ACHILLE ET LA CHANSON D’ÉLISABETH …
Chaïm Soutine. Woman in red.
Le ponte l’a reconduit jusqu’à la porte du bureau.
Achille n’a rien trouvé à répondre lorsqu’il lui a dit en guise d’au revoir, «nous nous reverrons». En secret il a pensé «T’as bien bonjour d’Achille» mais n’a pas osé. Il s’est réfugié dans la bibliothèque de l’Institut, immense, sévère, au mobilier désuet, un peu scolaire, pour errer au petit bonheur la chance, regard aveugle, en sillonnant entre les rayonnages chargés de bouquins disparates. A marcher comme un automate il a fini par se réveiller un peu. Devant la section «Romans policiers». Comme s’il avait besoin de plonger dans les horreurs imaginées pour oublier les siennes. Plus ça saigne – plus il tremble – plus l’araignée se tait. Il va bien falloir qu’il jette un œil dans ses noirceurs à lui mais rien ne presse. Instinctivement,il a d’abord besoin de voyager un peu en chambre, immobile, en sécurité dans les cauchemars des autres ; il a soif de sang, de putréfactions, de turpitudes, d’abjections, de meurtres affreux, de pénétrer les esprits torturés et les frissons de papier. L’institut Marcel Ruisseau est géré par la NHFO, c’est un repaire de profs et assimilés en déshérence. Cette bibliothèque sent le bon élève bien coiffé. Ses rayons sont truffés de doctes ouvrages. On y croise les œuvres des grands pédagogues, romanciers, historiens, syndicalistes, théoriciens, philosophes, sociologues, psychologues, psychanalystes, psychiatres … auteurs de tous ordres, siècles et obédiences. Achille les fuit comme peste bubonique, il en a lu beaucoup, ils lui rappellent l’université et la naphtaline. Sans qu’il sache pourquoi ces milliers de pages l’étouffent, les relents poussiéreux qui flottent dans l’air confiné déclenchent chez lui des poussées nauséeuses, des éternuements violents, une toux sèche qui n’en finit plus de lui arracher les poumons. Très vite il sent monter du fond ses abîmes une vague glaciale de colère, une rage de stuc, sans objet, terrorisante. Assis dans un recoin, caché à la vue des zombis errants qui traînent les pattes dans les allées, il attend que son pouls se calme. L’araignée à la bouche saignante le regarde de ses yeux pers sans paupières, immenses, aux sclérotiques injectées de pourpre qui battent au rythme de son propre pouls. La bête gigantesque bave et ses mandibules font un bruit dégoûtant d’os broyés et de chairs écrasées. Dans ces moments de total effroi, Achille ouvre les yeux pour ne plus voir tandis que les pattes poilues du monstre s’accrochent à ses paupières pour les lui fermer. «Courir, il faut courir» se dit-il cloué sur sa chaise. Alors, au prix d’un gros effort exténuant il s’arrache et file vers la sortie, les quelques tomes de Stephen King lui échappent, il les ramasse en bousculant tout le monde, claque la porte et fonce à fond les manivelles. L’air froid le fouette, le rythme lui revient, son cœur paradoxalement se calme, il lui semble voler, et l’araignée recule pour se terrer à nouveau dans le fond de son crâne. Bientôt elle n’est plus là, elle n’est plus qu’un point minuscule, son chant devient inaudible et les abysses se referment. Comme un fou il s’engouffre dans le pavillon, bouscule une blouse blanche et claque la porte de sa chambre pour se ruer l’instant d’après dans les douches. L’eau chaude le brûle comme il aime, l’araignée crie sa rage, il entend crépiter sa chitine, fondre ses pattes et ses yeux exploser. L’eau lui ébouillante la tête longtemps. Quand il croit voir disparaître dans le fond du bac le dernier des débris purulents, il se relève, traverse le couloir, nu et dégoulinant, pour s’enfermer dans sa cellule.
Convocation immédiate dans le local des infirmières. Ondine n’est pas là, dommage, il lui aurait un peu expliqué. Les autres qu’il perçoit comme un tas indistinct de plumes agitées piaillent comme un chœur antique «Il ne FAUT pas, on ne PEUT pas, on ne DOIT pas, il est INTERDIT de se balader à poil dans le couloir, même pour le traverser d’une porte à l’autre !!!» Achille leur cloue le bec en répondant à voix basse «Mais je suis beau». Arrêt sur image, fin d’émission. Silence. L’infirmière-chef se reprend et lui intime à voix sèche, d’attendre un moment sur le banc dans le couloir. «On vous rappellera» crache t-elle, ailes écartées et jabot écarlate. Depuis peu Achille baisse la tête quand on lui parle et surveille la gorge de ses interlocutrices. Quand leurs peaux se piquent de plaques rouge foncé, il est content de les avoir déstabilisées les soi-disant pros des dingues.
Achille s’est assis sur le banc recouvert de moleskine brune, craquelée par des années de croupions patients. Des fesses de toutes sortes, jeunes ou vieilles, rondes ou maigrelettes, tendres ou rassies ; il imagine les visages qui ont défilé sur ce banc et leur imagine des fesses, des pommes, des poires, juteuses ou blettes, roses ou variqueuses. Tout un bestiaire de culs affligés. Ce banc près de l’entrée du pavillon est agréable, il s’y sent bien. Adossé au mur râpé il regarde s’agiter les infirmières affairées et les échines voûtées des deux tourmentés aux regards flous qui fixent au travers de la porte vitrée l’au-dehors, comme des cariatides inutiles. Le temps passe, son attention vacille et ses yeux se ferment. Une voix faible, rauque et bafouillante, le ramène à la lumière. Elisabeth est là, tête appuyée sur son épaule qui marmonne doucement en boucle «Monsieur Achille, t’as pas une cigarette ?». Elle a bien passé les soixante dix ans la minuscule et en paraît plus de quatre vingt dix. Elisabeth «loge» au pavillon depuis des lustres. Personne ne sait au juste quand elle est apparue. Elle hante les couloirs, ne sort jamais et passe ses jours enfermée dans le bocal à griller des clopes, recroquevillée dans un fauteuil. Elle est sèche, fumée comme un saumon oublié, tout le monde l’évite sauf Achille qui l’a prise en «amipitié». La voir mendier son tabac l’indigne. Les infirmières, gardiennes du temple, l’ont contingentée ; dix clopes par jour, une par une, à la demande. Elisabeth s’en fout sauf qu’elle en fumerait bien soixante par jour. Achille prend sa défense, s’insurge pour elle, assiège les infirmières, cherche à les convaincre au nom de la liberté, de la dignité et «blablabla bla …» répondent-elles toutes heureuses de lui clouer pour une fois le clapet ! Il n’est pas encore midi Elisabeth a grillé son quota depuis plus d’une heure. Alors là c’est un enfer de plus, et sa pauvre tête folle ne comprend pas. Elle geint, cherche partout de quoi fumer en vidant tous les cendriers, chaparde des mégots qu’elle rallume à se cramer les moustaches. Elle empeste le tabac froid et le goudron mais Achille ne recule pas, passe un bras autour de ses épaules si maigres. Aussitôt elle se met à roucouler doucement ; A l’infini, comme un mantra elle répète d’une voix larmoyante «Monsieur Achille, t’es gentil toi, t’as pas … ?». Entre ses bras filiformes elle serre son sac à trésor, un vieux baise-en-ville fatigué rouge crasseux dont la poignée rafistolée tient à peine. C’est à lui qu’elle parle plus qu’à Achille. Elle l’ouvre en douce l’œil aux aguets et personne ne sait ce qu’elle y cache. Autour du cou un boa noir s’entortille sous son visage grisâtre, émacié, à la peau fine ridée comme une mer sous la brise. On ne voit que ses yeux immenses de jais éclatant au regard sans lumière tourné vers l’intérieur. Un trait de charbon coulant les souligne et lui mange un peu de ses joues convexes qui s’affaissent en plis épais sur ses grosses lèvres molles mouillées, plus rouges qu’une flaque de sang frais. Parfois, elle lui parle de son père qui va venir la chercher, de son frère qui fait «Polytecheniche» mais très vite, baissant la voix, elle retourne à ses vibrations qui ne sont pas les nôtres. Achille se tait, lui caresse l’épaule du bout des doigts, baisse la tête vers elle et s’enivre du langage des anges … Une suite de consonnes chuintantes, chuchotées, psalmodiées, rythmées et cadencées qui reviennent en boucle enrichies de quelques variantes ou ornements ajoutés. C’est doux, c’est beau, c’est mystérieux. Pour Achille seulement elle entrebâille la porte de son monde. Cela dure un temps puis elle se redresse d’un coup, le manque la fouaille, elle grimace de douleur, ses mains tremblent, miment le geste, implorent, personne et le ciel à la fois.
Dans la main de la vieille enfant
Achille a glissé un paquet neuf.
Un beau paquet rouge
Qu’il n’achète que pour elle …
Dans le brouillard du bocal, les deux mains écartées sur la vitre sale, les yeux exorbités d’Olivier les regardent. A la commissure de ses lèvres entrouvertes un mince filet gluant pendouille …
Dans le ventre du verre immobile, le profond grenat de la robe obscure du Château Bel-Air la Royère 2004 en A.O.C Blaye-Côtes-de-Bordeaux brille doucement sous la lumière dorée de la lampe au cœur de la nuit calme. Sur les bords éclairés du disque le rose foncé le dispute lentement aux ombres violines qui semblent résister au temps. Achille le désaxé hésite lui aussi à revenir au présent. Sa conscience balance entre les ombres délétères de son passé douloureux et le désir de céder à l’appel parfumé de ce jus pour s’enivrer de ses eaux, pour lui croquer le cœur. Pour oublier l’odeur doucereuse de la folie, de peur d’y retomber. Le souvenir d’Élisabeth peine à se dissoudre et le visage d’Olivier ne le quitte pas. Devant ses yeux l’écran de sa boite à pixels scintille ; il s’accroche aux mots qu’il vient d’écrire, comme s’ils pouvaient l’aider à se séparer de ces fantômes, ces temps-ci, ils le visitent toutes les nuits.
Alors Achille ferme les yeux aux rictus anciens et plonge le nez dans le cristal, au plus près du miroir odorant. Les fragrances de violette, fugaces, puis de cassis, cèdre et havane se mêlent harmonieusement aux senteurs de poivre et d’épices. Quelques notes de vanille discrète lui disent que le bois est sur le point de se fondre au vin. Le jus crémeux marqué par l’élixir de cassis lui caresse la bouche de sa matière tendre. Le vin de corps moyen s’ouvre et s’enrichit de notes cacaotées, caféiées et poivrées puis se fluidifie un peu juste avant l’avalée. La finale est correcte sans être très longue, des petits tannins, fins et soyeux lui offrent en le quittant leur réglisse poivrée.
Le visage écrasé sur la vitre du passé qui le retient encore,
Olivier aux dents noires ricane.