de paix et d’harmonie entre les homoncules, rien n’y fit et « Le multiple en Un » qui avait eu, mais peu de temps quand même, un faible pour la civilisation grecque, avait tranché pour Gaïa.

Mais quelle idée d’avoir créé, dans un moment d’ivresse mystique, cet essaim d’âmes innocentes, puis de l’avoir lancé, démuni de toute sagesse, dans les méandres sans fin du temps ! « Le M en U » avait cru qu’à se frotter à la dure vie sur terre, les jeunes âmes s’affineraient, accumuleraient les expériences, des plus atroces aux plus nobles, en tireraient les leçons, vies après vies, pour une fois venue la fin de la géhenne, accéder à l’immortelle sagesse. Alors « Le M en U » les absorberait pour en faire les guides de sa prochaine création.

Mais errare Deum est … Les nouveaux avatars travailleraient à suivre le chemin malaisé de la nouvelle fournée imaginée par « Le M en U ». Ainsi sur les voies impénétrables au commun des mortels, les humains devenus immortels poursuivraient l’Oeuvre Divine.

Tout cela aurait été bel et bien beau, mais … Oui il y a un mais, au fond du gouffre dense de l’incarnation les hommes peinaient à tirer les leçons de leurs ignominies, de leur férocité, de leur goût du pouvoir, et plus que tout, de leur absolue dévotion au veau d’or. Ils avaient beau inventer, église après église, dogme après dogme, repeindre au cours des millénaires « Le M en U » aux couleurs de leurs intérêts du moment, rien n’y faisait. Là haut dans les espaces infinis les Dieux en Un balançaient.

Les échanges allaient bon train entre de longs silences qui couvraient des siècles, parfois des millénaires. Ahura la lumière fulgurante brillait et chacune de ses paroles mangeait les ténèbres. L’éternelle lumière, transcendance des transcendances, voulait que l’humanité aille à son terme. Thor le colossal, à chacun des coups de son marteau géant, déclenchait de puissants éclairs qui faisaient trembler le cosmos et vaciller les planètes apeurées. Défenseur de l’humanité, il parlait d’exterminer les géants aux pieds d’argile érigés par les hommes corrompus. En un seul grondement de tonnerre il se faisait fort de remettre de l’ordre sur la planète bleue en déliquescence, et de renvoyer à la Matière Primordiale les irrécupérables. Quetzalcoatl l’enragé, ivre de pulque, grand dévoreur d’humains, agitait ses gigantesques plumes de serpent et hurlait jusqu’aux confins sidéraux, qu’il fallait d’urgence, d’un trait, un seul, exterminer cette engeance maudite. Le soleil lui même, ballotté par la force folle des agitations avatariennes crachait au travers des galaxies sidérées de longs tentacules de feu aveuglant, et nombre de galaxies effrayées se réfugièrent au fond des trous noirs. Le « M en U », l’omniscient, père de la création, se taisait.

Le minuscule Petit Prince, indifférent au vacarme, ce cillait pas. Au beau milieu du tumulte le fil d’argent de sa canne à pêche frémit, et le bouchon de pur diamant s’enfonça dans les ténèbres. Le silence s’installa quand il se mit à sourire de plaisir, puis à rire. Un gloussement délicat, un rire de perles, de pierres précieuses, de pétales plus chatoyants que des aurores boréales, un ruisselet de notes d’or et d’argent, d’orichalque et d’eau pure, cristallin à faire pleurer les anges, si beau que la musique des sphères, elle-même en oublia ses harmoniques !

Tout en bas, Elle et Lui, devenus Thibault et Wahiba, puis Foulques et Génevote, Ysoir et Béranger, Florentine et Zaca, accrochés au fil d’argent, muaient de peaux en peaux, lentement leurs âmes s’enrichissaient. Oui, ils étaient peu, très peu, perdus au sein de la multitude, qui, souffrances après souffrances, échecs après espoirs, inconscients de ce qui se jouait, s’évertuaient à surmonter les obstacles, attirés qu’ils étaient, comme de fragiles lucioles, par la promesse de l’amour rédempteur.

« Le M en U » l’omniprésent, la quintessence des quintessences, l’ultime recours, l’infiniment conscient, l’alfa et l’oméga, planait, plus léger que le plus fin duvet invisible, imprévisible, impénétrable et muet. L’enfant était l’Amour en Lui, fragile mais indestructible. Il ne regretta pas d’avoir appelé l’aviateur aux ailes brisées près de Lui. Non, foutre non !

Le petit prince ferma les yeux pour mieux y voir. Il s’élança comme un oiseau joueur au dessus des landes d’Écosse. Sur les hauts du vent hurlant le ciel était si bas que les nuages effilochés défloraient les bruyères. Les odeurs de sol mouillé, de tourbe et de suint de mouton lui parvenaient, et sur ses fins cheveux pâles l’air iodé de la mer proche accrochait des odeurs d’embruns. Et ses longs cils blanchissaient, s’alourdissaient sous le poids des petites bulles salées qui lui brouillaient la vue. L’air vif l’étourdissait un peu et il riait aux éclats. Oui l’enfant était joie, légèreté et amour tendre. Le jeu continua. Sous ses paupières il lui suffisait de dessiner d’autres paysages, alors il y était, tout simplement. Face à lui un vent de sable roulait sur les dunes, un vent orange venu de loin, qui surprenait tant le désert était jaune. L’enfant plongea, il aimait ça, raser les sols, épouser les surprises du relief. Il frôlait les amas de pierres grises, vert sombre, et même rouges, éparpillés sur l’immensité brûlante. Le soleil fouettait la terre et clouait toute vie au sol mais le petit s’en moquait comme de vêpres, il volait si vite et si près du sol qu’il laissait sur le sable des vagues régulières que les hommes ignorants attribuaient au vent. La tempête de sable l’enveloppa, les grains de silice le giflèrent, l’envahirent, mais cela ne le priva pas de vue pour autant, et il rit de plus belle quand un fennec caché derrière un rocher sursauta à son passage. Il s’arrêta net et plongea son nez dans la fourrure épaisse. L’odeur sauvage de la bête criant sa peur lui piqua les yeux. Il en pleura de plaisir.

Puis il vira et ses ailes diaphanes, invisibles aux yeux de chair, frémirent et chantèrent l’hymne des vies possibles, le ciel devint de jais brillant, les étoiles apparurent, radieuses à pleurer. Maintenant l’enfant planait aux confins des mondes connus, jouait avec les puits enténébrés qui relient les espaces et les temps. Le passé, le présent, l’à-venir ne faisaient plus qu’un. Le petit prince rayonnait, et de ses yeux d’émeraude pâle jaillissaient en longs jets de lumière intense les eaux translucides de l’amour. Et l’infini se révélait, et le « M en U » lui souriait. Les avatars se turent enfin.

Très loin de là, Elle et lui venaient de mourir, Wahiba pleurait, sans savoir pourquoi, Thibault qu’elle venait de poignarder, Béranger aux yeux crevés gisait dans la charrette, le sang de Zanca, sous les décombres de Venise, se mêlait à celui de Florentine. Les temps n’étaient pas encore venus …

Assis sur la branche droite de l’étoile, le petit prince fronça les sourcils puis sourit. Tout allait pour le mieux sur l’orange bleue, ça avançait bien. « M en U » devait être content, malgré les rugissements de ses avatars, Hollywodiens pour certains, Bollywodiens pour d’autres, sa création allait bon train. Enfin, vue de la branche droite …

L’OISEAU DE PARCHEMIN.

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L’oiseau de La De perd ses plumes.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Terriblement rigide l’oiseau de parchemin,

Violemment perfide sur les eaux immobiles.

Prudemment allongée sur un sofa timide,

Tristement elle songe aux temps anciens volés.

Rudement molestée, assassinée,flambée,

Patiemment elle pense, oublie le volubile,

Abominablement seule, la foule des chagrins,

Acharnement stérile et les regards humides,

Larmoiements en bataille et les poignets noués.

Allégrement s’en va, le tarmac est désert,

Bouleversement des sens, au pied la pyramide

Accroissement, les angles et tous les os brisés,

Si rudement conquise, le coeur en cantabile.

Au cambrement des reins pliés sous le fardeau,

Candidement elle chante un air en fa mineur,

Et bravement elle dit des mots hauts en couleur,

Sordidement la vie a tiré les rideaux.

Furieusement cinglée par les vents désirés,

Déchirement léger des soies encore sauvages,

Grésillement, la peau et les cris dentelés,

Glissement et soupirs, croisements et ravages.

Très gravement penchée sur le vélin du temps

Le crissement acide des pinceaux empalmés,

Les grognements grondés retenus si longtemps

Et les soupirs fugaces des colères embaumées.

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Fourmillement des sens, embrasement des peaux.

OUVRE TES YEUX …

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La Vision de La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Ouvre tes yeux, si bleus,

Ferme mes yeux, si vieux.

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Pourquoi ne pas

Dire que je sais

Ce que tu ne sais

Pas, barbe à papa.

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Ouvre tes yeux sacre bleu,

Ferme mes yeux, tu veux ?

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Gratte mon dos

Baie d’Ajaccio,

Le pain tout chaud

Sommeille, crapaud.

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Ouvre grand les deux yeux,

Ferme mes yeux, tombent les cieux.

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Aube dorée

Tu t’es levée,

Quand épuisé,

Je vais tomber.

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Ouvre les yeux mon camaïeu,

Ferme mes yeux honteux.

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Croque la pomme,

Fume la gomme,

Jus délicieux,

Pauvre rogneux.

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Ouvre l’un, je ferme l’autre,

Ferme l’un, ouvre la porte.

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Volcan éteint,

Au creux de la main

Passent les trains,

Le cœur serein.

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Ouvre les yeux, le jour sableux

Crisse les yeux de mes adieux.

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Et ta beauté, île farcie,

Déserts d’Abyssinie,

Pauvre bel Arthur

Tout en fêlures.

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Ouvre les yeux, un pas de deux

Ferme mes yeux, casse les oeufs.

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Et tous les livres

Qui jouent du cuivre,

Nul ne m’enivre,

Comment survivre.

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Ouvre tes yeux, sourire radieux

Ferme mes yeux pas si joyeux.

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Au sommet du cratère,

Des courants frères,

Brûlent derrière

Les Condottières.

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Ouvre les deux, bondieu

Ferme mes yeux pardieu.

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Toutes les chipies,

Fond des gourbis,

Amours salies,

Tristes houris.

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Ouvre tes yeux sur ton azur

Ferme mes yeux sur ma blessure.

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Toutes les grenades

Des faubourgs de Bagdad,

Aux portes d’Islamabad,

Éclatent en myriades.

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Ouvre les yeux, cailloux soyeux

Ferme mes deux, pauvres pouilleux.

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Soleil triomphant,

Tu sonnes l’olifant,

Et tous les éléphants,

Désirs braillants.

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Ouvre les yeux, désirs foireux

Ferme les liens, chantent les gueux.

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Au fond de l’oeil,

Au bord du seuil,

Tremble l’orgueil,

Meurent les feuilles.

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Sur la mer de tes yeux, si bleus

Coulent mes yeux, boules de feu …